Appréhender sa mort par l'écriture de l'autre : L'Aztèque de Bertrand Duquénelle et Perfecto de Thierry Fourreau - Brill

La page est créée Daniel Lemaitre
 
CONTINUER À LIRE
Appréhender sa mort par l’écriture de l’autre :
L’Aztèque de Bertrand Duquénelle et
Perfecto de Thierry Fourreau
          Stefano Genetti

       Toute écriture est un travail du deuil,
       toute musique une leçon de ténèbres
       et chaque tableau nous en avertit
              Renaud Camus, « Prosopopée de l’absence »

                                                  ∵
« Un des rôles de la littérature est l’apprentissage de la mort1 », note Guibert vers
la fin de son journal. Mais on n’apprend à penser la mort que par la perte, on
n’appréhende sa mort que par corps interposé, par ce que Jankélévitch appelle
la mort « en deuxième personne2 ». Depuis Vincent jusqu’au danseur mort3
dont le DDI permet la rédaction du Protocole compassionnel, depuis Muzil/
Foucault jusqu’au « cadavre vivant » qui poursuit Hervé de son regard, « le seul
regard inoubliable au monde4 », ce sont amis, amants et frères, ­hétéradelphes

1 	Hervé Guibert, Le Mausolée des amants. Journal 1976-1991, Paris, Gallimard, « Folio », 2003
    [2001], p. 559. Cf., dans ce volume, la contribution de Jean-Marie Roulin, n. 8.
2 	« Entre l’anonymat de la troisième personne et la subjectivité tragique de la première, il
    y a le cas intermédiaire de la deuxième personne » : Vladimir Jankélévitch, La Mort, Paris,
    Flammarion, 1966, p. 29.
3 	On peut imaginer qu’il s’agit de David, le « premier désigné » dans le roman d’Yves Navarre,
    Ce sont amis que vent emporte, Le Triadou, H&O, 2009 [Paris, Flammarion, 1991], p. 28.
4 	Hervé Guibert, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Paris, Gallimard, « Folio », 1992 [1990],
    p. 238-239 (voir aussi Id., L’Image fantôme, Paris, Minuit, 1981, p. 168-169). Sur la « double
    logique [. . .] du paradoxe et du cercle vicieux » à laquelle l’écriture de la maladie – prise
    entre la complicité avec le mort mort et l’impossibilité de la mort – obéit chez Guibert, voir
    Leslie Hill, « Écrire–la maladie (À propos de quelques textes d’Hervé Guibert) », dans Jean-
    Pierre Boulé (sous la direction de), Hervé Guibert, Nottingham French Studies, 34, 1, Spring
    1995, p. 89-99 : « Écrire vous tue, mais vous oblige à revivre ; en vous forçant à vivre, écrire
    vous fatigue à mort ». « Car si écrire, c’est déjà mourir, c’est aussi [. . .] faire face au fait que
    celui qui meurt, c’est toujours l’autre » (Ibid., p. 93 et 94).

© koninklijke brill nv, leiden, ���6 | doi ��.��63/9789004325975_009                Stefano Genetti - 9789004325975
                                                                     Downloaded from Brill.com12/26/2021 06:06:55AM
                                                                                                       via free access
Appréhender sa mort par l ’ écriture de l ’ autre                                                      91

que vent emporte. Autant de miroirs et de repoussoirs dont la c­ entralité dans
la littérature du sida est due à la nature même d’une maladie qui se transmet
par le désir de l’autre, une maladie où la mort entre par le miroir et habite le
sujet bien avant que les symptômes se manifestent ; une maladie qui, comme
le dit encore Guibert, donne « à la mort le temps de vivre, le temps de décou-
vrir le temps » par l’indéfinie « privation du lointain » que la petite mort du
test séropositif détermine, le temps « de découvrir la vie5 » et de vivre, entre
appropriation et mise à distance, son propre mourir : c’est la mort imminente
et immanente, « l’instant de ma mort » – écrit Blanchot – « désormais toujours
en instance6 ».
    Ce sont les enjeux de ce déchiffrement de soi par le deuil de l’autre qu’on
interrogera ici en juxtaposant deux témoignages d’écrivains d’un seul livre :
L’Aztèque de Bertrand Duquénelle, paru en 1993, et Perfecto de Thierry Fourreau,
écrit en 20037. En raison de l’écart temporel qui les sépare, la mort d’un proche
dans les années 1986-1994 y est envisagée selon deux perspectives diver-
gentes : celle du condamné et celle du rescapé. Entre autopathographie et récit
d’accompagnement, et dans le passage de l’une à l’autre, une dialectique se des-
sine articulant deuil de soi et de l’autre, impasse testimoniale face à l’indicible
de la mort et inscription lapidaire de l’absent.
    Centre ob-scène du discours et limite irréversible du dire, la mort est ce
qui voue le témoignage du sida au détour par l’autre et par l’imaginaire, à
l’oscillation entre l’indirect et l’explicite – la pudeur ou l’impudeur –, une hési-
tation dont Ross Chambers a montré non seulement qu’elle implique le lecteur
dans la négociation d’un contre-discours sur le mal homosexuel, mais aussi
qu’elle est l’indice d’une maladie qui ne se laisse lire que par indices : illocalisable
et plurielle, latente et fuyante8. C’est là, face à l’altérité radicale de l’expérience-
limite, que le testimonial, tout en restant irréductible à l’imaginaire, comporte,
comme le dit Derrida à propos de Blanchot et comme l’exemplifie l’« idée de
nouvelle » par laquelle Michel Manière prolonge un témoignage « tiré par

5 	Hervé Guibert, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, op. cit., p. 192 et p. 207.
6 	Maurice Blanchot, L’Instant de ma mort, Paris, Gallimard, 2002 [Saint-Clément-de-Rivière,
    Fata Morgana, 1994], p. 17.
7 	Bertrand Duquénelle, L’Aztèque, Paris, Belfond, 1993 ; Thierry Fourreau, Perfecto. Ce mauso-
    lée : se souvenir, Paris, P.O.L., 2004. C’est à ces deux livres que renverront les références entre
    parenthèses.
8 	Voir Ross Chambers, Untimely Interventions. AIDS Writing, Testimonial, and the Rhetoric
    of Haunting, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2004, p. 1-55. Surtout au sujet de
    L’Aztèque, voir aussi Alexandre Dauge-Roth, « Staging Dialogues and Performing Encounters
    in French AIDS Narratives », French Forum, 29, 2, Spring 2004, p. 95-109.

                                                                                      Stefano Genetti - 9789004325975
                                                                       Downloaded from Brill.com12/26/2021 06:06:55AM
                                                                                                         via free access
92                                                                                           Genetti

une force irrésistible » vers la mort de l’autre9, « la possibilité de la fiction, du
­simulacre, de la dissimulation, du mensonge et du parjure – c’est-à-dire aussi
 de la littérature, de l’innocente ou perverse littérature qui joue innocemment
 à pervertir toutes ces distinctions10 ». C’est là que l’écriture du moi se fait
 hétérographie, surtout dès qu’à une acception narratologique du terme, dési-
 gnant tout récit de forme autobiographique centré sur l’autre11, on superpose
 la signification que Philippe Forest lui attribue lorsqu’il théorise un Réalisme
 qui dépasse l’egolittérature et l’autofictionnement en tant qu’expressions d’une
 personnalité, d’un Moi, au profit d’une écriture où le Je qui s’écrit, confronté au
 « réel » comme « impossible », confronté au deuil, au cadavre, au concret de
 la mort, s’ouvre à l’autre dans un processus de dépersonnalisation suspendu
 entre le vécu et le virtuel, entre la diction et la fiction. Cette dislocation du
 sujet, cette surimpression des traces du moi et des empreintes de l’autre, cette
 porosité des frontières entre le factuel et l’imaginaire, font des récits du sida
 un corpus paradigmatique des pratiques qui dominent le champ littéraire
 contemporain. Ces récits illustrent « des apories propres à tout projet autobio-
 graphique butant sur un impossible dont l’écriture finit – même malgré elle –
 par témoigner12 » : « Je survis à l’autre, pour dire, qui me tue. De certaine façon,
 je survis à ma mort, qui est expérience impossible13 ».
     Ainsi que l’attestent René de Ceccatty dans L’Accompagnement, ou Michel
 Manière au fur et à mesure que chez celui-ci la commémoration de l’aimé cède
 le pas au roman familial défait14, on ne peut pas écrire à la place de : ce n’est
 qu’entre deuil et survie, entre mémoire et préfiguration, que le rescapé peut
 faire signe à la disparition de celui qui succombe, au cours de son agonie ainsi
 qu’après sa mort15. Cette aporie s’impose surtout dès qu’­autopathographie et

9 		Michel Manière, À ceux qui l’ont aimé, Paris, P.O.L., 1992, p. 11 et 40.
10 	Jacques Derrida, Demeure. Maurice Blanchot, Paris, Galilée, 1998, p. 30-31.
11 	Voir Alex Hughes, Heterographies. Sexual Difference in French Autobiography, Oxford,
     New York, Berg, 1999.
12 	Philippe Forest, Le Roman, le je, Nantes, Pleins Feux, 2001, p. 38-39. Voir aussi Id., Le Roman,
     le réel. Un roman est-il encore possible ?, Nantes, Pleins Feux, 1999, p. 43.
13 	Gérard Titus-Carmel, « Le Moins en dehors », dans Dominique Viart (textes réunis par),
     Paradoxes du biographique, Revues des sciences humaines, 263, juillet-septembre 2001,
     p. 121.
14 	Voir Michel Manière, Vous souvenez-vous de moi ?, Paris, Julliard, 1995, p. 85-87 et 160-163.
15 	Voir Ross Chambers, « AIDS and the Culture of Accompaniment in France », dans Jean-
     Pierre Boulé, Murray Pratt (edited by), AIDS in France, French Cultural Studies, 9, 3 (27),
     October 1998, p. 399-409 ; « it is a matter of using one’s own voice to make the tellable
     story, of surviving, readable as referring to, because haunted by, the story that cannot
     otherwise be told » (Id., Untimely Interventions, op. cit., p. 246-247).

                                                                                  Stefano Genetti - 9789004325975
                                                                   Downloaded from Brill.com12/26/2021 06:06:55AM
                                                                                                     via free access
Appréhender sa mort par l ’ écriture de l ’ autre                                                      93

hétéro-thanatographie coïncident, dès que le témoignage du sidéen est égale-
ment un témoignage d’accompagnement faisant appel à une lecture qui serait,
elle aussi, une forme d’accompagnement, comme dans les cahiers, édités par
René de Ceccatty, où Gilles Barbedette cesse progressivement d’entendre la
voix de son compagnon mort avant lui16, ou comme dans L’Aztèque de Bertrand
Duquénelle.
   Publié posthume en 1993, avec une préface allographe qui insiste sur la fonc-
tion libératrice et apaisante de l’écriture, le livre de Duquénelle est un texte
composite et décousu, fragmentaire. Après quelques pages de journal intime
et quelques extraits de la correspondance entre Bertrand et Jean-François
documentant la vie de couple des deux journalistes, puis leur éloignement l’un
de l’autre, le narrateur relate la soirée pendant laquelle son ami lui confie sa
séropositivité. À partir de ce traumatisme initiatique conjuguant proximité et
écart, le récit, sous forme de cahier de notes et de souvenirs, renverse la double
temporalité du sida – de la phase asymptomatique au stade terminal – au fur
et à mesure qu’à la chronique de l’accompagnement de Jean-François, décédé
en 1986, succède la chronique de maladie de Bertrand, qui mourra à son tour
en janvier 1991. « A. Mon. Tour. » (49) : scandée en trois phrases monosylla-
biques, la formule marque, à l’apparition des premiers symptômes, le moment
où Bertrand, qui avait refoulé le résultat de son test, se redécouvre infecté, le
moment où Jean-François, désormais agonisant, passe le témoin à Bertrand, en
faisant de ce témoignage un testament17.
   Soulignée par les motifs récurrents de la transmission et de la filiation, de
la ressemblance inévitable et de la reconnaissance impossible18, la probléma-
tique de la continuité et de l’interruption s’inscrit visuellement dans le texte par
le manque fréquent de point final et par les points de suspension qui séparent
les lexies, équivalents typographiques d’une survie en suspens, tiraillée entre
la rétrospection sur l’irrémédiable et l’attente de l’inexorable, à l’image d’une
maladie qui aligne une suite interminable de disparitions, d’arrêts de mort
suspendus : « an epidemic of suspended sentences », écrit Ross Chambers.

16 	Il s’agit de l’activiste Jean Blancart : « cette voix est devenue un mince filet, à peine audible,
     enfermé, comme la mémoire de Jean, au milieu des pierres du cimetière du Père-Lachaise.
     Il faut que je m’habitue maintenant à ce sentiment de pétrification qui entoure son souve-
     nir » (Gilles Barbedette, Mémoires d’un jeune homme devenu vieux, Paris, Gallimard, 1993,
     p. 107).
17 	Si l’on s’en tient à la préface de Pierre Girard, le père de Victoire, dont la naissance et le
     nom acquièrent une valeur symbolique (voir p. 63 et 68), Duquénelle force la chronologie
     pour mettre en relief cette coïncidence (cf. p. 7 et 49-50).
18 	Voir en particulier les réflexions sur les parents, p. 80 et 83.

                                                                                      Stefano Genetti - 9789004325975
                                                                       Downloaded from Brill.com12/26/2021 06:06:55AM
                                                                                                         via free access
94                                                                                       Genetti

Au sujet de L’Aztèque, le critique américain parle de narration a­ syndétique
et de « dual autobiography » révélatrice des implications collectives de la
­pandémie19. Le sarcastique envoi final aux résonances générationnelles est
 ­précédé d’un travelling le long du couloir-rue de l’hôpital : une galerie des glaces
  spectrale. À l’heure nocturne « où ne passent plus à travers les cloisons et les
  demi-sommeils que des douleurs pures », on y devine les agonies des autres :
  tel fantôme « qui fait un zigzag imprévu dans le reflet des dalles cirées », tel
  « visage bloqué », telle « bouche ouverte, sans plus de lèvres, découpée dans
  une peau translucide » (114). Cette description déambulatoire est indicative
  d’un élargissement au collectif de l’hétérographie intime culminant dans les
  quatre pages, datées de septembre 1987 et à leur tour intitulées L’Aztèque, que
  Duquénelle insère en italiques vers la fin de son livre. L’aztèque y est défini
  à la troisième personne, en termes quasi-ethnographiques, comme celui qui
  avale, toutes les quatre heures, une gélule d’AZT20 ; son isolement est dû à
  l’impossibilité de communiquer non seulement avec les non-aztèques, mais
  aussi entre sidéens : « quand deux aztèques sont amis, le premier qui meurt est
  celui qui gagne, celui qui reste se voit mourir avec l’autre, lucide, impuissant. Qui
  a vécu l’agonie d’un aztèque n’a pas envie de recommencer » (103).
      Au cours de ce récit parsemé d’allusions à d’autres pertes, les effets de miroir
  se multiplient, entre reflets et diffractions que résume le rêve où les deux amis
  se meurent en même temps, séparés par un mur21. Bertrand n’assiste d’ailleurs
  pas au décès de Jean-François, qui meurt seul, dans le coma, à l’hôpital de
  Compiègne, où « on ne savait pas où mettre le sida » (45). Irreprésentable,
  l’instant de sa mort s’inscrit en creux dans le témoignage de Bertrand, anti-
  cipé par le regard que celui-ci scrute lors de son avant-dernière visite à l’ami :
  « De la blessure béante de ses yeux déborde une hémorragie de regards noirs,
  hoquetants, paniqués. Il reste ainsi la bouche ouverte comme un nourrisson
  frustré » (46).
      En l’absence de tout « lien sublime et secret qui illuminerait sa fin » et à
  l’image d’une « [a]mitié moribonde », où la « déception réciproque » « tient
  lieu de complicité » (39), le récit de la maladie de Bertrand reproduit, de
  rémission en rechute, le même abandon de soi qu’il observe, entre « rage

19 	Ross Chambers, Untimely Interventions, op. cit., p. 253 et p. 245 (voir aussi p. 252 et
     265-277).
20 	Voir aussi p. 58 et 74. Amer, le jeu de mots se révèle contagieux : les « Aztèques »
     deviennent « Incas » dans l’hommage que Pascal de Duve rend à Duquénelle dans ses
     carnets (L’Orage de vivre, Paris, Librairie Générale Française, « Le Livre de Poche », 1995
     [Lattès, 1994], p. 121).
21 	Voir p. 87-88. Voir aussi p. 40, 51-52 et 58.

                                                                              Stefano Genetti - 9789004325975
                                                               Downloaded from Brill.com12/26/2021 06:06:55AM
                                                                                                 via free access
Appréhender sa mort par l ’ écriture de l ’ autre                                                   95

impuissante » (32) et culpabilité, chez son ami, et qu’il lui reproche22 ; la même
désertion à peine compensée par une « obstination misérable qui n’a rien du
courage » (106), l’autoinspection constante à laquelle il se soumet lui renvoyant
l’image d’un « zombie [. . .] larmoyant23 » et la perspective d’une intensifica-
tion du présent se réduisant au seul « souci de survivre » (76). Ni le passé de
Jean-François reconstruit « par petits morceaux24 », ni les souvenirs d’enfance
du narrateur lui-même, ne rachètent la « trivialité sèche » (70) d’une mort pri-
vée de tout mystère et de toute transcendance, réduite à « une peur panique » :
« le contraire d’un secret justement25 ». « Je n’ai plus que mon sempiternel
sursis à raconter » (106), écrit Duquénelle, et c’est ce mouvement-stagnation
entre remémoration et anticipation de la mort que les phrases laissées en
­suspens, l’absence de point final traduisent : répétition sans fin, transmission
 sans partage.
    Dans ce récit spéculaire, la question de la communication interrom-
 pue se pose d’ailleurs en termes explicitement métatextuels, puisque deux
 modèles d’écriture s’y affrontent, résorbés en un même échec. Pendant un
 séjour à la campagne, dominé par la parole surveillée et par la « contagion du
 silence » (38), Bertrand commente les pages que Jean-François a écrites et qu’il
 lui a donné à lire, mais qui ne figurent pas dans L’Aztèque : c’est l’autre livre, le
 livre de l’autre, absent du livre tout comme l’instant de la mort de son auteur.
 Bertrand ne voit dans l’écrit de son ami qu’une forme détournée d’abdication,
 un « assentiment muet » (37) à la mort qui sonne faux. « En lui parlant de son
 livre, j’ai dû le tuer » (38), regrette-t-il après coup. De vive voix, Bertrand s’en
 tient pourtant à une version édulcorée des lignes qu’il avait rédigées à l’intention
 de Jean-François, auxquelles seul le lecteur a accès : « Peut-être [. . .] ton projet

22 	Comme Jean-François, le narrateur se liquéfie, se laisse couler, patauge (voir p. 27, 31,
     65, 77). Quant au sentiment de culpabilité – « puni d’avoir voulu vivre en insouciance »
     (52) –, voir la descente dans le sauna où « [u]n écran projette Docteur Jekyll and Mister
     Hyde » (53).
23 	P. 51. Impitoyable et poursuivie par plusieurs moyens – au miroir, à l’aide de l’autoportrait
     que cet ancien élève de l’École des Beaux-Arts dessine, mais aussi des photomatons, car
     si « le miroir cache le pire par la mobilité du regard, la photo livre un regard figé dans un
     tragique dérisoire » (91) –, l’autoscopie à laquelle Bertrand se livre, « submergé par cette
     vague de narcissisme », condense le parcours suspendu entre aliénation et acceptation
     que retrace Christophe Bourdin, Le Fil, Paris, Gallimard, « Folio », 1996 [Éditions de La
     Différence, 1994], p. 107, 164-165, 168-169, 171-172.
24 	P. 42. Par allusions rapides, c’est l’époque du FHAR qui est évoquée avec son militantisme
     flamboyant, la même que dans les Mémoires anticipées – au féminin, en hommage à
     Genet – de Guy Hocquenghem, L’Amphithéâtre des morts, Paris, Gallimard, 1994.
25 	P. 50 ; cf. p. 98.

                                                                                   Stefano Genetti - 9789004325975
                                                                    Downloaded from Brill.com12/26/2021 06:06:55AM
                                                                                                      via free access
96                                                                                        Genetti

souterrain était d’affirmer l’impasse, de légitimer le renoncement par la littéra-
ture. [. . .] L’écriture ne changera rien et ne sera surtout pas une thérapie. [. . .]
tu écris ta glissade vers la mort et il faudrait [. . .] [t]e laisser croire que tu es un
auteur [. . .]. Je ne sais pas par où tu triches mais je sens que tu triches » (36-37). Au
style hyperlittéraire et hermétique, « dur et impudique » (37) de Jean-François,
le narrateur oppose une écriture immédiate et transitive, qui subordonne la
littérarité à la nécessité de « tenir » (76), une écriture pour durer et endurer,
conçue comme un supplément vital. Mais cette écriture de la sur-vie ne se réa-
lise peut-être que dans le micro-pamphlet L’Aztèque mis en abyme dans un
témoignage qui par ailleurs affirme la même « impasse » que le livre de Jean-
François, puisqu’il cède à « l’infime falsification » et qu’il cristallise le deuil de
soi par l’autre en « traîtres mots, concrétions mortes » (99).
     En faisant du narrateur à la fois le destinataire et l’auteur d’un témoi-
gnage en échec, L’Aztèque met en récit sa propre réception paradoxale, et
cette double impasse herméneutique et expressive débouche sur une sorte
d’homotextualité décevante : « In extremis, n’écrivons-nous pas tous le même
[. . .] misérable livre, littéraire [. . .], impudique [. . .], elliptique [. . .]. Dans
l’urgence, ça sort comme ça vient. [. . .] Il faut bien que ça sorte sur le papier
puisque les autres ont peur de cette parole noire26 ». Même l’impudeur que
Bertrand critique chez Jean-François, s’avère moins un choix stylistique
qu’« un symptôme de la maladie, comme l’amaigrissement ou la fatigue, symp-
tôme plus proche de l’incontinence que de la provocation » (109), « comme si
la littérature était la première porte de l’impudeur », écrit René de Ceccatty qui
choisit, lui, la litote27.
     « Quoi de plus dérisoire qu’un livre qui n’arrive pas à dire ce qu’il a à dire »
(109), se demande Duquénelle. À l’écriture suicidaire de Jean-François, repliée
sur elle-même et tuée par le narrateur, répond l’euthanasie de l’écriture décré-
tée par Bertrand lui-même : une écriture vouée à l’échec, suspendue entre
l’indicible et le rien à dire, à l’image de la survie-agonie. L’Aztèque met donc
en abyme l’échec représentationnel et communicationnel inhérent à tout
témoignage d’aztèque, dans la mesure où il affiche en même temps la néces-
sité et l’impossibilité de témoigner. La double illisibilité du livre hermétique et
absent de Jean-François fait signe à l’indicible de sa mort lisible en creux, en
tant que fêlure, dans le texte de Bertrand : une faille que l’écriture du deuil et

26 	P. 110. « Au début, le sidéen s’imagine, vivant quelque chose d’exceptionnel, avoir un sujet
     en or et se croit écrivain » (109).
27 	René de Ceccatty, L’Accompagnement, Paris, Gallimard, « Folio », 1996 [1994], p. 62. Voir
     R. Chambers, Untimely Interventions, op. cit., p. 341-365.

                                                                               Stefano Genetti - 9789004325975
                                                                Downloaded from Brill.com12/26/2021 06:06:55AM
                                                                                                  via free access
Appréhender sa mort par l ’ écriture de l ’ autre                                                       97

du « sempiternel sursis » reproduit sans la combler, indice de l’ob-scène auquel
la page ne peut offrir que l’hospitalité des points de suspension.
   A l’écriture de la mort différée de Duquénelle, thanatographie prati-
quée dans l’immédiat et au plus près de sa propre mort, succède, dans Perfecto,
une écriture différée de la mort de l’autre, une écriture de « l’intervalle » (52),
étant donné l’écart temporel, mis en évidence par les segments en italiques, qui
sépare la narration du narré. Daté de 2003 et publié l’année suivante, le texte a
été écrit par Thierry Fourreau dix après la mort de Jean-Jacques, l’amant-miroir
rencontré en 1986, qui le quitte trois ans plus tard et que le narrateur retrouve, tel
un « petit-frère, complice28 », pour l’accompagner dans la maladie, de l’hôpital
au cimetière, à partir d’une situation relationnelle semblable à celle de
Bertrand et Jean-François dans L’Aztèque. À la fois récit d’accompagnement
et tombeau, Perfecto est une déposition textuelle construite autour de deux
scènes cruciales qui remontent à 1994 : celle de la mort, à laquelle Thierry
assiste seul, qu’il invoque pour son ami désormais rabougri et dont il le remer-
cie en lui lançant un dernier sourire ; puis celle de la cérémonie au crémato-
rium du Père-Lachaise.
   Ces deux scènes provoquent chez Thierry un même désarroi, l’égarement
dans l’espace urbain correspondant à une crise profonde qui semble durer
une décennie, passée à apprivoiser la mort. Dix ans pendant lesquels il se
croit « probablement séorpositif 29 », pour découvrir finalement qu’il n’en est
rien : pour ainsi dire contaminé sans être atteint, il prolonge et il aggrave par sa
« volonté de non-savoir » la position ambivalente, d’inclusion et d’exclusion,
qui définit le rapport au sida de celui qui accompagne. Dix ans de naufrage
existentiel pendant lesquels il noie dans la boisson un deuil de soi et de l’autre
représentatif du naufrage de toute une génération homosexuelle dans les
années sida, comme le confirment les références aux Tricks de Renaud Camus,
lors de la première rencontre avec Jean-Jacques, et, vers la fin du récit, aux
textes de Guibert que, pendant dix ans, le narrateur s’est refusé à lire30.
   C’est donc à distance, mais d’une certaine manière lui aussi au plus près de
la mort, que Thierry s’écrit par la thanatographie de l’autre : « il fallait peut-
être aussi, pour que je parvienne à écrire sur la mort, que je me trouve dans
cette position particulière de quasi-rescapé qui, pour le coup, s’il avait réussi,
n’aurait définitivement plus jamais écrit » (55). Si la proximité de la mort reste
la condition pour dire la mort de l’autre, à la différence de L’Aztèque, où les
agonies s’ensuivent dans un témoignage aussi indispensable qu’impuissant,

28 	P. 23 ; cf. p. 14.
29 	P. 22 ; cf. p. 19 : « nous décidâmes de “faire le test”, ensemble. Il y alla sans moi ».
30 	Voir p. 12 et p. 52.

                                                                                       Stefano Genetti - 9789004325975
                                                                        Downloaded from Brill.com12/26/2021 06:06:55AM
                                                                                                          via free access
98                                                                                            Genetti

la situation énonciative qui distingue le texte de Fourreau s’avère embléma-
tique de ce qu’on a pu appeler le post-sida dans la mesure où le travail du deuil
laisse entrevoir la possibilité de dire, et peut-être de maîtriser, le traumatisme
par une prise de conscience qui se traduit en prise de parole : une identité
se recompose par le souvenir et l’écriture de la mort de l’autre aimé, perdu,
retrouvé et, une dernière fois, perdu.
    Accompagné d’une bande-son – de l’Adagio de Samuel Barber à la chanson,
que Thierry déteste, Gigi l’amoroso de Dalida, les sonorités Gi-gi coïncidant
avec les initiales J.-J. par lesquelles l’ami mort est la plupart du temps indiqué
dans ce petit livre –, Perfecto est un récit qui avance par images, un roman-
photo visant en vain à restituer à l’absent un semblant de présence : « après
lui » (14), « ce fut fini » (15) ; « la plupart de mes photographies sont vides » (16).
Depuis la photo que le narrateur accroche chez lui, près de la porte d’entrée, où
il est avec Jean-Jacques mais où il semble déjà le regarder partir, jusqu’à l’image
publicitaire exhibée à l’occasion du service funèbre, une photographie que
Thierry a lui-même prise mais qu’il ne reconnaît guère, c’est une histoire de
regards lancinants qui culminent dans l’ultime sursaut de Jean-Jacques mou-
rant, réflexe pré-rigor et imago, tête-de-mort : « il advint que soudain le mort
se dressa sur son lit, que ses yeux s’ouvrirent sur un regard noir d’incompré-
hension et de terreur, qu’il parut aspirer tout l’air qu’il pouvait contenir avant
de retomber, inerte » (33). Cette vision terrible se prolonge et s’estompe, entre
mémoire et revenance, lorsque Thierry aperçoit dans la rue « le visage émacié
d’un garçon » (49) qu’il reconnaît sans le connaître, et qu’il regarde disparaître
« avec l’envie de lui faire signe, comme un adieu » (50).
    Si l’imago, la tête du mort, lui fait « former des fantômes » (51), le narrateur
évoque l’incinération du cadavre dans le souterrain du crématorium comme
une descente aux Enfers associant catabase et « mise à la flamme » (43). La
procédure est décrite dans les détails, y compris celui qui concerne le blouson
dont la marque donne le titre au livre. C’est un détail que Christine Angot a
en quelque sorte « volé » (51) à Fourreau, qu’elle a isolé et rapporté dans son
livre Les Autres – livre autre, de l’autre – paru en 2001 : encore une fois, écriture
du moi et hétérographie se croisent et se dédoublent. Et Thierry de citer les
quelques lignes d’Angot : « Il est mort du sida, il avait un Perfecto, il a voulu
qu’on l’incinère avec. Si on prend l’urne dans les mains, si on l’agite, ça fait un
bruit métallique. Les boutons-pression n’ont pas fondu31 ». Selon les termes
utilisés par Forest, cet effet de réel est l’effet que le concret de la mort en tant
expérience-limite du « réel » comme « impossible » exerce dans le travail du
deuil. De par leur matérialité increvable, ces boutons sont aussi révélateurs de

31 	Cf. p. 51 et Christine Angot, Les Autres, Paris, Stock, 2001, p. 110.

                                                                                   Stefano Genetti - 9789004325975
                                                                    Downloaded from Brill.com12/26/2021 06:06:55AM
                                                                                                      via free access
Appréhender sa mort par l ’ écriture de l ’ autre                                                 99

ce que Duquénelle appelle la « trivialité sèche » de la mort. Ils sont tout ce qui
reste et qui résiste au témoignage-déposition, la trace résiduelle mais irréduc-
tible de l’indicible inscrit « pour toujours » (51), comme une épigraphe, entre
les pages d’un livre, de deux livres : une épigraphe pour deux.
    Car chez Fourreau l’écriture retardée remplace la plaque, qu’il n’a jamais lue
mais qu’il reproduit dans son texte – et c’est là que J.-J. devient « Jean-Jacques
P. 1966-1994 » (47) –, d’une tombe qu’il n’a toujours pas visitée. Comme les
allitérations du sous-titre – Ce mausolée : se souvenir – le suggèrent en assimi-
lant monument et document, Perfecto est un tombeau littéraire, une élégie et
un cénotaphe32 : c’est une épigraphe, la lettre qui figure la perte en tant que
lacune, sans prétendre pouvoir la combler. L’écriture du deuil n’y est conçue que
comme une forme d’apaisement, mais ce Requiem marque également la récon-
ciliation avec l’écriture d’un professionnel du milieu éditorial qui avait aban-
donné la littérature : « Il me semblait parfois que je devais témoigner » (34) ;
 « ce texte qui me semblait l’entreprise la plus aride, la plus désincarnée, [. . .]
m’a réconcilié avec le plaisir » (56). À l’écriture pratiquée par Jean-François et
exécutée, à la fois tuée et reproduite, par Bertrand, correspond ici l’écriture
empêchée par l’indifférence hostile que Jean-Jacques montre à l’égard des
aspirations littéraires de Thierry33. Ce n’est que par la mise en récit tardive
de la mort de son ami que celui-ci éprouve à nouveau le plaisir de faire des
phrases : le renoncement par la littérature devient renoncement à la littérature
surmonté. Sans pour autant marquer une victoire nette de la littérature sur la
perte, la dépossession donne lieu à une forme de réappropriation, le deuil de
l’écriture cédant enfin le pas à une écriture du deuil qui n’a d’autre fonction
que l’apaisement, pour deux, pour plusieurs : « Parce que même si Perfecto ça
n’est, finalement que « ma petite histoire personnelle », ou bien un épisode
tragique, mais hélas banal, de la fin des années quatre-vingt, c’est aussi le seul

32 	Sur le motif récurrent du testimonial et du testamentaire, de la déposition et de l’épitaphe
     dans la littérature du sida, voir entre autres : Luc Pauchon, « Dire le sida. Sous les mots,
     la vie », dans Michel Danthe, François Wasserfallen (numéro dirigé par), Le Sida et les
     lettres, Équinoxe. Revue romande de sciences humaines, 5, printemps 1991, p. 119-125 ;
     Timothy F. Murphy, « Testimony », dans Timothy F. Murphy, Suzanne Poirier (edited by),
     Writing AIDS : Gay Literature, Language, and Analysis, New York, Columbia University
     Press, 1993, p. 306-320 ; Ralph Sarkonak, Angelic Echoes. Hervé Guibert and Company,
     Toronto, University of Toronto Press, 2000, p. 149-192 ; Ana Monléon, « L’Écriture testa-
     mentaire dans l’œuvre d’Hervé Guibert » et Bruno Blanckeman, « Hervé Guibert : l’écriture
     sid’assassine », dans Nicolas Balutet (sous la direction de), Écrire le sida, Lyon, Jacques
     André, 2010, p. 35-46 et p. 59-67.
33 	Voir p. 53-54.

                                                                                  Stefano Genetti - 9789004325975
                                                                   Downloaded from Brill.com12/26/2021 06:06:55AM
                                                                                                     via free access
100                                                                                          Genetti

mausolée que je saurais construire pour Jean-Jacques et pour que nous soyons
en paix » (57).
    En 1991, L’Aztèque de Bertrand Duquénelle : écrire pour survivre, dans le
désarroi ; en 2003, Perfecto de Thierry Fourreau : écrire pour survivre au désar-
roi. Dans l’intervalle qui sépare ces deux témoignages du sida, le conflit du
deuil et de l’agonie s’est apaisé. Entre les phrases interrompues et inachevables
de Duquénelle et le Requiescant de Fourreau, on mesure la distance entre la
parole prise dans l’urgence d’une bataille perdue d’avance et la parole décan-
tée dans le silence du deuil d’une génération de rescapés qui sont encore en
train d’accompagner leurs morts. Le deuil fait son travail, et tout témoignage
du sida est un journal de deuil. Mais même lorsque, chez Fourreau, la transva-
luation du deuil donne lieu à une renaissance à l’écriture34, celle-ci n’est culti-
vée que comme un supplément sans suppléance : l’écriture du deuil ne sauve
pas ; tout au plus elle commémore une lacune. Bien qu’à partir de perspectives
dissemblables sur la mort de l’autre, le livre de Duquénelle et celui de Fourreau
relèvent à cet égard d’une même attitude, niant le sida en tant qu’occasion
d’autotranscendance existentielle, morale ou artistique, niant l’écriture en tant
que pratique conjuratoire et sublimatoire, capable de reconfigurer l’expérience
de la maladie et de la transformer en accomplissement. Plus proches des
pages de Lagarce que des livres de Guibert ou bien de ceux de Dreuilhe ou de
Pascal de Duve, les témoignages de Duquénelle et de Fourreau font signe à
l’indicible de la mort et disent la survie comme perpétuation de la perte : ce
sont deux textes où l’on reste, pour ainsi dire, de ce côté-ci du miroir.
    « Il est inutile », écrit Catherine Mavrikakis dans Deuils cannibales et mélan-
coliques, « de penser la mort avec des critères de vivant, avec la notion de jus-
tice, de droit, de réparation. La mort d’un proche doit nous entraîner dans la
logique de la mort, quitte à y perdre la tête, quitte à y laisser sa peau. Il faut
passer, pour un temps, de l’autre côté du miroir ». « [I]mprégnée comme une
éponge » de la « spasmophilie » de Guibert35, de sa « grandiose » « esthétique

34 	Voir le commentaire au Journal de deuil de Barthes par Antoine Compagnon, « Écrire le
     deuil », Let’s Proust again !, Acta Fabula, 14, 2, février 2013 (http://www.fabula.org/revue/
     document7574.php).
35 	Catherine Mavrikakis, Deuils cannibales et mélancoliques, Montréal, Héliotrope, 2009
     [Laval, Trois, 2000], p. 173 et p. 153 (voir aussi p. 59-60 : « Pour certains vivants, dont je
     suis, la ligne de partage entre le monde des vivants et celui des morts semble parfois si
     floue que je me fais l’effet d’un mort-vivant. [. . .] Et, bien que l’on puisse croire que par là
     j’atteins une sorte de détachement de la vie [. . .], j’ai plutôt l’impression de m’incarner, de
     m’enfoncer dans l’opacité de la matière. [. . .] Je pense que vraiment c’est ce devenir-mort
     qui m’accroche à la vie ».

                                                                                  Stefano Genetti - 9789004325975
                                                                   Downloaded from Brill.com12/26/2021 06:06:55AM
                                                                                                     via free access
Appréhender sa mort par l ’ écriture de l ’ autre                                                  101

du mourir36 », l’écrivaine pleureuse se met à l’affût de la présence des morts
et se laisse envahir par leur vertigineuse prolifération. Le motif récurrent du
mort-vivant transfigure l’écriture du deuil en communication spectrale avec
les morts, allant jusqu’à la sublimation esthétique, voire érotique, et faisant
de L’Amant des morts de Mathieu Riboulet une figure post-guibertienne de
l’écrivain du sida37.
    Au désir de spectralité qui hante la littérature du sida, ainsi qu’une large par-
tie de la littérature testimoniale contemporaine38, des textes tels que L’Aztèque
et Perfecto opposent une sorte de résistance désenchantée : des points de sus-
pension, une plaque funéraire. Même lorsque le deuil de l’autre qu’éprouve
le mourant cède la place au travail du deuil chez le mortel, même lorsque le
témoignage en échec cède la place à la commémoration, la mort ne déborde
guère sur la vie et l’écriture du deuil se fait sur le mode mineur, et pourtant
essentiel, de l’épigraphique. Inscription pure de la perte qui dure, intacte,
l’épigraphe est l’indice lapidaire d’une absence, absence dont Renaud Camus,
dans ses Elégies pour quelques-uns – ce très beau livre sur le sida qui n’en est
pas un, puisqu’il pousse l’ellipse jusqu’à l’évitement – dit qu’elle est non seule-
ment « le mode le plus habituel, le plus normal, de notre rapport au monde »,
« de notre présence », mais aussi la condition même de la communication lit-
téraire, le livre étant, et pour l’écrivain et pour le lecteur, « l’instrument (ou le
balsamique, selon) de leur double et réciproque absence39 ». Et ceci surtout
dès que par l’écriture du moi aux prises avec la mort de l’autre, entre Je et Il, un
« fantasme d’écrivain » « parle de moi comme d’un peu mort40 ».

36 	Id., « Quand nous dévorons son corps malade », dans Arnaud Genon (numéro dirigé par),
     Hervé Guibert (1955-1991), La Revue littéraire, 51, décembre 2011, p. 62.
37 	Il suffit de penser à la séquence spectaculaire, à la fois macabre et grotesque, de la mani-
     festation au Père-Lachaise, « festin de vivants » et « défilé des morts » donnant lieu à
     « un ballet brutal, vital, éperdu », à un boléro queer et spectral où atteint son paroxysme
     le désir funèbre qu’implique, dès le titre du livre, le renvoi à « La Mort des amants » de
     Baudelaire : Mathieu Riboulet, L’Amant des morts, Lagrasse, Verdier, 2008, p. 89 et 90.
     Le protagoniste du roman de Riboulet n’est pas sans rappeler le « curieux personnage »
     de E. évoqué dans Perfecto (p. 26-27), où le traumatisme de l’inceste joue également un
     rôle important, souligné par le lien intertextuel avec l’œuvre de Christine Angot.
38 	Voir Stéphane Chaudier, « Petite enquête sur le désir contemporain de spectralité », dans
     Jean-Bernard Vray, Jutta Fortin (travaux réunis par), L’Imaginaire spectral de la littérature
     narrative française contemporaine, Saint-Étienne, Presses Universitaires de Saint-Étienne,
     2012, p. 209-223.
39 	Renaud Camus, Élégies pour quelques-uns, Paris, P.O.L., 1988, p. 73.
40 	Roland Barthes, Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 115 et p. 147.

                                                                                   Stefano Genetti - 9789004325975
                                                                    Downloaded from Brill.com12/26/2021 06:06:55AM
                                                                                                      via free access
Vous pouvez aussi lire