Corée Le cinéma des grandes promesses - Peter Rist - Érudit
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Document generated on 12/09/2021 1:02 p.m. Séquences La revue de cinéma Corée Le cinéma des grandes promesses Peter Rist Number 198, September–October 1998 URI: https://id.erudit.org/iderudit/49181ac See table of contents Publisher(s) La revue Séquences Inc. ISSN 0037-2412 (print) 1923-5100 (digital) Explore this journal Cite this article Rist, P. (1998). Corée : le cinéma des grandes promesses. Séquences, (198), 32–37. Tous droits réservés © La revue Séquences Inc., 1998 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
I] O S S I E R CORÉE Le cinema Jdes grandes d, promesses Pour une deuxième année consécutive, le Festival des rilms du monde dirige ses projec- teurs sur un pays dont le cinéma demeure le corps et l'âme de sa culture nationale. Susan Sontag a récemment déclaré que le cinéma était mort parce que la cinéphilie n'existait plus. Il est évident qu'elle n'a pas visité l'Iran (pays auquel le F F M rendait nommage l'an dernier) ou la Corée du Sud. Il surrit simplement de visionner les premières séquences de S a l a m C i n é m a (1995) de Mohsen Makhmalbar (où l'on voit littéralement plusieurs centaines de personnes se présenter à une audition pour un rilm à peine à 1 état d'ébauche) pour s'apercevoir que les Iraniens sont de véritables mordus du cinéma. Aujourd'hui, on pourrait en dire autant de la République de Corée (com- munément appellee Corée du Sud). Im Kwon-Taek Shin Sangok 32 Séquences
O S S I E R À la première édition du Festival interna- un pouvoir de domination culturelle), les tional de cinéma de Pusan, en 1996, la plu- films locaux obtiennent désormais un accueil part des projections affichaient complet. favorable auprès du public et de la critique, Après Séoul, Pusan (principal port de la Co- bien que cet accueil soit un peu tempéré par rée du Sud) est la seconde ville la plus impor- la crise économique qui prévaut en Asie. Avec tante du pays. Selon la réalisatrice et critique des recettes de plus de trois millions et demi de cinéma coréenne Lee Mijeong, les jeunes de dollars américains, The Gingko Bed manifestaient tellement d'enthousiasme au (Jacky Kang, 1996, et récemment présenté à cours de ce festival, qu'ils étaient même partis FantAsia) demeure le film coréen le plus lu- à l'assaut quémander l'autographe du criti- cratif. Le regard sur le cinéma coréen que que britannique Tony Rayns, sans doute propose cette année le Festival des films du aujourd'hui l'un des spécialistes étrangers les monde de Montréal est en partie une suite à plus cotés du cinéma coréen les plus cotés. l'hommage rendu à cette cinématographie Imaginez que la même chose se produise à nationale par le Festival de Berlin et à la pre- Montréal, et qu'un groupe de personnes mière rétrospective d'envergure sur le cinéma étrangères au milieu professionnel (membres coréen tenue au Canada en 1997 sous l'appel- de l'industrie, étudiants, professeurs...) sache lation Trois cinéastes coréens importants: Shin parfaitement à quoi ressemble un critique de Sangok, Yu Hyun-Mok, Im Kwon-Taek. cinéma et insiste même pour lui demander Historiquement, le cinéma coréen est un autographe, et vous aurez une idée de longtemps resté inconnu du reste du monde, Dream l'état d'esprit des cinéphiles coréens et jusqu'à un certain point, des Coréens eux- d'aujourd'hui. De nombreux magazines de mêmes. Selon Adriano Aprà, critique de ci- miers exemples d'un cinéma politique subtil, cinéma sont publiés en Corée, dont le men- néma, seuls trois films faits en Corée avant précurseur sans doute de celui d'Europe de suel Kino (plus de 200 pages par numéro) et 1946 ont survécu et sont, à proprement par- l'Est (notamment celui de la Pologne et de la dans lequel on peut, bien entendu, trouver ler, des films strictement japonais réalisés Hongrie), tel que perçu au début des années une foule de renseignements sur le cinéma pendant la Deuxième Guerre mondiale par 50, alors que les cinéastes engagés ne pou- coréen, mais aussi des nouvelles du cinéma les forces japonaises d'occupation1. En effet, vaient critiquer ouvertement leur propre international, des articles de fond et des ana- aucun film de la période 1926-1935 (connue gouvernement ou celui de l'Union soviétique. lyses minutieuses de films. comme l'âge d'or des films muets) n'a sub- Ces réalisateurs avaient donc recours à l'art sisté2. Dans ce lot, figure le chef-d'œuvre du de la suggestion4. On constate avec amertume cinéma coréen, Arirang (1926) du réalisateur que, non seulement un quart de siècle de Na Un-gyu, et que le critique et historien Lee l'histoire du cinéma coréen a été perdu, mais Young-Il appelle le «premier film nationa- également qu'un véritable mouvement ciné- liste3». Na n'avait que vingt-quatre ans lors- matographique a disparu sans laisser de tra- qu'il a tourné ce film, son premier, après ces. (À ce propos, Lee Mijeong m'a montré avoir passé deux années en prison pour son un livre, écrit en coréen, sur l'histoire du ci- radicalisme et son implication dans le mou- néma coréen d'avant 1946. Il est dur d'imagi- vement coréen indépendantiste. Avec cette ner la frustration que peut ressentir le lecteur œuvre des premiers temps, le cinéaste trouve ou l'auteur d'un ouvrage qui trace le portrait le moyen de critiquer en filigrane l'oppres- d'une période de l'histoire du cinéma à ja- sion perpétrée par les Japonais. Son protago- mais perdue!) La phase suivante de l'histoire niste, un étudiant, se débarrasse d'un pro- du cinéma coréen, de la libération (1945) à la The Gingko Bed priétaire terrien après que ce dernier eut fin de la guerre de Corée (1953, n'est pas tenté de violer sa sœur. Na a réussi à sauver pour autant mieux servie. Aprà écrit que de Pour vous donner une idée de l'ampleur son film de la censure japonaise en donnant cette période, seulement cinq films ont sur- de cette cinéphilie, c'est au Paris des années au héros une maladie mentale et en utilisant vécu, aucun n'ayant été fait pendant le con- 60 (en plus exagéré, peut- être) que je pense. des éléments allégoriques. De cette façon, il flit5. Après une forte baisse de fréquentation s'assurait que l'oppresseur ne ressemblerait Par ailleurs, dans la quatrième édition pour les produits made in Korea suite à l'af- pas à un Japonais! Par la suite, le film a in- (1991) du Guinness Book of Movie Facts and flux soudain des productions hollywoodien- fluencé d'autres cinéastes coréens et à eu Feats, de Patrick Robertson, on trouve une nes (qui, avant les Jeux Olympiques de Séoul droit à plusieurs versions. Le cinéma coréen liste de cinquante-neuf films coréens réalisés de 1988, n'avaient aucun droit de s'arroger de cette phase expérimentale est un des pre- entre 1946 et 1949. Un nombre inconnu a été No 198 • Septembre/Octobre 1998 33
O S S I E R intéressant sur le plan de la forme, mais sem- teurs (Shin Sang-Ok, Yu Hyun-Mok et Kim ble extêmement réactionnaire de nos jours Su-Yong) est riche en aspects stylistiques et dans sa représentation de la femme en tant visuels. On peut en déduire que ces films que victime consentante d'une société occi- s'inspirent, par leur structure formelle, d'un dentale de consommation, tandis que les certain cinéma japonais; et je n'ai aucun hommes demeurent les libres représentants doute à croire que de nombreux critiques de de la loyauté et de la morale traditionnelle. cinéma coréens voient leur propre cinéma de Néanmoins, comparé à d'autres films asiati- cette époque comme dominé par l'esthétique ques de la même époque, Une femme libre japonaise. Sur le plan thématique, les met- est une œuvre sexuellement explicite, mon- teurs en scène de ces trois productions ten- trant le baiser, des dos qui se caressent en dent vers le pessimisme narratif et semblent dansant, et un couple se laissant tomber dans être adeptes de ce que Lee affirme être «le un lit. caractère particulier du cinéma coréen à pri- La décennie des années 60 est considérée vilégier l'instinct national, comme pour se comme la période classique de l'industrie ci- délivrer d'autres influences, et sa particularité nématographique coréeenne. En effet, la loi cinématique à exprimer profondément et Adada de la Korea Motion Picture Promotion Cor- avec rigueur de vraies émotions humaines». poration (20 janvier 1962) stipule que les La tendance des trois réalisateurs à appuyer fait après la guerre. Je me considère assez compagnies de production doivent s'assurer cette doctrine peut être vue comme un pro- chanceux d'avoir pu visionner un des plus qu'un minimum de quinze films soient mis pension au mélodrame, mais bien plus, je la vieuxfilmscoréens toujours conservé, Vive la en chantier par année, et qu'ils se plient à des vois personnellement comme une approche liberté (Jayu Mansu, 1946) de Choe In-gyu. exigences commerciales. L'ère de la produc- contemporaine purement coréenne (plutôt Mais la copie est dans un tel état que le film tion artisanale cède le pas à celle des films de devient du coup inintelligible. Comme le studio. Ce qui a pour résultat de réduire le suggère le titre, il s'agit d'un de ces films que nombre de maisons de production. De 71, Lee Yang-Il appelle films de la libération (le elles passent à 16. On voit apparaître de nou- premier d'une série), qui demeure incons- veaux genres cinématographiques: drames testablement anti-japonais. Apparemment, le criminels, films de guerre, films d'espion- film fut un succès populaire sous Tchang nage, productions destinées aux jeunes, des Kaï-chek6. Une seule œuvre a survécu de la mélodrames dont l'action se situe dans les première année de production de films après milieux ouvriers (plutôt que bourgeois), ainsi la guerre. En 1954, huit films coréens sont que des comédies qui ne visent qu'à divertir tournés et le nombre de films encore existant le grand public (et probablement à une sen- augmente de façon considérable, rendant sibilité, disons, plus aiguë)9. On constate par ainsi l'analyse et la chronique de l'histoire ailleurs que la loi prend son temps à s'instau- The Men with Three Coffins ultérieure du cinéma coréen possible7. rer dans le milieu et, d'un point de vue for- Lee nomme la période s'étalant de 1955 à mel, à s'écarter du ton réaliste jusqu'ici em- 1960 celle du renouveau: la production s'ac- ployé; à travers un système de récompenses que japonaise) et plus directe sur le plan de croît rapidement, passant de quinze films en gouvernementales, les réalisateurs de l'époque l'émotion. En effet, Shin utilisait régulière- 1955, à 108 en 1959 et à 90 en I9608. La sont encouragés à produire des films de qua- ment le gros plan, non seulement des visages, majorité des films réalisés pendant cette pé- lité et d'avoir recours aux récits littéraires, mais également des jambes, des pieds et des riode sont des mélodrames. Le premier grand particulièrement durant la seconde moitié de mains. Son style était en quelque sorte sen- succès populaire s'intitule L'Histoire de la décennie10. Je suis persuadé, cependant, suel, et était capable d'associer les mouve- Chunhyang (Chunhyang jon/1955), nouvelle que quelques cinéastes importants ont conti- ments de caméra au montage, afin que le version d'un film populaire de 1935, adapté nué à avoir un succès critique en tant public puisse s'identifier corps et âme aux d'un roman dont l'action se situe durant la qu'auteurs à travers ces dix années de cinéma personnages du film. Son choix de la couleur dynastie Yi, et qui raconte la lutte d'une contrôlé. Si l'on sefieà quelques publications et la maîtrise de son utilisation (notamment femme mariée essayant de demeurer fidèle étrangères relatant l'histoire du cinéma co- dans la présentation des décors naturels) évo- alors qu'elle est harcelée (et même torturée) réen des cinquante premières années, on re- quaient étrangement le cinéma de King Hu. par un nouveau gouverneur du comté. Le trouve très peu d'analyses ou d'informations D'ailleurs, dans des drames historiques tels deuxième, Une femme libre (Jayu Buin), qui sur le côté formel (et esthétique) desfilms.Et que Le Rêve (KK'um/1967) et Les Eunuques fut présenté à Montréal, n'est pas vraiment pourtant, l'œuvre d'au moins trois réalisa- (Naesi/1968), son travail sur les costumes tra- 34 Séquences
I O S S I E R ditionnels coréens annonçait la technique Nord, il est primordial que l'œuvre de Shin on constate que Kim Suyong est sans doute le employée par Im Kwon-Taek. Dans Le cruel soit un jour réévaluée dans son ensemble tant premier cinéaste coréen à avoir été influencé destin des femmes de l'époque de la dynastie le cinéaste maîtrise le médium cinématogra- par les traditions de la peinture paysagiste Yi (Yijoyoin Chanaeska/1969), film en trois phique par son style à la fois voluptueux et coréenne. Tournées en écran large et en noir parties, on passe de façon remarquable de la sensuel. et blanc, les deux productions utilisent le couleur au noir et blanc au moment le plus D'autre part, plusieurs critiques coréens plan d'ensemble et des plans généraux très austère du premier épisode. Une jeune voient Yu Hyun-Mok comme le cinéaste de la larges, souvent mis en évidence par des pano- femme estfiancéeà un jeune homme malade période classique11. ramiques. Beaucoup plus physiques que les (beaucoup plus jeune qu'elle) qui finit par Son œuvre est indéniablement beaucoup drames historiques de Shin Sang-Ok, les mourir, mais selon la tradition, elle doit tout plus intellectuelle que celle des autres cinéas- films de Kim Suyong appellent l'émotion des de même l'épouser! Dans Le Rêve, à mon tes. Mais hormis son chef-d'œuvre incontesté spectateurs même si c'est contre leur gré. sens, le plus beau film coréen de cette épo- Une balle perdue (Obaltan/1961) — qui a dû Il est évident qu'à travers l'œuvre de ces que, le cinéaste a construit une œuvre oniri- d'ailleurs offenser de nombreux spectateurs trois cinéastes coréens qui ont produit leurs que, impitoyable et passionnante, qui réussit de l'époque à cause de sa dure condamnation meilleurs films au cours des années 60, on à être à la fois sereinement magnifique et de de la période de convalescence de la Corée assiste à l'émergence du cinéma en tant façon discordante, très physique: un moine après la guerre, créatrice de nombreuses vic- qu'art, alors qu'à cette même époque, le ci- dévoyé s'imagine enlever la femme du gou- times marginalisées — je trouve le travail de néma coréen est généralement marqué par la verneur et ressent toutes les sensations physi- Hyun-Mok souvent brusque et inégal, et transition qui s'effectue entre le réalisme ar- ques au cours d'un rêve, ce qui le pousse par beaucoup plus intéressant sur le plan de la tisanal et l'industrie du divertissement créée la suite à rejeter cette réalité et à devenir un thématique que sur celui de la forme. Même par les studios. Durant cette période, certai- vrai bouddhiste. L'Invité de la chambre Une balle perdue subit l'influence du nes prédispositions (tendance vers la création d'hôte et ma mère (Sarangbang Sonnim-Kwa néoréalisme italien et à certains endroits, on artistique, accueil public et critique favorable Omoni/1961) est considéré par les experts sent l'amateurisme dans le jeu des interprè- pour les films locaux) permettent la création comme étant le chef-d'œuvre de Shin. Il tes. Mais le film est pourvu tout de même de d'une esthétique cinématographique co- s'agit d'un film beaucoup plus retenu que les scènes de grande émotion: une poursuite réenne malheureusement négligée en Améri- trois autres cités plus haut. Tourné en noir et composée d'une série de très beaux plans que du Nord. blanc et en écran large, le film rappelle ceux urbains diurnes, et la déprimante et lente Dans les années 70, le cinéma coréen tra- de Yasujiro Ozu par sa composition intelli- agonie du personnage principal, un compta- verse un véritable déclin. Mais lorsqu'il pren- gente et raffinée des intérieurs et des décors ble aliéné de tous, souffrant constamment de dra son essor dans la décennie suivante, il naturels. Et pourtant, trait caractéristique maux de dents, et qui, après la mort de sa commencera à être connu et apprécié en chez Shin, le récit est mené par une caméra femme en couches, demande à un chauffeur Occident. Je me souviens avoir vu le premier subjective à travers la conscience d'une jeune de taxi de le conduire dans la nuit vers l'in- film coréen au Festival des films du monde, fille qui souhaite que sa mère, une veuve, se connu. en 1988. Il s'agit de Adada (1987) de Im remarie. Même en Corée où Shin n'est peut- On soulignera deux autres films réalisés Kwon-Taek. Drame historique mettant en être pas considéré un grand metteur en scène dans les années 60 par Kim Suyong, Le Vil- scène une jeune femme sourde-muette, le (comme il aurait dû l'être) à cause sans doute lage au bord de la mer (Gaet Ma-Ul/1965) et film montre la condition de la femme, margi- de l'enlèvement scandaleux qu'il a subi aux L'Incendie dans la montagne (Sanbul). Fort nalisée par une société traditionnelle, mais il mains de son voisin hostile, la Corée du probablement, le cinéaste désirait que les se présente également comme une allégorie spectateurs puissent comprendre les mal- sur l'assujetissement des femmes dans la so- heurs des personnages féminins comme s'il ciété d'aujourd'hui (et peut-être aussi sur le s'agissait des leurs, particulièrement dans Le passé colonial de la Corée). Dans le rôle prin- Village au bord de la mer où il montre l'es- cipal, l'imposante interprétation de Shin prit de solidarité qui unit ces femmes dont la Hye-Soo lui a valu le Prix de la meilleure destinée est d'être veuves, lorsque leurs maris actrice au FFM. Après la projection, on ac- pêcheurs périssent en mer. Par contre, les cepte mal la mort d'un tel personnage (son deuxfilmsmontrent des failles dans leur trai- mari la maltraite, puis l'abandonne pour aller tement des rapports entre les sexes (les fem- vivre avec une prostituée; puis l'homme avec mes sont violées et, étrangement, finissent qui elle espère refaire sa vie la pousse jus- par tomber amoureuses de leur agresseur). qu'au suicide), mais les couleurs vibrantes du Néanmoins, les deux films utilisent égale- costume d'Adada, ainsi que la splendeur sau- ment les décors naturels à bon escient. À en vage du décor naturel servent de contrepoint Sopyonji juger par le travail de ces deux réalisateurs, à la tristesse de son existence. Semblable, par No 198 • Septembre/Octobre 1998 35
I 0 S S I E R nématographique de l'Uni- même titre que La Fille du feu, bénéficie La Chute versité Concordia program- d'une bande sonore remarquable. Sans doute influencés par le cinéma récent du Taïwanais Paradoxe en orange mait des mini-rétrospectives du cinéma coréen. Mais c'est Hou Hsiao-hsien, Chong et Im ont mis au A vec La Chute, le réalisateur Im Kwon-Teak effectue un retour au thème de son film le plus célèbre, Sibaji (1986). Dans les années 1970, Yong-Eun, jeune fille de six-sept ans ori- indubitablement au Festival des films du monde que la participation de la Corée point une magnifique méditation visuelle et sonore sur le p'ansori, une forme tradition- nelle du récit musical (opéra) coréen. Des ginaire de la campagne, pénètre dans les quartiers urbains de la s'est faite de façon régulière, plans séquences permettent au spectateur prostitution, et cela bien malgré elle. Croyant sincèrement année après année, permet- d'assister sans interruption à des récits chan- qu'elle a été engagée comme serveuse, elle est forcée de vendre tant à un large public de se tés et l'image, cadrée en plan général, donne son corps. Un de ses clients Kil-Yong, se montre gentil avec elle, mais — lorsqu'il retourne la voir, elle a disparu. Plus tard,Yong- familiariser avec les nou- pleinement la perspective des différentes for- Eun devient une femme d'affaires pleine de talent, mais ruine sa veaux films coréens. mes de représentation du paysage coréen. À ce vie à nouveau en retombant dans la prostitution, cette fois à son Jusqu'à présent, quelque titre, il est clair que Sopyonje restera l'un des niveau le plus bas. treize films d'Im Kwon-Tang plus beaux films d'Im Kwon-Taek. Les années 1970 appartiennent à une pédiode très sombre ont été présentés à Montréal, À la suite des nouvelles tendances mises dans l'histoire de la Corée. La répression y était galopante, les beaucoup plus qu'aucun de l'avant par Im Kwon-Taek et Lee Chong- droits humains souvent bafoués. Par coïncidence, c'était aussi la autre réalisateur coréen. Il est décennie la plus faible artistiquement dans le domaine du ci- clair qu'au cours des années néma. La Chute suit de près de trois longs métrages très 80, Im était, à mon avis, le ci- applaudis d'Im Kwon-Taek, à savoir Sopyonje (1993), Les néaste le plus marquant de la Monts Raebaek (1994) et Festival (1996), qui présentaient tous un visage plus positif des attitudes face à la vie. On se Corée du Sud et fort proba- demande alors quelles raisons ont poussé un réalisateur re- blement, le plus prolifique du connu à se pencher maintenant (et de façon aussi réaliste) sur pays. Selon une publication le côté négatif du comportement humain durant cette période distribuée pendant le premier particulière. En choisissant de faire de son film un récit histori- Festival international de ci- que, l'auteur suggère peut-être que les problèmes décrits n'exis- néma de Pusan, Im a réalisé tent plus en 1998 — ce qui n'est malheureusement le cas. En seize films dans la décennie. tout cas, la force de La Chute réside dans sa nature descriptive. Gilsodom (1985) est un bon Et il faut mentionner que le réalisateur a pris quelques risques exemple montrant l'habileté courageux en improvisant la majorité des scènes de son scéna- rio, immergeant son film dans un milieu aux couleurs baroques, du metteur en scène à abor- A Hot Roof l'orange dominant der des sujets politiques jadis La Chute reste une œuvre énigmatique, très attachante interdits (sans doute, il pou- Ho, les critiques ont appelé cette période de émotionnellement et assez singulière du réalisateur le plus in- vait se le permettre grâce à sa reprise cinématographique des années 80 la fluent de Corée. notoriété de grand cinéaste). nouvelle vague coréenne. Deux noms s'impo- Dans un premier temps, La sent: Jang Sun-Woo (né en 1952) et Park Lee Mi-Jeong Fille du feu (1983) se pré- Kwang-Su (né en 1955). Le premier fait une sente comme une enquête entrée fracassante avec Le Temps du succès son côté formel, à l'approche utilisée par minutieuse sur la religion. Mais en analysant (Songgong Sidae/1987), une comédie satiri- Kenji Mizoguchi dans ses films de femmes des le film de plus près, on se rend compte qu'il que, tandis que le premier film de Park, Chil- années 50, l'œuvre d'Im possède néanmoins s'agit aussi d'une trajectoire vers le passé, plus Su et Man-Su (1988) procède selon une plus de rythme et de dynamisme, suggérant particulièrement axée sur le sud du pays. structure narrative beaucoup plus sérieuse, par la même occasion que si le cinéma coréen Avançant l'idée que le chamanisme est une notamment dans sa critique sociale. Étrange- s'est souvent inspiré du cinéma japonais, il part essentielle de la culture nationale, le film ment, on s'aperçoit que les deux films finis- n'en demeure pas moins qu'il se cherche aussi interroge en outre les pouvoirs du christia- sent par des suicides. un style propre dans les années 80. nisme. Les trois films en question furent mis Récemment, deux livres sur la nouvelle Dans d'autres circonstances, j'ai eu l'occa- en images par le grand directeur photo Chong vague coréenne ont été publiés en langue sion de visionner L'Homme aux trois cer- Il-Song et, à l'instar d'Adada, La Fille du feu anglaise. Il s'agit de Seoul Stirring, écrit par cueils (1987) de Lee Chang- Ho, un étrange possède de très puissantes qualités visuelles, Tony Rayns, et qui servit de guide à une série récit sur les pratiques magiques du chama- notamment dans l'utilisation de l'écran large de films coréens présentés au ICA de Lon- nisme, commenté à travers une structure à la pour cadrer les cérémonies chamanistes. Éga- dres, et Korean New Wave, une publication du fois fascinante et compliquée. En mai 1990 et lement mis en images par Chong, Sopyonje premier Festival international de cinéma de en novembre 1993, le Conservatoire d'Art ci- est l'un des films les plus sombres d'Im et au Pusan12. Et cette nouvelle vague est loin de se 36 Séquences
I O S S I E R par le travail à la caméra de Doyle. En effet, tion des émotions rappelle les différences loin des extravagances à la mode de ses dé- entre les cinémas coréens du passé et ceux du buts, il exécute ici un travail exceptionnel reste de l'Asie de l'Est. La désinvolture avec dans la composition de l'image, cadrant les laquelle les hommes abusent de leur pouvoir objets en premier plan en tant qu'éléments (notamment dans Green Fish) nous rappel- indistincts et avec un sens du rythme plus lent que les Coréens ont dû résister à l'op- languissant que rapide. Le pessimisme ro- pression coloniale et à d'autres formes de mantique de l'ensemble relie cet exercice de privations pendant des siècles. style marquant au travail de Wong. Cette année, les perspectives de nouvelles Auparavant, Park Ki-Yong a été un pro- découvertes dans le cinéma coréen s'avèrent ducteur prestigieux (Vers l'île étoilée de Park extrêmement prometteuses au Festival des Kwang-Su, 1994), mais en coscénarisant Mo- films du monde. Il est à espérer que le public tel Cactus, il réussit à réunir quatre couples et la critique sauront profiter de l'occasion dans la même pièce à différentes étapes de pour découvrir et apprécier cette cinémato- leur relation amoureuse (allant du désir ar- graphique encore peu connue chez nous. Q The Day a Pig Fell into the Well dent de l'amour aux efforts utilisés pour le Peter Rist rapprochement ou la réconciliation). Il s'agit (traduit de l'anglais par Élie Castiel) terminer puisque de nouveaux réalisateurs d'un véritable défi pour le spectateur qui doit naissent au milieu de la cinéphilie des années constamment suivre une narration fragmen- 90. Quelques exemples: Lee Jae-Yong et Byun tée tout en reconnaissant sa continuité. Dans Notes Hyuk avec Homo Videocus (1991), leur court le désespoir que manifestent les personnages, 1. À la découverte du cinéma coréen, Le cinéma métrage en 16 mm sur la dépendance à la le film en question possède une saveur co- coréen, sous la direction d'Ariano Aprà (Paris: Édi- télévision; le road-movie tragi-comique de tions du Centre George Pompidou, 1994), p. 35. réenne bien dinstincte, tandis que Green Fish 2. Lee Young-Il, The History of Korean Cinema: Yeo Kyun-Dong, Au-dehors du monde (Sae n'est rien moins qu'un film contemporain Main Current of Koren Cinema (Seoul: Motion Sang Bakuro/1994); A Hot Roof (1996) de réalisé en Corée. On peut même ajouter qu'il Picture Promotion Corporation, 1988). Lee Min-Yong, mettant en scène un groupe s'agit de la représentation filmique la plus 3. Ibid., p. 43. de femmes prêtes à se battre contre la vio- inquiétante (et possiblement la plus véridi- 4. Lee parle également d'une autre tendance appa- rue plus tard, celle d'un cinéma allégorique sous le lence des hommes; et Three Friends que) de l'univers des gangsters. Avant de se contrôle plus strict des Japonais et la violence n'était (Sechinku/1996), regard surréaliste sur trois lancer dans la réalisation, Lee Chang-Dong a pas tolérée; en quelque sorte, des films d'inspiration jeunes perdants, réalisé par une femme, Yim fait de la scénarisation (également pour Park où, par exemple, un personnage quittait sa maison, Soon-Rye. Kwang-Su) et cela se voit d'ailleurs dans la ou souvent son village, et y retournait plus tard en- Il est fort probable que les plus éminents seigner aux autres à devenir de meilleurs individus. construction soignée du récit et la présenta- Ibid., p. 72-75. réalisateurs ayant fait leurs premières armes tion des personnages dans Green Fish. De 5. Aprà, op. cit. demeurent Hong Sang-Soo (The Day a Pig retour du service militaire, Makdoong ren- 6. Lee, op. cit., p. 86. Fell into the Well, 1996) et Byung Yong-Joo contre une jeune femme, Mieh, qui l'aide à se 7. Aprà, op. cit. (The Murmuring, documentaire sur les fem- trouver une occupation: travailler pour l'ami 8. Lee, op. cit., p. 111. mes réconfortantes ayant servi les troupes ja- 9. Ibid., p. 149-173. de celle-ci, un gangster. À l'instar du protago- 10. Ibid., p. 173-175. ponaises durant la Deuxième Guerre mon- niste joué par Charles Aznavour dans Tirez 11. Il a obtenu 11 Prix Grand Bell, la récompense diale, 1995)". sur le pianiste (1960) de François Truffaut, cinématographique coréenne la plus convoitée; Lee Malheureusement, je n'ai pas eu l'occasion Makdoong ne parvient pas à se sortir de l'en- Youn-Il l'appelle le «le plus grand réalisateur que de voir ces deuxfilms.Par contre, au cours du notre pays ait jamais produit depuis la libération (du grenage du crime où il s'est enfoncé. Mais pouvoir japonais) en 1945» (For Yu Hyun-Mok: A 22e Festival international de cinéma de Hong- comme son prédécesseur de la Nouvelle Va- Tribute, Three Korean Master Filmmakers (New York: Kong tenu en avril dernier, j'ai eu la chance de gue, le réalisme dans Green Fish dépasse New York Museum of Modern Art, 1996), p. 18. visionner deux nouveaux films coréens, des toute notion de forme et de genre, alors que 12. Tony Rayns, Seoul Stirring: 5 Korean Directors premières œuvres dans les deux cas: Motel le personnage central finit par mourir sans (Londres : Institute of Contemporary Arts, 1994); Korean New Wave: Retrospective from 1980 to 1995 Cactus (1997) de Park Ki-Yong et Green Fish produire d'effet comique. Les soudaines et (Pusan : Pusan International Film Festival, 1996). (Chonok Mulgoki/1997) de Lee Chang-Dong. brutales explosions de violence qui ponc- 13. Le deuxième long métrage de Hong Sang-Soo, Le Lors de cette manifestation, il était souvent tuent le film lui procurent un ton de véracité Pouvoir de la province de Kangwon, est présenté par question de l'apport de Christopher Doyle (le évoquant en même temps certains premiers Tony Rayns dans une étude détaillée sur le jeune ci- chef opérateur de Wong Kar-wai) à la direc- néma en Corée du Sud, «Cinéphile Nation», Sight films coréens d'importance et mettant en lu- and Sound, vol. 8, n° 1 (janvier 1998), p. 24-27. tion photo de Motel Cactus. L'intérêt suscité mière un problème social coréen. Dans les par le film semblait dû à l'effet visuel produit deux films, la franchise dans la démonstra- No 198 • Septembre/Octobre 1998 37
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