Aragon, Le Cadeau à Jean - par Olivier Barbarant - Les Lettres françaises

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Aragon, Le Cadeau à Jean - par Olivier Barbarant - Les Lettres françaises
Fondateurs : Jacques Decour (1910 -1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884 -1968).
      Directeurs : Claude Morgan (de 1942 à 1953), Louis Aragon (de 1953 à 1972), Jean Ristat.

           Aragon, Le Cadeau à Jean
                                  par Olivier Barbarant
DR

                                           Dessin de Louis Aragon.

              L’exposition « Rouge », par Philippe Reliquet
                   Denis Roche, par Franck Delorieux
                François Truffaut, par Christophe Mercier
                    LES LETTRES   FRANÇAISES   . M A I 2019. N O U V E L L E              SÉRIE N°   5 (171).   2,5 euros
                                          w w w. l es- l et t res- f ra n ca i ses. f r
Aragon, Le Cadeau à Jean - par Olivier Barbarant - Les Lettres françaises
LETTRES

                                                                   De l’autre côté
                                                            Retour sur Le Chagrin de la guerre de Bao Ninh

Le Chagrin de la guerre,                                           Quand on se retrouve encore face à l’enfance, à l’exil in-         parlé autrefois et dont j’ignorais qu’il avait été depuis tra-
de Bao Ninh. Picquier poche, 283 pages, 9 euros.                   térieur qui semble remonter loin, au pas de côté dont on           duit en de multiples langues.
                                                                   ne revient pas, à l’impasse d’une idéologie qui a englouti             Tant d’années que je n’étais pas retourné au Viêtnam.

J
     e ne l’ai rencontré qu’une seule fois. Le Viêtnam s’ou-       tant de morts et ne se lasse pas d’en réclamer, à un amour         Je craignais les fantômes de ma propre vie, et des désillu-
     vrait tout juste alors. Sachant mon intérêt pour la litté-    qui ne s’accomplit plus.                                           sions qui n’auraient pas manqué de devenir douloureuses
     rature de leur pays, des amis avaient profité de ma              L’autre côté, c’est encore celui pour l’écrivain qui            en ce pays qui avait été justement le lieu d’une promesse
présence là-bas pour réunir quelques écrivains. Plusieurs          avance dans la jungle de son manuscrit. Là où « la voie du         sans contenu. Depuis, j’avais connu des drames, des
générations s’étaient rejointes dans un petit appartement.         roman se fond dans le chemin du retour, après la guerre,           amours mortes ou impossibles ; j’étais passé de l’autre
Lui, Bao Ninh, on me l’avait présenté comme l’auteur d’un          sur les traces des équipes de ramassage des os, parmi les          côté et j’avais écrit des livres. Mais en retrouvant ce roman
roman qui avait fait beaucoup de bruit à sa parution à la fin      tombes éparpillées sur les hauteurs nord des Hauts                 pour enfin le lire, je fus frappé de constater comme moi
des années quatre-vingts, et été interdit depuis. Cet après-       Plateaux, dans l’atmosphère hantée des jungles téné-               aussi c’était vers les morts que je revenais toujours, ou
midi-là, il n’avait presque rien dit. Il avait écouté les uns et   breuses, empoisonnées, empestant le souffle des morts ».           plutôt vers ce mort-jamais-mort en soi qui fait écrire, ce
les autres. Il se taisait devant les dissidents présents, ceux     Comment écrire, se demande Bao Ninh, comment écrire                caillou noir dans un jardin zen, cette faille que rien ne peut
du moins qui avaient osé venir.                                    la guerre ? Comment écrire tout ce qu’elle a contaminé de          soigner ni consoler que momentanément. Moi aussi j’avais
   Je ne soupçonnais pas que son livre bien plus tard allait       son aile mauvaise et jusqu’à ce qui ne la concernait pas ?         affronté un monstre impossible à saisir, et été tenu comme
me retrouver. Qu’il deviendrait même une des nervures de           Comment écrire ce qui ne sera pas une lamentation, ni une          le personnage de Bao Ninh « dans la cage d’acier » de
ma relation avec ce pays.                                          déploration, mais aussi une célébration de la vie, malgré          mon récit. Comme pour lui la guerre, la maladie pour moi,
   C’est une œuvre triste et de la désillusion, mais j’y re-       tout ? C’est la question que se posent tous les écrivains.         et ce déchirement de la mort et du retour improbable pour
connais un pays qui est mien, où pourtant je ne suis pas né,       Comment écrire ce qui s’est défait et qui ne peut se réparer,      tous deux. Et bien sûr le livre à écrire en lequel cela « re-
avec lequel ma famille n’a aucun lien, et que je n’ai décou-       dans la perte de quoi on reste ? Comment écrire après la           fusait de se terminer, même après le silence des armes ».
vert que par le hasard des amitiés. Peut-être n’est-ce pas         mort de l’amour ?                                                      Lors de mon premier voyage à Hanoï, vingt ans plus
un pays physique dont il s’agit, mais une contrée plus in-                                                                             tôt, j’étais venu avec pour prétexte d’écrire sur un poète
térieure aux frontières imprécises. C’est que là-bas s’est                                                                             classique, Nguyen Du. Un célèbre Appel aux âmes er-
ouvert pour moi un autre pays : cet à-venir qu’on reconnaît                                                                            rantes lui est attribué. C’est une litanie pour ceux dont
et qui semble surgir d’un passé au-delà de notre propre                                                                                personne n’honore la mémoire, soldats sans sépulture,
existence.                                                                                                                             suicidés, noyés, disparus. Et c’est à cause de ce long
   On me l’a souvent dit en souriant, j’ai dû être vietna-                                                                             chant mélancolique que je voulais écrire sur ce poète
mien dans une vie antérieure. Et chaque fois que je relis                                                                              d’un autre temps. Projet avorté.
Le Chagrin de la guerre, je ne peux m’empêcher de penser                                                                                   Or, si longtemps après, en découvrant l’œuvre de
que c’est peut-être vrai. Car, même si je fais taire mes sou-                                                                          Bao Ninh, j’avais été frappé par la force qu’ont les
venirs de voyage et divagations superstitieuses, même si je                                                                            croyances quand on se sent justement pris par la viscosité
sens monter la tristesse devant l’étendue du carnage et d’un                                                                           ou l’opacité d’un destin, quand on est apeuré dans la jungle
deuil sans mesure, même si je laisse prendre possession de                                                                             de notre propre vie. Écrire alors ou brûler de l’encens. Et
moi la « douleur sans perspective » que porte ce roman,                                                                                cultiver cette attention qui vient de la conscience que les
même si une langueur furieuse se soulève comme une                                                                                     fantômes existent bien, au moins dans nos esprits, et que
brume, je me sens gagné par une troublante fraternité.                                                                                 le monde des vivants doit pour vivre en paix régler envers
   C’est pourtant un livre dur et boueux, épais comme la                                                                               eux sa dette. Le chef de la mission de ramassage des osse-
vie entravée, et qui tente de faire un peu de clarté sur la vis-                                                                       ments, où opérait le héros de Bao Ninh, le rappelait :
cosité du destin.                                                                                                                      « Si nous n’arrivons pas à savoir qui ils sont, leur mort
   En l’ouvrant, nous voici de l’autre côté. Non pas celui                                                                             pèsera toujours sur notre vie. »
du pays étranger et d’une guerre enlisée, d’Apocalypse                                                                                     C’est ce roman qui me décida à retourner à Hanoï. Il
Now ou de Platoon, non celui qu’on voit d’hélicoptère et                                                                               fallut trouver le bon moment. Les amis que j’y connais-
où l’on attend d’être extrait, par les birds, des rizières pié-                                                                        sais s’étaient dispersés aux quatre coins du monde. D’au-
gées et des forêts pleines de tigres maigres et de serpents                                                                            tres étaient morts. Mais certains proches avaient décidé
                                                                                                                                     DR

venimeux. Nous voici parmi les soldats à voix nasillarde                   Bao Ninh, photographie de Linh Pham.                        de profiter de ma venue pour aller au pays.
des films, ceux qu’on voit à peine et qui sont partout. Nous                                                                               Les premiers jours de mon séjour, j’avais pourtant
voici dans la jungle avec eux qui parlent de fatigue,                  Cet autre côté, c’est enfin ce lieu vers où l’on se tourne     souhaité rester seul. J’avais relu Le Chagrin de la guerre
d’amour, d’épuisement, de désertion, qui dressent des au-          quand l’impossible vient des êtres eux-mêmes. « Tu es de-          et longuement flâné près du lac Thiên Quang, dans la rue
tels pour les morts, qui sont fragiles et apeurés, couards ou      venu ce que tu es, et moi, ce que je suis devenue, on n’y          Nguyen Du, où le personnage de Bao Ninh erre lui aussi.
superstitieux, sans merci et héroïques ; avec ces bô dôi qui       peut plus rien », dit son amie au héros-écrivain. Ce lieu,         J’étais allé devant la maison au premier étage de laquelle
jouent aux cartes, boivent et fument, des herbes et roses          c’est ce là-bas plus réel que tout et qui devient refuge, l’in-    nous nous étions réunis autrefois, et qui était vendue.
maléfiques, qui se souviennent des amis et amours de               sondé d’une promesse qu’on ne perçoit qu’au retour :               J’étais repassé voir la courette ombragée de la maison (elle
lycée, des petits lacs de Hanoï et de la rue Nguyen Du, et         quand l’art devient une voie qui sauve du suicide. Parce           aussi vendue) d’un vieil ami disparu, rue Ly Quoc Su.
de ce qu’il faut cacher aux commissaires politiques. Nous          que l’on sera à jamais hanté et qu’on aura perdu pour long-        J’avais fait brûler des bâtonnets d’encens.
voici de l’autre côté, et c’est toujours la même humanité.         temps, pour toujours peut-être, la capacité de mener une               Après quelques jours, les fantômes m’ont laissé en
   L’autre côté, c’est aussi celui du retour. Quand on ne          vie normale.                                                       paix. J’ai repris le cours de mon amitié avec ce pays qui
peut vivre un réel aussi puissant et absolu que la guerre,             La première fois que j’ai vu la couverture du roman            m’avait donné une idée très haute de ce que pouvait être
sinon l’amour. Quand on baisse « la tête pour n’avoir pas          dans son édition française, un jeune soldat en armes, détail       la littérature. Et j’ai épinglé au-dessus de l’étroite table
à subir l’incompétence, l’absence de talent, la grossièreté,       tiré d’une laque du musée des Beaux-Arts de Hanoï,                 qui me servait de bureau dans la chambre d’hôtel cette
la vulgarité, la morgue dévergondée, la fadeur lamenta-            c’était entre les mains d’un ami que je rejoignais dans un         phrase de Bao Ninh : « Combien d’autres souvenirs en-
ble, si caractéristique de la vie spirituelle de l’après-          café. Il venait de le découvrir et me demandait si je l’avais      core, combien de gens, de destins, que jamais il ne pour-
guerre ». Quand ce sont au contraire les drames de ce              déjà lu. Le nom de l’auteur me parut familier. Je scrutai la       rait oublier, mais que jamais aussi il ne pourrait
violent passé qui aident et donnent « le courage d’échap-          photo en quatrième. Et soudain c’était évident, je connais-        transformer en histoire. » n
per à tant de sales comédies de la vie d’aujourd’hui ».            sais cet homme. Et ce livre était celui dont on m’avait                                                       Patrick Autréaux

2 . LES LETTRES       FRANÇAISES      . M A I 2019
Aragon, Le Cadeau à Jean - par Olivier Barbarant - Les Lettres françaises
LETTRES

                                    La double ouverture du Japon
Écrits sur Rousseau et les droits du peuple,                         Chine, jusqu’au Japon, pour se mêler de façon plus ou analyser dans leur fond même les spiritualités, les philoso-
de Nakaé Chômin. Traduit du sino-japonais par                        moins syncrétique au panthéisme local, issu d’une autre tra- phies, les esthétiques mêmes des deux cultures, grecque
Eddy Dufourmont et Jacques Joly. Préface et notes                    dition, avait elle-même été visitée par la Grèce.                et japonaise. André Malraux, Paul Claudel et Marguerite
d’Eddy Dufourmont. Édition bilingue, Les Belles Lettres,                 Il s’agit donc pour le Japon, dans le cas de la philosophie Yourcenar ne sont jamais nommés par lui dans cet essai. Seul
310 pages, 35 euros.                                                 politique française d’un côté et de l’esthétique (ou plus gé- Ezra Pound, dans cette catégorie-là d’écrivains amoureux de
                                                                     néralement de la vision du monde) grecque de l’autre, de confrontations culturelles et particulièrement tournés vers
Le Japon grec. Culture et possession,                                deux ouvertures de types différents, mais qui permettent de l’Orient, échappe, avec Lafcadio Hearn, à cet injuste silence.
de Michael Lucken. Gallimard, « Bibliothèque des Histoires »,        penser d’une façon nouvelle la civilisation japonaise, du Les comparatistes, en quête de sources communes, de struc-
258 pages, 22,50 euros.                                              moins à partir de la fin du XIXe siècle, même si, nécessaire- tures universelles ou de troublantes coïncidences, sont mis
                                                                     ment, pour comprendre son évolution, il faut remonter dans d’emblée hors sujet par l’historien, même si cela a été un

S
       ouvent pensée comme exclusivement influencée par              le temps. D’autant plus que le modèle chinois est très présent fantasme du siècle des Lumières.
       la pensée indienne et par la pensée chinoise, la civili-      dans le premier cas, et que Nakaé Chômin ne manque pas              Pour en revenir à Rousseau et à Nakaé Chômin, le but de
       sation japonaise, longtemps refermée sur elle-même            de souligner les références à ses maîtres chinois, non seule- cette « traduction commentée » était de frapper le lecteur ja-
et interdite d’accès quasiment jusqu’à la fin de l’ère Meiji         ment dans le vocabulaire, mais dans ses principes éthiques, ponais sur une appropriation possible de la pensée politique
(début du dernier tiers du XIXe siècle), à l’exception de            spirituels et sociaux. La richesse des deux livres nous em- de Rousseau, fondatrice d’une certaine démocratie moderne
quelques brèches (au XVIe siècle avec l’arrivée des Portugais        pêche d’en approfondir les détails et nous force à n’en don- à laquelle ce militant de l’intérêt du « peuple » aspirait, par
porteurs du christianisme, puis avec le commerce hollandais          ner que les grandes lignes.                                      des façons de penser rendues plus familières par les références
et quelques incursions de voyageurs-savants dans divers do-              Dans un des articles qui accompagnent l’interprétation chinoises. Les traducteurs, Eddy Dufourmont et Jacques Joly,
maines), a eu en réalité des rapports profonds, ainsi que nous       « sino-japonaise » du Contrat social, Nakaé Chômin nous font ensemble une double prouesse en restituant les termes en
le révèlent deux essais, avec la pensée grecque et avec la phi-      offre un pont entre l’univers chinois et l’univers grec. Il com- français, mais en respectant les libertés interprétatives de
losophie politique occidentale.                                      mente, en effet, la question                                                               Nakaé Chômin, commentées minu-
    La traduction française d’un commentaire du Contrat              « grecque » du scepticisme et du                                                           tieusement en notes où sont fournies
social de Rousseau par le philosophe et traducteur Nakaé             doute, thème fondateur de la philo-                                                        les citations chinoises qui servent de
Chômin (1847-1901) est une mine de renseignements sur                sophie européenne, qu’elle soit                                                            modèles. Les grands principes rous-
les échanges fertiles entre trois types de culture : européenne,     grecque, allemande ou française.                                                           seauistes, du caractère inaliénable
chinoise et japonaise. Nakaé Chômin avait en effet appris la         Le doute comme fondement de la                                                             de la volonté individuelle même au
langue française et séjourné en France avant de traduire en          pensée philosophique. Mais rapide-                                                         service de la volonté générale et de
japonais de nombreux ouvrages de philosophie politique,              ment, Nakaé Chômin rapporte le                                                             la quasi-impossibilité de la repré-
parmi lesquels le Contrat social. Socialiste avant l’heure,          doute à un contexte chinois. Cela                                                          sentativité du peuple par quelques
dans un contexte politique de grande effervescence, prélu-           commence dès le vocabulaire dont                                                           individus, impasse sur laquelle ont
dant à l’ouverture du Japon à l’Occident et surtout précédant        il use, car il définit le doute grec en                                                    fini par buter, à un moment ou à un
la première constitution démocratique japonaise, il faisait          termes chinois à propos de                                                                 autre de leur histoire, toutes les na-
partie d’un groupe de réflexion de sages tentant de mettre           Pyrrhon : « Il fit du doute le centre                                                      tions, et qui se dessinait donc dès la
sur pied un texte respectant l’intérêt du peuple, avant d’y re-      de son enseignement. Selon lui, le                                                         rédaction de la constitution japo-
noncer et de retourner à ses études. Et il entreprit alors la        point essentiel est qu’il n’y a rien                                                       naise, sont exprimés par Nakaé
« traduction interprétative », en kanbun – langue sino-japo-         qui ne soit soumis au doute parmi                                                          Chômin dans ses commentaires qui
naise classique, sorte d’équivalent, si l’on peut dire, de notre     les grandes choses comme la Terre,                                                         rapidement se substituent à la tra-
latin pour les langues européennes –, du Contrat social qu’il        le Ciel, le Soleil, la Lune et les pe-                                                     duction du Contrat social (devenu,
avait déjà traduit une première fois en japonais, traduction         tites créatures. Il y a une limite à                                                       du reste dans sa version « contrat du
qu’il n’avait toutefois pas publiée. Il s’agissait, cette fois-ci,   l’intelligence humaine, sa capacité                                                        peuple »). La résistance qu’il mani-
avec le kanbun, d’une langue artificielle, constituée exclu-         ne touchant qu’à la superficialité                                                         feste à user de néologismes japonais
sivement d’idéogrammes chinois et usant d’une grammaire              des choses. » Suit une définition du                                                       pour traduire des concepts nou-
                                                                                                                                                               DR

sino-japonaise, très différente de la syntaxe japonaise.             pyrrhonisme, qui se conclut par une                 Jean-Jacques Rousseau,                 veaux, empruntés aux langues eu-
Comme le souligne le préfacier et traducteur Eddy Dufour-            référence à la pensée chinoise et            pastel de Quentin de La Tour, 1753.           ropéennes, et à leur préférer des
mont, on se trouve en présence du dernier grand texte réflexif       donc par une invitation à la                                                               termes chinois fussent-ils inexacts,
rédigé dans cette langue archaïque, mais en même temps du            confrontation des modes de pensée, et à un retour à la pensée le conduit à ne pas se fixer sur des équivalences rigides et uni-
premier grand texte posant les principes d’une démocratie            chinoise après être passé par la pensée grecque : « Laozi fai- formes, mais à varier les traductions selon le contexte : « État
moderne. L’idée de Nakaé était de proposer une lecture de            sait porter le doute sur la notion de mystère. Confucius met- » est traduit tantôt par « pays », tantôt par « gouvernement »,
Rousseau à travers le filtre de la pensée chinoise (Confucius,       tait en question celle d’humanité, Mencius et Xun Zi celle de tantôt par « fonction publique », « Dieu » tantôt par « ciel »,
Mencius, Tchouang-Tseu désormais appelé Zhuangzi), en                nature humaine. Par conséquent, il dit qu’après avoir accu- tantôt par « divinité », etc.
employant une terminologie exclusivement chinoise pour               mulé du doute, l’esprit en a subitement une compréhension           Le préfacier ne cache pas que le but de Nakaé Chômin
traduire des concepts européens.                                     parfaite. Si on prenait aujourd’hui modèle sur Pyrrhon, était d’établir une rencontre, sinon une équivalence, entre
    L’essai de Michael Lucken, de son côté, nous ouvre               même si on pouvait atteindre une voie médiane, on ne pour- Rousseau et Mencius (qu’il traduisait parallèlement en fran-
d’autres horizons concernant l’influence de l’esthétique et          rait savoir pour autant que nos doutes soient désormais dis- çais), sur différents plans, notamment celui de son propre
de la pensée grecques sur le Japon, dans différents do-              sipés, et que nous ayons atteint la Voie dans sa rectitude. Pour athéisme et de sa conception de la liberté ou de l’autonomie,
maines : architecturaux, littéraires, sculpturaux, picturaux,        le moment, j’écris cela en maintenant mes doutes et les fais qui n’était pas tout à fait celle de Rousseau. Omissions, sim-
politiques, spirituels et même linguistiques. Des décou-             connaître à ceux qui ne doutent pas d’eux-mêmes. »               plifications ou au contraire ajouts, interventions, interpréta-
vertes archéologiques ont permis de faire remonter cette in-             Comme on le voit, Nakaé Chômin n’hésite pas à com- tions, inflexions caractérisent cette étrange version du
fluence plus tôt qu’on ne pensait. S’il est facile d’analyser        menter de manière active la pensée grecque, afin de s’en ser- Contrat social, qui a été du reste amputé, puisque Nakaé
les textes (romanesques ou théoriques) qui se réfèrent ex-           vir pour réfléchir à la pensée chinoise. C’est probablement Chômin a interrompu son travail sans même finir le
plicitement au monde grec, il est plus délicat de déceler des        ce mouvement stimulant qui manque à l’essai de deuxième livre de cet ouvrage qui en comportait quatre.
traces dans la structure des temples japonais, qui obéissent         Michael Lucken (certes, écrit dans un tout autre esprit,            L’essai de Michael Lucken, lui, est à la fois plus ambi-
à de tout autres principes architectoniques, d’une part, et          puisqu’il s’agit non de philosophie comparative, mais d’une tieux et infiniment moins pointu, puisqu’il s’agit d’un survol
spirituels, de l’autre. Les lieux n’avaient pas la même fonc-        recherche historique sur la pénétration d’une influence diachronique, parfois rapide, parfois fouillé, des relations
tion, la même fréquentation et le rapport à la divinité était        grecque au Japon et sur les identités, sur la possession et la avouées ou secrètes entre le monde grec et la civilisation ja-
autre. Mais la pensée indienne, qui était arrivée, via la            dépossession d’une exclusivité culturelle), qui répugne à ponaise. C’est à travers les déplacements de la pensée lll

                                                                                                                                                 LES LETTRES        FRANÇAISES    . M A I 2019 . 3
Aragon, Le Cadeau à Jean - par Olivier Barbarant - Les Lettres françaises
LETTRES

lll     bouddhique que s’est faite essentiellement la circula-       avec plus ou moins de bonheur. De même paraissent ha-          gration grecque), l’historien éparpille, nous semble-t-il,
tion : l’image « gréco-bouddhique » a en effet été importée          sardeuses les théories réunissant les divinités fondatrices    une démarche qui ne trouve ses véritables sens et centre
par la statuaire et l’architecture des lieux de cultes. « Le corps   du panthéon japonais et les héros grecs. Ce sont surtout       que dans l’analyse précise des recherches et publications
du bouddha serait-il en partie grec ? », telle est la question       les philosophes, beaucoup plus tardifs (de l’école de          de la société classique du Japon, qui a procédé à des tra-
par laquelle le chercheur résume le problème archéologique           Kyôto dans la première moitié du XXe siècle), qui seront       ductions systématiques de textes grecs anciens, avec d’in-
de cette influence. Façon inversée de poser la question de           les meilleurs importateurs de la pensée grecque et tente-      téressantes comparaisons entre le stoïcisme et le bushidô
l’orientalisme. Mais Michael Lucken est prudent : l’art de la        ront un dialogue entre les civilisations. Mais à vrai dire     (l’éthique des guerriers) ou encore dans la fascination de
province du Gandhara, au sud-est de la Bactriane et de               dans un seul sens. Car la traduction des textes japonais       certains écrivains (comme Mishima bien sûr, mais il en
l’Hindu Kush, particulièrement touchée par l’influence               en langues occidentales, notamment des discours, ser-          est bien d’autres) pour l’idéal esthétique grec.
hellénistique, n’a pas été directement importé : « L’hypothèse       mons, sûtras des diverses écoles zen, trahiront des efforts        L’essai se termine par un double entretien avec deux
d’une origine gréco-bouddhique de l’art japonais permet de           souvent forcés de conceptualisation de termes infiniment       philosophes contemporains majeurs, Kôjin Karatani et
mettre en évidence des éléments de portée générale. Il s’agit        plus imagés et ne relevant pas de la philosophie au sens       Takaaki (ou Ryûmei) Yoshimoto, qui tous deux, à travers
d’un cas limite qui tire la continuité des cultures à son maxi-      grec du terme. Si les penseurs japonais n’ont guère eu de      la lecture de Marx, réfléchissent à la démocratie, à la phi-
mum, puisque, si un lien a existé, celui-ci est extrêmement          difficultés à comprendre la phénoménologie et les textes       losophie naturelle, au droit, à des notions ancrées dans la
discret et essentiellement indirect ».                               de Heidegger, ou le marxisme, ou les recherches de             ou plutôt dans les pensées grecques (des présocratiques à
   Il s’attarde cependant sur les colonnes du temple du              Derrida, de Deleuze et de Foucault, on ne peut pas dire        Aristote, en passant par le matérialisme atomiste). Mais
VIIe siècle à Nara, le Hôryûji, qui ont une « entasis », c’est-      que l’inverse ait été vrai. Et la pensée du néant, caracté-    on est alors parvenu à l’âge moderne où le dialogue entre
à-dire une forme galbée, par ailleurs inexistante dans l’ar-         ristique de toute une tradition bouddhique, a parfois été      des philosophes d’origines culturelles diverses va de soi
chitecture sacrée japonaise, ce qui semble indiquer un               mésinterprétée, en Occident, sous une forme caricaturale       quand ils commentent des textes récents annonciateurs
modèle indien d’influence grecque… La route de la soie au-           l’infléchissant vers un nihilisme avec lequel elle a peu de    d’une situation politique, idéologique, économique
rait été le trajet suivi par ce courant esthétique inattendu.        rapport.                                                       contemporaine et donc finalement partagée pour le meil-
   Dans le domaine linguistique, les hypothèses parais-                 En multipliant les points de vue sur ce dialogue gréco-     leur et pour le pire. n
sent plus fragiles, mais elles ont été également avancées            japonais (jusqu’à l’histoire du commerce et de l’immi-                                                                                         René de Ceccatty

                                                                      Brèves rencontres
Rendez-vous à Parme,                                traordinaire contraction du temps, passé,       la vitrine de la boutique où travaille                                               comme les nombreuses lectures, les specta-
de Michèle Lesbre. Sabine Wespieser                 présent, futur, que vit la jeune femme. Un      l’homme avec qui elle a eu une brève aven-                                           cles – ceux de Chéreau par exemple et no-
éditeur, 116 pages, 15 euros.                       signe en appelant un autre, et tout faisant     ture, à qui elle a demandé de la rejoindre un                                        tamment son opéra De la maison des morts,
                                                    finalement signe et sens. Avec en toile de      temps à Parme avant de le quitter à nou-                                             qui lui tire les larmes comme à une majorité

I
     l est une œuvre que Michèle Lesbre ne          fond le roman de Stendhal dans la précise       veau… Oui, tout est bref, comme la vie                                               de spectateurs qui ont eu le privilège d’as-
     cite pas dans la longue liste des films,       édition Delmas que Laure retrouvera dans        sans doute, et pourtant tout reste en vous,                                          sister aux représentations – ; et ces rencon-
     des pièces de théâtre et des livres                                                                                                                                                 tres, celle d’un Philippe Clévenot, admirable
qu’elle évoque dans son dernier ouvrage,                                                                                                                                                 comédien, lui aussi trop tôt disparu, celles de
Rendez-vous à Parme, c’est Brève rencon-                                                                                                                                                 toutes ces œuvres qui nous traversent à un
tre. Non pas que la relation entre le film de                                                                                                                                            moment donné ou à un autre… L’itinérance
David Lean et le sujet de son roman soit à                                                                                                                                               de Laure (Michèle Lesbre ?) est boulever-
ce point étroite, et alors même qu’il est                                                                                                                                                sante et nous renvoie aux brèves et fugi-
question dès son entame de La Chartreuse                                                                                                                                                 tives rencontres qui ont marqué au fer
de Parme dans l’édition Delmas qu’un ami                                                                                                                                                 rouge sa (notre) vie avec en toile de fond la
disparu et très cher lègue à Laure, l’héroïne.                                                                                                                                           présence constante de la mort et de la dis-
Pour celle-ci il y a là comme un signe qui                                                                                                                                               parition. Son livre, dans sa brièveté même,
la renvoie au dernier été chez sa grand-                                                                                                                                                 dans son apparente simplicité, est admira-
mère, à cette plage de Normandie où un                                                                                                                                                   ble et touche à nos fibres les plus intimes.
homme qui avait presque l’âge de son père                                                                                                                                                Temps ramassé, contracté, dans une sorte
lui demande l’autorisation de lui lire                                                                                                                                                   d’itinérance, de Parme, ou Turin, à Paris,
chaque après-midi plusieurs chapitres de                                                                                                                                                 rue de Rome, face à la gare Saint-Lazare
La Chartreuse de Parme au prétexte qu’il                                                                                                                                                 « d’où me parvenaient les soupirs des
l’avait toujours fait pour sa fille disparue                                                                                                                                             trains, leurs freinages, toute cette musique
dans un accident… La veille du départ de                                                                                                                                                 ferroviaire qui m’embarque toujours,
la jeune adolescente, l’homme lui offre un                                                                                                                                               j’avais l’impression d’être dans le décor
livre qui avait appartenu à sa fille,                                                                                                                                                    d’une scène de La Bête humaine… », un
Le Grand Meaulnes, et lui dit : « Soyez heu-                                                                                                                                             temps bel et bien révolu mais qui reste
reuse et, quand vous serez plus grande,                                                                                                                                                  ancré en nous à jamais, passé et présent
vous irez à Parme, il faut lire ce roman de                                                                                                                                              inextricablement liés. C’est tout cela que
Stendhal à Parme ». Devenue adulte,                                                                                                                                                      Michèle Lesbre fait surgir, alors que pas
Laure, après la découverte du livre de Sten-                                                                                                                                             moins de seize pages en fin de volume nous
dhal dans les cartons de livres que lui a                                                                                                                                                renvoient avec toutes les précisions et les
laissé son ami, n’aura de cesse de revenir                                                                                                                                               génériques quasiment complets, aux livres,
                                                                                                                                                    Musée Stendhal - Grenoble - France

sur La Chartreuse et sur Parme où elle dé-                                                                                                                                               films et pièces de théâtre cités tout au long
cide de se rendre… Alors, Brève rencon-                                                                                                                                                  de l’ouvrage. Tout ce qui aura nourri et
tre ? De rencontres il est beaucoup question                                                                                                                                             constitué l’auteur au fil des ans et de ses
dans ce livre, quant à la brièveté… Brièveté                                                                                                                                             déambulations, alors que la trame même du
et fulgurance du roman d’abord. À peine                                                                                                                                                  roman est d’une étonnante subtilité, qui fait
une centaine de pages pour dire, se remé-                                                                                                                                                affleurer à la surface ce qu’il y a de plus
morer ce qu’il y a de plus intime en nous,                                                                                                                                               profondément enfoui chez la jeune femme
ce qui ne cesse de (nous) hanter au fil du                                                                                                                                               qui raconte son histoire. n
temps. Brièveté parce qu’il y a là une ex-                                Stendhal, par Henri Lehmann (1814 -1882).                                                                                                   Jean-Pierre Han

4 . LES LETTRES        FRANÇAISES      . M A I 2019
Aragon, Le Cadeau à Jean - par Olivier Barbarant - Les Lettres françaises
LETTRES

                         Un roman de la dernière période
                               d’Anna Seghers
Traversée (Une histoire d’amour),                                  de plus aurait fait d’un personnage comme elle. En appa-            duit par l’immensité de la mer poussent aux confidences.
d’Anna Seghers. Roman traduit par Bruno Meur                       rence, un Tui, mais à l’intérieur ?                                 Triebel s’ouvre de sa vie à un ingénieur de RDA qui avait
et Claire Mercier, postface d’Hélène Roussel.                          La personnalité d’Anna Seghers a été marquée par plu-           lui aussi affaire au Brésil. On parle, on se dévoile et peu à
Éditions Le Temps des cerises, 170 pages, 15 euros.                sieurs drames : la prise du pouvoir par les nazis, l’exil et la     peu se met en place, au travers des non-dits, le cadre com-
                                                                   déception que lui réserva le cours politique de la RDA. On          plexe et contradictoire de la vie de chacun. Le projet de

A
          vant toute chose, demandons-nous comment il est          les retrouve dans son œuvre. Les deux derniers nommés for-          Triebel qui était de faire sa vie avec Maria Luisa et de rele-
          possible qu’un roman comme Traversée ait mis             ment l’arrière-fond de Traversée.                                   ver l’Allemagne est très endommagé. Mais il refuse de bais-
          cinquante ans à être présenté au lecteur français.           L’exilé (on le baptise maintenant migrant) est dans l’obli-     ser les bras. Il refuse même l’évidence que Maria Luisa,
Puis saluons l’éditeur qui persiste à s’intéresser à cet auteur.   gation douloureuse de se confronter à une autre société, par-       après avoir finalement refusé de rentrer en Allemagne, soit
C’est en effet le deuxième livre d’Anna Seghers qu’il édite,       fois à une civilisation très différente de la sienne. Les           morte comme des témoins le lui ont révélé, se déclarant
et même le troisième si l’on prend en compte les souvenirs         parents d’Ernst Triebel, le personnage principal de Traver-         certain qu’une femme qu’il vient de rencontrer et qui lui
de son fils, Pierre Radvanyi. Mais il en reste plusieurs en        sée, ont émigré pour échapper aux persécutions nazies et            ressemble si étrangement est bien Maria Luisa, quoiqu’il
attente de traduction, dont La Confiance et La Décision.           choisi le Brésil où va se dérouler la jeunesse de leur fils. Le     lui faille reconnaître qu’elle est devenue un personnage très
    S’il est assuré que les romans d’Anna Seghers continue-        Brésil et l’Allemagne sont des mondes aux antipodes l’un            différent de son souvenir, en fait une femme qui joue. Et
ront à être lus du fait de la qualité de sa langue et de sa maî-   de l’autre. Triebel y rencontre Maria Luisa, une autre jeune        comment peut-il imaginer que Maria Luisa soit bien cette
trise de l’art du roman, mais aussi des sujets qu’elle traite,     émigrée qui devient vite une amie très proche. Mais alors           personne-là si ce n’est parce qu’il le désire à toute force ?
on peut se demander si certains aspects qui répondent à des        qu’elle s’installe dans une perspective de vie de plus en plus      Son intégration dans la RDA est un choix de la raison, cette
péripéties politiques propres à la RDA passionneront le lec-       brésilienne, Triebel privilégie la sienne, bien différente. Ses     raison qui lui vient de ses parents, d’une certaine façon
teur futur. Des allusions, des rapprochements très clairs en       parents l’entretiennent dans l’idée que l’Allemagne est sa          d’agencer les choses de la vie, de vouloir leur donner un
leur temps risquent de n’intéresser bien vite que les spécia-      véritable patrie. Le Brésil est pour lui une terre pleine de        sens. Le drame est que cette raison rentre en contradiction
listes de l’histoire du pouvoir. N’est-ce pas le sort des clas-    promesses mais avant tout une terre d’accueil dans laquelle         avec le choix du cœur que résument pour lui l’image et la
siques que de ne plus être lus pour les coups de patte qu’ils      il peut développer et fortifier des aptitudes qu’il mettra en       personnalité de Maria Luisa liée à l’exubérance de la vie
ont assénés aux puissants du moment, mais pour ce qu’ils           œuvre plus tard dans cette Allemagne qu’il veut contribuer          au Brésil, à ses aberrations mêmes. Refusant d’accepter
apportent à tous, au-delà de cet aspect ?                          à changer.                                                          qu’elle soit morte, il montre qu’il reste divisé entre ces
    Aussi, notre lecture de Traversée ne privilégiera-t-elle           Les choses se passent rarement comme on les projette.           deux attitudes.
pas les allusions à la vie politique de la RDA, qui sont par-      La jeune fille, qui est peu à peu devenue son grand amour,              Or, rien ne devrait permettre d’opposer les choix du cœur
faitement exposées dans la postface d’Hélène Roussel, mais         n’a guère envie de quitter ce Brésil où elle s’est enracinée        à ceux de la raison. L’un peut-il aller sans l’autre ? Ici ap-
fera comme si seul restait en lice le plaisir de lire ces pages,   tandis qu’il décide de rentrer en Allemagne pour aider à la         paraît ce qu’Anna Seghers voulait dire à ceux qui ont choisi,
pour ce qu’elles disent à tous, Allemands de l’Est ou pas.         naissance de cette Allemagne socialiste dont il a rêvé. Là          par des décisions politiquement malthusiennes, d’enfermer
    Traversée date de la dernière période de la vie d’Anna         encore, les désillusions l’attendent. Sa pureté est mise à          leur pays au prétexte de le protéger. Forts de leur rationa-
Seghers. Depuis la mort de Brecht, elle est le personnage le       rude épreuve devant les manifestations de bien-pensance,            lisme ils ne pouvaient pas plus faire place au besoin de mou-
plus emblématique de la littérature de la RDA. Elle préside        de carriérisme, d’hypocrisie qu’il constate et qui ne l’épar-       vement, d’ouverture, de différence que Triebel ne pouvait
l’Union des écrivains, elle bataille pour ses idées sans tou-      gnent pas alors qu’il s’est complètement engagé dans le             admettre la mort de Maria Luisa. Division mortelle pour les
jours réussir à éviter ce qu’elle juge comme des catastrophes      militantisme comme dans sa profession de médecin. Il de-            hommes comme pour les États.
plus ou moins grandes. Elle persiste à vouloir donner toute        vient même suspect lorsque, au cours d’un voyage profes-                Il faut lire Anna Seghers.
sa vigueur à cette autre Allemagne qui était le fruit de tant      sionnel qui le ramène au Brésil, son collègue de mission                                                       François Eychart
d’espérances et que ceux qui la dirigent vont peu à peu            fait défection alors qu’il offrait toute garantie politique.
étouffer, aveuglément, jusqu’à la chute finale. Son combat             Le roman se passe essentiellement sur un bateau qui fait        Trois Femmes d’Haïti, d’Anna Seghers, traduction
au sein de la RDA est complexe et plein de contradictions.         le trajet entre le Brésil et la RDA et pousse jusqu’en Po-          de Bruno Meur, 65 pages, Au-delà du fleuve, avec Anna
On peut rêver à ce qu’un Brecht qui aurait vécu vingt ans          logne. Le rythme lent de cette traversée et le sentiment pro-       Seghers, de Pierre Radvanyi, 150 pages, Le Temps des cerises.

                               Volker Braun,
             « Quand redirai-je à moi en voulant dire à tous ? »
Poèmes choisis,                                                    prit qui l’anime est toujours le même, fait d’une grande sen-          Si ses poèmes et ses textes en prose ont été en grande
de Volker Braun, traduit de l’allemand par Jean-Paul Barbe         sibilité lyrique, une inquiétude passionnée pour le sort de la      partie publiés ici (grâce en particulier au travail fidèle
et Alain Lance. Éditions Gallimard, Poésie poche,                  civilisation, un sens du plaisir et de la langue, un usage per-     d’Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, ses amis et tra-
192 pages, 8,50 euros.                                             manent, très vif de l’ironie, un humour alerte.                     ducteurs), il n’en va malheureusement pas de même de son
                                                                       Il s’inscrit dans toute une tradition politique de la poésie    théâtre. Seule sa pièce Die Kipper (« Rêves et erreurs du

V
         olker Braun vient de faire une tournée de lectures        allemande, celle de Heine notamment, l’amoureux mais                manœuvre Paul Bauch, aux prises avec le sable, le socia-
         dans différentes villes de France, pour la sortie chez    aussi l’incorrigible persifleur. Aux antipodes de l’esprit de       lisme et les faiblesses humaines ») fut jouée au théâtre de
         Gallimard de ses Poèmes choisis. Volker Braun est         sombre gravité, voire de lourdeur, que certains clichés at-         Gennevilliers, en 1976.
l’un des principaux écrivains allemands contemporains.             tribuent à la grande culture allemande, toute son œuvre est            Or Volker Braun a été dramaturge au Berliner Theater,
Hier dans l’ancienne RDA, il fut un écrivain critique (tout        empreinte de malice et de bonne humeur.                             et ses pièces (malgré bien des obstacles et des retards) ont
en étant attaché à l’idée du socialisme) et aujourd’hui, dans          Brecht disait que ceux qui étaient dépourvus de sens de         été créées et sont jouées en Allemagne.
l’Allemagne réunifiée, il est toujours un écrivain critique.       l’humour avaient plus de mal à saisir la dialectique.                  Il est aujourd’hui largement reconnu et a reçu de nom-
Poète, auteur de pièces de théâtre, prosateur, auteur de nou-      Volker Braun est assurément un poète dialecticien. Sa poé-          breux prix, dont le Georg-Büchner, en 2000, le prix littéraire
velles et de romans (notamment, Le Roman de Hinze et               sie est une poésie de l’intelligence et de la lucidité.             allemand le plus prestigieux, et le Max Jacob étranger,
Kunze, autrefois publié par Messidor et récemment réédité),            Il est à mes yeux (comme j’avais eu l’occasion de l’écrire à    en 2012, à Paris.
d’aphorismes, d’épigrammes, son œuvre investit de nom-             propos de ses dialogues entre Hinze et Kunze, le bureaucrate et        Volker Braun est né en 1939 à Dresde. Il a connu dans
breux genres. Mais quelle que soit la forme explorée, l’es-        son chauffeur) une sorte de fils naturel de Brecht et de Diderot.   son enfance le terrible bombardement de février 1945 lll

                                                                                                                                                 LES LETTRES      FRANÇAISES      . M A I 2019 . 5
Aragon, Le Cadeau à Jean - par Olivier Barbarant - Les Lettres françaises
LETTRES

lll   qui rasa la ville et fit entre 30 et 40 000 morts. En       ment marqué les esprits : « Das Eigentum » (la propriété) :         On me dit de planter mes pénates dans la brousse.
mai de la même année, alors qu’il n’avait que six ans, il a         Je suis là encore et mon pays passe à l’Ouest.                    On m’arrache ce que je n’ai jamais possédé.
vécu l’effondrement du nazisme, le retour de la paix, en                                                                              Ce que je n’ai vécu va toujours me manquer.
même temps que l’occupation et la division du pays. Toute             GUERRE AUX CHAUMIÈRES PAIX AUX PALAIS !                         Comme un piège sur la route : l’espoir était à vif.
sa vie et son œuvre sont ainsi marquées du sceau de la                Je l’ai flanqué dehors comme on fait d’un vaurien.              Ma propriété, la voici dans vos griffes.
contradiction.                                                        Il brade à tout venant ses parures austères.                    Quand redirai-je à moi en voulant dire à tous ?
   Après son baccalauréat, il a travaillé comme terrassier            L’été de la convoitise succède à l’hiver.
et conducteur de machine, sur les chantiers d’extraction              Et à mon texte entier on ne comprend plus rien.                 Aujourd’hui, ses poèmes continuent de se tenir, comme
de la lignite à Schwarze Pumpe, dans le Brandebourg ; ce                                                                                        des vigies, à la hune du bateau Europe, à
qu’il relate dans La Vie sans contrainte de Kast (Éditeurs                                                                                      l’époque de la « wilderness » (la sauvagerie)
français réunis, 1978). Puis il s’engage dans des études de                                                                                     globalisée (« Car nous avons livré notre vie
philosophie à l’Université de Leipzig (car la chose était                                                                                       au commerce »), à l’heure du « Matin des
possible à l’époque, même si ce ne fut sans doute pas                                                                                           migrants », « cadavre sur cadavre enroulés /
facile).                                                                                                                                        Dans la bâche mugissante du ressac ».
   Ses premiers poèmes furent lus en public pour la pre-                                                                                        « Le sleeping de la raison des monstres »…
mière fois, en décembre 1962, grâce à une initiative du                                                                                             Mais il ne lâche pas l’affaire… et en tient
poète antifasciste et francophile Stephan Hermlin (un ami                                                                                       toujours pour la poésie « fleur saxifrage »,
de l’équipe de la revue Europe), qui contribua à faire émer-                                                                                    qui peut briser les pierres. La grande utilité
ger une nouvelle génération de poètes, parfois regroupés                                                                                        de la poésie, pense-t-il, est de trouver la fable
sous le nom de « l’école des poètes saxons », dont                                                                                              dont notre monde a besoin, celle qui peut ex-
Sarah Kirsch, Karl Mickel ou Wolf Biermann. Celui-ci de-                                                                                        primer les contradictions du réel. « La litté-
vint l’un des plus célèbres chansonniers politiques de                                                                                          rature est constructive parce qu’elle met en
l’Allemagne (finalement expulsé de RDA en 1976), ce qui                                                                                         relief les contradictions, non les idéaux », di-
provoqua la mobilisation d’une partie des intellectuels est-                                                                                    sait-il dans une interview au Monde en 2001.
allemands, dont Volker Braun et Christa Wolf. Le Printemps                                                                                      Poésie difficile parfois, mais toujours pro-
de Prague de 1968 fut un moment décisif dans l’évolution                                                                                        ductive. Lionel Richard disait déjà d’elle, à
de Volker Braun. En 1982, il quitta l’Union des écrivains.                                                                                      propos de son premier recueil en français
   En 1990, à quelques poètes français, nous avions tra-                                                                                        (Provocation pour moi et d’autres, PJO,
vaillé avec lui (sous l’égide d’Alain Lance) dans le cadre                                                                                      1970) : « Cette poésie dérange parce qu’elle
des journées de traduction de Royaumont, à l’adaptation de                                                                                      n’est pas évasion et que, du lyrisme intime à
ses poèmes « chinois », dont beaucoup avaient un caractère                                                                                      l’ironie, du langage familier au souffle
prémonitoire.                                                                                                                                   épique, elle charrie un dynamisme réel ».
   Parmi eux « Le Pont en zigzag » :                                                                                                            Sans doute est-ce pour cela que son écriture
   Le mauvais génie n’avance que tout droit.                                                                                                    est toujours recherche. Mardi 2 avril, au
   Ainsi le démon                                                                                                                               Goethe-Institut de Paris, Volker Braun disait
   Des idéologues                                                                                                                               en conclusion de sa lecture que « la littérature
   Ne me suit pas dans le jardin en fleurs.                                                                                                     est peut-être bien un moyen de réfléchir sur le
   Mais il avait dû nous quitter en cours de travail, car à                                                                                     sens de nos actions, et de notre présence ici et
Berlin les événements se précipitaient.                                                                                                         maintenant », ce que, hors de tout fatras
                                                                 DR

   Après la chute du mur et ce que les Allemands ont appelé                                                                                     philosophique, il nomme le « da-sein »…
« die Wende » (le tournant), il a écrit un poème qui a forte-                                   Volker Braun.                                                                   Francis Combes

                                        Insaisissable et sans tutelle
Jusqu’à présent je suis en chemin - Carnets : 2016-2018,          Ainsi d’ailleurs que le manque d’intérêt manifesté pour          Paul Claudel, Léon Bloy, Charles Péguy et Georges
de Pascal Boulanger. Éditions Tituli, 188 pages, 16 euros.        le travail d’un Christian Prigent ou d’un Jean-Pierre            Bernanos, a lu le Nouveau testament, s’est fait baptiser, et
                                                                  Verheggen, trop formalistes sans doute à son goût, cédant        a pris conscience de la débâcle collective qui caractérise

H
         eureux hasard ou stratégie d’édition ? Ces Carnets       au « puritanisme et à l’ascèse d’un objet sans sujet », à        « notre misérable époque ». Dès lors le singulier poète va
         de Pascal Boulanger paraissent après la publica-         l’inverse des poètes publiés à l’époque dans la revue Action     travailler à « jouir du hors-temps », se mettre en quête de
         tion de Trame chez Tinbad, un épais volume com-          poétique. Échos donc, ou absence d’échos, au-delà de             ces épiphanies grâce auxquelles l’œuvre « échappe à la
prenant une anthologie de textes écrits de 1991 à 2018, un        la « propre vie anecdotique » du poète. Choix véritable,         valeur d’échange pour que la valeur d’usage se montre à
entretien avec Gwen Garnier-Deguy, suivis de L’amour là,          bien éloigné du suivisme dont fait preuve bien souvent           nu ». Désormais Chevalier de la foi, « insaisissable, sans
un long poème venant clore l’ensemble. Mais il faut pré-          l’« apprenti poète ».                                            tutelle, réfractaire », il traque les signes névrotiques de son
ciser dès l’abord que cette nouvelle « forme littéraire » chez        Pascal Boulanger fait montre de la même prudence et          temps, « ferraille contre les dieux fétiches, ceux de la tech-
le poète ne s’apparente en rien à celle de quelque journal        attention en ce qui concerne le situationnisme, mouvement        nique et du libre marché ».
intime ou recueil de confidences, mais constitue plutôt une       politico-artistique important lors de sa venue à l’écriture.        Lors d’une récente lecture publique, Pascal Boulanger
façon de poursuivre l’œuvre en révélant ses origines et son       L’œuvre de Guy Debord, notamment La Société du spec-             a fait connaître son intention de mettre un terme à son tra-
mode d’engendrement. Ainsi, nous apprenons par exemple            tacle, le fascine en tant qu’analyse implacable du stade         vail poétique. À la fin de ses Carnets, il annonce à ses lec-
le rôle joué par Philippe Sollers ou Marcelin Pleynet             ultime et monstrueux du capitalisme. Il affectionne égale-       teurs son départ pour la Bretagne où ce Parisien de longue
concernant la compréhension et l’appropriation du texte de        ment la technique du détournement, mais ne goûte guère           date entend prendre sa retraite : « C’est dans un village
Rimbaud et de celui de Lautréamont. « Je n’ai pas connu           le programme libertaire et hédoniste prôné par les situa-        situé entre Rennes et Saint-Malo que je vivrai dorénavant.
de meilleure école pour l’autodidacte que j’étais », avoue        tionnistes, auquel, confie-t-il à G. Garnier-Deguy, il préfère   Et j’y vivrai parmi ces “gilets jaunes”, qui expriment co-
Pascal Boulanger. Cette découverte bien sûr a lieu à l’en-        un « gaullisme social incarné par Philippe Séguin ».             lère et détresse. » Soyons certains cependant que l’anar-
tour de la revue Tel Quel. Mais le lecteur de ces « carnets »     L’ancien militant communiste avouant même être alors             chiste chrétien n’est pas prêt à se laisser distraire par les
peut noter en même temps le peu d’importance joué par             l’« un des rares poètes français à ne pas voter à gauche ».      cris des oiseaux marins. n
exemple par Denis Roche dans la construction de son style.        Mais c’est qu’à cette époque Pascal Boulanger a découvert                                                   Jean-Claude Hauc

6 . LES LETTRES      FRANÇAISES      . M A I 2019
Aragon, Le Cadeau à Jean - par Olivier Barbarant - Les Lettres françaises Aragon, Le Cadeau à Jean - par Olivier Barbarant - Les Lettres françaises Aragon, Le Cadeau à Jean - par Olivier Barbarant - Les Lettres françaises
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