Abus de position dominante et big tech : Une affaire Apple Store après l'affaire Google Android ? - Concurrences

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Concurrences
Revue des droits de la concurrence | Competition Law Review

Abus de position dominante
et big tech : Une affaire
Apple Store après l’affaire
Google Android ?
International                       l Concurrences N° 4-2018 l pp. 215-222

Walid Chaiehloudj
walid.chaiehloudj@gmail.com
Maître de conférences
Université Grenoble-Alpes – Centre de recherches juridiques (EA 1965), Saint-Martin-d’Hères
International

Walid Chaiehloudj
                                                      Abus de position

                                                                                                                                                                                                       constitutes a violation of the publisher's rights and may be punished by up to 3 years imprisonment and up to a € 300 000 fine (Art. L. 335-2 Code de la Propriété Intellectuelle). Personal use of this document is authorised within the limits of Art. L 122-5 Code de la Propriété Intellectuelle and DRM protection.
walid.chaiehloudj@gmail.com

                                                                                                                                                                                                       Ce document est protégé au titre du droit d'auteur par les conventions internationales en vigueur et le Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992. Toute utilisation non autorisée constitue une contrefaçon, délit pénalement sanctionné jusqu'à 3 ans d'emprisonnement et 300 000 € d'amende (art.
                                                                                                                                                                                                       L. 335-2 CPI). L’utilisation personnelle est strictement autorisée dans les limites de l’article L. 122 5 CPI et des mesures techniques de protection pouvant accompagner ce document. This document is protected by copyright laws and international copyright treaties. Non-authorised use of this document
Maître de conférences

                                                      dominante
Université Grenoble-Alpes –
Centre de recherches juridiques
(EA 1965), Saint-Martin-d’Hères

                                                      et big tech :
                                                      Une affaire
                                                      Apple Store
                                                      après l’affaire
                                                      Google Android ?
Abstract                                              1. Été 2017, été 2018 : deux étés, deux condamnations pour Google. Pour la deuxième
Pour la deuxième année consécutive,                   année consécutive, la Commission européenne a choisi la période de villégiature
la Commission européenne a sanctionné                 et des grands chassés-croisés autoroutiers pour condamner le célèbre moteur de
Google pour avoir abusé de sa position                recherche. Elle lui a infligé l’amende la plus lourde de l’histoire de l’antitrust euro-
dominante. Dans l’affaire Android, l’entreprise
américaine a été condamnée pour avoir imposé          péen. Les hostilités1 avaient débuté le 27 juin 2017. Par la décision Google Shopping2,
des restrictions contractuelles qui ont étouffées     Google s’était vu imposer une amende alors record de plus de 2 milliards d’euros
la concurrence sur le marché. Cette affaire           pour abus de position dominante en raison de la mise en œuvre d’une pratique
Android présente de grandes similitudes avec
l’affaire Apple Store actuellement pendante
                                                      dite d’“effet de levier”3. Dans cette affaire, il a été jugé que Google utilisait sa
devant la Cour suprême des États-Unis.                position dominante sur le marché de la recherche en ligne pour avantager son
De l’autre côté de l’Atlantique, Apple est accusé     propre produit sur un marché adjacent, celui de la comparaison de prix sur in-
de monopoliser le marché avec sa boutique             ternet. Il était concrètement reproché à Google d’avoir favorisé son service de
en ligne. A l’aune de l’affaire Android,
cette étude se propose d’examiner                     comparateur de prix Google Shopping en modifiant les critères neutres de son
si cette affaire Apple Store est susceptible          algorithme de classement4 et en rétrogradant les services de comparateurs de prix
de rebondir dans l’Union européenne.                  concurrents sur la page des résultats de la recherche. Ainsi, en mettant un terme à
                                                      la neutralité de l’algorithme, il a été démontré que les mérites des concurrents de

For the second year in a row, the European
Commission has fined Google for abuse
of dominance. In the Android case,
the company was sentenced for imposing
contractual restrictions that stifled competition
on the market. This Android case is very
                                                      1 Google n’est pas le seul géant de l’internet visé par la Commission européenne. Depuis quelques années, ce sont les GAFA (Google,
similar to the Apple Store case currently
                                                        Amazon, Facebook et Apple) dans leur ensemble qui sont les cibles du droit de la concurrence. Sur le sujet : v. p. ex. D. Bosco,
pending before the US Supreme Court.                    GAFA et droit de la concurrence, Contrats, conc., consom. 2016, no 4, repère 4. Une partie de la doctrine s’inquiète des nombreuses
On the other side of the Atlantic, Apple is             procédures contentieuses ouvertes par la Commission européenne et soutient que cette dernière instrumentalise le droit de la
accused of monopolizing the market with                 concurrence en l’emmenant au-delà de la police des marchés. V. N. Petit et E. Le Noan, Amende Google :“une instrumentalisation
its online store. In the light of the Android case,     politique du droit de la concurrence”, Le Monde, 18 juill. 2018.
this study aims to examine whether
this Apple Store case is likely to rebound            2 Comm. eur., 27 juin 2017, Google Shopping, aff. AT.39740 : Contrats, conc., consom. 2018, no 3, p. 25, obs. D. Bosco ; Concurrences
in the European Union.                                  no 1-2018, p. 87, obs. F. Marty. Pour une analyse doctrinale très exhaustive de cette décision : v. E. Aguilera Valdivia, The Scope of
                                                        the “Special Responsibility”upon Vertically Integrated Dominant Firms after the Google Shopping Case: Is There a Duty to Treat
                                                        Rivals Equally and Refrain from Favouring Own Related Business?, 41 World Competition 43 (2018).

                                                      3 L’effet de levier désigne “la possibilité pour une entreprise détenant une forte position dominante sur un marché d’étendre ses ventes
                                                        sur un second marché”. V. M. Malaurie-Vignal, Droit de la concurrence interne et européen, Sirey, 2017, 7e éd., no 598, p. 257.

                                                      4 Comme l’a relevé l’autorité de concurrence du Royaume-Uni (la Competition and Markets Authority), il existe plusieurs catégories
                                                        d’algorithmes. L’algorithme de classement est celui qui permet de classer les résultats après des requêtes d’utilisateurs d’un moteur
                                                        de recherche. En règle générale, ce type d’algorithme n’est pas public et peut même parfois faire l’objet d’une protection par
                                                        brevet. V. Competition and Markets Authority, Online search: Consumer and firm behaviour: A review of the existing literature,
                                                        7 April 2017, p. 15.

                                                                    Concurrences N° 4-2018 I International I Walid Chaiehloudj I Abus de position dominante et big tech…                         215
Google avaient été étouffés5. Cette décision Google Shop-                                           européenne8. Nous esquisserons à cet égard quelques ar-

                                                                                                                                                                                                         constitutes a violation of the publisher's rights and may be punished by up to 3 years imprisonment and up to a € 300 000 fine (Art. L. 335-2 Code de la Propriété Intellectuelle). Personal use of this document is authorised within the limits of Art. L 122-5 Code de la Propriété Intellectuelle and DRM protection.
      ping, laquelle a eu un immense retentissement à travers le                                          guments qui nous semblent donner crédit et consistance

                                                                                                                                                                                                         Ce document est protégé au titre du droit d'auteur par les conventions internationales en vigueur et le Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992. Toute utilisation non autorisée constitue une contrefaçon, délit pénalement sanctionné jusqu'à 3 ans d'emprisonnement et 300 000 € d'amende (art.
                                                                                                                                                                                                         L. 335-2 CPI). L’utilisation personnelle est strictement autorisée dans les limites de l’article L. 122 5 CPI et des mesures techniques de protection pouvant accompagner ce document. This document is protected by copyright laws and international copyright treaties. Non-authorised use of this document
      monde, a mis au jour une nouvelle forme d’abus de posi-                                             à l’ouverture potentielle d’une procédure contentieuse
      tion dominante : l’abus par algorithme. Plus exactement,                                            dans l’Union.
      l’abus revêtait dans cette affaire les habits d’un “abus à
      deux têtes” dans la mesure où c’est la combinaison de
      deux comportements distincts qui a conduit la Commis-
      sion à sanctionner le moteur de recherche : d’une part,
      celui consistant à favoriser son propre service et, d’autre
                                                                                                          I. L’affaire Android
      part, celui consistant à rétrograder par une manipulation                                           4. Teneur et enseignements de la décision Android. Bien
      algorithmique la position des concurrents sur la page de                                            que nous ne disposions à ce jour que d’un communiqué
      résultats.                                                                                          de presse peu exhaustif, il est tout de même possible
                                                                                                          d’extraire de celui-ci la teneur de la décision de la Com-
      2. Android. La deuxième attaque à l’encontre de Google                                              mission (1.) et d’en inférer quelques enseignements pro-
      a quant à elle été déclenchée le 18 juillet dernier6. Cette                                         visoires (2.).
      fois‑ci, la Commission s’en est prise au système d’exploi-
      tation mobile de Google : le système Android. Dans cette
      seconde affaire impliquant Google, l’amende a atteint                                               1. La teneur de la décision
      une nouvelle fois un niveau spectaculaire. Elle s’élève à
                                                                                                          5. Le contexte de l’affaire. Android a été créé par une
      plus de 4 milliards d’euros. Pour l’heure, les seules infor-
                                                                                                          start-up fondée en 2003, laquelle cherchait à développer
      mations que nous possédons sur la décision sont celles
                                                                                                          un système d’exploitation pour les téléphones portables9.
      qui ont été dévoilées par le communiqué de presse de la
                                                                                                          Ce n’est qu’en août 2005 que le système d’exploitation a
      Commission. Bien que succinctes, ces informations per-
                                                                                                          été acheté par Google. En novembre 2007, soit 10 mois
      mettent cependant de brosser à grands traits le raisonne-
                                                                                                          après le lancement de l’iPhone par Apple, Google a dé-
      ment qui a été mené. Nous apprenons, entre autres, qu’au
                                                                                                          voilé son projet Open Handset Alliance, une alliance de
      moyen de plusieurs restrictions contractuelles, Google
                                                                                                          grandes entreprises de technologies destinée à collabo-
      s’est assuré une position dominante sur le marché des
                                                                                                          rer pour développer le système d’exploitation Android.
      applications pour téléphones intelligents et a consoli-
                                                                                                          A priori, Android aurait dû apparaître comme le princi-
      dé sa position dominante sur le marché des moteurs de
                                                                                                          pal concurrent du système d’exploitation d’Apple : iOS.
      recherche. En d’autres termes, le géant de l’internet a
                                                                                                          Mais ce ne fut – et ce n’est – pas le cas. Comme l’a souli-
      adopté un comportement qui n’était pas conforme à une
                                                                                                          gné une doctrine autorisée, “iOS n’est pas une alternative
      concurrence par les mérites7.
                                                                                                          réaliste à Android pour les fabricants d’appareils mobiles
                                                                                                          parce qu’il n’est pas possible d’installer iOS sur des appa-
      3. De l’affaire Android à l’affaire Apple Store ? L’affaire
                                                                                                          reils tiers tels que ceux proposés par HTC, Lenovo, LG,
      Android est intéressante per se, et ce, à plusieurs égards
                                                                                                          Samsung et autres”10. En effet, iOS est un système d’ex-
      (I.). Elle révèle notamment comment une entreprise en
                                                                                                          ploitation fermé qui n’est compatible qu’avec les iPhones
      monopole peut totalement verrouiller le marché par
                                                                                                          d’Apple. Autrement dit, eu égard aux échecs des systèmes
      le jeu de clauses contractuelles très restrictives. Elle re-
                                                                                                          d’exploitation de Nokia et de Windows, les fabricants de
      tient aussi l’attention au-delà du cas d’espèce. En effet,
                                                                                                          téléphones intelligents ne bénéficient d’aucune alterna-
      de l’autre côté de l’Atlantique, l’entreprise Apple semble
                                                                                                          tive crédible à Android si bien que 80 % des téléphones
      elle aussi prise dans les filets de l’antitrust pour des pra-
                                                                                                          intelligents utilisés dans l’Union européenne et dans le
      tiques sensiblement comparables à celles venant d’être
                                                                                                          monde fonctionnent aujourd’hui sous Android.
      prohibées par la Commission. Aux États-Unis, Apple est
      accusé de monopoliser le marché des applications pour
                                                                                                          Toutefois, le fait que la plupart des téléphones intelligents
      l’iPhone via sa plateforme Apple Store (II.). Au regard de
                                                                                                          fonctionnent sous Android n’empêche pas les fabricants
      la récente affaire Android, il apparaît plausible que cette
                                                                                                          de ce type d’appareil de se doter d’une version d’Android
      affaire Apple Store – pour l’instant circonscrite aux fron-
                                                                                                          autre que celle développée par Google. Android est ce
      tières américaines – accouche d’une affaire Apple Store
                                                                                                          que l’on nomme un logiciel open source. Cela signifie
                                                                                                          qu’à chaque fois que Google élabore une nouvelle ver-
                                                                                                          sion d’Android, l’entreprise publie son code source en
      5 C. Prieto, Les mérites étouffés des concurrents de Google ou l’abus par algorithme, RTD.          ligne. Comme l’explique la Commission, “cela permet en
        eur. 2017, p. 429. Pour un autre regard sur l’affaire Google Shopping : v. p. ex. A‑S. Choné-
        Grimaldi, Google coupable d’abus de position dominante : les carottes sont-elles cuites ?,        principe aux tiers de télécharger et de modifier ce code pour
        D. 2015, p. 2451. Dans cette étude, la professeure Choné-Grimaldi énonçait sous forme
        d’interrogation : “le référencement prioritaire de Google shopping par Google excède-t-il
        vraiment les bornes d’une concurrence ‘normale’ ? N’est-il pas ‘normal’ pour une entreprise
        de mettre en avant ses propres services ? Imaginerait-on d’interdire à une compagnie aérienne     8 Une fois encore, le droit américain pourrait avoir une influence sur le droit européen.
        de faire la publicité de ses lignes dans ses avions ou à un acteur de la grande distribution de     Cela ne signifie pas pour autant que le phénomène inverse n’existe pas. V. J.-Ch. Roda,
        mettre en avant ses produits sous marque de distributeur ?”                                         L’influence des droits européens sur le droit américain, D. 2014, p. 157.

      6 Comm. eur., 18 juill. 2018, Google Android, aff. AT.40099, décision non encore publiée.           9 L. Eadicicco, The Rise of Android: How a flailing startup became the world’s biggest
                                                                                                            computing platform, Business Insider, 27 March 2015.
      7 Sur ce point, la commissaire européenne chargée de la concurrence, Mme Vestager, a
        déclaré que les pratiques de Google “ont privé ses concurrents de la possibilité d’innover        10 B. G. Edelman et D. Geradin, Android and Competition Law: Exploring and Assessing
        et de lui livrer concurrence par leurs mérites”. V. Comm. eur., communiqué IP/18/4581 du             Google’s Practices in Mobile, 12 European Competition Journal 159 (2016), spéc. p. 163
        18 juill. 2018, Pratiques anticoncurrentielles : la Commission européenne inflige à Google           (traduction libre) : “(…) iOS is not a realistic alternative to Android for mobile device
        une amende de 4,34 milliards d’euros pour pratiques illégales concernant les appareils               manufacturers because iOS is not available to install on third-party hardware such as the
        mobiles Android en vue de renforcer la position dominante de son moteur de recherche.                devices offered by HTC, Lenovo, LG, Samsung, and others.”

216   Concurrences N° 4-2018 I International I Walid Chaiehloudj I Abus de position dominante et big tech…
créer des forks Android”11. Précisément, “le code source                                           propose. Ce faisant, les consommateurs pourraient se

                                                                                                                                                                                                             constitutes a violation of the publisher's rights and may be punished by up to 3 years imprisonment and up to a € 300 000 fine (Art. L. 335-2 Code de la Propriété Intellectuelle). Personal use of this document is authorised within the limits of Art. L 122-5 Code de la Propriété Intellectuelle and DRM protection.
Android ouvert contient les éléments de base d’un système                                          détourner de leurs produits, car ils s’attendent à ce que

                                                                                                                                                                                                             Ce document est protégé au titre du droit d'auteur par les conventions internationales en vigueur et le Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992. Toute utilisation non autorisée constitue une contrefaçon, délit pénalement sanctionné jusqu'à 3 ans d'emprisonnement et 300 000 € d'amende (art.
                                                                                                                                                                                                             L. 335-2 CPI). L’utilisation personnelle est strictement autorisée dans les limites de l’article L. 122 5 CPI et des mesures techniques de protection pouvant accompagner ce document. This document is protected by copyright laws and international copyright treaties. Non-authorised use of this document
d’exploitation mobile intelligent, mais pas les applications                                       ces applications soient préinstallées dans leur téléphone
et services Android propriétaires de Google”12. En d’autres                                        intelligent16. Les exemples Nokia et Amazon montrent
termes, si les fabricants de téléphones intelligents dé-                                           combien il est difficile d’exister sur le marché des appa-
cident de doter leurs appareils d’un fork Android, alors                                           reils mobiles sans la préinstallation des applications pré-
ils ne pourront pas inclure dans ceux-ci les applications de                                       férées des consommateurs. Par conséquent, même si les
Google et la plateforme de boutique en ligne de Google :                                           fabricants de téléphones intelligents ne sont théorique-
Google Play. En revanche, si les fabricants de téléphones                                          ment pas obligés de conclure un MADA avec Google, ils
intelligents décident de faire fonctionner leurs appareils                                         sont en réalité fortement incités à le faire. Se priver d’un
sous Android, ils pourront alors bénéficier gracieusement                                          tel accord pourrait avoir un effet quasi létal sur les ventes
des applications de Google à condition de conclure avec                                            de leurs appareils.
le moteur de recherche un Mobile Application Distribution
Agreement (MADA)13, c’est-à-dire un accord de distribu-                                            6. Les abus. Les problèmes de concurrence identifiés et
tion d’applications pour mobile qui prend la forme d’un                                            sanctionnés par la Commission découlent donc de ces
contrat de licence.                                                                                MADA que Google conclut avec les fabricants de télé-
                                                                                                   phones intelligents. La décision relève que trois types de
Google indique que si Android est gratuit pour les fa-                                             restrictions contractuelles tombent sous le coup de l’ar-
bricants de téléphones intelligents, le système d’exploita-                                        ticle 102 TFUE, lequel prohibe l’exploitation abusive
tion n’en demeure pas moins coûteux à développer dans                                              d’une position dominante sur le marché17. En imposant
la mesure où il faut garantir sa sécurité et répondre aux                                          ces restrictions, Google se serait écartée de la “responsabi-
actions en annulation de brevet menées par des concur-                                             lité particulière” qui pèse sur les entreprises dominantes18.
rents. Aussi, pour se rémunérer et contrebalancer tous ces
                                                                                                   1.1 Vente liée
coûts, Google fait payer ses applications et les services
que l’entreprise distribue via Android. On aurait donc ici
affaire à un marché biface14 : l’une des faces du marché                                           En premier lieu, Google a imposé dans ses MADA la
vise les fabricants de téléphones intelligents ; l’autre face                                      vente liée des applications de recherche et de navigation.
du marché concerne les consommateurs d’applications et                                             Les conditions d’octroi de la licence étaient en effet très
de services fournis par Google, lesquels sont disponibles                                          strictes. D’une part, Google obligeait les fabricants de té-
grâce à Android. Le modèle économique de Google n’est                                              léphones intelligents à préinstaller Google Search sur pra-
pas condamnable en soi. Rien ne s’oppose à ce que le mo-                                           tiquement tous les appareils Android de l’Espace écono-
teur de recherche exploite un modèle économique biface.                                            mique européen (EEE). D’autre part, l’entreprise obligeait
En revanche, “le choix de Google d’exploiter un modèle                                             de la même manière la préinstallation de son navigateur
biface ne peut pas lui donner carte blanche pour éliminer la                                       mobile Google Chrome. De cette façon, l’entreprise amé-
concurrence”15. À cet égard, bien que les fabricants de té-                                        ricaine assurait la préservation de sa position dominante
léphones intelligents ne soient pas contraints de conclure                                         sur le marché de la recherche en ligne. Comme l’a indiqué
un MADA avec Google – et partant, de se soumettre aux                                              la Commission, la préinstallation a provoqué “une distor-
restrictions que l’accord contient –, en refusant de nouer                                         sion de concurrence dite de statu quo”. Ce phénomène se
ce lien contractuel, ils pourraient diminuer l’attractivité                                        présente lorsque les utilisateurs maintiennent dans leur
de leurs appareils mobiles. En arbitrant de la sorte, ils se                                       téléphone intelligent les applications de recherche préins-
priveraient de la préinstallation d’applications chéries par                                       tallées et ne font pas l’effort de rechercher d’autres appli-
les consommateurs, telles que Google Map, YouTube,                                                 cations tout aussi efficaces, voire supérieures, de sorte que
Google Search et d’autres applications phares que Google                                           la concurrence s’en trouve sclérosée sur le marché.

11 Comm. eur., communiqué de presse, préc.                                                         16 Ibid. Pour étayer leurs propos, les auteurs prennent l’exemple de YouTube, qui est une
12 Ibid.                                                                                              application extrêmement populaire auprès des internautes et qui n’a pas réellement
                                                                                                      de concurrents. Les professeurs Edelman et Geradin avancent que Google a réalisé des
13 D. Auer, Appropriability and the European Commission’s Android Investigation,                      innovations telles avec YouTube qu’il est difficile aujourd’hui pour un utilisateur de
   23 Columbia Journal of European Law 648 (2017), spéc. p. 650.                                      porter un intérêt à une autre application. YouTube permet entre autres de conserver la
                                                                                                      recherche préférée des utilisateurs, de s’abonner à des myriades de chaînes, d’avoir des
14 Sur le sujet, v. not. E. Malavolti et F. Marty, La gratuité peut-elle avoir des effets             recommandations personnalisées et propose des fonctions de partage sur les réseaux sociaux
   anticoncurrentiels ? Une perspective d’économie industrielle sur le cas Google, in                 aisément manipulables. Nous pouvons ajouter que la plus grande des difficultés pour les
   La gratuité, un concept aux frontières de l’économie et du droit, N. Martial-Braz et               fabricants de téléphones intelligents serait par ailleurs de se passer de la plateforme Google
   C. Zolynski (dir.), LGDJ, 2013, p. 72 ; M. Behar-Touchais, Concurrence et gratuité,                Play, laquelle permet la distribution des applications mobiles de Google, mais aussi
   in La gratuité, un concept aux frontières de l’économie et du droit, N. Martial-Braz et            d’applications conçues par des développeurs indépendants. Sans Google Play, il serait
   C. Zolynski (dir.), LGDJ, 2013, p. 185. V. aussi L. Filistrucchi, D. Geradin et E. van             impossible pour les consommateurs de se procurer des applications mobiles, ce qui viderait
   Damme, Identifying Two-Sided Markets, 36 World Competition 33 (2013), spéc. pp. 33‑34              le téléphone intelligent de sa substance essentielle : l’utilisation d’applications mobiles.
   où la plume des auteurs explique que“l’expression ‘marché biface’ désigne un type de marché
   spécifique : un marché dans lequel une entreprise vend deux produits ou services distincts à    17 Comme le souligne le professeur Petit,“en droit européen de la concurrence, existe un principe
   deux groupes de consommateurs différents (les deux ‘faces’) et sait que vendre à un groupe         général en vertu duquel l’existence d’une position dominante au sens de l’article 102 TFUE
   affecte la demande de l’autre groupe, et peut-être vice versa” (traduction libre). Dans la         n’est pas répréhensible : la position dominante est légale, seule son exploitation abusive est
   langue d’origine : “(…) the term ‘two-sided market’ refers to a specific type of market:           illégale”. V. N. Petit, Droit européen de la concurrence, Montchrestien, 2013, no 834, p. 305.
   a market in which a firm sells two distinct products or services to two different groups of
   consumers (the two ‘sides’) and knows that selling more to one group affects the demand from    18 Depuis l’arrêt Michelin I, la Cour de justice juge qu’“il incombe à [l’entreprise
   the other group and possibly vice versa.”                                                          dominante], indépendamment des causes d’une telle position, une responsabilité particulière
                                                                                                      de ne pas porter atteinte par son comportement à une concurrence effective et non faussée
15 B. G. Edelman et D. Geradin, art. préc. : “Google’s choice of a two-sided business model           dans le marché commun”. V. CJCE, 9 nov. 1983, Michelin c/ Commission européenne,
   cannot be carte blanche to eliminate competition”(traduction libre).                               aff. C-322/81, Rec., p. 3461, § 57.

                                                                               Concurrences N° 4-2018 I International I Walid Chaiehloudj I Abus de position dominante et big tech…                    217
1.2 Paiements illégaux                                                                               sur ce marché. Cette situation a conduit un auteur à sou-

                                                                                                                                                                                                                 constitutes a violation of the publisher's rights and may be punished by up to 3 years imprisonment and up to a € 300 000 fine (Art. L. 335-2 Code de la Propriété Intellectuelle). Personal use of this document is authorised within the limits of Art. L 122-5 Code de la Propriété Intellectuelle and DRM protection.
                                                                                                           tenir que, dans l’Union européenne, “les écosystèmes

                                                                                                                                                                                                                 Ce document est protégé au titre du droit d'auteur par les conventions internationales en vigueur et le Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992. Toute utilisation non autorisée constitue une contrefaçon, délit pénalement sanctionné jusqu'à 3 ans d'emprisonnement et 300 000 € d'amende (art.
                                                                                                                                                                                                                 L. 335-2 CPI). L’utilisation personnelle est strictement autorisée dans les limites de l’article L. 122 5 CPI et des mesures techniques de protection pouvant accompagner ce document. This document is protected by copyright laws and international copyright treaties. Non-authorised use of this document
      En deuxième lieu, les MADA prévoyaient des paiements                                                 fermés bénéficient d’une immunité antitrust tandis que les
      pour les fabricants de téléphones intelligents afin que ces                                          licences ouvertes autorisent un examen antitrust”21. Nous
      derniers préinstallent exclusivement l’application Google                                            verrons que cette analyse pourrait cependant être contre-
      Search. Autrement dit, Google imposait une obligation                                                dite à l’avenir. Avec le maintien d’une telle méthodologie
      d’exclusivité19 aux fabricants de téléphones intelligents                                            pour délimiter le marché pertinent, tout porte à croire
      en contrepartie d’incitations financières20. Ces paiements                                           qu’Apple pourrait aussi à moyen terme être inquiétée
      ont été qualifiés d’illégaux par la Commission dans la                                               par une procédure antitrust. La Commission pourrait
      mesure où, même si un moteur de recherche concurrent                                                 juger que l’entreprise fondée par Steve Jobs se trouve en
      à Google cherchait à adopter le même comportement, ce                                                position dominante sur le marché des systèmes d’exploi-
      dernier n’aurait pas pu compenser les pertes de recette                                              tation pour mobiles intelligents fermés et des boutiques
      liées aux paiements effectués par l’entreprise américaine.                                           d’applications en ligne fonctionnant sous des systèmes
      Les paiements réalisés par Google semblent n’avoir été                                               d’exploitation fermés. S’agissant de la délimitation du
      possibles qu’en raison de la position dominante de l’en-                                             marché de la recherche en ligne, la Commission n’a fait
      treprise et de son pouvoir de marché très élevé.                                                     que reprendre son analyse développée dans la décision
                                                                                                           Google Shopping, qui montre que l’entreprise américaine
      1.3 Restrictions au développement                                                                    a clairement une position dominante dans l’EEE, où elle
                                                                                                           détient plus de 90 % des parts de marché.
      des systèmes d’exploitation
      et des applications mobiles                                                                          8. S’agissant des abus. Le deuxième enseignement
                                                                                                           concerne les abus. La Commission confirme tout d’abord
      En dernier lieu, les MADA empêchaient les fabricants                                                 son aversion pour les pratiques de vente liée dans les cas
      de téléphones intelligents d’utiliser une autre version                                              où l’entreprise en cause est en position dominante. Il est
      d’Android que celle conçue ou approuvée par Google.                                                  reproché en l’espèce à Google d’avoir imposé le jumelage
      Si un fabricant déviait de cette obligation, alors il ne                                             de la préinstallation de son moteur de recherche et de
      pouvait pas préinstaller sur son téléphone intelligent les                                           sa boutique en ligne. On se souvient que cette pratique
      applications de Google. Cette restriction était redoutable.                                          de jumelage fut déjà condamnée dans les années 2000.
      D’une part, elle privait les fabricants de téléphones in-                                            Dans deux affaires Microsoft22, la Commission avait
      telligents de développer et vendre des appareils fonction-                                           considéré que la pratique des ventes liées entravait la
      nant sous des forks Android. D’autre part, elle privait les                                          concurrence sur le marché. Le standard pour caractériser
      développeurs d’applications mobiles d’un autre canal de                                              un jumelage abusif fut scellé dans l’arrêt du Tribunal23.
      distribution. Aussi, pour commercialiser une application                                             Toutefois, la Cour de justice, dans un arrêt Tetra Pak,
      mobile, les développeurs devaient nécessairement se lier                                             avait énoncé que “même lorsque la vente liée de deux pro-
      contractuellement avec Google afin que l’entreprise pro-                                             duits est conforme aux usages commerciaux ou lorsqu’il
      pose leurs applications sur sa boutique en ligne.                                                    existe un lien naturel entre les deux produits en question,
                                                                                                           elle peut néanmoins constituer un abus au sens de l’article
                                                                                                           [102], à moins qu’elle ne soit objectivement justifiée”24.
      2. Les enseignements                                                                                 À l’aune de cette jurisprudence, il est possible de déduire
      provisoires de la décision                                                                           que les arguments de Google n’ont pas convaincu la Com-
                                                                                                           mission, ce que le communiqué de presse corrobore25.
      7. S’agissant du marché pertinent et de la position domi-                                            S’agissant ensuite des deux autres abus, il est difficile de
      nante. Le premier enseignement que l’on peut tirer de                                                tirer des enseignements clairs avant la publication de la
      la décision Android concerne la délimitation du marché
      pertinent. La Commission a considéré que, s’agissant du
      marché des systèmes d’exploitation mobiles intelligents
                                                                                                           21 N. Petit, EU engaged in antitrust gerrymandering against Google, The Hill, 31 juill.
      sous licence et du marché des boutiques d’applications                                                  2018 (traduction libre): “In Europe, closed ecosystems give antitrust immunity, whereas
      en ligne, Google n’était pas en concurrence avec Apple.                                                 open licensing brings antitrust scrutiny.” Pour une analyse opposée sur cette question :
      Ce faisant, le marché pertinent est si étroit qu’il fait automa-                                        v. C. Caffarra, O. Latham, M. Bennett, F. Etro, P. Régibeau et R. Stillman, Google Android:
                                                                                                              European “techlash”or milestone in antitrust enforcement?, Voxeu, 27 July 2018.
      tiquement de Google une entreprise en position dominante.
      Pour se justifier, la Commission souligne qu’Android                                                 22 Dans l’affaire Microsoft I, l’entreprise fondée par Bill Gates a été condamnée pour avoir
                                                                                                              subordonné la vente de son système d’exploitation pour PC à l’acquisition de son logiciel
      est différent des autres systèmes d’exploitation commer-                                                Windows Media Player. V. Comm. eur., 24 mars 2004, Microsoft I, aff. COMP/C-3/37.792.
      cialisés par Apple ou BlackBerry dans la mesure où les                                                  Dans l’affaire Microsoft II, l’entreprise fut jugée coupable d’abus de position dominante
                                                                                                              pour avoir jumelé la vente de son système d’exploitation à l’acquisition de son
      fabricants de téléphones intelligents ne peuvent se voir
                                                                                                              navigateur internet, Internet Explorer. V. Comm. eur., 16 déc. 2009, Microsoft II,
      concéder une licence. Aussi, en faisant de la licence le                                                aff. COMP/C-3/39.530. Sur la saga Microsoft : v. not. C. Prieto, La condamnation de
      critère essentiel de son évaluation, la Commission a pu                                                 Microsoft ou l’alternative européenne à l’antitrust américain, D. 2007, p. 2884.
      délimiter le marché pertinent de manière si restrictive                                              23 TPICE, 17 sept. 2007, Microsoft Corp. c/ Commission européenne, aff. T-201/04, Rec. II,
      que seul le moteur de recherche semble réellement actif                                                 p. 3601, § 842 et s.

                                                                                                           24 CJCE, 14 nov. 1996, Tetra Pak International SA c/ Commission des Communautés
                                                                                                              européennes, aff. C-333/94 P, Rec. I, p. 5951, § 37.

      19 Sur le sujet : v. D. Bosco, L’obligation d’exclusivité, préf. C. Prieto, Bruylant, 2008, 620 p.   25 Comm. eur., communiqué de presse, préc. :“La Commission a également examiné en détail les
                                                                                                              arguments de Google selon lesquels la vente liée de l’application Google Search et du navigateur
      20 Le communiqué de presse de la Commission européenne ne dévoile pas le montant de ces                 Chrome était nécessaire, notamment pour permettre à Google de rentabiliser son investissement
         paiements, mais insiste sur leur niveau anormalement élevé.                                          dans Android, et est parvenue à la conclusion que ces arguments étaient non fondés.”

218   Concurrences N° 4-2018 I International I Walid Chaiehloudj I Abus de position dominante et big tech…
décision. Il faudra s’armer de patience pour effeuiller la                                          Quant aux appareils qui circulent actuellement sur le

                                                                                                                                                                                                                 constitutes a violation of the publisher's rights and may be punished by up to 3 years imprisonment and up to a € 300 000 fine (Art. L. 335-2 Code de la Propriété Intellectuelle). Personal use of this document is authorised within the limits of Art. L 122-5 Code de la Propriété Intellectuelle and DRM protection.
théorie du dommage qui a été façonnée. Nous pouvons                                                 marché russe, Google s’est engagé à développer une fe-

                                                                                                                                                                                                                 Ce document est protégé au titre du droit d'auteur par les conventions internationales en vigueur et le Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992. Toute utilisation non autorisée constitue une contrefaçon, délit pénalement sanctionné jusqu'à 3 ans d'emprisonnement et 300 000 € d'amende (art.
                                                                                                                                                                                                                 L. 335-2 CPI). L’utilisation personnelle est strictement autorisée dans les limites de l’article L. 122 5 CPI et des mesures techniques de protection pouvant accompagner ce document. This document is protected by copyright laws and international copyright treaties. Non-authorised use of this document
toutefois d’ores et déjà relever, s’agissant du dernier abus,                                       nêtre de choix active pour le navigateur Chrome qui, au
que, selon la Commission, une entreprise dominante en-                                              moment de la prochaine mise à jour, permettra à l’uti-
freint l’article 102 TFUE lorsqu’elle se réserve le canal                                           lisateur de choisir son moteur de recherche par défaut.
de distribution des applications mobiles et, ce faisant,                                            Un porte-parole de Google, satisfait de cet épilogue, a
bloque le développement d’applications mobiles des tiers.                                           déclaré au sujet du règlement amiable : “Nous sommes
Ce comportement traduirait une entrave à l’innovation                                               heureux d’avoir conclu un accord commercial avec Yandex
et devrait être qualifié de pratique d’éviction26. Comme                                            et un règlement amiable avec l’autorité de la concurrence
nous le verrons, l’entreprise Apple risque aussi de voir sa                                         russe mettant un terme au problème de concurrence concer-
responsabilité antitrust engagée en raison d’une pratique                                           nant la distribution des applications Google sur Android”30.
semblable mise en œuvre par le biais de sa boutique en                                              Au regard de cette déclaration, on peut s’interroger sur
ligne.                                                                                              les raisons qui poussent Google à contester la décision
                                                                                                    de la Commission alors même que celle-ci met au jour des
9. S’agissant de la défense de Google. Enfin, le dernier en-                                        pratiques identiques à celles interdites par l’autorité russe.
seignement a trait à la défense de Google. À notre sens,                                            L’absence de cohérence de l’entreprise américaine dans sa
celle-ci devra être très solide pour convaincre le Tribunal27.                                      défense pourrait constituer un obstacle dirimant au renver-
La raison tient à ce que le moteur de recherche a déjà été                                          sement de la décision devant le Tribunal. Celui-ci pourrait
condamné par d’autres autorités de concurrence dans le                                              se montrer très sévère eu égard au comportement ambi-
monde, et ce, pour les mêmes pratiques que celles identi-                                           valent de Google. En effet, Google semble déployer un
fiées par la Commission. En effet, en septembre 201528,                                             double discours. En Russie, l’entreprise indique qu’elle
l’autorité russe de la concurrence a jugé que Google a                                              accepte sa condamnation et prend toutes les mesures
abusé de sa position dominante sur le marché russe de                                               nécessaires pour mettre fin aux problèmes de concur-
la recherche en ligne, des systèmes d’exploitation pour                                             rence. Dans l’Union, alors qu’elle est poursuivie pour les
mobiles et des applications mobiles. La procédure                                                   mêmes pratiques, elle clame son innocence et excipe que
contentieuse avait été ouverte à la suite d’une plainte du                                          son comportement n’a aucun effet sur la concurrence.
moteur de recherche russe Yandex. Après cette condam-                                               En réalité, la stratégie du moteur de recherche résiderait
nation, Google a décidé de conclure le 17 avril 201729 un                                           peut-être plus simplement dans la seule volonté d’obtenir
règlement amiable fort contraignant avec l’autorité de                                              une réduction de l’amende31. La contestation au fond ne
concurrence. Aux termes de l’accord transactionnel, l’en-                                           serait vraisemblablement qu’une posture, un moyen pour
treprise américaine s’est engagée :                                                                 diminuer la gigantesque facture antitrust32.

   –
    à ne plus imposer d’obligation d’exclusivité
    s’agissant de la préinstallation de ses applications
    sur les appareils fonctionnant sous Android ;                                                   II. L’affaire
   – à ne pas s’opposer à la préinstallation d’autres
      moteurs de recherche et d’applications concur-                                                Apple Store
      rents, y compris sur l’écran d’accueil et en tant
                                                                                                    10. L’affaire Apple Store, une affaire américaine suscep-
      que moteur de recherche ou applications par
                                                                                                    tible de rebondir dans l’Union ? L’affaire Android est l’une
      défaut ;
                                                                                                    des premières affaires qui s’attaquent au marché des
   – à s’abstenir d’encourager la préinstallation de                                               systèmes d’exploitation et applications pour téléphones
      Google Search en tant que seul moteur de re-                                                  intelligents. En tant que précédent, elle pourrait ouvrir
      cherche par défaut ;
   – à ne pas appliquer les précédentes obligations
                                                                                                    30 S. Perez, Google reaches $7.8 million settlement in its Android antitrust case in Russia,
      contractuelles contenues dans les MADA qui                                                       Techcrunch, 17 avril 2017 (traduction libre) : “We are happy to have reached a commercial
      contredisent le règlement amiable conclu ;                                                       agreement with Yandex and a settlement with Russia’s competition regulator, the Federal
                                                                                                       Antimonopoly Service (FAS), resolving the competition case over the distribution of Google
   – à garantir les droits des tiers à inclure leurs mo-                                              apps on Android.”
      teurs de recherche dans la “fenêtre de choix”                                                 31 Sur le sujet des amendes : v. not. L. Bernardeau et J.-Ph. Christienne, Les amendes
      (the choice window).                                                                             en droit de la concurrence : pratique décisionnelle et contrôle juridictionnel du droit de
                                                                                                       l’Union, Larcier, 2013, p. 867 et s. ; D. Bosco, La compétence de pleine juridiction du
                                                                                                       juge de l’Union quant aux amendes prononcées par la Commission européenne en
                                                                                                       matière de concurrence, in Contentieux de l’Union européenne : Questions choisies,
                                                                                                       S. Mahieu (dir.), Larcier, 2014, p. 231 ; W. Wils, The Increased Level of EU Antitrust
                                                                                                       Fines, Judicial Review and the ECHR, 33 World Competition 5 (2010) ; E. Combe et
                                                                                                       C. Monnier‑Schlumberger, Les amendes contre les cartels : La Commission européenne en
26 Sous la plume du professeur Choné-Grimaldi, on peut lire qu’il y a abus d’éviction à                fait-elle trop ?, Concurrences no 4-2009, p. 41.
   chaque fois qu’une entreprise cherche “à évincer du marché ses concurrents actuels, à
   ralentir leur développement ou à empêcher des concurrents potentiels d’entrer sur le marché”.    32 Pour ce faire, Google pourrait démontrer que la Commission s’est fourvoyée s’agissant de
   V. A.-S. Choné-Grimaldi, Les abus de domination : essai en droit des contrats et en droit de        la durée de l’infraction, de son point de départ ainsi que du moment où l’entreprise a mis un
   la concurrence, préf. B. Teyssié, Economica, 2010, no 93, p. 62.                                    terme à la pratique et, en conséquence, obtenir une baisse sensible de l’amende prononcée.
                                                                                                       V. L. Idot, Réflexions sur l’évolution de la preuve des pratiques anticoncurrentielles devant
27 Google a fait appel de la décision.                                                                 les autorités de concurrence, Concurrences no 4-2017, p. 45, qui souligne que,“compte tenu
28 Russian Competition Autority, 18 sept. 2015, Yandex v. Google, case no 1-14-21/00-11-15.            des méthodes de calcul des amendes, utilisées tant par la Commission que par l’Autorité [de la
                                                                                                       concurrence], il ne suffit plus d’apporter la preuve de l’existence de l’infraction. La preuve de
29 Russian Competition Autority, 17 avril 2017, FAS Russia Reaches Settlement with                     la durée de l’infraction, de son point de départ, mais également du moment où elle a pris fin,
   Google, disponible sur : http://en.fas.gov.ru/press-center/news/detail.html?id=49774.               est devenue tout aussi cruciale”.

                                                                                Concurrences N° 4-2018 I International I Walid Chaiehloudj I Abus de position dominante et big tech…                       219
la voie à d’autres poursuites pour des pratiques sem-                                             pale spécificité d’Apple tient au fait que cette entreprise

                                                                                                                                                                                                         constitutes a violation of the publisher's rights and may be punished by up to 3 years imprisonment and up to a € 300 000 fine (Art. L. 335-2 Code de la Propriété Intellectuelle). Personal use of this document is authorised within the limits of Art. L 122-5 Code de la Propriété Intellectuelle and DRM protection.
      blables et mises en œuvre par d’autres entreprises telles                                         est verticalement intégrée. D’une part, elle fabrique ses

                                                                                                                                                                                                         Ce document est protégé au titre du droit d'auteur par les conventions internationales en vigueur et le Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992. Toute utilisation non autorisée constitue une contrefaçon, délit pénalement sanctionné jusqu'à 3 ans d'emprisonnement et 300 000 € d'amende (art.
                                                                                                                                                                                                         L. 335-2 CPI). L’utilisation personnelle est strictement autorisée dans les limites de l’article L. 122 5 CPI et des mesures techniques de protection pouvant accompagner ce document. This document is protected by copyright laws and international copyright treaties. Non-authorised use of this document
      qu’Apple. Outre-Atlantique, les juridictions ont déjà été                                         téléphones intelligents ainsi que le système d’exploitation
      saisies s’agissant de cette dernière, les consommateurs                                           fermé qui leur permet de fonctionner. D’autre part, elle
      américains l’accusant de monopolisation (1.). Reste à                                             distribue les applications mobiles pour ses téléphones
      savoir si l’affaire états-unienne aura des incidences dans                                        via sa boutique en ligne Apple Store, qui est préinstallée
      l’Union (2.).                                                                                     sur tous ses appareils mobiles. Cette situation soulève de
                                                                                                        nombreux problèmes de concurrence.

      1. Une affaire actuellement                                                                       En premier lieu, Apple détiendrait une position mono-
                                                                                                        polistique avec sa boutique en ligne37. L’entreprise aurait
      traitée sous l’angle                                                                              le contrôle sur les applications qu’elles souhaitent pro-
      de la monopolization                                                                              poser à ses clients sur l’Apple Store. L’affaire Wikileaks
                                                                                                        App illustre parfaitement bien l’étendue de ce contrôle.
      aux États-Unis                                                                                    Ab initio, Apple avait d’abord approuvé l’application
                                                                                                        Wikileaks, laquelle fut vendue pendant un temps sur la
      11. La monopolization aux États-Unis. Aux États-Unis,
                                                                                                        boutique en ligne. Elle l’a cependant ensuite supprimée,
      il n’existe pas de texte sanctionnant l’abus de position
                                                                                                        et ce, sans raison. Ce faisant, Apple semble avoir la capa-
      dominante. Pour réprimer une entreprise qui abuserait de
                                                                                                        cité d’évincer des concurrents38 de sa boutique en ligne et,
      son pouvoir de monopole, les juridictions peuvent cepen-
                                                                                                        par là même, de fixer des prix supraconcurrentiels au dé-
      dant appliquer la section 2 du Sherman Act, laquelle in-
                                                                                                        triment des consommateurs. La gestion par Apple de sa
      terdit aux entreprises de monopoliser ou de tenter de mo-
                                                                                                        boutique en ligne serait “équivalente à celle d’un fabricant
      nopoliser le marché33. Pour rappel, la monopolization vise
                                                                                                        d’imprimantes autorisant uniquement les cartouches fabri-
      “des pratiques de marché conduisant à acquérir, étendre,
                                                                                                        quées ou approuvées par lui dans ses imprimantes puisque
      consolider une position de marché sur d’autres bases que
                                                                                                        seules les applications approuvées par Apple peuvent être
      celle des mérites”34. Contrairement à l’article 102 TFUE,
                                                                                                        téléchargées depuis l’Apple Store”39.
      la section 2 du Sherman Act ne dresse aucune liste d’abus
      si bien que la tâche de délimiter les pratiques susceptibles
                                                                                                        En deuxième lieu, Apple impose aux développeurs d’ap-
      d’être qualifiées de monopolisation anticoncurrentielle
                                                                                                        plications des MADA avec des restrictions contractuelles
      est laissée aux juges. Cette tâche est d’ailleurs complexe,
                                                                                                        significatives. Précisément, si l’application est approuvée
      car “presque toute conduite d’une entreprise en position do-
                                                                                                        par Apple, les développeurs devront, aux termes de l’ac-
      minante qui rend la vie difficile aux rivaux pourrait être ca-
                                                                                                        cord, partager leurs revenus avec l’entreprise américaine.
      ractérisée de ‘monopolisation’”35. Aussi, il s’avère difficile
                                                                                                        Les revenues se répartissent de la façon suivante : 30 %
      de séparer le bon grain – les comportements bénins pour
                                                                                                        pour Apple, 70 % pour le développeur de l’application40.
      la concurrence ou proconcurrentiels – de l’ivraie – les
                                                                                                        De plus, si l’application approuvée est distribuée sur
      comportements anticoncurrentiels. La même difficulté se
                                                                                                        une autre boutique en ligne que celle d’Apple, les déve-
      retrouve dans l’affaire Apple Store concernant la qualifi-
                                                                                                        loppeurs doivent s’engager à ce que le prix proposé aux
      cation juridique de la conduite de l’entreprise. Le nœud
                                                                                                        consommateurs ne soit pas moins élevé que celui arrêté
      gordien réside dans le fait de savoir si Apple s’est livré à
                                                                                                        sur l’Apple Store. Partant, les consommateurs n’ayant
      une pratique abusive avec sa boutique en ligne. Dit au-
                                                                                                        pas d’iPhone mais un téléphone intelligent concurrent
      trement, l’entreprise a-t-elle monopolisé ou tenté de mo-
                                                                                                        payeraient des applications à des prix plus élevés que
      nopoliser le marché des applications pour iPhone ? Cette
                                                                                                        ceux qui résulteraient du libre jeu de la concurrence.
      question devrait être prochainement résolue par la Cour
      suprême des États-Unis, laquelle a été saisie le 18 juin
                                                                                                        En dernier lieu, Apple empêcherait les développeurs
      dernier36.
                                                                                                        d’utiliser certaines plateformes permettant aux appli-
                                                                                                        cations de fonctionner sur d’autres appareils mobiles
      12. Le contexte de l’affaire. Avec la mise sur le marché
                                                                                                        concurrents d’Apple41. Cette restriction contractuelle
      de son iPhone en 2007, Apple a élaboré un écosystème
                                                                                                        – qui ressemble à s’y méprendre à une obligation d’exclu-
      totalement fermé. Son système d’exploitation, iOS, et sa
                                                                                                        sivité – aurait pour effet de réduire le choix du consom-
      boutique en ligne, Apple Store, ne sont accessibles que
      pour les détenteurs d’un iPhone. Par ailleurs, la princi-

                                                                                                        37 A. Daly, Recent issues for competition law on the Internet, Presented at the
                                                                                                           5th Competition Law and Economics European Network (CLEEN) Workshop, European
      33 Sur le sujet : v. p. ex. R. Joliet, Monopolisation et abus de position dominante. Essai           University Institute, 9-10 May 2011, p. 7, disponible sur ssrn.com.
         comparatif sur l’article 2 du Sherman Act et l’article 86 du Traité de Rome, RTD eur. 1969,
         p. 42 ; B. E. Hawk, À propos de la “concurrence par les mérites” : Regards croisés sur         38 Le terme “concurrent” sied parfaitement à la situation puisqu’Apple développe aussi des
         l’article 82 CE et la section 2 du Sherman Act, Concurrences no 3-2005, p. 33.                    applications que l’entreprise propose à la vente sur sa boutique en ligne.

      34 F. Marty, La révolution n’a-t-elle pas eu lieu ? De la place de l’analyse économique dans le   39 L. Bornico et I. Walden, Ensuring competition in the clouds: the role of competition
         contentieux concurrentiel de l’Union européenne, in Contentieux du droit de la concurrence        law?, 12 Journal of the Academy of European Law 265 (2011), spéc. p. 266 (traduction
         de l’Union européenne : Questions d’actualité et perspectives, V. Giacobbo-Peyronnel et           libre) :“[the management of the App Store is the] equivalent of a printer manufacturer only
         Ch. Verdure (dir.), Bruylant, 2017, p. 27, spéc. p. 35.                                           allowing cartridges made by it or approved by it to be used in its printers since only Apps
                                                                                                           approved by Apple may be downloaded from the App Store”.
      35 H. Hovenkamp, The Antitrust Enterprise: Principle and Execution, Harvard University
         Press, 2005, p. 151 (traduction libre) : “Almost any conduct by a dominant firm that makes     40 D. Mac Sithigh, App law within: rights and regulation in the smartphone age,
         life more difficult for rivals could be characterized as ‘monopolization.’”                       21 International Journal of Law and Information Technology 154 (2013), spéc. p. 159.

      36 U.S. Supreme Court, Apple Inc. v. Pepper, TBD U.S. _ , No. 17-204 (2018).                      41 A. Daly, art. préc., p. 8.

220   Concurrences N° 4-2018 I International I Walid Chaiehloudj I Abus de position dominante et big tech…
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