La fièvre du lendemain - CUEJ.info
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Juin 2019 > n° 124 3€ Albanie La fièvre du lendemain La jeunesse porte le flambeau du rêve européen. Mais les volontés de modernité se heurtent aux fantômes du passé. Trimestriel - Centre universitaire d’enseignement du journalisme - N˚ ISSN 0996-9624
La banlieue de l’Europe O n n’arrivait pas là par hasard. En 1998, l’Alba- nie était un terminus, un débarcadère en mal d’Europe et de paix perdu aux marges de l’espace Aujourd’hui, le far-est albanais n’est plus. Depuis la place Skanderbeg, un corridor commercial court jusqu’au poumon portuaire de Durrës. Tirana s’élè- yougoslave qui n’en finissait plus de se désintégrer. ve, s’étend, se vend avec des moyens considérables Un an plus tôt, ce petit État, pour un petit État d’à peine pourtant sorti sans violence trois millions d’habitants. Les de masse de l’une des pires touristes s’y pressent autour de dictatures communistes, tables réputées, de musées-bu- avait implosé à la suite de nkers redécouvrant la tragédie Guillaume Bardet / Cuej l’écroulement des pyramides communiste et de quartiers financières. chics pour bobos et hipsters. Les traces du chaos étaient vi- L’horizon consumériste et hé- sibles dès la descente de l’avi- doniste comme feuille de rou- on. La route donnait à voir te pour l’Union européenne ? un no man’s land rincé par les La belle affaire quand le salaire pluies du printemps. Avec ses moyen avoisine les 250 euros. coupures d’électricité, ses avenues délabrées, ses Ceux qui crient aux loups albanais pour mieux meutes de chiens galeux, ses trafics au vu et au su verrouiller la porte de l’UE ne savent rien d’un de tous, Tirana était alors le chef-lieu de l’illégalité pays si europhile, métamorphosé depuis vingt ans. et de la déglingue. Avec un zeste de pompe com- L’ancien no man’s land est devenu la banlieue de muniste qui n’avait pas encore été oblitérée. Pas- l’Europe. Cette évidence ne doit rien au hasard. sionnant terrain de reportage pour des étudiants Ernest Bunguri, Jean-Christophe Galen, en journalisme, en provenance de la vieille et sage Stéphanie Peurière, Aymeric Robert Europe communautaire. et Arnaud Vaulerin Retour gagnant D epuis maintenant un quart de siècle, la fin de L’équipe, enfin. Toutes les délocalisations impli- la formation des étudiants en journalisme du quent, de la part des enseignants du CUEJ, profes- CUEJ est délocalisée à l’étranger. Année après an- sionnalisme, implication et dévouement. L’équipe née, les principes restent les mêmes : immersion qui a permis, accompagné, encadré celle de 2019 pendant un mois dans un territoire inconnu ; tra- témoigne aussi d’une histoire humaine singulière, vail en partenariat avec des étudiants du pays d’ac- celle de notre école. En 1998, au lendemain de la cueil ; productions écrites, radio et vidéo finalisées guerre civile, le CUEJ s’était déjà invité en Alba- sur place. À la veille de l’entrée de jeunes journa- nie. Vingt-et-un ans plus tard, cinq participants listes dans la vie professionnelle, cette ultime sé- de ce premier voyage se sont retrouvés à Tirana. quence pédagogique per- Jean-Christophe Galen et met de mettre à distance Stéphanie Peurière étaient le fil d’informations en Centre universitaire déjà membres de l’équipe continu et de s’ouvrir au d'enseignement du journalisme pédagogique ; Aymeric Ro- monde par des chemins bert et Arnaud Vaulerin, Université de Strasbourg de traverse. alors étudiants, sont devenus Une délocalisation, c’est journalistes. Quant à Ernest un projet, une ambition et une équipe au service Bunguri, jeune Albanais engagé dans l’aventure de nos étudiants. En 2019, le CUEJ a installé sa en 1998, diplômé du CUEJ en 2003, journaliste salle de rédaction éphémère en Albanie. L’actua- en son pays aujourd’hui, il a su nous convaincre lité y est aussi généreuse que méconnue, au mo- de l’intérêt de revenir dans ses terres méconnues ment où, pourtant, se décide le destin européen et attachantes. Que tous soient remerciés de cette de ce petit pays des Balkans. Voilà pour le projet. fidélité. Elle contribue de manière précieuse à la L’ambition, c’est de raconter l’appétit d’Europe qualité des travaux réalisés par nos étudiants que dans ce pays si proche, à l’heure de l’euroscep- nous vous invitons à découvrir dans les pages qui ticisme et de la défiance généralisée à l’égard des suivent et sur le site cuej.info. étrangers en France et dans une grande partie de Nicole Gauthier l’Union européenne. Directrice du CUEJ - Université de Strasbourg 2 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019
MONTÉNÉGRO Valbona KOSOVO L’Albanie en chiffres Vrith Densité 104 habitants au km2 Koplik Berisha Population Shkodra 2,8 millions d’habitants Taux de fécondité 1,48 enfant par femme en 2017 Espérance de vie MACÉDOINE 78 ans DU Urbanisation Burrel NORD 54,5 % de la population vit en ville Bulqiza Debar Lek C’est la monnaie locale. Un euro équivaut environ à 123 leks Durrës TIRANA Produit intérieur brut Mer 4060 euros par habitant Elbasan (34 000 en France) Adriatique Salaire minimum Lushnje 210 euros Revenu moyen 335 euros par mois Fier Moglice (2900 pour les Français) Taux de chômage 12,3 % de la population est au Vlora Lubonja chômage Corruption 99 e sur 180 au classement de Transparency International Visa Schengen Gjirokaster Depuis 2010, les Albanais peuvent voyager librement dans les pays de GRÈCE l’espace Schengen durant 90 jours Saranda Sources : Instat, OMS, Banque mondiale, Unicef 50 km Repères chronologiques XVe - XXe siècle devenir président de la République 1944 - 1991 Membre de l’Empire ottoman puis roi sous le nom de Zog 1er. Régime communiste stalinien. Sous jusqu’à la proclamation de son la dictature d’Enver Hoxha (1908- indépendance le 28 novembre 1939 - 1943 1985), elle est coupée du monde. 1912, jour devenu celui de la fête Occupation italienne. Jusqu’à la nationale. chute de Mussolini, les autorités 1991 remodèlent le centre-ville de Tirana, Manifestations et affrontements 1912 - 1939 les principales infrastructures, conduisent aux premières élections Ahmet Zogu prend le pouvoir en et mettent en place la Banque libres et à la proclamation de la tant que Premier ministre, avant de d’Albanie. République. NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 3
L’Albanie tiraillée C ela fait cent ans que Ti- rana a été désignée com- me capitale de l’Albanie. Elle est à l’image du pays qu’elle représente, tiraillée entre mille contradictions. Ses grands boulevards rectilignes et ses bâti- ments anguleux hérités de la pé- riode communiste cachent d’in- nombrables ruelles aux trottoirs défoncés, qui prennent l’eau à chaque averse. Ses boîtes de nuit branchées, quartier général de la jeunesse dorée, tranchent avec le quotidien difficile des ven- deurs à la sauvette. Les images des stades de football européens flambant neufs, qui passent sur les télés des cafés chaque soir, Phœbé Humbertjean / Cuej font de l’ombre aux terrains de sport bosselés des clubs locaux. Mais la ferveur et le dynamisme des habitants font espérer un bel avenir pour eux. Particulièrement pour la jeunes- se. Celle qui rêve aujourd’hui de partir à l’étranger mais qui, pour probablement la corruption qui habitants des campagnes pour Un jeune graffeur une partie, reviendra demain en- les gangrène. Avec en ligne de qu’ils ne viennent plus s’entas- dans le centre- richir le pays. Celle qui travaille mire un rêve encore lointain : ser dans des faubourgs surpeu- ville de Tirana. dans des centres d’appels et qui l’adhésion à une Union euro- plés. Aider les paysans esseulés étudie pour s’offrir un meilleur péenne fantasmée. à moderniser leurs exploitations futur. Mais aussi celle qui mani- La soif de changements qui sans perdre les particularités qui feste dans les rues pour deman- imprègne l’Albanie se ressent les rendent uniques. Profiter des der un changement de politique aujourd’hui dans la volonté de bienfaits des investissements du pays. Les habitants veulent redessiner Tirana et de la mo- étrangers et d’un marché touris- réinventer leur État de droit, derniser pour faire d’elle une tique en essor sans altérer son trente ans après avoir été brus- capitale à la hauteur de ses voi- capital environnemental. quement plongés en démocratie. sines européennes. C’est l’un Des chantiers considérables, S’impliquer dans un monde po- des nombreux défis que le pays mais qui ne font pas peur à une litique malade de la violence de doit relever dans son incessante petite Albanie qui entend pren- ses débats. Dans les tribunaux, course au progrès. Inventer une dre en main son destin. Et pré- le souffle d’un nouvel espoir se nouvelle manière de se dépla- tendre un jour au statut de pays fait déjà sentir : une réforme ju- cer dans ce pays où la voiture de l’Union. diciaire sans précédent réduira est reine. Offrir un avenir aux Juliette Mariage 4 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019
SOMMAIRE EXIL, ESPOIR ET AMERTUME p.6 ZONE DE TURBULENCES La justice fait son procès p.12 Des cours perturbées p.13 « Les lois ne s’appliquent pas » p.14 Le virus de la corruption p.15 « Casse-toi Rama ! » p.16 Lancers d’œufs et noms d’oiseaux p.18 Les étudiants sèchent la politique p.19 Vlora, un boulevard pour le PS p.20 Shkodra, une occasion en Nord p.21 CAFÉS ET GESTES p.22 SOCIÉTÉ DÉBOUSSOLÉE Das Eldorado p.24 Des embauches à l’appel p.25 Chez soi comme un étranger p.26 Toujours des rôles de dames p.28 Le pays prend des rides p.29 L’islam à l’heure turque p.30 PLANS SUR L’AVENIR Tirana, le rêve d’une capitale majuscule p.32 Une modernisation à l’occidentale p.34 Métamorphoses imposées p.36 Du plomb dans l’air p.38 Fin de campagnes p.40 L’agriculture revoit ses plants p.42 Herbes médicinales, un brin d’espoir p.43 Le tourisme gagne la montagne p.44 Eaux de tension p.46 Un chrome presque parfait p.48 Le privé, virage dangereux p.50 Laborieuse mise en route p.51 NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 5
EXIL, ESPOIR ET AMERTUME Exil, espoir et amertume M anjola rêve de l’étranger. De la Fran- Des privations ce, surtout, où elle voudrait vivre et travailler. Mais à 41 ans, avec deux sous la dictature enfants et un poste d’ingénieure chimiste chez Birra Tirana, la plus aux envies d’Europe grande brasserie du pays, elle n’a « aucune bonne raison » d’émigrer dans l’Hexagone. Alors Manjola d’une jeunesse rêve pour sa fille, Dea, de l’Allemagne. Elle projette de l’y envoyer dans cinq ans, lorsque l’adolescente désabusée, l’histoire sera en âge d’aller à l’université. Pour son fils de 6 ans, Glauk, elle a le temps de voir venir. Albana, la sœur aînée de Manjola, tient le même de la famille Purrizo discours. Sa fille Iris, partie en Israël à 16 ans après avoir obtenu une bourse pour y étudier les scien- raconte les souffrances ces, se prépare à poursuivre son cursus universi- taire aux États-Unis. Albana l’aimerait près d’elle, et les rêves du pays. mais elle sait que le futur de sa fille est à l’Ouest. « Elle pourra s’épanouir dans son travail et y gagnera bien sa vie », détaille fièrement la mère. Contraire- 6 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019
EXIL, ESPOIR ET AMERTUME ment à sa sœur, cette professeure de chimie dans Au gré des photos compétences en anglais. Sous les regards attendris un lycée de Tirana n’envisage pas de partir. Sauf immortalisées par et remplis d’orgueil du reste de la famille. peut-être pour finir ses vieux jours en Italie, en le petit appareil soviétique de la Toscane plus particulièrement, une région dont famille, Xhevahire Enfance privilégiée et indigence communiste elle est tombée amoureuse. Le premier à être fier, c’est Rexhep, le patriarche revit son histoire. Dans le salon moderne de l’appartement de leur de 83 ans, pour lequel la question éducative est frère, à Shkoza, dans la banlieue de Tirana, Albana centrale. Bien qu’issu d’un milieu modeste, il a eu et Manjola, nées respectivement en 1970 et 1978, la chance d’étudier. Ses parents sont morts alors racontent leur quotidien. Malgré leurs huit ans qu’il n’était qu’un bébé : sa mère, d’écart, les deux sœurs se ressemblent beaucoup. Elles ont les mêmes yeux malicieux quand elles sourient, la même envie de partager leurs senti- Le fait en couche, et son père, trois ans plus tard. C’est son oncle, Jonuz, qui le prend alors sous son aile. Ce ments. Occupé à ranger les courses et à trier des Depuis la chute du père adoptif était « un homme très documents, le cadet, Agron, 46 ans, ne s’attarde communisme en 1991, cultivé » qui lui a offert « une édu- pas sur le large canapé d’angle où ont pris place ses parents. En revanche, ses fils, Breno et Dario, aucun procès n’a eu lieu cation modèle », reconnaît le vieil homme, la main droite posée à la 10 et 7 ans, font régulièrement des apparitions pour juger les crimes place du cœur. « C’est lui qui m’a bruyantes pour exhiber des trophées de judo et commis. tout donné, tout appris. » Russo- profiter d’une présence étrangère pour étaler leurs phone et excellent élève, Rexhep NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019 > 7
EXIL, ESPOIR ET AMERTUME saisit l’opportunité de partir à Moscou pour des En haut : Devenu objets faciles à transporter. L’appareil photo en études supérieures en diplomatie. Il y restera qua- grand-père, fait partie, évidemment. tre ans. Rexhep se Dans cet endroit, le couple vit avec une poignée remémore son « Tout allait bien pour lui, commente Manjola, qui d’autres exilés. Lubonja était comme le « désert ». passé à travers les connaît bien le passé de sa famille. Il était intelligent Pas de conditions de vie décentes, pas de moyens, livres photo, avec et avait la vie devant lui. » Mais en 1960, Jonuz, âgé sa fille Manjola.pas de perspectives. « Il n’y avait rien. Notre vie de 70 ans, se fait arrêter et condamner à vingt-cinq était misérable, lâche Rexhep, le visage crispé. Nous ans de prison pour « organisation et participation vivions dans une étable. J’étais obligé de travailler à un gang armé, agitation et propagande ». « Mon dans les champs, ou dans le bâtiment. » Les yeux du oncle, qui jusqu’alors n’avait pas été inquiété par le vieil homme s’arrêtent sur une femme accroupie au régime, s’est retrouvé dans le viseur du dictateur, se bord de l’eau. « Là, c’est Xhevahire en train de faire souvient Rexhep. La cause : des contacts avec le gé- la lessive à la main, directement dans la rivière, sans néral Teme Sejkos, exécuté en 1961 pour tentative savon. Vous voyez ce qu’elle a enduré ? » La femme de coup d’État contre Enver Hoxha. » Ce père de sur la photo, aujourd’hui assise à ses côtés dans cœur décède 16 ans plus tard, dans sa cellule, avec une pièce confortable, n’intervient pas. Elle laisse l’étiquette d’ennemi de l’État. parler son mari, comme toujours. En l’absence d’hygiène, de nourriture, de ressour- Des traces indélébiles ces, le bébé qui naîtra un mois après Après cette arrestation, Rexhep est rappelé en Al- « Avoir un membre de leur arrivée ne survivra pas. Quel- banie par les autorités. « À cette époque, avoir un sa famille en prison ques clichés de lui sont précieuse- membre de sa famille derrière les barreaux était suf- était suffisant pour ment conservés. Le vieux couple fisant pour être suspecté », explique-t-il. Le jeune être suspecté » n’en dira pas plus, encore affecté par homme quitte la Russie et s’installe à Tirana. Il cette épreuve. « Nous étions comme ramène dans ses valises un appareil photo qui ne des paysans mais avec moins de le quittera plus. Il s’inscrit à la faculté de droit à droits, moins de moyens, moins de reconnaissance. » temps partiel et décroche un petit travail dans une Ce déclassement subi vingt-trois années durant, de banque. « J’étais une petite main, je transférais de 1968 à 1991, a laissé des traces indélébiles. l’argent d’un service à un autre, mais cela me per- « Le problème, c’est que le Parti communiste a simple- mettait de gagner ma vie. » ment changé de nom : il est devenu le Parti socialiste. Plongées dans les deux épais albums photos de Et tout est fait pour étouffer cette période en Alba- famille, les filles présentent tous les clichés avec nie. » Depuis la fin du communisme, aucun pro- frénésie. « Là, c’est ma mère, Xhevahire, désigne cès n’a eu lieu pour juger les crimes commis à cette Albana. Mes parents venaient de se rencontrer. Elle époque. Aucun pardon n’a été demandé. Devant le était très jeune, elle devait avoir 19 ans. » « Magnifi- poste de télévision branché sur la chaîne News24, que, n’est-ce pas ? », s’émerveille Manjola devant les dans le salon d’Agron, les regards sont rivés sur Edi traits fins et gracieux d’un visage en noir et blanc Rama, le Premier ministre, qui intervient devant le venu d’une autre époque. Rexhep et Xhevahire se Parlement albanais. « Son oncle était un dirigeant marient en 1967 et emménagent ensemble dans communiste. Spiro Koleka. Comment voulez-vous la capitale. « Nous avions un réfrigérateur, une qu’on leur fasse confiance ? », interrogent les deux machine à laver, une grande bibliothèque, tout ce sœurs, irritées, sous l’approbation de leur père. qu’il faut pour bien vivre. Nous étions heureux », détaille le grand-père en baissant les yeux. À ses Épuisés par la politique côtés, sur le divan, son épouse a le Pour chacun des membres de la famille en âge de regard perdu dans la pile de pho- « Vivre là-bas a été voter, il est impensable de mettre un bulletin dans tographies. Elle acquiesce d’un une discrimination l’urne pour le parti actuellement au pouvoir. « De- hochement de tête aux paroles de sans nom pour nos puis la fin du communisme, je n’ai jamais manqué son mari. Albana, émue de tourner enfants » une élection et j’ai toujours voté en faveur du Parti les pages empreintes de souvenirs, démocratique », confie Rexhep. Pour lui, c’est un sort son smartphone pour capturer devoir d’aller voter. Mais personne ne se fait d’illu- ces images et les envoyer via WhatsApp à sa fille. sion. « Nous ne croyons pas en la politique, affirme « C’est incroyable, cela fait dix ou quinze ans que je son aînée. Les politiciens ne se préoccupent que de n’ai pas vu ces photos. Je les redécouvre. » leurs intérêts. Ils nous promettent une vie meilleure Page après page, les regards s’assombrissent. Man- mais ils mentent. Quand un part, un autre arrive. jola confirme : « On arrive aux années passées C’est toujours la même chanson. » dans le village. C’est la fin du bonheur. » En 1968, À Lubonja, le couple parvient à donner la vie à le gouvernement force Rexhep à quitter Tirana. Albana, Agron et Manjola. Mais la tristesse de « Il était intelligent et il avait trop de moyens, trop cette période persiste dans les mots. « Vivre là- de confort. Et son oncle était en prison. C’était suf- En bas : Rexhep bas a été une discrimination sans nom pour nos fisant pour le considérer comme dangereux, expli- (second rang, à enfants, accuse Rexhep, la mâchoire serrée, le re- que la benjamine. Ils ont voulu le neutraliser. » droite), travaille gard sombre. Albana était la meilleure de sa classe, Rexhep doit partir vivre à Lubonja, un village dans le bâtiment après son exil. elle était brillante et irréprochable. Mais jamais elle pauvre, sans infrastructures, à l’est du pays. Xhe- Bien loin de sa n’a été récompensée. Jamais elle n’a reçu un certifi- vahire, enceinte de huit mois, part avec lui. Ils formation en cat ou un diplôme. » La gorge serrée, il chuchote : abandonnent tout à Tirana, sauf quelques petits droit. « Encore aujourd’hui, mon cœur est blessé par la 8 < NEWS D’ILL n° 124 - JUIN 2019
EXIL, ESPOIR ET AMERTUME vie déplorable qu’ils ont connue pendant toutes ces années. » Dans cette famille marquée par le passé, les études occupent une place centrale. Le traumatisme du père s’est transmis de génération en génération. La meilleure façon pour ses enfants de lui rendre hommage est de faire carrière et de permettre à leurs propres enfants de réussir. Dea et Breno sui- vent des cours particuliers pour apprendre l’anglais et l’allemand. Le but : s’exiler ailleurs en Europe. Déjà, en 1991, Agron ne se voyait pas rester en Albanie. Italophone grâce à son père, il file dans la Botte juste après le retour de la famille à Tirana pour y travailler et épargner. « Il nous envoyait ré- gulièrement de l’argent, explique sa petite sœur. Il était ouvrier dans le bâtiment et ça rapportait bien. Il nous a beaucoup aidés. » De l’autre côté de la mer Adriatique, le fils garde un œil attentif sur sa famille. Avec ses économies, il investit dans un ter- rain situé en banlieue de Tirana, là où ses oncles maternels sont eux-mêmes devenus propriétaires. Un toit et un travail à la fin du communisme Dix-sept ans plus tard, Agron est de retour. Il a 35 ans. Une belle opportunité économique se pré- sente pour lui dans son pays d’origine : pendant son absence, son terrain a été déclaré constructible. Un immeuble de sept étages et d’une quarantaine d’appartements voit le jour. En échange de sa par- celle, Agron négocie cinq logements : un pour lui, un pour ses parents, et trois qu’il met en location. La famille de gauche à droite : Xhevahire, Breno, Manjola, Dario, Rexhep et Albana, Aujourd’hui, avec son épouse, pharmacienne dans un local au pied de l’immeuble, ils s’en sortent bien. Mais Agron n’a qu’une envie : retourner en Italie. « Je ne vois pas de futur ici pour mes enfants », re- grette le peintre en bâtiment. Grâce à la bonne fortune de leur fils, Rexhep et Xhevahire ont quitté le logement offert par le Parti démocratique lors de la transition. Pour compen- ser les souffrances subies pendant le communisme, le président Sali Berisha, élu en 1992 à l’issue des premières élections démocratiques du pays, avait octroyé à la famille un toit, un dédommagement financier et un travail dans le domaine du droit « Avoir deux enfants à Rexhep. Les grands-parents vi- en Albanie, c’est vent à présent sur le même palier difficile à gérer » que leur fils. Les filles habitent aux alentours de Don Busco, un quartier de Tirana. Elles visitent très régulièrement leurs parents et leur frère. La promesse de la démocratie n’a pas porté ses fruits. Manjola, remplie de rancœur et de désil- lusions, affirme que depuis la naissance de sa fille, en 2006, ses conditions de vie se sont détériorées. « Après mon mariage, j’ai eu Dea. Ici c’est presque toujours ainsi : les couples se marient et un an après, ils ont un enfant. L’entreprise fondée par Ari, mon époux, se portait bien. Il vendait ses machines dans le secteur textile, il exportait beaucoup, en Italie no- Rexhep et tamment. Je commençais ma carrière à Birra Tirana Xhevahire, et nous pouvions vivre sans restrictions. » quelques mois Au fil des années, la situation se dégrade. « Quand après leur mon fils est né, en 2013, ce n’était pas prévu, expli- mariage. 10 < N E W S D’ILL n° 124 - JUIN 2019
EXIL, ESPOIR ET AMERTUME que Manjola. Avoir deux enfants en Albanie, c’est difficile à gérer. Notre appartement est devenu étroit. Ari se bat chaque jour pour son business. À l’heure actuelle, je suis vraiment inquiète. Rien ne fonction- ne dans nos institutions, rien n’est respecté. » Avec des prix qui augmentent mais des salaires qui restent les mêmes, la mère de famille s’interroge : « Comment peut- on vivre comme « Je veux le meilleur ça ? Je gagne bien pour mes enfants, ma vie, environ mais le meilleur 1000 euros par n’est pas ici » mois. Mais nous sommes mi-mai et je n’ai toujours pas reçu mon salaire de février. C’est comme ça depuis un an. Je ne peux rien dire, rien faire, sinon ma boîte risque de me virer et ce sera encore pire », se désole Manjola. Heureuse- ment, Ari est son propre patron et touche une paie régulière. Il arrive à gagner 1200 euros environ par mois. « Ça nous permet de nous organiser. » Birra Tirana promet chaque semaine à Manjola que la rémunération tombera bientôt. Mais au quotidien, la mère de famille s’épuise. Un pays sans méritocratie Si elle tient, c’est pour Dea et Glauk. « Je veux le meilleur pour mes enfants, déclare-t-elle, détermi- née. Et le meilleur n’est pas ici. » Le « sacrifice » des familles pour que les jeunes puissent partir et réus- réunis dans le salon d’Agron. sir dans d’autres contrées n’est pas rare en Albanie. « Le mérite n’existe pas ici. Tu peux étudier très dur En haut à gauche : Xhevahire pose mais ne pas trouver d’emploi dans ta branche, dé- devant sa maison, plore Manjola, résignée. Ce n’est pas une terre de dans le village de promesses. Ni une terre d’espoir. Pour avoir un tra- Lubonja, où elle a vail, pour gagner de l’argent, il faut avoir des liens été envoyée avec très proches avec le parti politique au pouvoir. » son mari en exil. Pour beaucoup d’Albanais, la perspective d’en- trer dans l’Union européenne est perçue com- me l’ultime moyen de sortir le pays de la crise. 93 % des Albanais veulent voir leur pays rejoindre le marché unique, affirme une étude menée par la Commission européenne début 2019. Manjola est dubitative. « Je n’y crois pas beaucoup. Nous devons faire toujours plus de compromis, montrer que nous sommes motivés. Mais l’UE ne semble pas beaucoup nous aimer », lâche-t-elle. À ses côtés, sa sœur re- bondit : « Peut-être que c’est parce qu’ici près de 60% des gens sont musulmans ? Ou alors est-ce à cause de la corruption qui ronge toutes les institutions ? » Les deux sœurs tombent d’accord : « Notre pays est si malade qu’il est impossible de le récupérer. » Si l’Albanie entre un jour dans l’UE, « ce ne sera pas avant vingt ou vingt-cinq ans et je ne serai plus là pour le voir », affirme Rexhep. Mais sa vie, qu’il partage depuis toutes ces années avec sa bien- aimée, est désormais apaisée. « Nous allons bien, Né un mois nous sommes bien dans notre appartement, à proxi- après l’arrivée mité des nôtres. Tout ce que nous voulons, c’est vivre à Lubonja, le aussi longtemps que possible pour voir nos enfants premier enfant du couple décèdera et nos petits-enfants s’épanouir. » S’épanouir, pour en raison cette famille, aussi soudée soit-elle, c’est en fait des mauvaises s’éparpiller aux quatre coins du monde. conditions de vie. Texte et photos : Sophie Wlodarczak N E W S D ’ I L L n ° 1 2 4 - J U I N 2 0 1 9 > 11
ZONE DE TURBULENCES Juliette Mariage / Cuej La justice fait son procès Depuis 2017, 134 juges et procureurs ont été auditionnés. Une épreuve redoutée par des magistrats souvent corrompus. I l est dix heures et demie La commission Pays-Bas par un homme, pour- par l’Union européenne. « La pile, lundi 13 mai, quand le passe au crible suivi trois fois au petit tribunal Commission vérifie trois choses : procureur en chef de la cour le patrimoine de Gjirokaster situé dans le sud la provenance des revenus des des juges. de Gjirokaster, Sotir Kllapi, de l’Albanie, sans qu’aucun pro- magistrats, le professionnalisme arrive au palais des congrès de cès n’ait lieu, suscite la suspicion dont ils font preuve et leurs liens Tirana pour son audience de ré- des juges. avec des organisations criminel- évaluation. Tendu, le magistrat Sotir Kllapi sort de la séance ner- les », énumère Engert Pëllumbi, au teint mat tripote frénétique- veux, avec l’impression « d’avoir conseiller à la Cour suprême. ment ses documents en écou- été regardé au microscope ». Trois Afin de renforcer la confiance tant les juges de la commission jours plus tard, il ne se présente des citoyens en la justice, le gou- spéciale dévoiler l’intégralité de pas à l’audience durant laquelle vernement albanais s’est attelé son patrimoine devant une salle est annoncée sa révocation de depuis 2016 à nettoyer de fond d’audience quasiment vide. l’institution judiciaire. en comble le système judiciaire. Ces derniers expriment leurs « Le vetting est la base de la lutte doutes quant à la source des re- Un processus sans précédent contre la corruption qui ronge venus lui ayant permis d’acquérir Comme lui, 134 juges et pro- l’Albanie, explique Tidita Fshazi, une BMW, une Mercedes-Benz cureurs ont déjà fait l’objet d’un chercheuse pour la délégation et un appartement à Tirana. Les vetting depuis 2017. Un proces- de l’Union européenne. Le pro- 14 000 euros versés pour finan- sus unique au monde, encadré cessus enclenché est indispensable cer les études de son fils aux par les États-Unis, mais surtout et désormais irréversible. » Au 12 < N E W S D’ILL n° 124 - JUIN 2019
ZONE DE TURBULENCES total, 98 millions euros, dont 35 % provenant d’acteurs in- ternationaux, ont été injectés Principaux points de la réforme Chantiers en cours dans cette réforme considérable Les acteurs judiciaires amorçent une longue et difficile du système judiciaire qui vise à • Vetting : transformation pour redorer leur profession. adopter les standards d’un État ré-évaluation de droit. Avec un objectif clair des 800 magistrats • La Cour au ralenti traités. « Nous sommes en train en fonction en ligne de mire : donner des Des couloirs vides, des bureaux d’examiner ceux de 2014 », indi- en 2016. gages à l’UE. fermés, une salle d’audience que le conseiller de 37 ans. Pour Le vetting est le point d’orgue de poussiéreuse. Depuis le début de lui, ce retard n’est pas une perte • Augmentation cette démarche sans précédent du salaire la réforme de la justice il y a trois de temps mais une « nécessité ayant nécessité la réécriture de des magistrats ans, la Cour suprême fonctionne pour lutter efficacement contre la sept articles de la Constitution de 550 au ralenti. Sur les 19 juges de la corruption ». albanaise. Augmentation pro- à 1500 euros. plus haute instance judiciaire gressive du nombre de magis- du pays, seuls trois sont encore • La frénésie au tribunal trats, création de deux conseils • Création du Haut en fonction. Impossible pour la L’agitation règne au tribunal de de surveillance du système, mise conseil judiciaire Cour dans ces conditions de ren- première instance de Tirana. Les en place d’une unité judiciaire et du Haut conseil dre des décisions, qui nécessi- 76 juges sont submergés par les des procureurs. dédiée aux affaires de corrup- tent la présence de cinq juges. Et 36 000 affaires qu’ils traitent cha- tion... Tant de bouleversements même l’examen des dossiers, qui que année. Ils travaillent tous les que les Albanais finissent par s’y • Inscription requiert trois juges, est menacé, jours, sacrifiant leur vie person- de l’école de la perdre. magistrature dans l’un d’entre eux étant toujours nelle, en attendant l’arrivée des la Constitution. en attente d’une audience à la nouvelles recrues promises par Indépendance controversée chambre d’appel la réforme. Alors que le processus devrait de la commission Le processus du s’étendre jusqu’en 2022, la lassi- du vetting. « Il nous faudra vetting n’a pas en- tude se fait déjà ressentir au sein Ex-juge de Fier, des années pour core commencé de la population. petite ville située former une nouvelle dans les rangs D’autant que des critiques s’élè- à 110 km au sud génération de juges » des magistrats de vent contre l’indépendance af- de Tirana, En- première instan- fichée de la commission du vet- gert Pëllumbi, ce. Difficile pour ting, composée de juges albanais Pour combler aujourd’hui conseiller, analyse eux de travailler à ce rythme et d’observateurs internationaux. le vide laissé 20 dossiers par mois, qu’il trans- avec cette épée de Damoclès au- « Par exemple, la direction du par le vetting, met aux juges de la Cour pour dessus de leurs têtes. 57 élèves DSIK, les services secrets évaluant rejoindront l’école guider leurs décisions. Dans son « Mes collègues me confient cha- les liens avec les organisations cri- de la magistrature minuscule bureau, les dossiers que jour leurs inquiétudes et leur minelles, est nommée par le Pre- à la rentrée. s’entassent en attendant d’être stress », constate Enkelejda Hajro. mier ministre, ce qui ne garantit pas le principe d’indépendance », regrette Engert Pëllumbi. De leur côté, plusieurs juges dé- mis de leurs fonctions ont saisi la Cour européenne des droits de l’Homme. Les premiers cas doivent être traités en novem- bre 2019. En attendant, l’hécatombe se poursuit dans les rangs des ma- gistrats albanais : 60 juges et procureurs ont déjà été démis de leur fonction. Louise Claereboudt et Juliette Mariage Le fait L’Albanie a engagé une réforme intégrale Juliette Mariage / Cuej de son système judiciaire en 2016. N E W S D ’ I L L n ° 1 2 4 - J U I N 2 0 1 9 > 13
ZONE DE TURBULENCES En attente de sa date d’audience, la présidente du tribunal est la seule à avoir déjà dû envoyer à la « Les lois ne sont pas appliquées » commission en charge du vetting cuperont de traquer les biens is- les documents relatifs à ses reve- sus d’activités criminelles. Nous nus et son patrimoine. Elle est la formons 40 jeunes diplômés en première à voir sa vie étalée dans économie pour qu’ils intègrent les médias. « Je vois même passer nos équipes en septembre. Mais le nom de l’école de mon fils de ces efforts seraient vains sans la 11 ans sur les réseaux sociaux », réforme de la justice. déplore la magistrate qui aurait souhaité une transition plus En quoi la réforme douce. « Il nous faudra des an- de la justice peut-elle réduire nées pour former une nouvelle gé- la corruption ? nération de jeunes juges. Il aurait Le problème, c’est que nous Tom Vergez / Cuej fallu ré-évaluer et démettre seule- amenons des gens devant le ment les plus corrompus d’abord, juge, avec toutes les preuves ce qui aurait servi d’exemple aux qu’ils sont coupables, mais ils autres », estime Enkelejda Hajro. s’en sortent quand même. On a Sur son bureau trône un trophée l’impression de travailler pour récompensant la transparence de son tribunal. Lutfi Minxhozi travaille étroitement avec L utfi Minxhozi, chef de la direction des crimes écono- miques et financiers de la police rien. Nous espérons qu’après la ré-évaluation des juges, la loi pourra être mieux appliquée. La le bureau du • L'école de tous les espoirs Premier ministre nationale, estime que l’Albanie a réforme en cours prévoit aussi la Mercredi 15 mai. 10 heures. Sept et une task force déjà fait des efforts contre la cor- création du SPAK, un organisme des 25 étudiants de deuxième du ministère ruption. Mais il attend beaucoup indépendant spécialisé dans la année prennent place pour un de la Justice. de la réforme de la justice. lutte contre la corruption à haut cours de droit pénal. L’un des niveau et le crime organisé. derniers de l’année. Les poursuites pour En septembre 2019, 57 élèves re- corruption ont quadruplé en Comment se passe joindront les bancs de l’école de cinq ans. Quelles mesures ont la collaboration entre tous la magistrature. Un chiffre bien été prises pour en arriver là ? les acteurs de la lutte supérieur au quota des années Quand je suis arrivé il y a anti-corruption ? précédentes, afin de combler les vingt ans, 27 personnes s’occu- Il y a beaucoup d’acteurs, mais vides laissés par les juges recalés paient des crimes financiers. chacun connaît son rôle. C’est le au vetting. Ces nouvelles recrues, Aujourd’hui, nous sommes 116. ministère de la Justice qui coor- parmi les meilleurs étudiants Ces dernières années, l’Albanie donne la stratégie. Le bureau du d’Albanie, deviendront les nou- a mis en place plusieurs mesu- Premier ministre s’occupe plutôt veaux chefs de file du système res pour lutter contre l’économie de l’élaboration des textes de loi. judiciaire avec l’espoir qu’ils ne informelle. Par exemple, depuis On fait un point complet une fois reproduisent pas les erreurs de trois ans, les commerces doivent par semaine avec les services. Il leurs aînés. « J’ai voulu faire l’éco- fournir un ticket de caisse. La loi y a aussi un coordinateur dans le de la magistrature pour chan- s’est améliorée, elle permet d’en- chacune des instances, que l’on ger les choses », confie Mirjan, quêter sur les fonctionnaires et peut joindre à tout moment. 28 ans, en troisième année. de leur confisquer leurs ressour- L’école de la magistrature a ces non justifiées. La corruption Comment s’assurer que les d’ailleurs pris du galon après son reste un problème, mais nous services anti-corruption inscription dans la Constitution. avons beaucoup progressé. ne sont pas eux-mêmes Pour lutter contre la corruption, touchés ? les élèves passeront une sorte Qu’est-ce que l’Albanie peut Nous devons remplir un dossier de vetting à l’entrée de la forma- faire pour être plus efficace ? personnel sur notre travail, no- tion et à la sortie, trois ans plus Nous avons de bonnes lois, nous tre famille, nos revenus… Il est tard. Mais pour l’heure, le futur avons ratifié tous les accords validé par les services du rensei- des étudiants déjà diplômés est internationaux. Le problème, gnement et le ministère de l’In- en suspens car le Haut conseil c’est leur ap- térieur. Après six mois de vérifi- judiciaire et le Haut conseil des procureurs, créés par la réforme, doivent réorganiser leur procé- Le fait plication. Au niveau de la police, nous cation, un certificat est attribué pour cinq ans. Il doit ensuite être renouvelé tous les trois ans. Les dure de nomination. Au grand Selon Transparency allons mettre chefs de la police subissent des dam d’Ardit, 29 ans : « J’attends International, l’Albanie en place un vérifications plus poussées, les depuis dix mois une affectation nouveau ser- mêmes que pour les magistrats. dans un tribunal. D’ici là, je ne est le troisième pays le vice, composé Propos recueillis par suis pas autorisé à exercer. » plus corrompu d’Europe. de 21 person- Mathilde Obert, Erjana Sala L.C., J.M. et H.U. nes, qui s’oc- et Tom Vergez 14 < N E W S D’ILL n° 124 - JUIN 2019
ZONE DE TURBULENCES Le virus de la corruption Dans les hôpitaux, l’accès aux soins se négocie sous la blouse. Un détournement de la tradition, de plus en plus critiqué. et condamnés. « Changer la loi ne suffit pas, il faut changer les mentalités, souffle Ilir Beqaj. Le docteur, c’est un Dieu. Et on ne porte pas plainte contre Dieu. » Si ces dessous-de-table per- durent, c’est parce que la santé manque de moyens, avance Nard Ndoka, à la tête du parti démo- crate-chrétien et ministre de la Santé de 2007 à 2008. Les dépenses publiques dans le secteur représentent 5,9 % du PIB, contre 11,5 % en France selon l’Organisation mondiale de la santé. « Les docteurs à Tom Vergez / Cuej l’hôpital public gagnent entre 600 et 800 euros par mois. S’ils étaient mieux rémunérés, ils se- raient moins tentés par les pots- Les médecins risquent entre deux et huit ans de prison en cas de pot-de-vin. Par crainte des sanctions, de-vin », assure-t-il. peu acceptent d’en parler. P lus d’un Albanais sur taire pour être sûr que le ménage deux a payé un pot-de- sera bien fait dans sa chambre. vin à un employé du sec- Alors que les services fournis teur de la santé en 2017. Cinq fois plus que dans n’im- dans les hôpitaux sont censés être gratuits, la Banque mon- Senja Doda, 78 ans porte quel autre pays des Bal- diale estime que 57 % des frais kans (1). « Il y a trois ans, mon de santé des Albanais sortent de « La père s’est retrouvé dans le coma et leurs poches. a dû rester à l’hôpital pendant un démo- mois, raconte Blerina*. Quand on voulait aller le voir, les infir- Une tradition détournée Beaucoup de patients ouvrent cratie mières disaient que ce n’était pas leur portefeuille d’eux-mêmes. est un Marie Dédéban / Cuej possible, jusqu’à ce qu’on propose « C’est un état d’esprit, considère de l’argent. C’était juste cinq euros, Nikoleta Dervishi, présidente système mais trois fois par jour. » de l’association de consomma- injuste » teurs Konsumatori në fokus. On Payer aussi pour le ménage pense qu’on doit payer pour avoir Son cas n’est pas isolé. Quand le un meilleur service. » Ilir Beqaj, père d’Anila a eu un accident de député (PS) et ministre de la « Je viens ici tous les jours quand il voiture, les chirurgiens de l’hô- Santé de 2013 à 2017, confirme : ne pleut pas. Je propose aux gens de pital de Laç n’ont « Quand un se peser, pour huit centimes d’euros. pas voulu l’opé- « Les gens commencent père voit naître Comme ça, je peux manger. rer tant que sa à se rendre compte son fils, il fait C’est le mois du ramadan, alors c’est plus famille ne payait qu’ils risquent un cadeau au facile, parce que les musulmans doivent pas. « On a refusé une sanction » médecin qui faire l’aumône. et il a fallu faire s’est occupé de Mon fils vit en Italie. Je vais le voir une 50 km pour l’amener à Tirana. La l’accouchement. C’est important fois par an, et là-bas aussi j’emporte ma situation est pire hors de la capi- pour nous. Mais beaucoup de balance. Sous le communisme, j’étais tale. » Dans les hôpitaux publics, docteurs abusent de cette tradi- professeure de russe à l’université. il faut souvent laisser une pièce à tion. » Cette culture du pourboi- J’avais un toit, de quoi manger. l’employé qui passe le balai dans re explique pourquoi les actes de La démocratie est un système injuste. le hall, ou un billet supplémen- corruption sont si peu dénoncés Tout le monde meurt de faim. » N E W S D ’ I L L n ° 1 2 4 - J U I N 2 0 1 9 > 15
ZONE DE TURBULENCES Le gouvernement fait des efforts pour endiguer cette corruption du quotidien, comme la mise en place de l’envoi automatique de « Casse-toi Rama ! » questionnaires de satisfaction à chaque passage à l’hôpital. De- puis 2018, un système informa- tique permet au médecin géné- raliste de prendre rendez-vous chez le spécialiste à la place du patient. En rendant publics les Depuis février, l’opposition investit emplois du temps des spécialis- tes, la plateforme E-referime doit la rue pour demander la démission mettre fin à une pratique répan- du Premier ministre socialiste. due, payer pour obtenir un ren- R dez-vous plus rapide. ama, ik! Rama, ik ! » Le d’armes a lieu entre Rama et slogan scandé en mani- Basha au Parlement. À l’appel La solution numérique festation est devenu le des conservateurs, plusieurs mil- Autre initiative gouvernemen- tube des opposants. Le liers de personnes investissent tale : le site Shqipëria që duam premier à entonner « Rama, dé- les rues deux jours plus tard. Les (L’Albanie que nous voulons) gage ! », juché sur son podium et forces de l’ordre, dotées d’équi- créé en octobre 2017. Les Al- s’égosillant dans son micro, c’est pements anti-émeute et de mas- banais peuvent y dénoncer les Lulzim Basha, président du Parti ques à gaz, sont dépêchées sur dysfonctionnements des ser- démocratique et chef de l’oppo- le boulevard des Martyrs de la vices publics. Les plaintes sont sition conservatrice. Les basses Nation pour contenir la contes- transmises au ministère concer- grésillent. La tation grandissante. né, ainsi qu’à la task force anti- corruption du ministère de la Justice si nécessaire. En dimi- Le fait foule, électri- sée, s’approprie cette exigence Des élus démissionnent Le 21, une manifestation est me- nuant les contacts humains, le Le Parti démocratique de démission née par la soixantaine de députés numérique apparaît comme un réclame la démission du Premier du Parti démocratique. Globale- outil essentiel de lutte contre la ministre so- ment pacifique, elle culmine avec corruption. du gouvernement cialiste, Edi la démission inédite des élus, Plusieurs affaires médiatisées de et la tenue d’élections Rama. Des qui brûlent leurs mandats. Un médecins corrompus ont aussi anticipées. bras émergent nouveau cap est franchi quand éveillé les consciences. « Les gens pour jeter en- l’opposition annonce bouder les commencent à se rendre compte cre, cocktails- élections municipales de juin. qu’ils risquent une sanction », molotov et Une démarche soutenue par le décrit Eridana Çano, directrice autres projectiles contre la façade Parti socialiste pour l’intégration de la plateforme Shqipëria që des bureaux du chef du gouver- (LSI), qui a fait sécession du PS duam. Accusé de corruption nement. en 2005. passive, le médecin qui accepte Les hostilités ont repris en fé- Six autres formations plus confi- l’argent risque entre deux et huit vrier après la publication d’une dentielles s’y joignent et exigent ans de prison et une interdiction enquête menée par le média des législatives anticipées. Un de travailler dans la fonction américain Voice of America et nouveau bras de fer. Selon Edi publique. Auteur de corruption des journalistes originaires des Rama, un « suicide politique ». active, le patient qui propose l’ar- Balkans. Celle-ci accuse le Parti Mais une opposition tente de gent encourt de six mois à trois socialiste (PS) d’avoir eu recours s’opposer à l’opposition. Le Parti ans d’emprisonnement. à un intermédiaire criminel pour de la conviction démocratique, Encore faut-il que les poursui- acheter des voix lors des législa- mené par des frondeurs du Parti tes soient lancées et les sanc- tives de 2017. Dans son rapport démocratique au Parlement, re- tions appliquées. En moyenne, post-élections, l’Organisation fuse de suivre. Furieux, Lulzim cinq personnes seulement sont pour la sécurité et la coopéra- Basha parle d’une « opposition condamnées chaque année pour tion en Europe (OSCE) notait de pacotille ». Depuis avril, les des faits de corruption dans le simplement des irrégularités et États-Unis pressent l’opposition domaine de la santé. un manque de transparence. de retourner au Parlement. Et Enxhi Hoxha, Mathilde Obert Dès la proclamation des résul- l’Union européenne juge l’esca- et Tom Vergez tats, le Parti démocratique, en- lade « contre-productive ». Une nemi du PS depuis la chute du instabilité qui pourrait mena- (1) D’après le baromètre du Conseil communisme en 1991, décidait cer l’ouverture des négociations Tirana lors de la de coordination régionale des Balkans, manifestation de boycotter l’hémicycle. Ces d’entrée du pays dans une Union qui aide à l’intégration européenne nouvelles assertions remettent européenne déjà frileuse. des pays de la région. du 11 mai 2019. (Photo : Florian une pièce dans la machine. Le Vincent Ballester * Le prénom a été modifié. Bouhot / Cuej) 14 février dernier, une passe et Florian Bouhot 16 < N E W S D’ILL n° 124 - JUIN 2019
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