Aragon, Le Cadeau à Jean - par Olivier Barbarant - Les Lettres françaises
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Fondateurs : Jacques Decour (1910 -1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884 -1968). Directeurs : Claude Morgan (de 1942 à 1953), Louis Aragon (de 1953 à 1972), Jean Ristat. Aragon, Le Cadeau à Jean par Olivier Barbarant DR Dessin de Louis Aragon. L’exposition « Rouge », par Philippe Reliquet Denis Roche, par Franck Delorieux François Truffaut, par Christophe Mercier LES LETTRES FRANÇAISES . M A I 2019. N O U V E L L E SÉRIE N° 5 (171). 2,5 euros w w w. l es- l et t res- f ra n ca i ses. f r
LETTRES De l’autre côté Retour sur Le Chagrin de la guerre de Bao Ninh Le Chagrin de la guerre, Quand on se retrouve encore face à l’enfance, à l’exil in- parlé autrefois et dont j’ignorais qu’il avait été depuis tra- de Bao Ninh. Picquier poche, 283 pages, 9 euros. térieur qui semble remonter loin, au pas de côté dont on duit en de multiples langues. ne revient pas, à l’impasse d’une idéologie qui a englouti Tant d’années que je n’étais pas retourné au Viêtnam. J e ne l’ai rencontré qu’une seule fois. Le Viêtnam s’ou- tant de morts et ne se lasse pas d’en réclamer, à un amour Je craignais les fantômes de ma propre vie, et des désillu- vrait tout juste alors. Sachant mon intérêt pour la litté- qui ne s’accomplit plus. sions qui n’auraient pas manqué de devenir douloureuses rature de leur pays, des amis avaient profité de ma L’autre côté, c’est encore celui pour l’écrivain qui en ce pays qui avait été justement le lieu d’une promesse présence là-bas pour réunir quelques écrivains. Plusieurs avance dans la jungle de son manuscrit. Là où « la voie du sans contenu. Depuis, j’avais connu des drames, des générations s’étaient rejointes dans un petit appartement. roman se fond dans le chemin du retour, après la guerre, amours mortes ou impossibles ; j’étais passé de l’autre Lui, Bao Ninh, on me l’avait présenté comme l’auteur d’un sur les traces des équipes de ramassage des os, parmi les côté et j’avais écrit des livres. Mais en retrouvant ce roman roman qui avait fait beaucoup de bruit à sa parution à la fin tombes éparpillées sur les hauteurs nord des Hauts pour enfin le lire, je fus frappé de constater comme moi des années quatre-vingts, et été interdit depuis. Cet après- Plateaux, dans l’atmosphère hantée des jungles téné- aussi c’était vers les morts que je revenais toujours, ou midi-là, il n’avait presque rien dit. Il avait écouté les uns et breuses, empoisonnées, empestant le souffle des morts ». plutôt vers ce mort-jamais-mort en soi qui fait écrire, ce les autres. Il se taisait devant les dissidents présents, ceux Comment écrire, se demande Bao Ninh, comment écrire caillou noir dans un jardin zen, cette faille que rien ne peut du moins qui avaient osé venir. la guerre ? Comment écrire tout ce qu’elle a contaminé de soigner ni consoler que momentanément. Moi aussi j’avais Je ne soupçonnais pas que son livre bien plus tard allait son aile mauvaise et jusqu’à ce qui ne la concernait pas ? affronté un monstre impossible à saisir, et été tenu comme me retrouver. Qu’il deviendrait même une des nervures de Comment écrire ce qui ne sera pas une lamentation, ni une le personnage de Bao Ninh « dans la cage d’acier » de ma relation avec ce pays. déploration, mais aussi une célébration de la vie, malgré mon récit. Comme pour lui la guerre, la maladie pour moi, C’est une œuvre triste et de la désillusion, mais j’y re- tout ? C’est la question que se posent tous les écrivains. et ce déchirement de la mort et du retour improbable pour connais un pays qui est mien, où pourtant je ne suis pas né, Comment écrire ce qui s’est défait et qui ne peut se réparer, tous deux. Et bien sûr le livre à écrire en lequel cela « re- avec lequel ma famille n’a aucun lien, et que je n’ai décou- dans la perte de quoi on reste ? Comment écrire après la fusait de se terminer, même après le silence des armes ». vert que par le hasard des amitiés. Peut-être n’est-ce pas mort de l’amour ? Lors de mon premier voyage à Hanoï, vingt ans plus un pays physique dont il s’agit, mais une contrée plus in- tôt, j’étais venu avec pour prétexte d’écrire sur un poète térieure aux frontières imprécises. C’est que là-bas s’est classique, Nguyen Du. Un célèbre Appel aux âmes er- ouvert pour moi un autre pays : cet à-venir qu’on reconnaît rantes lui est attribué. C’est une litanie pour ceux dont et qui semble surgir d’un passé au-delà de notre propre personne n’honore la mémoire, soldats sans sépulture, existence. suicidés, noyés, disparus. Et c’est à cause de ce long On me l’a souvent dit en souriant, j’ai dû être vietna- chant mélancolique que je voulais écrire sur ce poète mien dans une vie antérieure. Et chaque fois que je relis d’un autre temps. Projet avorté. Le Chagrin de la guerre, je ne peux m’empêcher de penser Or, si longtemps après, en découvrant l’œuvre de que c’est peut-être vrai. Car, même si je fais taire mes sou- Bao Ninh, j’avais été frappé par la force qu’ont les venirs de voyage et divagations superstitieuses, même si je croyances quand on se sent justement pris par la viscosité sens monter la tristesse devant l’étendue du carnage et d’un ou l’opacité d’un destin, quand on est apeuré dans la jungle deuil sans mesure, même si je laisse prendre possession de de notre propre vie. Écrire alors ou brûler de l’encens. Et moi la « douleur sans perspective » que porte ce roman, cultiver cette attention qui vient de la conscience que les même si une langueur furieuse se soulève comme une fantômes existent bien, au moins dans nos esprits, et que brume, je me sens gagné par une troublante fraternité. le monde des vivants doit pour vivre en paix régler envers C’est pourtant un livre dur et boueux, épais comme la eux sa dette. Le chef de la mission de ramassage des osse- vie entravée, et qui tente de faire un peu de clarté sur la vis- ments, où opérait le héros de Bao Ninh, le rappelait : cosité du destin. « Si nous n’arrivons pas à savoir qui ils sont, leur mort En l’ouvrant, nous voici de l’autre côté. Non pas celui pèsera toujours sur notre vie. » du pays étranger et d’une guerre enlisée, d’Apocalypse C’est ce roman qui me décida à retourner à Hanoï. Il Now ou de Platoon, non celui qu’on voit d’hélicoptère et fallut trouver le bon moment. Les amis que j’y connais- où l’on attend d’être extrait, par les birds, des rizières pié- sais s’étaient dispersés aux quatre coins du monde. D’au- gées et des forêts pleines de tigres maigres et de serpents tres étaient morts. Mais certains proches avaient décidé DR venimeux. Nous voici parmi les soldats à voix nasillarde Bao Ninh, photographie de Linh Pham. de profiter de ma venue pour aller au pays. des films, ceux qu’on voit à peine et qui sont partout. Nous Les premiers jours de mon séjour, j’avais pourtant voici dans la jungle avec eux qui parlent de fatigue, Cet autre côté, c’est enfin ce lieu vers où l’on se tourne souhaité rester seul. J’avais relu Le Chagrin de la guerre d’amour, d’épuisement, de désertion, qui dressent des au- quand l’impossible vient des êtres eux-mêmes. « Tu es de- et longuement flâné près du lac Thiên Quang, dans la rue tels pour les morts, qui sont fragiles et apeurés, couards ou venu ce que tu es, et moi, ce que je suis devenue, on n’y Nguyen Du, où le personnage de Bao Ninh erre lui aussi. superstitieux, sans merci et héroïques ; avec ces bô dôi qui peut plus rien », dit son amie au héros-écrivain. Ce lieu, J’étais allé devant la maison au premier étage de laquelle jouent aux cartes, boivent et fument, des herbes et roses c’est ce là-bas plus réel que tout et qui devient refuge, l’in- nous nous étions réunis autrefois, et qui était vendue. maléfiques, qui se souviennent des amis et amours de sondé d’une promesse qu’on ne perçoit qu’au retour : J’étais repassé voir la courette ombragée de la maison (elle lycée, des petits lacs de Hanoï et de la rue Nguyen Du, et quand l’art devient une voie qui sauve du suicide. Parce aussi vendue) d’un vieil ami disparu, rue Ly Quoc Su. de ce qu’il faut cacher aux commissaires politiques. Nous que l’on sera à jamais hanté et qu’on aura perdu pour long- J’avais fait brûler des bâtonnets d’encens. voici de l’autre côté, et c’est toujours la même humanité. temps, pour toujours peut-être, la capacité de mener une Après quelques jours, les fantômes m’ont laissé en L’autre côté, c’est aussi celui du retour. Quand on ne vie normale. paix. J’ai repris le cours de mon amitié avec ce pays qui peut vivre un réel aussi puissant et absolu que la guerre, La première fois que j’ai vu la couverture du roman m’avait donné une idée très haute de ce que pouvait être sinon l’amour. Quand on baisse « la tête pour n’avoir pas dans son édition française, un jeune soldat en armes, détail la littérature. Et j’ai épinglé au-dessus de l’étroite table à subir l’incompétence, l’absence de talent, la grossièreté, tiré d’une laque du musée des Beaux-Arts de Hanoï, qui me servait de bureau dans la chambre d’hôtel cette la vulgarité, la morgue dévergondée, la fadeur lamenta- c’était entre les mains d’un ami que je rejoignais dans un phrase de Bao Ninh : « Combien d’autres souvenirs en- ble, si caractéristique de la vie spirituelle de l’après- café. Il venait de le découvrir et me demandait si je l’avais core, combien de gens, de destins, que jamais il ne pour- guerre ». Quand ce sont au contraire les drames de ce déjà lu. Le nom de l’auteur me parut familier. Je scrutai la rait oublier, mais que jamais aussi il ne pourrait violent passé qui aident et donnent « le courage d’échap- photo en quatrième. Et soudain c’était évident, je connais- transformer en histoire. » n per à tant de sales comédies de la vie d’aujourd’hui ». sais cet homme. Et ce livre était celui dont on m’avait Patrick Autréaux 2 . LES LETTRES FRANÇAISES . M A I 2019
LETTRES La double ouverture du Japon Écrits sur Rousseau et les droits du peuple, Chine, jusqu’au Japon, pour se mêler de façon plus ou analyser dans leur fond même les spiritualités, les philoso- de Nakaé Chômin. Traduit du sino-japonais par moins syncrétique au panthéisme local, issu d’une autre tra- phies, les esthétiques mêmes des deux cultures, grecque Eddy Dufourmont et Jacques Joly. Préface et notes dition, avait elle-même été visitée par la Grèce. et japonaise. André Malraux, Paul Claudel et Marguerite d’Eddy Dufourmont. Édition bilingue, Les Belles Lettres, Il s’agit donc pour le Japon, dans le cas de la philosophie Yourcenar ne sont jamais nommés par lui dans cet essai. Seul 310 pages, 35 euros. politique française d’un côté et de l’esthétique (ou plus gé- Ezra Pound, dans cette catégorie-là d’écrivains amoureux de néralement de la vision du monde) grecque de l’autre, de confrontations culturelles et particulièrement tournés vers Le Japon grec. Culture et possession, deux ouvertures de types différents, mais qui permettent de l’Orient, échappe, avec Lafcadio Hearn, à cet injuste silence. de Michael Lucken. Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », penser d’une façon nouvelle la civilisation japonaise, du Les comparatistes, en quête de sources communes, de struc- 258 pages, 22,50 euros. moins à partir de la fin du XIXe siècle, même si, nécessaire- tures universelles ou de troublantes coïncidences, sont mis ment, pour comprendre son évolution, il faut remonter dans d’emblée hors sujet par l’historien, même si cela a été un S ouvent pensée comme exclusivement influencée par le temps. D’autant plus que le modèle chinois est très présent fantasme du siècle des Lumières. la pensée indienne et par la pensée chinoise, la civili- dans le premier cas, et que Nakaé Chômin ne manque pas Pour en revenir à Rousseau et à Nakaé Chômin, le but de sation japonaise, longtemps refermée sur elle-même de souligner les références à ses maîtres chinois, non seule- cette « traduction commentée » était de frapper le lecteur ja- et interdite d’accès quasiment jusqu’à la fin de l’ère Meiji ment dans le vocabulaire, mais dans ses principes éthiques, ponais sur une appropriation possible de la pensée politique (début du dernier tiers du XIXe siècle), à l’exception de spirituels et sociaux. La richesse des deux livres nous em- de Rousseau, fondatrice d’une certaine démocratie moderne quelques brèches (au XVIe siècle avec l’arrivée des Portugais pêche d’en approfondir les détails et nous force à n’en don- à laquelle ce militant de l’intérêt du « peuple » aspirait, par porteurs du christianisme, puis avec le commerce hollandais ner que les grandes lignes. des façons de penser rendues plus familières par les références et quelques incursions de voyageurs-savants dans divers do- Dans un des articles qui accompagnent l’interprétation chinoises. Les traducteurs, Eddy Dufourmont et Jacques Joly, maines), a eu en réalité des rapports profonds, ainsi que nous « sino-japonaise » du Contrat social, Nakaé Chômin nous font ensemble une double prouesse en restituant les termes en le révèlent deux essais, avec la pensée grecque et avec la phi- offre un pont entre l’univers chinois et l’univers grec. Il com- français, mais en respectant les libertés interprétatives de losophie politique occidentale. mente, en effet, la question Nakaé Chômin, commentées minu- La traduction française d’un commentaire du Contrat « grecque » du scepticisme et du tieusement en notes où sont fournies social de Rousseau par le philosophe et traducteur Nakaé doute, thème fondateur de la philo- les citations chinoises qui servent de Chômin (1847-1901) est une mine de renseignements sur sophie européenne, qu’elle soit modèles. Les grands principes rous- les échanges fertiles entre trois types de culture : européenne, grecque, allemande ou française. seauistes, du caractère inaliénable chinoise et japonaise. Nakaé Chômin avait en effet appris la Le doute comme fondement de la de la volonté individuelle même au langue française et séjourné en France avant de traduire en pensée philosophique. Mais rapide- service de la volonté générale et de japonais de nombreux ouvrages de philosophie politique, ment, Nakaé Chômin rapporte le la quasi-impossibilité de la repré- parmi lesquels le Contrat social. Socialiste avant l’heure, doute à un contexte chinois. Cela sentativité du peuple par quelques dans un contexte politique de grande effervescence, prélu- commence dès le vocabulaire dont individus, impasse sur laquelle ont dant à l’ouverture du Japon à l’Occident et surtout précédant il use, car il définit le doute grec en fini par buter, à un moment ou à un la première constitution démocratique japonaise, il faisait termes chinois à propos de autre de leur histoire, toutes les na- partie d’un groupe de réflexion de sages tentant de mettre Pyrrhon : « Il fit du doute le centre tions, et qui se dessinait donc dès la sur pied un texte respectant l’intérêt du peuple, avant d’y re- de son enseignement. Selon lui, le rédaction de la constitution japo- noncer et de retourner à ses études. Et il entreprit alors la point essentiel est qu’il n’y a rien naise, sont exprimés par Nakaé « traduction interprétative », en kanbun – langue sino-japo- qui ne soit soumis au doute parmi Chômin dans ses commentaires qui naise classique, sorte d’équivalent, si l’on peut dire, de notre les grandes choses comme la Terre, rapidement se substituent à la tra- latin pour les langues européennes –, du Contrat social qu’il le Ciel, le Soleil, la Lune et les pe- duction du Contrat social (devenu, avait déjà traduit une première fois en japonais, traduction tites créatures. Il y a une limite à du reste dans sa version « contrat du qu’il n’avait toutefois pas publiée. Il s’agissait, cette fois-ci, l’intelligence humaine, sa capacité peuple »). La résistance qu’il mani- avec le kanbun, d’une langue artificielle, constituée exclu- ne touchant qu’à la superficialité feste à user de néologismes japonais sivement d’idéogrammes chinois et usant d’une grammaire des choses. » Suit une définition du pour traduire des concepts nou- DR sino-japonaise, très différente de la syntaxe japonaise. pyrrhonisme, qui se conclut par une Jean-Jacques Rousseau, veaux, empruntés aux langues eu- Comme le souligne le préfacier et traducteur Eddy Dufour- référence à la pensée chinoise et pastel de Quentin de La Tour, 1753. ropéennes, et à leur préférer des mont, on se trouve en présence du dernier grand texte réflexif donc par une invitation à la termes chinois fussent-ils inexacts, rédigé dans cette langue archaïque, mais en même temps du confrontation des modes de pensée, et à un retour à la pensée le conduit à ne pas se fixer sur des équivalences rigides et uni- premier grand texte posant les principes d’une démocratie chinoise après être passé par la pensée grecque : « Laozi fai- formes, mais à varier les traductions selon le contexte : « État moderne. L’idée de Nakaé était de proposer une lecture de sait porter le doute sur la notion de mystère. Confucius met- » est traduit tantôt par « pays », tantôt par « gouvernement », Rousseau à travers le filtre de la pensée chinoise (Confucius, tait en question celle d’humanité, Mencius et Xun Zi celle de tantôt par « fonction publique », « Dieu » tantôt par « ciel », Mencius, Tchouang-Tseu désormais appelé Zhuangzi), en nature humaine. Par conséquent, il dit qu’après avoir accu- tantôt par « divinité », etc. employant une terminologie exclusivement chinoise pour mulé du doute, l’esprit en a subitement une compréhension Le préfacier ne cache pas que le but de Nakaé Chômin traduire des concepts européens. parfaite. Si on prenait aujourd’hui modèle sur Pyrrhon, était d’établir une rencontre, sinon une équivalence, entre L’essai de Michael Lucken, de son côté, nous ouvre même si on pouvait atteindre une voie médiane, on ne pour- Rousseau et Mencius (qu’il traduisait parallèlement en fran- d’autres horizons concernant l’influence de l’esthétique et rait savoir pour autant que nos doutes soient désormais dis- çais), sur différents plans, notamment celui de son propre de la pensée grecques sur le Japon, dans différents do- sipés, et que nous ayons atteint la Voie dans sa rectitude. Pour athéisme et de sa conception de la liberté ou de l’autonomie, maines : architecturaux, littéraires, sculpturaux, picturaux, le moment, j’écris cela en maintenant mes doutes et les fais qui n’était pas tout à fait celle de Rousseau. Omissions, sim- politiques, spirituels et même linguistiques. Des décou- connaître à ceux qui ne doutent pas d’eux-mêmes. » plifications ou au contraire ajouts, interventions, interpréta- vertes archéologiques ont permis de faire remonter cette in- Comme on le voit, Nakaé Chômin n’hésite pas à com- tions, inflexions caractérisent cette étrange version du fluence plus tôt qu’on ne pensait. S’il est facile d’analyser menter de manière active la pensée grecque, afin de s’en ser- Contrat social, qui a été du reste amputé, puisque Nakaé les textes (romanesques ou théoriques) qui se réfèrent ex- vir pour réfléchir à la pensée chinoise. C’est probablement Chômin a interrompu son travail sans même finir le plicitement au monde grec, il est plus délicat de déceler des ce mouvement stimulant qui manque à l’essai de deuxième livre de cet ouvrage qui en comportait quatre. traces dans la structure des temples japonais, qui obéissent Michael Lucken (certes, écrit dans un tout autre esprit, L’essai de Michael Lucken, lui, est à la fois plus ambi- à de tout autres principes architectoniques, d’une part, et puisqu’il s’agit non de philosophie comparative, mais d’une tieux et infiniment moins pointu, puisqu’il s’agit d’un survol spirituels, de l’autre. Les lieux n’avaient pas la même fonc- recherche historique sur la pénétration d’une influence diachronique, parfois rapide, parfois fouillé, des relations tion, la même fréquentation et le rapport à la divinité était grecque au Japon et sur les identités, sur la possession et la avouées ou secrètes entre le monde grec et la civilisation ja- autre. Mais la pensée indienne, qui était arrivée, via la dépossession d’une exclusivité culturelle), qui répugne à ponaise. C’est à travers les déplacements de la pensée lll LES LETTRES FRANÇAISES . M A I 2019 . 3
LETTRES lll bouddhique que s’est faite essentiellement la circula- avec plus ou moins de bonheur. De même paraissent ha- gration grecque), l’historien éparpille, nous semble-t-il, tion : l’image « gréco-bouddhique » a en effet été importée sardeuses les théories réunissant les divinités fondatrices une démarche qui ne trouve ses véritables sens et centre par la statuaire et l’architecture des lieux de cultes. « Le corps du panthéon japonais et les héros grecs. Ce sont surtout que dans l’analyse précise des recherches et publications du bouddha serait-il en partie grec ? », telle est la question les philosophes, beaucoup plus tardifs (de l’école de de la société classique du Japon, qui a procédé à des tra- par laquelle le chercheur résume le problème archéologique Kyôto dans la première moitié du XXe siècle), qui seront ductions systématiques de textes grecs anciens, avec d’in- de cette influence. Façon inversée de poser la question de les meilleurs importateurs de la pensée grecque et tente- téressantes comparaisons entre le stoïcisme et le bushidô l’orientalisme. Mais Michael Lucken est prudent : l’art de la ront un dialogue entre les civilisations. Mais à vrai dire (l’éthique des guerriers) ou encore dans la fascination de province du Gandhara, au sud-est de la Bactriane et de dans un seul sens. Car la traduction des textes japonais certains écrivains (comme Mishima bien sûr, mais il en l’Hindu Kush, particulièrement touchée par l’influence en langues occidentales, notamment des discours, ser- est bien d’autres) pour l’idéal esthétique grec. hellénistique, n’a pas été directement importé : « L’hypothèse mons, sûtras des diverses écoles zen, trahiront des efforts L’essai se termine par un double entretien avec deux d’une origine gréco-bouddhique de l’art japonais permet de souvent forcés de conceptualisation de termes infiniment philosophes contemporains majeurs, Kôjin Karatani et mettre en évidence des éléments de portée générale. Il s’agit plus imagés et ne relevant pas de la philosophie au sens Takaaki (ou Ryûmei) Yoshimoto, qui tous deux, à travers d’un cas limite qui tire la continuité des cultures à son maxi- grec du terme. Si les penseurs japonais n’ont guère eu de la lecture de Marx, réfléchissent à la démocratie, à la phi- mum, puisque, si un lien a existé, celui-ci est extrêmement difficultés à comprendre la phénoménologie et les textes losophie naturelle, au droit, à des notions ancrées dans la discret et essentiellement indirect ». de Heidegger, ou le marxisme, ou les recherches de ou plutôt dans les pensées grecques (des présocratiques à Il s’attarde cependant sur les colonnes du temple du Derrida, de Deleuze et de Foucault, on ne peut pas dire Aristote, en passant par le matérialisme atomiste). Mais VIIe siècle à Nara, le Hôryûji, qui ont une « entasis », c’est- que l’inverse ait été vrai. Et la pensée du néant, caracté- on est alors parvenu à l’âge moderne où le dialogue entre à-dire une forme galbée, par ailleurs inexistante dans l’ar- ristique de toute une tradition bouddhique, a parfois été des philosophes d’origines culturelles diverses va de soi chitecture sacrée japonaise, ce qui semble indiquer un mésinterprétée, en Occident, sous une forme caricaturale quand ils commentent des textes récents annonciateurs modèle indien d’influence grecque… La route de la soie au- l’infléchissant vers un nihilisme avec lequel elle a peu de d’une situation politique, idéologique, économique rait été le trajet suivi par ce courant esthétique inattendu. rapport. contemporaine et donc finalement partagée pour le meil- Dans le domaine linguistique, les hypothèses parais- En multipliant les points de vue sur ce dialogue gréco- leur et pour le pire. n sent plus fragiles, mais elles ont été également avancées japonais (jusqu’à l’histoire du commerce et de l’immi- René de Ceccatty Brèves rencontres Rendez-vous à Parme, traordinaire contraction du temps, passé, la vitrine de la boutique où travaille comme les nombreuses lectures, les specta- de Michèle Lesbre. Sabine Wespieser présent, futur, que vit la jeune femme. Un l’homme avec qui elle a eu une brève aven- cles – ceux de Chéreau par exemple et no- éditeur, 116 pages, 15 euros. signe en appelant un autre, et tout faisant ture, à qui elle a demandé de la rejoindre un tamment son opéra De la maison des morts, finalement signe et sens. Avec en toile de temps à Parme avant de le quitter à nou- qui lui tire les larmes comme à une majorité I l est une œuvre que Michèle Lesbre ne fond le roman de Stendhal dans la précise veau… Oui, tout est bref, comme la vie de spectateurs qui ont eu le privilège d’as- cite pas dans la longue liste des films, édition Delmas que Laure retrouvera dans sans doute, et pourtant tout reste en vous, sister aux représentations – ; et ces rencon- des pièces de théâtre et des livres tres, celle d’un Philippe Clévenot, admirable qu’elle évoque dans son dernier ouvrage, comédien, lui aussi trop tôt disparu, celles de Rendez-vous à Parme, c’est Brève rencon- toutes ces œuvres qui nous traversent à un tre. Non pas que la relation entre le film de moment donné ou à un autre… L’itinérance David Lean et le sujet de son roman soit à de Laure (Michèle Lesbre ?) est boulever- ce point étroite, et alors même qu’il est sante et nous renvoie aux brèves et fugi- question dès son entame de La Chartreuse tives rencontres qui ont marqué au fer de Parme dans l’édition Delmas qu’un ami rouge sa (notre) vie avec en toile de fond la disparu et très cher lègue à Laure, l’héroïne. présence constante de la mort et de la dis- Pour celle-ci il y a là comme un signe qui parition. Son livre, dans sa brièveté même, la renvoie au dernier été chez sa grand- dans son apparente simplicité, est admira- mère, à cette plage de Normandie où un ble et touche à nos fibres les plus intimes. homme qui avait presque l’âge de son père Temps ramassé, contracté, dans une sorte lui demande l’autorisation de lui lire d’itinérance, de Parme, ou Turin, à Paris, chaque après-midi plusieurs chapitres de rue de Rome, face à la gare Saint-Lazare La Chartreuse de Parme au prétexte qu’il « d’où me parvenaient les soupirs des l’avait toujours fait pour sa fille disparue trains, leurs freinages, toute cette musique dans un accident… La veille du départ de ferroviaire qui m’embarque toujours, la jeune adolescente, l’homme lui offre un j’avais l’impression d’être dans le décor livre qui avait appartenu à sa fille, d’une scène de La Bête humaine… », un Le Grand Meaulnes, et lui dit : « Soyez heu- temps bel et bien révolu mais qui reste reuse et, quand vous serez plus grande, ancré en nous à jamais, passé et présent vous irez à Parme, il faut lire ce roman de inextricablement liés. C’est tout cela que Stendhal à Parme ». Devenue adulte, Michèle Lesbre fait surgir, alors que pas Laure, après la découverte du livre de Sten- moins de seize pages en fin de volume nous dhal dans les cartons de livres que lui a renvoient avec toutes les précisions et les laissé son ami, n’aura de cesse de revenir génériques quasiment complets, aux livres, Musée Stendhal - Grenoble - France sur La Chartreuse et sur Parme où elle dé- films et pièces de théâtre cités tout au long cide de se rendre… Alors, Brève rencon- de l’ouvrage. Tout ce qui aura nourri et tre ? De rencontres il est beaucoup question constitué l’auteur au fil des ans et de ses dans ce livre, quant à la brièveté… Brièveté déambulations, alors que la trame même du et fulgurance du roman d’abord. À peine roman est d’une étonnante subtilité, qui fait une centaine de pages pour dire, se remé- affleurer à la surface ce qu’il y a de plus morer ce qu’il y a de plus intime en nous, profondément enfoui chez la jeune femme ce qui ne cesse de (nous) hanter au fil du qui raconte son histoire. n temps. Brièveté parce qu’il y a là une ex- Stendhal, par Henri Lehmann (1814 -1882). Jean-Pierre Han 4 . LES LETTRES FRANÇAISES . M A I 2019
LETTRES Un roman de la dernière période d’Anna Seghers Traversée (Une histoire d’amour), de plus aurait fait d’un personnage comme elle. En appa- duit par l’immensité de la mer poussent aux confidences. d’Anna Seghers. Roman traduit par Bruno Meur rence, un Tui, mais à l’intérieur ? Triebel s’ouvre de sa vie à un ingénieur de RDA qui avait et Claire Mercier, postface d’Hélène Roussel. La personnalité d’Anna Seghers a été marquée par plu- lui aussi affaire au Brésil. On parle, on se dévoile et peu à Éditions Le Temps des cerises, 170 pages, 15 euros. sieurs drames : la prise du pouvoir par les nazis, l’exil et la peu se met en place, au travers des non-dits, le cadre com- déception que lui réserva le cours politique de la RDA. On plexe et contradictoire de la vie de chacun. Le projet de A vant toute chose, demandons-nous comment il est les retrouve dans son œuvre. Les deux derniers nommés for- Triebel qui était de faire sa vie avec Maria Luisa et de rele- possible qu’un roman comme Traversée ait mis ment l’arrière-fond de Traversée. ver l’Allemagne est très endommagé. Mais il refuse de bais- cinquante ans à être présenté au lecteur français. L’exilé (on le baptise maintenant migrant) est dans l’obli- ser les bras. Il refuse même l’évidence que Maria Luisa, Puis saluons l’éditeur qui persiste à s’intéresser à cet auteur. gation douloureuse de se confronter à une autre société, par- après avoir finalement refusé de rentrer en Allemagne, soit C’est en effet le deuxième livre d’Anna Seghers qu’il édite, fois à une civilisation très différente de la sienne. Les morte comme des témoins le lui ont révélé, se déclarant et même le troisième si l’on prend en compte les souvenirs parents d’Ernst Triebel, le personnage principal de Traver- certain qu’une femme qu’il vient de rencontrer et qui lui de son fils, Pierre Radvanyi. Mais il en reste plusieurs en sée, ont émigré pour échapper aux persécutions nazies et ressemble si étrangement est bien Maria Luisa, quoiqu’il attente de traduction, dont La Confiance et La Décision. choisi le Brésil où va se dérouler la jeunesse de leur fils. Le lui faille reconnaître qu’elle est devenue un personnage très S’il est assuré que les romans d’Anna Seghers continue- Brésil et l’Allemagne sont des mondes aux antipodes l’un différent de son souvenir, en fait une femme qui joue. Et ront à être lus du fait de la qualité de sa langue et de sa maî- de l’autre. Triebel y rencontre Maria Luisa, une autre jeune comment peut-il imaginer que Maria Luisa soit bien cette trise de l’art du roman, mais aussi des sujets qu’elle traite, émigrée qui devient vite une amie très proche. Mais alors personne-là si ce n’est parce qu’il le désire à toute force ? on peut se demander si certains aspects qui répondent à des qu’elle s’installe dans une perspective de vie de plus en plus Son intégration dans la RDA est un choix de la raison, cette péripéties politiques propres à la RDA passionneront le lec- brésilienne, Triebel privilégie la sienne, bien différente. Ses raison qui lui vient de ses parents, d’une certaine façon teur futur. Des allusions, des rapprochements très clairs en parents l’entretiennent dans l’idée que l’Allemagne est sa d’agencer les choses de la vie, de vouloir leur donner un leur temps risquent de n’intéresser bien vite que les spécia- véritable patrie. Le Brésil est pour lui une terre pleine de sens. Le drame est que cette raison rentre en contradiction listes de l’histoire du pouvoir. N’est-ce pas le sort des clas- promesses mais avant tout une terre d’accueil dans laquelle avec le choix du cœur que résument pour lui l’image et la siques que de ne plus être lus pour les coups de patte qu’ils il peut développer et fortifier des aptitudes qu’il mettra en personnalité de Maria Luisa liée à l’exubérance de la vie ont assénés aux puissants du moment, mais pour ce qu’ils œuvre plus tard dans cette Allemagne qu’il veut contribuer au Brésil, à ses aberrations mêmes. Refusant d’accepter apportent à tous, au-delà de cet aspect ? à changer. qu’elle soit morte, il montre qu’il reste divisé entre ces Aussi, notre lecture de Traversée ne privilégiera-t-elle Les choses se passent rarement comme on les projette. deux attitudes. pas les allusions à la vie politique de la RDA, qui sont par- La jeune fille, qui est peu à peu devenue son grand amour, Or, rien ne devrait permettre d’opposer les choix du cœur faitement exposées dans la postface d’Hélène Roussel, mais n’a guère envie de quitter ce Brésil où elle s’est enracinée à ceux de la raison. L’un peut-il aller sans l’autre ? Ici ap- fera comme si seul restait en lice le plaisir de lire ces pages, tandis qu’il décide de rentrer en Allemagne pour aider à la paraît ce qu’Anna Seghers voulait dire à ceux qui ont choisi, pour ce qu’elles disent à tous, Allemands de l’Est ou pas. naissance de cette Allemagne socialiste dont il a rêvé. Là par des décisions politiquement malthusiennes, d’enfermer Traversée date de la dernière période de la vie d’Anna encore, les désillusions l’attendent. Sa pureté est mise à leur pays au prétexte de le protéger. Forts de leur rationa- Seghers. Depuis la mort de Brecht, elle est le personnage le rude épreuve devant les manifestations de bien-pensance, lisme ils ne pouvaient pas plus faire place au besoin de mou- plus emblématique de la littérature de la RDA. Elle préside de carriérisme, d’hypocrisie qu’il constate et qui ne l’épar- vement, d’ouverture, de différence que Triebel ne pouvait l’Union des écrivains, elle bataille pour ses idées sans tou- gnent pas alors qu’il s’est complètement engagé dans le admettre la mort de Maria Luisa. Division mortelle pour les jours réussir à éviter ce qu’elle juge comme des catastrophes militantisme comme dans sa profession de médecin. Il de- hommes comme pour les États. plus ou moins grandes. Elle persiste à vouloir donner toute vient même suspect lorsque, au cours d’un voyage profes- Il faut lire Anna Seghers. sa vigueur à cette autre Allemagne qui était le fruit de tant sionnel qui le ramène au Brésil, son collègue de mission François Eychart d’espérances et que ceux qui la dirigent vont peu à peu fait défection alors qu’il offrait toute garantie politique. étouffer, aveuglément, jusqu’à la chute finale. Son combat Le roman se passe essentiellement sur un bateau qui fait Trois Femmes d’Haïti, d’Anna Seghers, traduction au sein de la RDA est complexe et plein de contradictions. le trajet entre le Brésil et la RDA et pousse jusqu’en Po- de Bruno Meur, 65 pages, Au-delà du fleuve, avec Anna On peut rêver à ce qu’un Brecht qui aurait vécu vingt ans logne. Le rythme lent de cette traversée et le sentiment pro- Seghers, de Pierre Radvanyi, 150 pages, Le Temps des cerises. Volker Braun, « Quand redirai-je à moi en voulant dire à tous ? » Poèmes choisis, prit qui l’anime est toujours le même, fait d’une grande sen- Si ses poèmes et ses textes en prose ont été en grande de Volker Braun, traduit de l’allemand par Jean-Paul Barbe sibilité lyrique, une inquiétude passionnée pour le sort de la partie publiés ici (grâce en particulier au travail fidèle et Alain Lance. Éditions Gallimard, Poésie poche, civilisation, un sens du plaisir et de la langue, un usage per- d’Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, ses amis et tra- 192 pages, 8,50 euros. manent, très vif de l’ironie, un humour alerte. ducteurs), il n’en va malheureusement pas de même de son Il s’inscrit dans toute une tradition politique de la poésie théâtre. Seule sa pièce Die Kipper (« Rêves et erreurs du V olker Braun vient de faire une tournée de lectures allemande, celle de Heine notamment, l’amoureux mais manœuvre Paul Bauch, aux prises avec le sable, le socia- dans différentes villes de France, pour la sortie chez aussi l’incorrigible persifleur. Aux antipodes de l’esprit de lisme et les faiblesses humaines ») fut jouée au théâtre de Gallimard de ses Poèmes choisis. Volker Braun est sombre gravité, voire de lourdeur, que certains clichés at- Gennevilliers, en 1976. l’un des principaux écrivains allemands contemporains. tribuent à la grande culture allemande, toute son œuvre est Or Volker Braun a été dramaturge au Berliner Theater, Hier dans l’ancienne RDA, il fut un écrivain critique (tout empreinte de malice et de bonne humeur. et ses pièces (malgré bien des obstacles et des retards) ont en étant attaché à l’idée du socialisme) et aujourd’hui, dans Brecht disait que ceux qui étaient dépourvus de sens de été créées et sont jouées en Allemagne. l’Allemagne réunifiée, il est toujours un écrivain critique. l’humour avaient plus de mal à saisir la dialectique. Il est aujourd’hui largement reconnu et a reçu de nom- Poète, auteur de pièces de théâtre, prosateur, auteur de nou- Volker Braun est assurément un poète dialecticien. Sa poé- breux prix, dont le Georg-Büchner, en 2000, le prix littéraire velles et de romans (notamment, Le Roman de Hinze et sie est une poésie de l’intelligence et de la lucidité. allemand le plus prestigieux, et le Max Jacob étranger, Kunze, autrefois publié par Messidor et récemment réédité), Il est à mes yeux (comme j’avais eu l’occasion de l’écrire à en 2012, à Paris. d’aphorismes, d’épigrammes, son œuvre investit de nom- propos de ses dialogues entre Hinze et Kunze, le bureaucrate et Volker Braun est né en 1939 à Dresde. Il a connu dans breux genres. Mais quelle que soit la forme explorée, l’es- son chauffeur) une sorte de fils naturel de Brecht et de Diderot. son enfance le terrible bombardement de février 1945 lll LES LETTRES FRANÇAISES . M A I 2019 . 5
LETTRES lll qui rasa la ville et fit entre 30 et 40 000 morts. En ment marqué les esprits : « Das Eigentum » (la propriété) : On me dit de planter mes pénates dans la brousse. mai de la même année, alors qu’il n’avait que six ans, il a Je suis là encore et mon pays passe à l’Ouest. On m’arrache ce que je n’ai jamais possédé. vécu l’effondrement du nazisme, le retour de la paix, en Ce que je n’ai vécu va toujours me manquer. même temps que l’occupation et la division du pays. Toute GUERRE AUX CHAUMIÈRES PAIX AUX PALAIS ! Comme un piège sur la route : l’espoir était à vif. sa vie et son œuvre sont ainsi marquées du sceau de la Je l’ai flanqué dehors comme on fait d’un vaurien. Ma propriété, la voici dans vos griffes. contradiction. Il brade à tout venant ses parures austères. Quand redirai-je à moi en voulant dire à tous ? Après son baccalauréat, il a travaillé comme terrassier L’été de la convoitise succède à l’hiver. et conducteur de machine, sur les chantiers d’extraction Et à mon texte entier on ne comprend plus rien. Aujourd’hui, ses poèmes continuent de se tenir, comme de la lignite à Schwarze Pumpe, dans le Brandebourg ; ce des vigies, à la hune du bateau Europe, à qu’il relate dans La Vie sans contrainte de Kast (Éditeurs l’époque de la « wilderness » (la sauvagerie) français réunis, 1978). Puis il s’engage dans des études de globalisée (« Car nous avons livré notre vie philosophie à l’Université de Leipzig (car la chose était au commerce »), à l’heure du « Matin des possible à l’époque, même si ce ne fut sans doute pas migrants », « cadavre sur cadavre enroulés / facile). Dans la bâche mugissante du ressac ». Ses premiers poèmes furent lus en public pour la pre- « Le sleeping de la raison des monstres »… mière fois, en décembre 1962, grâce à une initiative du Mais il ne lâche pas l’affaire… et en tient poète antifasciste et francophile Stephan Hermlin (un ami toujours pour la poésie « fleur saxifrage », de l’équipe de la revue Europe), qui contribua à faire émer- qui peut briser les pierres. La grande utilité ger une nouvelle génération de poètes, parfois regroupés de la poésie, pense-t-il, est de trouver la fable sous le nom de « l’école des poètes saxons », dont dont notre monde a besoin, celle qui peut ex- Sarah Kirsch, Karl Mickel ou Wolf Biermann. Celui-ci de- primer les contradictions du réel. « La litté- vint l’un des plus célèbres chansonniers politiques de rature est constructive parce qu’elle met en l’Allemagne (finalement expulsé de RDA en 1976), ce qui relief les contradictions, non les idéaux », di- provoqua la mobilisation d’une partie des intellectuels est- sait-il dans une interview au Monde en 2001. allemands, dont Volker Braun et Christa Wolf. Le Printemps Poésie difficile parfois, mais toujours pro- de Prague de 1968 fut un moment décisif dans l’évolution ductive. Lionel Richard disait déjà d’elle, à de Volker Braun. En 1982, il quitta l’Union des écrivains. propos de son premier recueil en français En 1990, à quelques poètes français, nous avions tra- (Provocation pour moi et d’autres, PJO, vaillé avec lui (sous l’égide d’Alain Lance) dans le cadre 1970) : « Cette poésie dérange parce qu’elle des journées de traduction de Royaumont, à l’adaptation de n’est pas évasion et que, du lyrisme intime à ses poèmes « chinois », dont beaucoup avaient un caractère l’ironie, du langage familier au souffle prémonitoire. épique, elle charrie un dynamisme réel ». Parmi eux « Le Pont en zigzag » : Sans doute est-ce pour cela que son écriture Le mauvais génie n’avance que tout droit. est toujours recherche. Mardi 2 avril, au Ainsi le démon Goethe-Institut de Paris, Volker Braun disait Des idéologues en conclusion de sa lecture que « la littérature Ne me suit pas dans le jardin en fleurs. est peut-être bien un moyen de réfléchir sur le Mais il avait dû nous quitter en cours de travail, car à sens de nos actions, et de notre présence ici et Berlin les événements se précipitaient. maintenant », ce que, hors de tout fatras DR Après la chute du mur et ce que les Allemands ont appelé philosophique, il nomme le « da-sein »… « die Wende » (le tournant), il a écrit un poème qui a forte- Volker Braun. Francis Combes Insaisissable et sans tutelle Jusqu’à présent je suis en chemin - Carnets : 2016-2018, Ainsi d’ailleurs que le manque d’intérêt manifesté pour Paul Claudel, Léon Bloy, Charles Péguy et Georges de Pascal Boulanger. Éditions Tituli, 188 pages, 16 euros. le travail d’un Christian Prigent ou d’un Jean-Pierre Bernanos, a lu le Nouveau testament, s’est fait baptiser, et Verheggen, trop formalistes sans doute à son goût, cédant a pris conscience de la débâcle collective qui caractérise H eureux hasard ou stratégie d’édition ? Ces Carnets au « puritanisme et à l’ascèse d’un objet sans sujet », à « notre misérable époque ». Dès lors le singulier poète va de Pascal Boulanger paraissent après la publica- l’inverse des poètes publiés à l’époque dans la revue Action travailler à « jouir du hors-temps », se mettre en quête de tion de Trame chez Tinbad, un épais volume com- poétique. Échos donc, ou absence d’échos, au-delà de ces épiphanies grâce auxquelles l’œuvre « échappe à la prenant une anthologie de textes écrits de 1991 à 2018, un la « propre vie anecdotique » du poète. Choix véritable, valeur d’échange pour que la valeur d’usage se montre à entretien avec Gwen Garnier-Deguy, suivis de L’amour là, bien éloigné du suivisme dont fait preuve bien souvent nu ». Désormais Chevalier de la foi, « insaisissable, sans un long poème venant clore l’ensemble. Mais il faut pré- l’« apprenti poète ». tutelle, réfractaire », il traque les signes névrotiques de son ciser dès l’abord que cette nouvelle « forme littéraire » chez Pascal Boulanger fait montre de la même prudence et temps, « ferraille contre les dieux fétiches, ceux de la tech- le poète ne s’apparente en rien à celle de quelque journal attention en ce qui concerne le situationnisme, mouvement nique et du libre marché ». intime ou recueil de confidences, mais constitue plutôt une politico-artistique important lors de sa venue à l’écriture. Lors d’une récente lecture publique, Pascal Boulanger façon de poursuivre l’œuvre en révélant ses origines et son L’œuvre de Guy Debord, notamment La Société du spec- a fait connaître son intention de mettre un terme à son tra- mode d’engendrement. Ainsi, nous apprenons par exemple tacle, le fascine en tant qu’analyse implacable du stade vail poétique. À la fin de ses Carnets, il annonce à ses lec- le rôle joué par Philippe Sollers ou Marcelin Pleynet ultime et monstrueux du capitalisme. Il affectionne égale- teurs son départ pour la Bretagne où ce Parisien de longue concernant la compréhension et l’appropriation du texte de ment la technique du détournement, mais ne goûte guère date entend prendre sa retraite : « C’est dans un village Rimbaud et de celui de Lautréamont. « Je n’ai pas connu le programme libertaire et hédoniste prôné par les situa- situé entre Rennes et Saint-Malo que je vivrai dorénavant. de meilleure école pour l’autodidacte que j’étais », avoue tionnistes, auquel, confie-t-il à G. Garnier-Deguy, il préfère Et j’y vivrai parmi ces “gilets jaunes”, qui expriment co- Pascal Boulanger. Cette découverte bien sûr a lieu à l’en- un « gaullisme social incarné par Philippe Séguin ». lère et détresse. » Soyons certains cependant que l’anar- tour de la revue Tel Quel. Mais le lecteur de ces « carnets » L’ancien militant communiste avouant même être alors chiste chrétien n’est pas prêt à se laisser distraire par les peut noter en même temps le peu d’importance joué par l’« un des rares poètes français à ne pas voter à gauche ». cris des oiseaux marins. n exemple par Denis Roche dans la construction de son style. Mais c’est qu’à cette époque Pascal Boulanger a découvert Jean-Claude Hauc 6 . LES LETTRES FRANÇAISES . M A I 2019
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