Corée Le cinéma des grandes promesses - Peter Rist - Érudit

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Séquences
La revue de cinéma

Corée
Le cinéma des grandes promesses
Peter Rist

Number 198, September–October 1998

URI: https://id.erudit.org/iderudit/49181ac

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Publisher(s)
La revue Séquences Inc.

ISSN
0037-2412 (print)
1923-5100 (digital)

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Rist, P. (1998). Corée : le cinéma des grandes promesses. Séquences, (198), 32–37.

Tous droits réservés © La revue Séquences Inc., 1998                                 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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                   CORÉE
       Le        cinema Jdes grandes
                                 d, promesses
       Pour une deuxième année consécutive, le Festival des rilms du monde dirige ses projec-
       teurs sur un pays dont le cinéma demeure le corps et l'âme de sa culture nationale.
       Susan Sontag a récemment déclaré que le cinéma était mort parce que la cinéphilie
       n'existait plus. Il est évident qu'elle n'a pas visité l'Iran (pays auquel le F F M rendait
       nommage l'an dernier) ou la Corée du Sud. Il surrit simplement de visionner les
       premières séquences de S a l a m C i n é m a (1995) de Mohsen Makhmalbar (où l'on voit
       littéralement plusieurs centaines de personnes se présenter à une audition pour un rilm
       à peine à 1 état d'ébauche) pour s'apercevoir que les Iraniens sont de véritables mordus
       du cinéma. Aujourd'hui, on pourrait en dire autant de la République de Corée (com-
       munément appellee Corée du Sud).

                                                                                                     Im Kwon-Taek

                                                               Shin Sangok

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    À la première édition du Festival interna-     un pouvoir de domination culturelle), les
tional de cinéma de Pusan, en 1996, la plu-        films locaux obtiennent désormais un accueil
part des projections affichaient complet.          favorable auprès du public et de la critique,
Après Séoul, Pusan (principal port de la Co-       bien que cet accueil soit un peu tempéré par
 rée du Sud) est la seconde ville la plus impor-   la crise économique qui prévaut en Asie. Avec
tante du pays. Selon la réalisatrice et critique   des recettes de plus de trois millions et demi
de cinéma coréenne Lee Mijeong, les jeunes         de dollars américains, The Gingko Bed
manifestaient tellement d'enthousiasme au           (Jacky Kang, 1996, et récemment présenté à
cours de ce festival, qu'ils étaient même partis   FantAsia) demeure le film coréen le plus lu-
à l'assaut quémander l'autographe du criti-        cratif. Le regard sur le cinéma coréen que
que britannique Tony Rayns, sans doute             propose cette année le Festival des films du
aujourd'hui l'un des spécialistes étrangers les    monde de Montréal est en partie une suite à
plus cotés du cinéma coréen les plus cotés.        l'hommage rendu à cette cinématographie
Imaginez que la même chose se produise à           nationale par le Festival de Berlin et à la pre-
Montréal, et qu'un groupe de personnes             mière rétrospective d'envergure sur le cinéma
étrangères au milieu professionnel (membres        coréen tenue au Canada en 1997 sous l'appel-
de l'industrie, étudiants, professeurs...) sache   lation Trois cinéastes coréens importants: Shin
parfaitement à quoi ressemble un critique de       Sangok, Yu Hyun-Mok, Im Kwon-Taek.
cinéma et insiste même pour lui demander                Historiquement, le cinéma coréen est
un autographe, et vous aurez une idée de           longtemps resté inconnu du reste du monde,                                                  Dream
l'état d'esprit des cinéphiles coréens             et jusqu'à un certain point, des Coréens eux-
d'aujourd'hui. De nombreux magazines de            mêmes. Selon Adriano Aprà, critique de ci-         miers exemples d'un cinéma politique subtil,
cinéma sont publiés en Corée, dont le men-         néma, seuls trois films faits en Corée avant       précurseur sans doute de celui d'Europe de
suel Kino (plus de 200 pages par numéro) et         1946 ont survécu et sont, à proprement par-       l'Est (notamment celui de la Pologne et de la
dans lequel on peut, bien entendu, trouver         ler, des films strictement japonais réalisés       Hongrie), tel que perçu au début des années
une foule de renseignements sur le cinéma          pendant la Deuxième Guerre mondiale par            50, alors que les cinéastes engagés ne pou-
coréen, mais aussi des nouvelles du cinéma         les forces japonaises d'occupation1. En effet,     vaient critiquer ouvertement leur propre
international, des articles de fond et des ana-    aucun film de la période 1926-1935 (connue         gouvernement ou celui de l'Union soviétique.
lyses minutieuses de films.                        comme l'âge d'or des films muets) n'a sub-         Ces réalisateurs avaient donc recours à l'art
                                                   sisté2. Dans ce lot, figure le chef-d'œuvre du     de la suggestion4. On constate avec amertume
                                                   cinéma coréen, Arirang (1926) du réalisateur       que, non seulement un quart de siècle de
                                                   Na Un-gyu, et que le critique et historien Lee     l'histoire du cinéma coréen a été perdu, mais
                                                   Young-Il appelle le «premier film nationa-         également qu'un véritable mouvement ciné-
                                                   liste3». Na n'avait que vingt-quatre ans lors-     matographique a disparu sans laisser de tra-
                                                   qu'il a tourné ce film, son premier, après         ces. (À ce propos, Lee Mijeong m'a montré
                                                   avoir passé deux années en prison pour son         un livre, écrit en coréen, sur l'histoire du ci-
                                                   radicalisme et son implication dans le mou-        néma coréen d'avant 1946. Il est dur d'imagi-
                                                   vement coréen indépendantiste. Avec cette          ner la frustration que peut ressentir le lecteur
                                                   œuvre des premiers temps, le cinéaste trouve       ou l'auteur d'un ouvrage qui trace le portrait
                                                   le moyen de critiquer en filigrane l'oppres-       d'une période de l'histoire du cinéma à ja-
                                                   sion perpétrée par les Japonais. Son protago-      mais perdue!) La phase suivante de l'histoire
                                                   niste, un étudiant, se débarrasse d'un pro-        du cinéma coréen, de la libération (1945) à la
                                The Gingko Bed     priétaire terrien après que ce dernier eut         fin de la guerre de Corée (1953, n'est pas
                                                   tenté de violer sa sœur. Na a réussi à sauver      pour autant mieux servie. Aprà écrit que de
    Pour vous donner une idée de l'ampleur         son film de la censure japonaise en donnant        cette période, seulement cinq films ont sur-
de cette cinéphilie, c'est au Paris des années     au héros une maladie mentale et en utilisant       vécu, aucun n'ayant été fait pendant le con-
60 (en plus exagéré, peut- être) que je pense.     des éléments allégoriques. De cette façon, il      flit5.
    Après une forte baisse de fréquentation        s'assurait que l'oppresseur ne ressemblerait            Par ailleurs, dans la quatrième édition
pour les produits made in Korea suite à l'af-      pas à un Japonais! Par la suite, le film a in-     (1991) du Guinness Book of Movie Facts and
flux soudain des productions hollywoodien-         fluencé d'autres cinéastes coréens et à eu         Feats, de Patrick Robertson, on trouve une
nes (qui, avant les Jeux Olympiques de Séoul       droit à plusieurs versions. Le cinéma coréen       liste de cinquante-neuf films coréens réalisés
de 1988, n'avaient aucun droit de s'arroger        de cette phase expérimentale est un des pre-       entre 1946 et 1949. Un nombre inconnu a été

No 198 • Septembre/Octobre 1998                                                                                                                   33
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                                                  intéressant sur le plan de la forme, mais sem-   teurs (Shin Sang-Ok, Yu Hyun-Mok et Kim
                                                  ble extêmement réactionnaire de nos jours        Su-Yong) est riche en aspects stylistiques et
                                                  dans sa représentation de la femme en tant       visuels. On peut en déduire que ces films
                                                  que victime consentante d'une société occi-      s'inspirent, par leur structure formelle, d'un
                                                  dentale de consommation, tandis que les          certain cinéma japonais; et je n'ai aucun
                                                  hommes demeurent les libres représentants        doute à croire que de nombreux critiques de
                                                  de la loyauté et de la morale traditionnelle.    cinéma coréens voient leur propre cinéma de
                                                  Néanmoins, comparé à d'autres films asiati-      cette époque comme dominé par l'esthétique
                                                  ques de la même époque, Une femme libre          japonaise. Sur le plan thématique, les met-
                                                  est une œuvre sexuellement explicite, mon-       teurs en scène de ces trois productions ten-
                                                  trant le baiser, des dos qui se caressent en     dent vers le pessimisme narratif et semblent
                                                  dansant, et un couple se laissant tomber dans    être adeptes de ce que Lee affirme être «le
                                                  un lit.                                          caractère particulier du cinéma coréen à pri-
                                                      La décennie des années 60 est considérée     vilégier l'instinct national, comme pour se
                                                  comme la période classique de l'industrie ci-    délivrer d'autres influences, et sa particularité
                                                  nématographique coréeenne. En effet, la loi      cinématique à exprimer profondément et
                                            Adada
                                                  de la Korea Motion Picture Promotion Cor-        avec rigueur de vraies émotions humaines».
                                                  poration (20 janvier 1962) stipule que les       La tendance des trois réalisateurs à appuyer
fait après la guerre. Je me considère assez compagnies de production doivent s'assurer             cette doctrine peut être vue comme un pro-
chanceux d'avoir pu visionner un des plus qu'un minimum de quinze films soient mis                 pension au mélodrame, mais bien plus, je la
vieuxfilmscoréens toujours conservé, Vive la en chantier par année, et qu'ils se plient à des      vois personnellement comme une approche
liberté (Jayu Mansu, 1946) de Choe In-gyu. exigences commerciales. L'ère de la produc-             contemporaine purement coréenne (plutôt
Mais la copie est dans un tel état que le film tion artisanale cède le pas à celle des films de
devient du coup inintelligible. Comme le studio. Ce qui a pour résultat de réduire le
suggère le titre, il s'agit d'un de ces films que nombre de maisons de production. De 71,
Lee Yang-Il appelle films de la libération (le elles passent à 16. On voit apparaître de nou-
premier d'une série), qui demeure incons- veaux genres cinématographiques: drames
testablement anti-japonais. Apparemment, le criminels, films de guerre, films d'espion-
film fut un succès populaire sous Tchang nage, productions destinées aux jeunes, des
Kaï-chek6. Une seule œuvre a survécu de la mélodrames dont l'action se situe dans les
première année de production de films après milieux ouvriers (plutôt que bourgeois), ainsi
la guerre. En 1954, huit films coréens sont que des comédies qui ne visent qu'à divertir
tournés et le nombre de films encore existant le grand public (et probablement à une sen-
augmente de façon considérable, rendant sibilité, disons, plus aiguë)9. On constate par
ainsi l'analyse et la chronique de l'histoire ailleurs que la loi prend son temps à s'instau-
                                                                                                                          The Men with Three Coffins
ultérieure du cinéma coréen possible7.            rer dans le milieu et, d'un point de vue for-
    Lee nomme la période s'étalant de 1955 à mel, à s'écarter du ton réaliste jusqu'ici em-
1960 celle du renouveau: la production s'ac- ployé; à travers un système de récompenses            que japonaise) et plus directe sur le plan de
croît rapidement, passant de quinze films en gouvernementales, les réalisateurs de l'époque        l'émotion. En effet, Shin utilisait régulière-
1955, à 108 en 1959 et à 90 en I9608. La sont encouragés à produire des films de qua-              ment le gros plan, non seulement des visages,
majorité des films réalisés pendant cette pé- lité et d'avoir recours aux récits littéraires,      mais également des jambes, des pieds et des
riode sont des mélodrames. Le premier grand particulièrement durant la seconde moitié de           mains. Son style était en quelque sorte sen-
succès populaire s'intitule L'Histoire de la décennie10. Je suis persuadé, cependant,              suel, et était capable d'associer les mouve-
Chunhyang (Chunhyang jon/1955), nouvelle que quelques cinéastes importants ont conti-              ments de caméra au montage, afin que le
version d'un film populaire de 1935, adapté nué à avoir un succès critique en tant                 public puisse s'identifier corps et âme aux
d'un roman dont l'action se situe durant la qu'auteurs à travers ces dix années de cinéma          personnages du film. Son choix de la couleur
dynastie Yi, et qui raconte la lutte d'une contrôlé. Si l'on sefieà quelques publications          et la maîtrise de son utilisation (notamment
femme mariée essayant de demeurer fidèle étrangères relatant l'histoire du cinéma co-              dans la présentation des décors naturels) évo-
alors qu'elle est harcelée (et même torturée) réen des cinquante premières années, on re-          quaient étrangement le cinéma de King Hu.
par un nouveau gouverneur du comté. Le trouve très peu d'analyses ou d'informations                D'ailleurs, dans des drames historiques tels
deuxième, Une femme libre (Jayu Buin), qui sur le côté formel (et esthétique) desfilms.Et          que Le Rêve (KK'um/1967) et Les Eunuques
fut présenté à Montréal, n'est pas vraiment pourtant, l'œuvre d'au moins trois réalisa-            (Naesi/1968), son travail sur les costumes tra-

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ditionnels coréens annonçait la technique           Nord, il est primordial que l'œuvre de Shin        on constate que Kim Suyong est sans doute le
employée par Im Kwon-Taek. Dans Le cruel            soit un jour réévaluée dans son ensemble tant      premier cinéaste coréen à avoir été influencé
destin des femmes de l'époque de la dynastie        le cinéaste maîtrise le médium cinématogra-        par les traditions de la peinture paysagiste
Yi (Yijoyoin Chanaeska/1969), film en trois         phique par son style à la fois voluptueux et       coréenne. Tournées en écran large et en noir
parties, on passe de façon remarquable de la        sensuel.                                           et blanc, les deux productions utilisent le
couleur au noir et blanc au moment le plus              D'autre part, plusieurs critiques coréens      plan d'ensemble et des plans généraux très
austère du premier épisode. Une jeune               voient Yu Hyun-Mok comme le cinéaste de la         larges, souvent mis en évidence par des pano-
femme estfiancéeà un jeune homme malade             période classique11.                               ramiques. Beaucoup plus physiques que les
(beaucoup plus jeune qu'elle) qui finit par             Son œuvre est indéniablement beaucoup          drames historiques de Shin Sang-Ok, les
mourir, mais selon la tradition, elle doit tout     plus intellectuelle que celle des autres cinéas-   films de Kim Suyong appellent l'émotion des
de même l'épouser! Dans Le Rêve, à mon              tes. Mais hormis son chef-d'œuvre incontesté       spectateurs même si c'est contre leur gré.
sens, le plus beau film coréen de cette épo-        Une balle perdue (Obaltan/1961) — qui a dû             Il est évident qu'à travers l'œuvre de ces
que, le cinéaste a construit une œuvre oniri-       d'ailleurs offenser de nombreux spectateurs        trois cinéastes coréens qui ont produit leurs
que, impitoyable et passionnante, qui réussit       de l'époque à cause de sa dure condamnation        meilleurs films au cours des années 60, on
à être à la fois sereinement magnifique et de       de la période de convalescence de la Corée         assiste à l'émergence du cinéma en tant
façon discordante, très physique: un moine          après la guerre, créatrice de nombreuses vic-      qu'art, alors qu'à cette même époque, le ci-
dévoyé s'imagine enlever la femme du gou-           times marginalisées — je trouve le travail de      néma coréen est généralement marqué par la
verneur et ressent toutes les sensations physi-     Hyun-Mok souvent brusque et inégal, et             transition qui s'effectue entre le réalisme ar-
ques au cours d'un rêve, ce qui le pousse par      beaucoup plus intéressant sur le plan de la         tisanal et l'industrie du divertissement créée
la suite à rejeter cette réalité et à devenir un    thématique que sur celui de la forme. Même         par les studios. Durant cette période, certai-
vrai bouddhiste. L'Invité de la chambre            Une balle perdue subit l'influence du               nes prédispositions (tendance vers la création
d'hôte et ma mère (Sarangbang Sonnim-Kwa            néoréalisme italien et à certains endroits, on     artistique, accueil public et critique favorable
Omoni/1961) est considéré par les experts          sent l'amateurisme dans le jeu des interprè-        pour les films locaux) permettent la création
comme étant le chef-d'œuvre de Shin. Il            tes. Mais le film est pourvu tout de même de        d'une esthétique cinématographique co-
s'agit d'un film beaucoup plus retenu que les      scènes de grande émotion: une poursuite             réenne malheureusement négligée en Améri-
trois autres cités plus haut. Tourné en noir et    composée d'une série de très beaux plans            que du Nord.
blanc et en écran large, le film rappelle ceux      urbains diurnes, et la déprimante et lente             Dans les années 70, le cinéma coréen tra-
de Yasujiro Ozu par sa composition intelli-        agonie du personnage principal, un compta-          verse un véritable déclin. Mais lorsqu'il pren-
gente et raffinée des intérieurs et des décors     ble aliéné de tous, souffrant constamment de        dra son essor dans la décennie suivante, il
naturels. Et pourtant, trait caractéristique        maux de dents, et qui, après la mort de sa         commencera à être connu et apprécié en
chez Shin, le récit est mené par une caméra        femme en couches, demande à un chauffeur            Occident. Je me souviens avoir vu le premier
subjective à travers la conscience d'une jeune     de taxi de le conduire dans la nuit vers l'in-      film coréen au Festival des films du monde,
fille qui souhaite que sa mère, une veuve, se      connu.                                              en 1988. Il s'agit de Adada (1987) de Im
remarie. Même en Corée où Shin n'est peut-              On soulignera deux autres films réalisés       Kwon-Taek. Drame historique mettant en
être pas considéré un grand metteur en scène       dans les années 60 par Kim Suyong, Le Vil-          scène une jeune femme sourde-muette, le
(comme il aurait dû l'être) à cause sans doute     lage au bord de la mer (Gaet Ma-Ul/1965) et         film montre la condition de la femme, margi-
de l'enlèvement scandaleux qu'il a subi aux        L'Incendie dans la montagne (Sanbul). Fort          nalisée par une société traditionnelle, mais il
mains de son voisin hostile, la Corée du           probablement, le cinéaste désirait que les          se présente également comme une allégorie
                                                   spectateurs puissent comprendre les mal-            sur l'assujetissement des femmes dans la so-
                                                   heurs des personnages féminins comme s'il           ciété d'aujourd'hui (et peut-être aussi sur le
                                                   s'agissait des leurs, particulièrement dans Le      passé colonial de la Corée). Dans le rôle prin-
                                                   Village au bord de la mer où il montre l'es-        cipal, l'imposante interprétation de Shin
                                                   prit de solidarité qui unit ces femmes dont la      Hye-Soo lui a valu le Prix de la meilleure
                                                   destinée est d'être veuves, lorsque leurs maris     actrice au FFM. Après la projection, on ac-
                                                   pêcheurs périssent en mer. Par contre, les          cepte mal la mort d'un tel personnage (son
                                                   deuxfilmsmontrent des failles dans leur trai-       mari la maltraite, puis l'abandonne pour aller
                                                   tement des rapports entre les sexes (les fem-       vivre avec une prostituée; puis l'homme avec
                                                   mes sont violées et, étrangement, finissent         qui elle espère refaire sa vie la pousse jus-
                                                   par tomber amoureuses de leur agresseur).           qu'au suicide), mais les couleurs vibrantes du
                                                   Néanmoins, les deux films utilisent égale-          costume d'Adada, ainsi que la splendeur sau-
                                                   ment les décors naturels à bon escient. À en        vage du décor naturel servent de contrepoint
                                       Sopyonji    juger par le travail de ces deux réalisateurs,      à la tristesse de son existence. Semblable, par

No 198 • Septembre/Octobre 1998                                                                                                                   35
Corée Le cinéma des grandes promesses - Peter Rist - Érudit
I    0 S S I E R

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La Chute                                                                versité Concordia program-         d'une bande sonore remarquable. Sans doute
                                                                                                           influencés par le cinéma récent du Taïwanais
                                 Paradoxe en orange mait                       des mini-rétrospectives
                                                                        du cinéma coréen. Mais c'est       Hou Hsiao-hsien, Chong et Im ont mis au

A     vec La Chute, le réalisateur Im Kwon-Teak effectue un
      retour au thème de son film le plus célèbre, Sibaji (1986).
Dans les années 1970, Yong-Eun, jeune fille de six-sept ans ori-
                                                                        indubitablement au Festival
                                                                        des films du monde que la
                                                                        participation de la Corée
                                                                                                           point une magnifique méditation visuelle et
                                                                                                           sonore sur le p'ansori, une forme tradition-
                                                                                                           nelle du récit musical (opéra) coréen. Des
ginaire de la campagne, pénètre dans les quartiers urbains de la        s'est faite de façon régulière,    plans séquences permettent au spectateur
prostitution, et cela bien malgré elle. Croyant sincèrement
                                                                        année après année, permet-         d'assister sans interruption à des récits chan-
qu'elle a été engagée comme serveuse, elle est forcée de vendre
                                                                        tant à un large public de se       tés et l'image, cadrée en plan général, donne
son corps. Un de ses clients Kil-Yong, se montre gentil avec elle,
mais — lorsqu'il retourne la voir, elle a disparu. Plus tard,Yong-
                                                                        familiariser avec les nou-         pleinement la perspective des différentes for-
Eun devient une femme d'affaires pleine de talent, mais ruine sa        veaux   films coréens.             mes de représentation du paysage coréen. À ce
vie à nouveau en retombant dans la prostitution, cette fois à son           Jusqu'à   présent, quelque     titre, il est clair que Sopyonje restera l'un des
niveau le plus bas.                                                     treize films d'Im Kwon-Tang        plus beaux films d'Im Kwon-Taek.
     Les années 1970 appartiennent à une pédiode très sombre            ont été présentés à Montréal,          À la suite des nouvelles tendances mises
dans l'histoire de la Corée. La répression y était galopante, les       beaucoup plus qu'aucun             de l'avant par Im Kwon-Taek et Lee Chong-
droits humains souvent bafoués. Par coïncidence, c'était aussi la       autre réalisateur coréen. Il est
décennie la plus faible artistiquement dans le domaine du ci-           clair qu'au cours des années
néma. La Chute suit de près de trois longs métrages très
                                                                        80, Im était, à mon avis, le ci-
applaudis d'Im Kwon-Taek, à savoir Sopyonje (1993), Les
                                                                        néaste le plus marquant de la
Monts Raebaek (1994) et Festival (1996), qui présentaient
tous un visage plus positif des attitudes face à la vie. On se
                                                                        Corée   du Sud et fort proba-
demande alors quelles raisons ont poussé un réalisateur re-             blement,   le plus prolifique du
connu à se pencher maintenant (et de façon aussi réaliste) sur          pays. Selon une publication
le côté négatif du comportement humain durant cette période             distribuée pendant le premier
particulière. En choisissant de faire de son film un récit histori-     Festival international de ci-
que, l'auteur suggère peut-être que les problèmes décrits n'exis-       néma de Pusan, Im a réalisé
tent plus en 1998 — ce qui n'est malheureusement le cas. En             seize films dans la décennie.
tout cas, la force de La Chute réside dans sa nature descriptive.
                                                                        Gilsodom (1985) est un bon
Et il faut mentionner que le réalisateur a pris quelques risques
                                                                        exemple montrant l'habileté
courageux en improvisant la majorité des scènes de son scéna-
rio, immergeant son film dans un milieu aux couleurs baroques,
                                                                        du metteur en scène à abor-                                             A Hot Roof

l'orange dominant                                                       der des sujets politiques jadis
     La Chute reste une œuvre énigmatique, très attachante              interdits (sans doute, il pou-     Ho, les critiques ont appelé cette période de
émotionnellement et assez singulière du réalisateur le plus in-         vait se le permettre grâce à sa    reprise cinématographique des années 80 la
fluent de Corée.                                                        notoriété de grand cinéaste).      nouvelle vague coréenne. Deux noms s'impo-
                                                                        Dans un premier temps, La          sent: Jang Sun-Woo (né en 1952) et Park
                                                   Lee Mi-Jeong
                                                                        Fille du feu (1983) se pré-        Kwang-Su (né en 1955). Le premier fait une
                                                                        sente comme une enquête            entrée fracassante avec Le Temps du succès
son côté formel, à l'approche utilisée par minutieuse sur la religion. Mais en analysant                   (Songgong Sidae/1987), une comédie satiri-
Kenji Mizoguchi dans ses films de femmes des le film de plus près, on se rend compte qu'il                 que, tandis que le premier film de Park, Chil-
années 50, l'œuvre d'Im possède néanmoins s'agit aussi d'une trajectoire vers le passé, plus               Su et Man-Su (1988) procède selon une
plus de rythme et de dynamisme, suggérant particulièrement axée sur le sud du pays.                        structure narrative beaucoup plus sérieuse,
par la même occasion que si le cinéma coréen Avançant l'idée que le chamanisme est une                     notamment dans sa critique sociale. Étrange-
s'est souvent inspiré du cinéma japonais, il part essentielle de la culture nationale, le film             ment, on s'aperçoit que les deux films finis-
n'en demeure pas moins qu'il se cherche aussi interroge en outre les pouvoirs du christia-                 sent par des suicides.
un style propre dans les années 80.                    nisme. Les trois films en question furent mis          Récemment, deux livres sur la nouvelle
     Dans d'autres circonstances, j'ai eu l'occa- en images par le grand directeur photo Chong             vague coréenne ont été publiés en langue
sion de visionner L'Homme aux trois cer- Il-Song et, à l'instar d'Adada, La Fille du feu                   anglaise. Il s'agit de Seoul Stirring, écrit par
cueils (1987) de Lee Chang- Ho, un étrange possède de très puissantes qualités visuelles,                  Tony Rayns, et qui servit de guide à une série
récit sur les pratiques magiques du chama- notamment dans l'utilisation de l'écran large                   de films coréens présentés au ICA de Lon-
nisme, commenté à travers une structure à la pour cadrer les cérémonies chamanistes. Éga-                  dres, et Korean New Wave, une publication du
fois fascinante et compliquée. En mai 1990 et lement mis en images par Chong, Sopyonje                     premier Festival international de cinéma de
en novembre 1993, le Conservatoire d'Art ci- est l'un des films les plus sombres d'Im et au                Pusan12. Et cette nouvelle vague est loin de se

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I    O S S I E R

                                                     par le travail à la caméra de Doyle. En effet,     tion des émotions rappelle les différences
                                                     loin des extravagances à la mode de ses dé-        entre les cinémas coréens du passé et ceux du
                                                     buts, il exécute ici un travail exceptionnel       reste de l'Asie de l'Est. La désinvolture avec
                                                     dans la composition de l'image, cadrant les        laquelle les hommes abusent de leur pouvoir
                                                     objets en premier plan en tant qu'éléments         (notamment dans Green Fish) nous rappel-
                                                     indistincts et avec un sens du rythme plus         lent que les Coréens ont dû résister à l'op-
                                                     languissant que rapide. Le pessimisme ro-          pression coloniale et à d'autres formes de
                                                     mantique de l'ensemble relie cet exercice de       privations pendant des siècles.
                                                     style marquant au travail de Wong.                     Cette année, les perspectives de nouvelles
                                                         Auparavant, Park Ki-Yong a été un pro-         découvertes dans le cinéma coréen s'avèrent
                                                     ducteur prestigieux (Vers l'île étoilée de Park    extrêmement prometteuses au Festival des
                                                     Kwang-Su, 1994), mais en coscénarisant Mo-         films du monde. Il est à espérer que le public
                                                     tel Cactus, il réussit à réunir quatre couples     et la critique sauront profiter de l'occasion
                                                     dans la même pièce à différentes étapes de         pour découvrir et apprécier cette cinémato-
                                                     leur relation amoureuse (allant du désir ar-       graphique encore peu connue chez nous. Q
                  The Day a Pig Fell into the Well   dent de l'amour aux efforts utilisés pour le
                                                                                                                                               Peter Rist
                                                     rapprochement ou la réconciliation). Il s'agit
                                                                                                                    (traduit de l'anglais par Élie Castiel)
terminer puisque de nouveaux réalisateurs            d'un véritable défi pour le spectateur qui doit
naissent au milieu de la cinéphilie des années       constamment suivre une narration fragmen-
90. Quelques exemples: Lee Jae-Yong et Byun          tée tout en reconnaissant sa continuité. Dans      Notes
Hyuk avec Homo Videocus (1991), leur court           le désespoir que manifestent les personnages,      1. À la découverte du cinéma coréen, Le cinéma
métrage en 16 mm sur la dépendance à la              le film en question possède une saveur co-         coréen, sous la direction d'Ariano Aprà (Paris: Édi-
télévision; le road-movie tragi-comique de                                                              tions du Centre George Pompidou, 1994), p. 35.
                                                     réenne bien dinstincte, tandis que Green Fish
                                                                                                        2. Lee Young-Il, The History of Korean Cinema:
Yeo Kyun-Dong, Au-dehors du monde (Sae               n'est rien moins qu'un film contemporain           Main Current of Koren Cinema (Seoul: Motion
Sang Bakuro/1994); A Hot Roof (1996) de              réalisé en Corée. On peut même ajouter qu'il       Picture Promotion Corporation, 1988).
Lee Min-Yong, mettant en scène un groupe             s'agit de la représentation filmique la plus       3. Ibid., p. 43.
de femmes prêtes à se battre contre la vio-          inquiétante (et possiblement la plus véridi-       4. Lee parle également d'une autre tendance appa-
                                                                                                        rue plus tard, celle d'un cinéma allégorique sous le
lence des hommes; et Three Friends                   que) de l'univers des gangsters. Avant de se       contrôle plus strict des Japonais et la violence n'était
(Sechinku/1996), regard surréaliste sur trois        lancer dans la réalisation, Lee Chang-Dong a       pas tolérée; en quelque sorte, des films d'inspiration
jeunes perdants, réalisé par une femme, Yim          fait de la scénarisation (également pour Park      où, par exemple, un personnage quittait sa maison,
Soon-Rye.                                            Kwang-Su) et cela se voit d'ailleurs dans la       ou souvent son village, et y retournait plus tard en-
    Il est fort probable que les plus éminents                                                          seigner aux autres à devenir de meilleurs individus.
                                                     construction soignée du récit et la présenta-
                                                                                                        Ibid., p. 72-75.
réalisateurs ayant fait leurs premières armes        tion des personnages dans Green Fish. De           5. Aprà, op. cit.
demeurent Hong Sang-Soo (The Day a Pig               retour du service militaire, Makdoong ren-         6. Lee, op. cit., p. 86.
Fell into the Well, 1996) et Byung Yong-Joo          contre une jeune femme, Mieh, qui l'aide à se      7. Aprà, op. cit.
(The Murmuring, documentaire sur les fem-            trouver une occupation: travailler pour l'ami      8. Lee, op. cit., p. 111.
mes réconfortantes ayant servi les troupes ja-                                                          9. Ibid., p. 149-173.
                                                     de celle-ci, un gangster. À l'instar du protago-   10. Ibid., p. 173-175.
ponaises durant la Deuxième Guerre mon-              niste joué par Charles Aznavour dans Tirez         11. Il a obtenu 11 Prix Grand Bell, la récompense
diale, 1995)".                                       sur le pianiste (1960) de François Truffaut,       cinématographique coréenne la plus convoitée; Lee
    Malheureusement, je n'ai pas eu l'occasion       Makdoong ne parvient pas à se sortir de l'en-      Youn-Il l'appelle le «le plus grand réalisateur que
de voir ces deuxfilms.Par contre, au cours du                                                           notre pays ait jamais produit depuis la libération (du
                                                     grenage du crime où il s'est enfoncé. Mais
                                                                                                        pouvoir japonais) en 1945» (For Yu Hyun-Mok: A
22e Festival international de cinéma de Hong-        comme son prédécesseur de la Nouvelle Va-          Tribute, Three Korean Master Filmmakers (New York:
Kong tenu en avril dernier, j'ai eu la chance de     gue, le réalisme dans Green Fish dépasse           New York Museum of Modern Art, 1996), p. 18.
visionner deux nouveaux films coréens, des           toute notion de forme et de genre, alors que       12. Tony Rayns, Seoul Stirring: 5 Korean Directors
premières œuvres dans les deux cas: Motel            le personnage central finit par mourir sans        (Londres : Institute of Contemporary Arts, 1994);
                                                                                                        Korean New Wave: Retrospective from 1980 to 1995
Cactus (1997) de Park Ki-Yong et Green Fish          produire d'effet comique. Les soudaines et         (Pusan : Pusan International Film Festival, 1996).
(Chonok Mulgoki/1997) de Lee Chang-Dong.             brutales explosions de violence qui ponc-          13. Le deuxième long métrage de Hong Sang-Soo, Le
Lors de cette manifestation, il était souvent        tuent le film lui procurent un ton de véracité     Pouvoir de la province de Kangwon, est présenté par
question de l'apport de Christopher Doyle (le        évoquant en même temps certains premiers           Tony Rayns dans une étude détaillée sur le jeune ci-
chef opérateur de Wong Kar-wai) à la direc-                                                             néma en Corée du Sud, «Cinéphile Nation», Sight
                                                     films coréens d'importance et mettant en lu-
                                                                                                        and Sound, vol. 8, n° 1 (janvier 1998), p. 24-27.
tion photo de Motel Cactus. L'intérêt suscité        mière un problème social coréen. Dans les
par le film semblait dû à l'effet visuel produit     deux films, la franchise dans la démonstra-

No 198 • Septembre/Octobre 1998                                                                                                                            37
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