Guillaume Apollinaire - par Carole Aurouet, Laurence Campa, Jean-Michel Maulpoix et Jérôme Skalski - Les Lettres françaises

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Guillaume Apollinaire - par Carole Aurouet, Laurence Campa, Jean-Michel Maulpoix et Jérôme Skalski - Les Lettres françaises
Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968).
         Directeurs : Claude Morgan (1942-1953), Louis Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

                                                                                            Guillaume
                                                                                            Apollinaire
                                                                                            par Carole Aurouet,
                                                                                            Laurence Campa,
                                                                                            Jean-Michel Maulpoix
                                                                                            et Jérôme Skalski

                                                                                            Hector Bianciotti
                                                                                            par René de Ceccatty

                                                                                            Egon Schiele
                                                                                            par Marc Sagaert

                                                                                            Le Cubisme
                                                                                            par Philippe Reliquet
DR

               Calligramme I, d’Apollinaire.

                   LES LETTRES       FRANÇAISES    . N O V E M B R E 2018. N O U V E L L E          SÉRIE N°   165.   2,5 euros
                                                  w w w. l es- l et t res- f ra n ca i ses. f r
Guillaume Apollinaire - par Carole Aurouet, Laurence Campa, Jean-Michel Maulpoix et Jérôme Skalski - Les Lettres françaises
LETTRES

                                                                                                                           Pour Jacques Monory
J
      acques Monory pratiquait le tir au revolver comme un                                                                                                                             paysages, des félins, des villes, des horizons ou des déserts.                                                                                               bolique qui apparut dans les toutes premières œuvres qui
      sport. C’est peut-être par cet entraînement qu’il a appris                                                                                                                       Mais cette beauté, c’est vrai, était constamment inquiétée                                                                                                   l’ont fait connaître : c’est la fameuse série des « Meurtres »
      à viser et pensé que le tableau devait toucher le cœur                                                                                                                           par l’ombre menaçante d’un danger indéfinissable, qui ren-                                                                                                   où il se représente sous les traits d’une victime exécutée par
avant d’atteindre la pensée. Ses œuvres, il les composait                                                                                                                              dait le bonheur impossible.                                                                                                                                  un tueur à gages dont l’auteur n’est autre qu’un double de
comme des coups de foudre.                                                                                                                                                                 L’histoire de l’Art fera un jour bouger les lignes des ca-                                                                                               lui-même.
    Ayant vu un tableau de Jacques Monory, ne serait-ce                                                                                                                                tégories pour ce peintre dont ont dit qu’il est « narratif »,                                                                                                   Ce changement d’identité qui s’effectue dans la fiction
qu’une seule fois, on ne pouvait l’oublier, le souvenir qu’il                                                                                                                          parce qu’il est de ceux qui ont réintroduit dans l’art contem-                                                                                               d’une mise à mort sera précédé d’un acte décisif mar-
nous laissait était inaltérable.                                                                                                                                                       porain la notion oubliée de « peinture d’histoire » ; il était                                                                                               quant cette évolution. Toutes les œuvres qu’il avait
    Jacques savait créer des impacts dans la pensée, en choi-                                                                                                                          aussi un artiste de l’attitude dans son comportement, et de                                                                                                  peintes jusqu’à l’âge de 40 ans étaient abstraites, elles se-
sissant parmi les milliers d’images qui nous entourent, celles                                                                                                                                                                                                                                                                                                      ront toutes détruites par lui dans un geste
qui peuvent entrer dans le temps et l’histoire, parce qu’elles                                                                                                                                                                                                                                                                                                      sacrificiel qu’il accomplit dans le feu. Il ra-
ont su toucher en nous ce point de coïncidence sensible, qui                                                                                                                                                                                                                                                                                                        contait qu’un jour, par hasard, il avait revu
entre en résonance avec l’intimité de nos propres vies. Ses                                                                                                                                                                                                                                                                                                         dans la vitrine d’une galerie l’une de ses
peintures compressaient l’épaisseur de toute une époque.                                                                                                                                                                                                                                                                                                            toiles abstraites. Il en avait fait l’acquisi-
     Mais Monory était aussi un artiste-philosophe en actes.                                                                                                                                                                                                                                                                                                        tion pour s’empresser de la détruire. Pour
Lecteur assidu de Sénèque en particulier, il a peint et repré-                                                                                                                                                                                                                                                                                                      lui aucun indice de ce passé ne devait sub-
senté avec les images de son temps les interrogations es-                                                                                                                                                                                                                                                                                                           sister, le crime devait être parfait.
sentielles qui traversent toutes nos existences. Il nous                                                                                                                                                                                                                                                                                                                Le tableau intitulé Partir puis un autre,
montrait la complexité de ses émotions et de ses interroga-                                                                                                                                                                                                                                                                                                         J’ai vécu une autre vie, sont les premiers
tions dans des tableaux qui n’étaient pas « composés » au                                                                                                                                                                                                                                                                                                           actes en peinture d’un nouveau scénario
sens où l’on utilise traditionnellement ce mot dans la pein-                                                                                                                                                                                                                                                                                                        du retour à la vie pour l’artiste qu’il était
ture, mais relevaient plutôt d’un sens aigu du cadrage et du                                                                                                                                                                                                                                                                                                        devenu.
montage cinématographique, déployé dans un lent travel-                                                                                                                                                                                                                                                                                                                  Ayant fait ce retour sur lui-même, il a
ling, dont les séquences se déroulent dans un temps parallèle                                                                                                                                                                                                                                                                                                       pour plusieurs dizaines d’années créé les
à la vie elle-même, une histoire imprévisible…                                                                                                                                                                                                                                                                                                                      conditions pour réaliser ce qu’il appelait
     On ne regarde pas un tableau de Monory comme on re-                                                                                                                                                                                                                                                                                                            une Peinture sentimentale, des œuvres qui
garde les autres, les siens s’emparent de notre attention et                                                                                                                                                                                                                                                                                                        vont confiner au sublime. Comme il l’a
nous placent dans une situation où ils exercent une sensuelle                                                                                                                                                                                                                                                                                                       écrit dans un tableau de ciel : « J’espérais
et étrange attraction, et où, paradoxalement, l’imminence                                                                                                                                                                                                                                                                                                           l’extase, je n’ai eu qu’un supplément de
d’un danger suscite une forme de panique.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                           détachement ».
     Le tableau ce n’est pas nous qui le regardons, c’est lui                                                                                                                                                                                                                                                                                                           Tous les étés pendant vingt-cinq ans
qui nous vise. Le peintre lui, tient en main l’arme du crime,                                                                                                                                                                                                                                                                                                       nous étions voisins à Château-Chalon, un
il tire le cran d’arrêt sur image, moment de suspens précé-                                                                                                                                                                                                                                                                                                         mur mitoyen séparait nos deux ateliers, je
dant l’instant déchirant l’écran des pensées qui s’affolent.                                                                                                                                                                                                                                                                                                        l’entendais travailler, il écoutait Kind of
On ressortait toujours ébloui d’une exposition de Jacques,                                                                                                                                                                                                                                                                                                          blue de Miles Davis, et la chanson de
je repense à l’inoubliable Velvet jungle, aux Opéras glacés,                                                                                                                                                                                                                                                                                                        Franck Sinatra It was a very good year, qui
et aux soixante Premiers numéros du catalogue mondial                                                                                                                                                                                                                                                                                                               résonnait dans la maison et le paysage
des images incurables et bien d’autres encore…                                                                                                                                                                                                                                                                                                                      comme la bande-son d’un film.
    Du fait de la récurrence de cette couleur bleue on a qua-                                                                                                                                                                                                                                                                                                           Le dernier souvenir remonte à l’avant-
lifié son œuvre de « figuration froide ». Mais cette couleur                                                                                                                                                                                                                                                                                                        dernier été ; il ne pouvait plus peindre et
                                                                                                                                                                     Bernard Moninot

était bien davantage celle du sentiment océanique qui s’em-                                                                                                                                                                                                                                                                                                         restait en simple regardeur assis à rêver
pare de chacun de nous face à la profondeur infinie du cos-                                                                                                                                                                                                                                                                                                         l’après-midi sur la terrasse face au pay-
mos. Jacques savait aussi que les étoiles qui émettent une                                                                                                                                                                                                                                                                                                          sage, en se tenant dans la même attitude
lumière bleue sont les astres dont la température est extrê-                                                                                                                                                                                                                                                                                                        que les personnages tournés vers le soleil
mement élevée. Les étoiles rouges sont des astres froids. Le                                                                                                                                                                                                                                                                                                        dans un célèbre tableau d’Edward Hopper,
bleu de ses peintures est le négatif du feu incandescent                                                                                                                               l’altitude dans sa pensée. C’est ainsi qu’il a fait de sa vie                                                                                                People in the sun. Je me suis rapproché de lui pour en-
d’une passion qu’il entretenait en peignant avec acharne-                                                                                                                              une œuvre d’art, sans tomber dans l’auto-fiction.                                                                                                            tendre ce qu’il murmurait très doucement, il répétait un
ment, sachant que le temps est compté...                                                                                                                                                  Au début des années 1960, pour s’inventer une autre                                                                                                       mot, un seul : Impossible, impossible… n
    Sa lucidité devant l’existence et la mort s’exprimait tou-                                                                                                                         identité, il a créé ce personnage de « gangster de velours ».                                                                                                                                            Bernard Moninot
jours en célébrant la beauté du monde, des femmes, des                                                                                                                                 Cette transformation était la mise en scène d’une mort sym-                                                                                                                                      Paris, le 25 octobre 2018

     ABONNEMENT AUX LETTRES FRANÇAISES                                                                                                                                                                                                                                                                                                              Chèques à l’ordre de SEPC-Helvétius
     Version papier. Je désire m’abonner aux Lettres françaises.                                                                                                                                                                                                                                                                                    en indiquant au dos Lettres françaises.
     Pour ce faire j’utilise une des propositions d’abonnement :                                                                                                                                                                                                                                                                                    Les chèques ne seront déposés que lorsque
     11 numéros de 16 pages – 20 euros                                                                                                                                                                                                                                                                                                              le premier numéro sera en fabrication.
     11 numéros de 16 pages et 2 hors série – 35 euros                                                                                                                                                                                                                                                                                              Vous recevrez régulièrement des informations
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                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                    Bon de commande à retourner à l’adresse suivante :
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2 . LES LETTRES                                   FRANÇAISES                                 . N O V E M B R E 2018
Guillaume Apollinaire - par Carole Aurouet, Laurence Campa, Jean-Michel Maulpoix et Jérôme Skalski - Les Lettres françaises
LETTRES

                Apollinaire : une œuvre protéiforme
E
        mporté par la grippe espagnole le 9 novembre 1918 à l’âge de 38 ans, Guillaume
        Apollinaire laisse derrière lui une œuvre protéiforme ainsi qu’une empreinte exis-
        tentielle décisive sur l’avant-garde artistique qu’il fréquente à Paris dans les deux
premières décennies du XXe siècle. À cet égard, l’amitié qui le lie à Pablo Picasso à partir
de 1905 suffirait à en témoigner mais le nom des peintres, poètes et écrivains qui subiront
son attraction sont innombrables.
    Deux œuvres publiées de son vivant, Alcools et Calligrammes, sont à la transition de la
modernité dans une exacerbation du lyrisme poétique. Elles représentent, avec les Pâques
à New York (1912) et la Prose du Transsibérien (1913) de Blaise Cendrars, la reprise, dé-
finitivement au sérieux, de la révolution poétique rimbaldienne de l’époque des Poésies,
des Illuminations et d’Une Saison en enfer. Publié en 1913 mais écrit sur une quinzaine
d’année, selon la page de couverture de son édition originale, Alcools d’Apollinaire laisse
percevoir sinon une évolution du moins une transformation de son inspiration lyrique.
Poète « ondoyant » selon l’expression de Laurence Campa, poète du passage entre le présent
et le passé, poète du souvenir mais aussi de l’immédiateté et des sensations, poète des
clairs-obscurs et des tons rompus et des nuances aquarelles à la Verlaine, Apollinaire est
aussi un poète de l’avenir qui trouve des couleurs nouvelles sur la palette des métaphores.
    Cette tendance de l’art d’Apollinaire s’accentue, non seulement avec les innovations
formelles qu’il jette dans l’arène de l’avant-garde artistique à la recherche débridée de
points de rupture, mais dans sa constance à attacher son écriture à la source lyrique, per-
sonnelle et amoureuse, dans ses Calligrammes et dans ses Poèmes à Lou notamment. Un
mouvement qui fait de lui un « passeur » essentiel dans la généalogie qui va de Rimbaud
aux Surréalistes. Elle se manifeste également dans son avidité pour le cinéma que souligne
Carole Aurouet qui « derrière l’acte poétique » montre, chez Apollinaire, « un acte politique »
et l’expression d’une « lutte des classes culturelles ».
    « L’amour est à réinventer, on le sait », écrivait Rimbaud dans la Vierge folle. Rimbaud
rêva cette réinvention « pour l’hiver » – « avec des coussins bleus » – plus qu’il ne la réalisa.
Apollinaire en poussant ce train à « wagon rose » au-delà de l’Enfer aussi bien d’une Saison
que de la Bibliothèque nationale, l’enchaîne à une poétique érotique renouvelée qui trouve
aussi ses racines dans l’art et la poésie antérieure à la Renaissance. « Chez Apollinaire,
la sensation est connectée au sentimental alors que le sentimental, autant qu’il le peut,
Rimbaud le piétine », souligne Jean-Michel Maulpoix. La force morale du « mal-aimé » –
corrélée à ses faiblesses – le conduira ainsi au-delà de l’horizon rimbaldien ou du moins
montrera les « passes » ouvertes dans son sillage aux écrivains qui lui succédèrent. On pour-
rait ajouter qu’en descendant vers les Enfers au dedans de lui-même et de son temps –
si l’on veut bien entendre que l’Orphée moderne descendit dans celui des tranchées qui
barrèrent sa route à l’époque dont la « naïveté » recouverte par les séductions de l’hédonisme
capitaliste contemporain fait appeler Belle –, il ouvrit une piste toujours vive vers l’une
des dernières Terrae incognitae. Celle-là même que Michel Décaudin indique dans la
préface qu’il donne à la réédition des Poèmes à Lou chez Gallimard en 1969, « dans la
magnificence de l’amour comme dans l’émerveillement qu’il ressent », « l’homme qui sait
sa faiblesse et le prix de l’attente. » n
                                                                                Jérôme Skalski

                                                                                                                                                                                                        DR
                                                      Un aîné assez encombrant
Q     uelles sont les images clés au foyer génétique
      de l’œuvre poétique d’Apollinaire ?
Laurence Campa : Apollinaire est tellement prismatique
                                                                  Mille Verges, qui est un livre plein de violence et de fureur.
                                                                  Quand on lit ses comptes rendus ou sa poésie, on s’aper-
                                                                  çoit que les mots ombre et lumière sont très fréquents. Pas
                                                                                                                                    fois entre le passé et le présent, l’ordre et l’aventure, l’envie
                                                                                                                                    de tendresse et l’instinct frénétique. Donc cette gerbe n’est
                                                                                                                                    pas un beau bouquet de fleurs décoratif ou une guirlande.
qu’on pourrait en trouver beaucoup. Ce qui me vient spon-         forcément en opposition d’ailleurs. Cela peut être aussi du       Ses blasons à Lou par exemple sont toujours assez ambiva-
tanément à l’esprit, ce sont l’ombre et la lumière. Lumière,      clair-obscur.                                                     lents. Ceci dit, on n’en fera pas un « bataillien » parce que
par le choix de son nom d’auteur, d’abord, trouvé à 19 ans,                                                                         s’il est dans la transgression, en même temps, il n’y a pas
et qui est celui du soleil, de la beauté et de la poésie. Mais    Celles de la gerbe, du jet d’eau et du jaillissement ne sont-     de pensée de l’interdit chez lui ni de fond chrétien comme
de même que le soleil qui ne brille pas toujours, il y a chez     elles pas typiques ou prégnantes chez Apollinaire ?               chez Bataille. Apollinaire s’est vraiment dépris du christia-
Apollinaire des orages, des éclaircies, des intempéries et,       Laurence Campa : Il y a, chez Apollinaire, une espèce de          nisme. Il s’en sert d’un point de vue mythique ou légendaire
parfois, pas de soleil du tout. Apollinaire est un person-        force vitale extraordinaire, d’amour de la vie, de désir de       plus que véritablement spirituel. Cependant, la conjonction
nage qui reste plein d’ombre. Il s’est beaucoup occupé des        jouissance, une espèce d’efflorescence, de feu d’artifice         de l’amour et de la mort est présente. Il y a chez Apollinaire
ombres. Que ce soient celles des morts et des disparus ou         dans les images, dans le goût et le plaisir de la langue et des   un vif sentiment de la condition humaine, de sa fragilité. Il
de tout ce qu’il peut y avoir de sombre et de nocturne dans       mots mais qui, encore une fois, a sa part d’ombre, ne me          sait que sa mort « arrive en sifflant comme un ouragan ».
la vie. On a souvent tendance à voir en lui un personnage         semble pas uniquement positive. C’est une jouissance qui
extrêmement lumineux ou, à l’inverse, un poète élégiaque          a toujours sa part de culpabilité et de souffrance. Je vous       Comment caractériser l’art d’Apollinaire dans le contexte
et mélancolique en pensant au Pont Mirabeau par exem-             renvoie à nouveau aux Onze Mille Verges, livre qui n’est          créatif de la génération qu’il fréquente ? N’est-il pas celui
ple. Mais je crois qu’il y a des pans entiers de son œuvre        certes pas sadien mais plutôt sadique. Apollinaire est un per-    qui prend la révolution poétique rimbaldienne des années
qui sont très sombres en fait. À commencer par les Onze           sonnage toujours en équilibre, comme un funambule. À la           1870-1880 enfin au sérieux ?                            lll

                                                                                                                                     LES LETTRES       FRANÇAISES      . N O V E M B R E 2018 . 3
Guillaume Apollinaire - par Carole Aurouet, Laurence Campa, Jean-Michel Maulpoix et Jérôme Skalski - Les Lettres françaises
LETTRES

lll     Laurence Campa : Apollinaire est un passeur. Il est        Dans le Manifeste de 1924, Breton écrit qu’Apollinaire             Apollinaire n’a jamais reconnu sa dette. Chacun voulait être
un maillon de la chaîne essentielle dans laquelle on recon-        n’avait du surréalisme que la lettre alors que Nerval en avait     l’héritier de Rimbaud. Dans l’une des Lettres du voyant,
naît une histoire, celle de la modernité. Mais il n’est pas le     l’esprit. En revanche, ils ont banni Verlaine, que leur aîné       Rimbaud disait : « la poésie sera toujours en avant ». Cen-
seul. Il y a Cendrars, à la même époque, qui se réclame aussi      aimait beaucoup. Apollinaire s’approprie toutes ses lectures       drars, dans un de ses Poèmes élastiques, dit qu’Apollinaire
de Rimbaud. Beaucoup se réclament de Rimbaud. Si Apol-             et toutes ses références pour en faire quelque chose de vrai-      « remonte, avance, retarde». C’est une façon de se moquer
linaire n’avait pas été là, en tant qu’aîné de Cendrars, peut-     ment personnel.                                                    de lui : « Apollinaire , on ne sait jamais très bien dans quel
être que Cendrars n’aurait pas eu accès au milieu littéraire                                                                          mouvement de balancier il est ». Et cela finit par : « Apolli-
parisien parce qu’il a débarqué à Paris en crevant de faim         Vous évoquiez Blaise Cendrars. Le rapport entre eux ne             naire pendant 12 ans seul poète de la France ». Qu’est-ce
en 1912 après son séjour à New York. Peut-être n’aurait-il         passe-t-il pas par l’auteur des Illuminations et d’Une             à dire ? Cela veut dire : « Maintenant, moi, Cendrars, je suis
pas rencontré les Delaunay, Chagall non plus. On ne peut           Saison en enfer ?                                                  arrivé et c’est moi qui vais reprendre le flambeau moderne.
pas donner cependant à Apollinaire tout le privilège de ce         Laurence Campa : Une des raisons de la rivalité de Cen-            Je suis bien plus moderne que lui ». En un sens, cela n’est
passage. Ensuite, il ne connaissait pas vraiment Lautréa-          drars et d’Apollinaire, effectivement, c’est cet héritage de       pas faux. Quand vous lisez la Prose du transsibérien, par
mont. Ce sont les Surréalistes qui ont découvert Lautréa-          Rimbaud. Qui est le plus moderne ? Qui est le plus « en            exemple, vous avez effectivement une radicalité et un héri-
mont et qui, eux aussi, se sont appropriés Rimbaud. Un             avant » ? Cendrars est un grand admirateur de Rimbaud              tage rimbaldien qui est peut-être encore plus fort chez
Rimbaud qui était un héritage de la génération précédente          avant sa rencontre avec Apollinaire. C’est justement une           Cendrars que chez Apollinaire. Plus net en fait. Sauf que,
mais dont ils ont fait une référence encore plus importante.       sorte de passe d’armes entre eux. Leur amitié se double de         n’est pas le roi Arthur qui veut ! N’est-ce pas ? Et l’aîné est
Bien sûr, il passe Rimbaud aux Surréalistes mais avec bien         rivalité. Cendrars accuse Apollinaire de s’être un peu trop        quand même assez encombrant. n
d’autres choses. Son lyrisme vient aussi de Villon. Il y a         inspiré du poème Les Pâques de 1912 pour écrire Zone. À                                                    Entretien réalisé par
aussi Nerval. Les Surréalistes se sont réclamés de Nerval.         juste titre d’ailleurs, maintenant nous en avons les preuves.                                                   Jérôme Skalski

                                                         Apollinaire et le cinéma
Le cinéma de Guillaume Apollinaire                ment corrosif, qui dynamite les clichés,           Vous écrivez que, pour Apollinaire, le ci-       à des séances hybrides, avec des vues
de Carole Aurouet. Éditions de Grenelle,          bouscule les valeurs bourgeoises de                néma peut contribuer à une lutte des             d’actualité, des vues comiques, des fic-
87 pages, 28 euros.                               l’époque. Et puis il adore Fantômas. Il dé-        classes et à un processus de démocratisa-        tions mais aussi des acrobaties, de la mu-
                                                  vore les trente-deux romans de Pierre Sou-         tion culturelle. Qu’entendez-vous sous ces       sique, des chansons et des poètes. Les

V    ous expliquez dans votre ouvrage, Le
     Cinéma de Guillaume Apollinaire,
que le poète, chose rare à l’époque pour les
                                                  vestre et de Marcel Allain, qu’il prêtait à
                                                  ses amis. Quand les feuilletons ont été
                                                  adaptés au cinéma par Louis Feuillade, son
                                                                                                     termes ?
                                                                                                     Carole Aurouet : Apollinaire voit effec-
                                                                                                     tivement dans le cinéma le moyen de faire
                                                                                                                                                      films étaient muets mais la salle était bel
                                                                                                                                                      et bien sonore ! Ceci dit, Apollinaire pen-
                                                                                                                                                      sait que le cinéma pouvait donner davan-
intellectuels et les artistes, était un amateur   engouement ne s’est pas affadi.                    passer des idées autrement, de toucher un        tage. Dans sa conférence de 1917 sur
de ce qui était encore loin de passer pour le                                                        public très large et de manière intense. Je      l’Esprit nouveau au Vieux-Colombier, il y
septième art. Qu’aimait-il en particulier ?       Que nous disent les goûts cinématogra-             parle en effet de lutte des classes cultu-       a un moment absolument incroyable où il
Carole Aurouet : Apollinaire a été d’em-          phiques d’Apollinaire ?                            relle. Il faut se replonger dans cette pé-       appelle les poètes à se saisir du cinéma. Il
blée touché par le cinématographe. Quand          Carole Aurouet : Tout d’abord, il apprécie         riode. Le cinéma a mauvaise réputation.          perçoit le danger d’un cinéma qui serait
celui-ci est inventé, il a quinze ans. On sait    un cinéma qui est populaire et qui est un ci-      Aller au cinéma n’est pas très bien perçu        mis entre de mauvaises mains. Il va être
qu’Apollinaire aime les westerns, comme           néma innovant. Apollinaire, j’aime à le répé-      par les intellectuels, qui n’y vont pas. Il y    entendu. Par Philippe Soupault et Pierre
l’explique Jacques-Bernard Brunius. D’au-         ter, est un poète dans le sens premier du terme    a même de la part de certains une sorte de       Albert-Birot par exemple, qui vont se met-
tre part, il adore Charlot qu’il voyait lors      c’est-à-dire quelqu’un qui invente, quelqu’un      ciné-phobie. Pour Apollinaire, le cinéma         tre à écrire pour le cinéma. Et il répond
de ses permissions, et peut-être dans les         qui n’a pas froid aux yeux, quelqu’un qui n’a      est une anti-culture rebelle. Derrière l’acte    lui-même à son appel en créant deux scé-
ciné-campements sur le front ; les Charlot        pas peur d’aller à la découverte. Le comique,      poétique, il y a un acte politique qui est de    narios. Sa disparition le 9 novembre 1918
arrivent en France à partir de juin 1915.         qui déstabilise, ne le laisse donc pas indiffé-    démocratiser l’accès à la culture. Ce qu’il      a malheureusement sonné le glas de ses
C’est très intéressant, parce qu’Apollinaire      rent. Apollinaire apprécie ce qui est décalé et    convient de préciser aussi c’est le fait que     écrits scénaristiques. Aurait-il continué ?
est aussi un passeur et que cette passion, il     va à l’encontre de la morale bien-pensante,        les séances cinématographiques étaient           Se serait-il éloigné, désenchanté comme le
a envie de la faire partager. Il la transmet,     ce qui est le cas de Fantômas. Si la modernité     alors très différentes de ce qu’elles sont       seront les surréalistes par ce que l’on fait
par exemple, à Fernand Léger. Le peintre          du personnage lui plaît, la modernité de la        aujourd’hui. Durant la jeunesse du poète,        de ce nouveau moyen expression ? Diffi-
explique en effet que c’est Apollinaire qui       réalisation de Louis Feuillade ne l’a sans         les projections se déroulent dans les cafés,     cile à dire… Alors continuons à rêver son
lui fait découvrir Charlot dans un cinéma         doute pas laissé insensible. Feuillade fait sor-   sur les places des villages, dans les salles     cinéma sur notre propre écran mental. n
de Montparnasse lors d’une permission en          tir la caméra dans la rue, et l’embarque dans      de spectacles puis dans des salles                                           Entretien réalisé
1916. à l’époque c’est un Charlot extrême-        le métro, sans doute pour la première fois.        construites à cet effet. Apollinaire assiste                                         par J. S.

                                                               Lyrisme et modernité
     omment caractérisez-vous le lyrisme
C    d’Apollinaire ?
Jean-Michel Maulpoix : La première chose qui me frappe
                                                                   d’emblée, il est partagé – et il le dit lui-même à maintes re-
                                                                   prises plus tard – entre ce qu’il appelle la tradition et la mo-
                                                                   dernité, l'ordre et l’aventure, la tradition et l’innovation. Il
                                                                                                                                      Brunel. Disons que je l’ai un peu creusée, confirmée, véri-
                                                                                                                                      fiée. Ce qui m’intéresse en particulier ce sont ses innova-
                                                                                                                                      tions multiples. Alcools est un recueil dans lequel on voit
quand j'ouvre les livres d'Apollinaire, – et je commence           tire une force particulière de cela. Pour ce qui est des autres    apparaître toute sortes d’objets bizarres. Par exemple, il y
toujours par Alcools –, c’est de voir à quel point il y a une      aspects de son lyrisme, son lyrisme amoureux par exemple,          a les poèmes conversations comme Les femmes. C’est là-
sorte de partage entre un lyrisme élégiaque, mélancolique,         disons qu’on l’entend peut-être plus sur le mode plaintif          dessus que je me suis le plus arrêté. Concernant le posi-
celui qu’on entend dans Les Rhénanes par exemple, ou               dans Alcools et de façon plus vigoureuse et plus énergique         tionnement d’Apollinaire et de quelques autres de son
dans La chanson du mal aimé ou encore dans Le Pont Mi-             dans les Poèmes à Lou.                                             temps, au seuil du nouveau siècle, par rapport à une sclé-
rabeau, un lyrisme qui finalement est assez classique dans                                                                            rose symboliste de la poésie, poésie fin-de-siècle qui
son aspiration et puis, en face, un lyrisme neuf, celui qui        En quoi ce lyrisme peut-il être rattaché à la révolution           s’épuisait, je dirai qu’Apollinaire va lui donner un nouveau
retentit dès les premières lignes d’Alcools avec Zone. Avec        poétique rimbaldienne ?                                            souffle grâce à ces innovations mais aussi avec sa manière
ce lyrisme du monde moderne, Apollinaire accueille toute           Jean-Michel Maulpoix : Ce qui me frappe chez Apolli-               de renouer avec le dehors, avec le monde sensible, avec sa
une turbulence contemporaine d’éléments prosaïques                 naire, c’est d’abord et avant tout, encore une fois, cette es-     manière de le recolorer. En ceci, le point commun se ferait
comme les hangars de port d’aviation, les sténo-dactylo-           pèce de tension entre la tradition et innovation. Ce n’est         avec Rimbaud autour des fenêtres par exemple. Les fenê-
graphes, les affiches, les prospectus, les sirènes, les avions,    pas du tout une idée originale que je formule. Elle traîne         tres de Baudelaire sont des miroirs. Celles de Mallarmé,
les voitures… Ce que je trouve très intéressant, c'est que,        un peu partout et notamment dans les travaux de Pierre             des lieux ténébreux qui dégoulinent de la lumière du cou-

4 . LES LETTRES       FRANÇAISES      . N O V E M B R E 2018
Guillaume Apollinaire - par Carole Aurouet, Laurence Campa, Jean-Michel Maulpoix et Jérôme Skalski - Les Lettres françaises
LETTRES

                                                                               Dans la coulisse de l’œuvre
chant. Chez Apollinaire, cela se recolore vraiment avec une
variété chromatique extraordinaire qui, comme Rimbaud,
enlumine et passe des couches nouvelles de couleur sur la
réalité qui était quand même assez grise.

Cette connivence ne se manifeste-t-elle pas également
par l'espèce de simultanéisme et du jeu des juxtaposi-
                                                                                      et de l’amour
tions rimbaldien qu'on retrouve avec Apollinaire ?
Jean-Michel Maulpoix : Oui, c’est un autre aspect qui                                                                                           Mais elle a une totale antipathie pour les conventions, pour
rapproche Apollinaire de Rimbaud, le sens de l’immédia-                                                                                         les facilités. Ce qui ne l’empêche pas d’être pragmatique et
teté et du ressenti. C’est Rimbaud qui va chercher ce qu’il                                                                                     de se soucier d’organiser son existence pour ménager un es-
appelait la traduction immédiate du senti. La traduction im-                                                                                    pace de liberté qui lui assurera une autonomie littéraire.
médiate du senti, c’est vraiment quelque chose de neuf.                                                                                         Après les nombreux drames personnels que, de façon plus
Rimbaud a repassé cela à Verlaine dans certains poèmes                                                                                          ou moins allusive et masquée, ses romans évoqueront, et
des Romances sans paroles par exemple. Rimbaud, poète                                                                                           dont le plus bouleversant est la mort de son compagnon,
de la sensation nous situe en plein dans le tactile et l’im-                                                                                    l’artiste Bernard Milleret, elle rencontre en 1958, dans une
médiat et non plus dans la sensation un brin éthérée qu’on                                                                                      soirée conçue pour cela, un jeune écrivain brillant qui a
connaissait avec Baudelaire ou qu’on retrouve chez Mal-                                                                                         vingt-quatre ans de moins qu’elle. Elle est encore un peu
larmé. Chez Apollinaire, d’un côté, il y a une sorte de ré-                                                                                     égarée par la tragédie de la disparition de son compagnon.
gression vers l’élégiaque verlainien mais, d’un autre côté,
                                                                                                                                                Elle a fait ce qu’elle a pu pour échapper au mélodrame com-
il y a un émiettement des sensations et une multiplication
                                                                                                                                                plaisant. Elle est bien décidée à survivre et à sauver son
des formes d’immédiateté avec des bruits, des visions, des
voix. Ceci dit, il accueille autrement la circonstance, le mo-                                                                                  œuvre. Elle retrouve la vie en s’éprenant du jeune homme
derne et le temps présent, de façon plus historique ou plus                                                                                     qu’elle séduit prudemment.
historiale, pourrait-on dire, que Rimbaud. Par ailleurs, chez                                                                                   Elle est pourtant en train d’écrire un livre qui prend toute
Apollinaire, plus que chez Rimbaud, la sensation et                                                                                             son énergie, Le Lit, consacré à son amour pour celui qui
connectée au sentimental, alors que les « vieilles terrines                                                                                     vient de mourir et à sa mort. Elle vient de publier Artémis
de sentiment » comme il l’écrit, le sentimental, autant qu’il                                                                                   (Denoël, 1958), où elle a donné libre cours à ses angoisses
le peut, Rimbaud, le piétine et n’y fait place de manière                                                                                       de deuil, sans les nommer. Sollers écrira, pour raconter leur
très parcimonieuse, par éclat, par fragments, par bouts de                                                                                      rencontre dans Portraits de femmes (Flammarion, 2013,
sentiments écorchés mais jamais de manière aussi déve-                                                                                          c’est-à-dire un an après la mort de Dominique Rolin) :
loppée qu’Apollinaire. n                                                                                                                        « Avertissement : un de ses livres s’appelle Artémis, qui
                                           Entretien réalisé                                                                                    n’est pas une déesse tranquille. Elle aime les chiens, un
                                                   par J. S.                                                                                    chien-loup d’abord, un boxer ensuite. Sauvagerie ? Oui,
                                                                                                                                                en un sens, et on le démontrera tous les deux par une atti-
                                                                                                                                                tude antisociale constante. » Quoique l’adjectif « antiso-
                                                                 Gallimard

PARUTIONS RÉCENTES                                                                                                                              cial » soit sujet à caution pour qualifier le rapport de l’un et
Alcools, aquarellé par Louis Marcoussis.                                                                                                        de l’autre avec leur environnement professionnel (et Domi-
Coffret de 208 pages + 48 pages hors texte.                                                                                                     nique a l’honnêteté un peu cynique, dans plusieurs lettres,
Coédition Gallimard/BNF.                                                     Lettres à Philippe Sollers (1958-1980),                            de reconnaître son savoir-faire dans ce domaine, notamment
Tout terriblement. Anthologie illustrée.                                     de Dominique Rolin. Édition établie par Jean-Luc Outers,           avec éditeurs, mécènes, jurys littéraires et journalistes, dont
Éditions Poésie Gallimard. 152 pages.                                        Gallimard, 478 pages, 24 euros.                                    elle ne pense pas le plus grand bien, mais dont elle sait tirer
Lettres de Lou à Guillaume Apollinaire.                                                                                                         profit quand il le faut, quitte à s’en écarter quand il le faut
Éditions Gallimard, 128 pages.

                                                                             V
                                                                                       oici donc, après la publication des lettres de           aussi, mais jamais au point de mettre en danger son œuvre,
                                                                                       Philippe Sollers à Dominique Rolin, celle de ses         qui est l’essentiel, et son amour, qui est son secret), il est
                                                                                       réponses. La différence et la complicité des tem-        approprié pour définir la façon dont ils conçoivent tous deux
                                                                             péraments des deux écrivains ne sont pas une découverte,           leur couple et son intégration dans la comédie des mœurs.
                                                                             mais on est troublé de retrouver sous la plume de la roman-        Sollers avoue l’avoir conquise et avoir rencontré en elle une
   Retrouvez dans la collection                                              cière belge, née en 1913, une tonalité qui n’appartient qu’à       certaine prudence, quoiqu’il n’ait pas perçu de réticence. Le
   « Les Lettres françaises »                                                elle, qu’elle a mise au point dès ses premières nouvelles,         deuil récent, la différence d’âge justifient la première, mais
                                                                             dès son premier roman, paru en 1942, Les Marais (Denoël,           ne suffiraient pas excuser la seconde. Donc, au bout de trois
   aux éditions Le Temps des cerises :                                       du reste repris tel quel chez Gallimard, un demi-siècle plus       mois, les deux écrivains, qui se sont immédiatement recon-
                                                                             tard, en 1991). De quoi est constituée cette tonalité ? D’un       nus, deviennent intimes et dès lors ne conçoivent plus de
   Ils, de Franck Delorieux                                                  mélange de férocité, de certitude que la littérature, chez elle,   vie l’un sans l’autre. « Tout de suite, un accord de fond,
   (préface de Marie-Noël Rio) ;                                             a affaire à l’enfer (familial, amoureux) et a pour tâche de le     continue Sollers : la musique. Silence, écriture, amour, lec-
   Le Musée Grévin, de Louis Aragon                                          transformer en paradis (non pas bonheur mielleux ou                ture, écriture, musique. » La passion est cachée au public,
   (préface de Jean Ristat) ;                                                consensuel, mais plaisir secret, inexprimable, absolu, du          et à pas mal de proches. Sera-t-elle viable au long cours ?
   Une saison en enfer, d’Arthur Rimbaud                                     mot vrai, un plaisir connu et savouré par la société de ceux       Oui, décident-ils tous deux. Avec l’ombre de l’infidélité, et
   (préface inédite de Louis Aragon) ;                                       qui sont en rapport avec une sorte de Bien incontestable et        avec la menace de la duplicité.
   Larrons, de François Esperet                                              indescriptible par d’autres moyens que la poésie), d’enthou-       La première fait souffrir Dominique qui n’aime guère s’éta-
   (préface de Jean Ristat) ;                                                siasme presque lyrique, de sourde ironie, de rire franc,           ler en larmoiements, mais qui n’aime pas davantage édul-
   Paradis argousins, de Victor Blanc                                        d’ambiguïté ou plutôt d’ambivalence transfigurées l’une et         corer les douleurs. Elle les affronte, on le sent, dans telle ou
   (préface de Franck Delorieux) ;                                           l’autre, de haine de la petitesse.                                 telle lettre. Sollers ne se cache pas de ses « embardées phy-
   Vers et proses, de Maïakovski                                             Longtemps narratrice dite « classique », elle s’en tenait à des    siques » sur lesquelles toutefois tous deux « font silence ».
   (choix, présentation et traduction                                        récits violents, allégoriques, tout imprégnés d’une mytho-         En revanche, si une partenaire prend de l’importance, le
   d’Elsa Triolet) ;                                                         logie nordique qu’elle n’abandonnera jamais. Sa vie a été          malheur est là. De ce malheur, ce ne sont pas les lettres (du
   Gagneuses, de François Esperet                                            mouvementée (un premier mariage catastrophique, des liai-          moins celles qui ont été choisies) qui témoignent le mieux.
   (préface de Christophe Mercier) ;                                         sons multiples et parfois tragiques dans le cas de celle           Ce malheur a, en 1967, un nom : la jeune sémiologue bul-
   Les Onze Mille Verges, d’Apollinaire                                      qu’elle noue avec son premier éditeur qui est assassiné, un        gare et future psychanalyste Julia Kristeva. Le journal de
   (préface de Louis Aragon) ;                                               deuxième mariage amputé brutalement) et son legs familial          Dominique dont des fragments sont fournis en note est plus
   Le Corps écrit, de Franck Delorieux.                                      est lourd. Des écrivains dans son ascendance lui assurent          clair là-dessus. Il va falloir partager. Sollers se marie. Deux
                                                                             une place presque prédestinée dans le « monde des lettres ».       ans plus tard, Dominique lui dédiera son livre lll

                                                                                                                                                 LES LETTRES      FRANÇAISES      . N O V E M B R E 2018 . 5
Guillaume Apollinaire - par Carole Aurouet, Laurence Campa, Jean-Michel Maulpoix et Jérôme Skalski - Les Lettres françaises
LETTRES

lll Le Corps (Denoël, 1969). L’œuvre, la complicité, la            vains et éditeurs, sentiment de supériorité partagée, dans un          lors, la tragicomédie de la vie en s’en dissociant dans un
nécessité l’ont emporté non seulement sur les « contin-            état d’esprit souverain et complice), mais aussi d’angoissant          au-delà qui ressemble à une foire de Breughel, son maître
gences » pour reprendre le vocabulaire de Sartre-Beauvoir,         (dissimuler ce qui peut blesser, blesser le destinataire ou le         en peinture, qui l’a inspirée pour deux livres (Dulle Griet,
mais sur la jalousie, à laquelle Dominique n’échappe pas.          signataire lui-même…). En réalité, l’essentiel de ces lettres          Denoël, 1977, et L’Enragé, Ramsay, 1978, écrits quand
Bien des années plus tard, après avoir énoncé son principe         tient moins à l’amour fou – que, dix ans avant que le voile            Sollers travaille à son Paradis, Seuil, 1981). Bien que Do-
moral « la question consiste à ne pas inquiéter, alerter, bles-    de la clandestinité de ce couple ne soit levé dans une mise            minique Rolin porte aux nues, dans ses lettres, Nombres,
ser », Sollers évacuera d’un coup de balai conceptuel              en scène orchestrée par Bernard Pivot sur le plateau d’Apos-           Lois, H que Sollers publie dans sa propre collection au
l’anecdotique des humeurs passées : « Dans les amours né-          trophes, en présence des deux protagonistes, Dominique                 Seuil, bien qu’elle y voie une sorte d’insurpassable audace
cessaires, la fidélité de base est un roc intellectuel ou sen-     Rolin clame dans l’un de ses titres (Trente ans d’amour fou,           littéraire et de génie, elle commente peu leur contenu et
sible. On n’abandonne rien, on ne renie rien, on est une           Gallimard, 1988) – qu’à la conception de la littérature                même leur forme. Les livres sont des créatures vivantes,
mémoire devenue vivante, on se tait, on évacue la psycho-          qu’elles révèlent chez ces deux mystiques de l’écrit.                  des idoles qui les protègent et que leurs auteurs protègent,
logie inutile. » De son côté, Dominique écrit dans son jour-       Les amants ont décidé de dire au grand jour leur lien en               dans la religion de la création qui les réunit. C’est évidem-
nal au moment où la chose se passe et lui a été révélée (la        2000. Passion fixe pour l’un, Journal amoureux pour l’au-              ment ce qui est le plus passionnant dans cette correspon-
veille, le 16 février 1967) : « Tenir. Tenir. Souhaiter que cela   tre. Mais, dans cette correspondance, on n’en est pas encore           dance, indépendamment de tout jugement sur le bien-fondé
soit une réussite. Me taire. Rester comme il aime que je sois,     là, puisqu’elle s’arrête en 1980, au moment où Dominique               de ces enthousiasmes où tous les deux sont parties pre-
comme il me dit en avoir besoin. J’ai mal. Mais tout est           publie l’un de ses romans les plus profonds, les plus énig-            nantes et de ces célébrations mutuelles, indépendamment
juste et dans l’ordre. Porter le masque de la joie. Comme          matiques, L’infini chez soi (Denoël).                                  aussi de certains dérapages pénibles où Dominique Rolin,
tout était bon hier, allant de soi et comme j’étais jeune. »       Car c’est aux livres qu’il faut revenir, et peut-être même             exaspérée d’entendre son amant calomnié par des connais-
Hier, entre 1958 et 1967 donc. Neuf années d’amour fou,            s’en tenir. Chacun est amoureux des livres de l’autre. Do-             sances à eux deux et forcée de se taire pour ne pas trahir
vécu autour de la littérature et pour elle. Dominique Rolin        minique Rolin est fascinée par la détermination de Sollers,            leur lien, explose en insultes refoulées contre les coupables.
cependant ne perd pas son cap. Julia Kristeva tombe grave-         par sa volonté de poursuivre un but recherché par ses                  C’est dans les moments où elle fait dialoguer ses livres et
ment malade et s’en sort. Sollers l’épouse alors. Et rien ne       grands prédécesseurs (Dante, Rimbaud, Mallarmé, Joyce,                 ceux de Sollers dans un théâtre intérieur où elle a toujours
va changer, ne doit changer. Lorsque Dominique Rolin               Céline, Artaud, Bataille). Elle sait qu’il s’inscrit dans l’his-       excellé, que Dominique Rolin se rejoint le mieux elle-même
dédie Le Corps à « Philippe S. », le message est limpide           toire de la littérature et qu’il est soucieux d’y avoir une            et donne à ses lettres la valeur de ses romans. « Le voyage
sinon pour tous, du moins pour Julia Kristeva. Il n’en sera        place. Elle observe l’aventure de Tel Quel, puis celle de              spatial se fait pour nous, avec nous, à travers Lois, Les
plus guère question désormais dans les lettres choisies. Dès       L’Infini, et y participe discrètement. Mais son œuvre à elle           éclairs. Je suis comme toi émerveillée jusqu’à la douleur
qu’il se profile à l’horizon, le malheur est chassé avec rage.     est moins volontariste, moins soucieuse de visibilité et               par l’événement : cela nous comprend, se passe au fond de
Dominique Rolin n’envoie pas à Sollers sa lettre immédiate,        d’école. Certes son premier livre écrit sous l’influence de            nous ainsi que ta lettre me l’explique à l’instant même, ta
la plus violente (elle figure toutefois dans le recueil), mais     cet amour, Le For intérieur, se ressent d’une mutation.                splendide lettre de jubilation. » Ou encore : « Il y a des mo-
tempère celles qu’elle expédiera ultérieurement, désormais         Mais il faut être un piètre lecteur pour ne pas en avoir perçu         ments véritablement extatiques quand je pense à toi, à nous,
fidèle à son principe de « tenir » et de porter le très efficace   les signes annonciateurs dans les précédents. La narration             à ce que nous avons réussi tous les deux dans la coulisse.
« masque de la joie ».                                             s’affranchit sans doute de certains codes dans l’utilisation           On dirait que nous avons été menés dans cette aventure par
Sans doute, parce qu’il s’agit ici d’une correspondance non        des personnages, leur désignation, les scènes, la trame,               une force extérieure capable de nous manipuler. Et en même
intégrale, ne faut-il pas tomber dans le piège de lire ces let-    mais le fond demeure le même : un tête-à-tête avec soi-                temps cette force est un centre du centre, une espèce d’ex-
tres comme un journal qui dirait la vérité de l’auteur, de son     même, ses pulsions, ses fantômes, ses pantins, ses démons.             trait de volonté corporelle. D’où joie partout : au-dehors,
destinataire, de leur relation. Il s’agit d’un double miroir,      Ses modèles sont les membres de sa famille, mais elle les              au-dedans et nous constituant le feuillet intermédiaire, fré-
d’un miroir donc à l’infini, que se renvoient les deux             entraîne dans une danse des morts, dont elle finira par être,          missant. N’est-ce pas cela le pouvoir d’écrire, mon mer-
amants. Avec ce que ce système peut impliquer de légère-           dans un outre-tombe imaginaire, à partir du Gâteau des                 veilleux chéri ? » n
ment déplaisant (mépris d’une bonne quantité d’autres écri-        morts (Denoël, 1982), la protagoniste. Elle observe, dès                                                            René de Ceccatty

                          Michel Surya, un materialisme conséquent
Défense d’écrire. Entretiens,                     chot, catholique, nationaliste, violemment           le lâche et le sale ; le faux, le fou, le fuyant ;   volution (n°4, février 2001). Il croit beaucoup
de Michel Surya / Mathilde Girard,                antibolchévique, occasionnellement antisé-           l’infime et le banni ; l’odieux, l’indigne et le     moins à l’acte politique qu’à la pensée, dont
Encre marine éd., 120 pages, 17,50 euros.         mite, avaient-ils pu se lier ? Mais, comme           dédaigné ; le traître et l’atroce… Michel            Freud disait que c’est « agir en petite quan-
                                                  Michel Surya le dit aussi aujourd’hui, deux          Surya se défend d’être sinistre et d’aimer la        tité ». Michel Surya dit que les seuls qu’il a

A
         vant d’être écrivain, en même            écrivains ensemble ne font pas deux écri-            mort ; il a juste écrit dans un de ses romans,       vus, que l’action tenta sincèrement parce
         temps qu’il dit avoir voulu être mu-     vains qui se parlent. Et il dit encore, quant à      Défiguration, (éditions Léo Scheer) :                qu’ils étaient réellement sincères, il ne les a
         sicien, Michel Surya a voulu être        lui, fuir toute con-versation intellectuelle         « J’aime la mort que s’est donnée Edouard            vus agir que contre eux-mêmes (à la fin, se
avocat. Il publie aujourd’hui Défense             comme une mal-versation profonde. Michel             Adler » , un roman qu’il définit lui-même            suicidant). Le communisme ? Tout est à re-
d’écrire, un livre constitué d’entretiens qu’il   Surya est l’auteur de plusieurs brûlots dont         comme le plus indéfendable de ses livres.            penser du communisme, d’un communisme
a eus avec Mathilde Girard, philosophe et         celui intitulé Portrait de l’intellectuel en ani-    Mais des récits comme Olivet, L’Impasse ou           de pensée comme l’avait déjà souligné Dio-
psychanalyste, auteure (avec Jean-Luc             mal de compagnie (Farrago, 2000), et, plus           encore Le Mort-né (Al Dante) ne le sont pas          nys Mascolo, et comme pourrait le souligner
Nancy) de Proprement dit, entretien sur le        récemment, Capitalisme & djihadisme                  moins. Il dit d’ailleurs lui-même qu’il ne les       encore aujourd’hui Bernard Noël. La bonne
mythe et de L’Art de la faute selon Georges       (Lignes, 2016). Il dit et répète que l’écrivain      aime pas beaucoup. À vrai dire, l’un des rares       formulation serait plutôt celle, politique, du
Bataille, aux éditions Lignes que dirige          est celui qui est seul comme Kafka (Kafka            livres de lui qu’il aime est celui intitulé          désespoir, pour reprendre une définition de
Michel Surya lui-même. Longtemps, on a            est venu qui a considérablement compliqué            L’éternel retour (Lignes/Léo Scheer, 2006),          l’anarchie qu’il aime bien. L’anarchie lui pa-
réduit Michel Surya à son essai biographique      les choses, dit-il). À partir de Kafka, Michel       pas seulement parce que la beauté y domine           raît même sûrement plus intéressante que la
Georges Bataille, la mort à l’œuvre (Galli-       Surya a inventé le concept d’ « humanima-            (dit-il) mais parce qu’il serait prêt à tout re-     démocratie. Michel Surya est du genre à vou-
mard), qui a été reconnu d’entrée de jeu          lité », mais qui lui vient aussi de la littérature   vivre, « si c’était le prix pour que cette beauté    loir l’impossible. À Mathilde Girard, il confie
comme un grand livre, un essai de référence       de Guyotat, son ami sur qui il a écrit l’essai       revienne toujours. » Michel Surya est un             que le livre qui l’a marqué le plus, c’est sans
pour qui veut comprendre Bataille. « Com-         – le tout premier consacré à ce grand auteur :       nietzschéen conséquent. Il dit aller d’avance        doute Les Chants de Maldoror ; et il voit en-
prendre » est précisément ce que Michel           Mots et mondes de Pierre Guyotat (Farrago,           vers ce qui naît, pas vers ce qui meurt. Il est      core exactement le moment, le lieu où il l’a
Surya veut faire ; il ne veut pas seulement       2000). Michel Surya entend être d’un maté-           l’auteur encore d’un gros livre intitulé La ré-      lu la toute première fois : une sorte de ton-
admirer, il lui faut plus, il lui faut compren-   rialisme conséquent, et a emprunté le mot de         volution rêvée. Pour une histoire des intel-         nelle dans un jardin public à l’anglaise en
dre. Comprendre Bataille, comprendre Blan-        « matériologie » à Dubuffet pour désigner ce         lectuels et des œuvres révolutionnaires              province. En effet, il avait trouvé en Lautréa-
chot, comment l’hérétique du surréalisme          que Bataille cherchait lui-même à désigner           1944-1956 (Fayard, 2004). Il a consacré un           mont son dépeupleur... n
(Bataille) et le bourgeois provincial, Blan-      par « bas matérialisme », avec le bas, le laid,      numéro de sa revue Lignes à ce désir de ré-                                          Didier Pinaud

6 . LES LETTRES       FRANÇAISES      . N O V E M B R E 2018
Guillaume Apollinaire - par Carole Aurouet, Laurence Campa, Jean-Michel Maulpoix et Jérôme Skalski - Les Lettres françaises
LETTRES

                        Un portrait de Marguerite Toucas,
                               la mère d’Aragon
Une femme invisible,                                                De là naquirent les rapports de Marguerite avec Andrieux, teure d’une quinzaine de romans qu’on ne trouve plus mais
de Nathalie Piégay, Editions du Rocher, 347 pages,                  puis la liaison de cette jeune femme avec ce grand bourgeois qui eurent des lecteurs.
19,50 euros.                                                        plus âgé de trente ans et qui ne pensait certainement pas que Andrieux vieillit, sa femme meurt, Marguerite s’en occupe
                                                                    tout cela irait très loin.                                         et le soigne. Il trouve l’énergie de soutenir deux thèses uni-

C
         ette femme invisible est Marguerite Toucas, la mère        Nulle archive ne peut dire ce qu’il en est exactement des rap- versitaires sur Gassendi et Rabbe puis meurt à son tour. Elle
         d’Aragon, dont Nathalie Piégay a voulu écrire le           ports entre deux êtres. Marguerite se découvre enceinte. Gar- n’aura rien. Le jeune Louis est devenu Aragon, un jeune écri-
         roman. Est-ce un récit ? Un roman ? En tout cas, une       der l’enfant est assurément déraisonnable. Andrieux n’en veut vain révolté qui piaffe d’impatience devant l’état calamiteux
fiction encadrée par la documentation très solide que cette         pas, ce serait un handicap dans sa vie politique et un problème du monde, puis un communiste qui rêve de la révolution pro-
spécialiste de la littérature a accumulée sur Aragon. De lui,       vis-à-vis de sa famille (sa femme est une Koechlin, apparte- létarienne et met sans réserve son talent au service de celle-
pour certaines périodes, elle sait ce qu’il fait chaque jour. De    nant à la grande bourgeoisie manufacturière alsacienne). Il ci. Vient Elsa dont il pensait qu’elle ne pourrait pas s’entendre
Marguerite Toucas elle en sait moins, mais assez pour dresser       pense aussi à la différence d’âge. La mère de Mar-                            avec sa mère.
le portrait d’une vie pavée de frustrations qui n’est pas sans      guerite voit cet enfant comme un déshonneur                                        Il y a loin de la littérature de Marguerite à celle
évoquer celle des femmes de notre temps, ni sans renvoyer à         et n’en veut pas davantage. Marguerite ré-                                            d’Aragon. Dans ses idées d’alors, il ne pou-
la sienne, comme cela se voit dans les considérations person-       siste. C’est là que les intuitions de Nathalie                                          vait nullement s’en accommoder, mais
nelles qui ponctuent son récit [son expérience de femme qui         Piégay suppléent à ce que personne ne                                                     c’était là tout ce que sa mère pouvait don-
doit chaque jour assumer son métier et ses charges de famille       sait. Cet enfant, elle décide de l’assumer,                                                ner. Fut-il aussi tranchant dans ses re-
lui permet d’imaginer ce qu’elle ignore de Marguerite et le         certaine qu’un avortement signifierait la                                                  proches que Nathalie Piégay le prétend
rendre crédible]. Car que sait-on de la vie réelle de cette         rupture avec Andrieux. C’est ainsi qu’il                                                   ? Il savait bien que cette littérature
femme en dehors du fait qu’elle a donné naissance à Aragon          fut le père d’un fils qu’il n’avait pas voulu                                             n’avait d’autre ambition qu’alimentaire.
et que son amant était un homme politique en vue ?                  mais qui fera plus pour le faire passer à la                                             D’ailleurs Marguerite suivait de près ce
Elle est assurément une victime de sa famille. Le père, sous-       postérité que ses propres activités politiques.                                        que son fils devenait : on trouve son nom
préfet en Algérie, s’étant rendu coupable de petites malver-        Commencent ensuite les mensonges que la fa-                                        dans les souscriptions qu’Aragon lance pour
sations, du genre de celles que l’administration pardonne tout      mille impose pour dissimuler la faute. Ils ont long-            DR
                                                                                                                                                   l’Espagne républicaine.
en les sanctionnant, abandonne sa femme et ses enfants pour         temps encombré la vie d’Aragon et se retrouvent dans son               Le récit s’attache à de nombreux personnages : les surréa-
partir en Turquie ouvrir une salle de jeu. Sa femme ne s’en         œuvre. Que devient Marguerite dans tout cela ? Une femme listes, Drieu qui dénonça Aragon, Nancy... mais sa vraie mu-
remettra jamais et, l’affaire étouffée, rentre à Paris pour mener   qui s’obstine d’autant plus dans ses choix qu’il n’y a plus sique se fait entendre dans les considérations sur l’injustice
la vie à laquelle elle croit avoir droit sans bien comprendre       d’alternatives. Elle refusera d’épouser un jeune homme de et les interdits réservés aux femmes que Nathalie Piégay avait
qu’elle n’en a plus les moyens. Elle se refuse à travailler, car    Soliès qui lui offrait l’avenir qu’elle ne pouvait avoir avec déjà pu constater dans son milieu social d’origine et qui ne
dans son monde de rêve, travailler serait déchoir. D’ailleurs       Andrieux, moins la passion. Ses sœurs se marient (plutôt furent pas pour rien dans le destin de Marguerite. C’est par
que sait-elle faire ? C’est sur Marguerite que retombe la           bien), son frère publie des livres, son père revient une ou deux là que cette histoire rejoint l’actualité.
charge d’entretenir la famille, à un niveau de vie compatible       fois en France pour lui soutirer de l’argent, sa mère reste le Fallait-il recadrer Aragon en avançant que, par son œuvre, «
avec le milieu dont les Toucas se réclament, tout en veillant       boulet qu’elle a toujours été. Et elle doit constamment tra- il crut défendre la cause des petites gens ?» Certes, il l’a cru,
à ce que son labeur ne soit pas visible. Cette mère versatile et    vailler. Si Andrieux assume sa paternité en donnant de l’ar- et en a payé de son vivant un prix assez fort. Ou écrire, sans
infantile pèsera jusqu’à sa mort sur Marguerite qui ne trou-        gent et s’occupant de son fils, il n’entretient pas la jeune davantage s’expliquer, qu’il est « un écrivain communiste
vera jamais la force de mettre fin à la tyrannie qu’elle subit.     femme. Elle se met à traduire des romans anglais qui de nos resté fidèle jusqu’à la trahison à son Parti ?» Trahison de
Elle tiendra donc une pension de famille et effectuera divers       jours figureraient dans la collection Harlequin et sont plus quoi ? Ce sont là, glissées comme en passant, des dissonances
travaux, comme la décoration des assiettes qu’elle proposait        rentables que la décoration d’assiettes. Comprenant la façon qui interrogent.
aux grands magasins. Parmi ses autres activités salariées, il y     dont ces romans sont bâtis, elle pense qu’elle serait mieux ré- Il reste que Marguerite Toucas nous est restituée, et c’est
eut des travaux d’écriture pour un ami de la famille, Louis         munérée en en écrivant de son cru. C’est ainsi que Marguerite fort bien. n
Andrieux, dont son frère, Edmond, était devenu le secrétaire.       Toucas devint membre de la Société des gens de lettre, au-                                                          François Eychart

                                                           Une vie hors des mots ?
Un monde en fragments,                             quette, moderne et élégante, démontre un           sonnage des interventions extérieures, don-        paremment recoller les morceaux du mi-
de Pierre Barré, Éditions L’Atteinte,              savoir-faire technique remarquable. Le             nant à leurs paroles une impression de ré-         roir. Mais dans un miroir c’est bien sûr
64 pages, 11 euros.                                texte lui-même se refuse à toute qualifica-        sonance qui les rend inintelligibles.              soi-même que l’on voit. Le miroir brisé ne
                                                   tion générique – et c’est tant mieux. Le           Comme un mot qui s’use à force d’être ré-          fait que refléter notre propre brisure. L’in-

«N            otre intention est d’exposer
              une littérature à clef, qui res-
              pecte l’intelligence du lecteur,
                                                   récit de Pierre Barré (car il y a récit) pose
                                                   d’emblée une situation paradoxale : « Je ne
                                                   parle plus la langue des hommes », leur «
                                                                                                      pété à haute voix. Ce qui caractérise alors
                                                                                                      le personnage dans son rapport aux autres
                                                                                                      se joue sans les mots. Les sens du person-
                                                                                                                                                         terrogation sur la langue se retourne donc
                                                                                                                                                         finalement vers soi. Si le personnage a
                                                                                                                                                         vraiment effectué cet Adieu au langage,
sans trop le flatter. Il s’agit de créer un état   logorrhée m’a explosé les tympans alors            nage semblent dotés d’une acuité exacer-           comment se fait-il que nous, lecteur,
de stupeur, d’interrogation, bref : de faire       que je sirotais un cocktail sous la lune           bée. Chaque page constitue un univers              soyons en mesure de le comprendre ? Les
vivre une expérience littéraire. » C’est par       rousse ». Le personnage se tient hors du           sensoriel à elle toute seule – tel éclat de lu-    mots qu’on lit sont-ils vraiment les mots
ces mots aux allures de manifeste que les          monde des mots, retranché dans une inté-           mière, tel goût ou telle odeur : « Mille           du personnage ou les nôtres, issus de notre
éditions L’Atteinte, toute nouvelle maison         riorité radicalement incommunicable. Les           étoiles du Berger lui consument les flancs,        langue intérieure qui n’eut jamais qu’un
fondée à Metz, définissent leur projet édi-        personnes qui s’adressent à lui et qu’il re-       tracent dans la cendre une trajectoire             locuteur ? Dans Un monde en fragments,
torial. Une exigence bienvenue dans la             garde passer stupidement – docteurs ou in-         d’épure qui ménage ses forces blessées et          le lecteur est le personnage qui mono-
France contemporaine, et une promesse à            firmières – s’agacent, impuissants, du             le mène droit dans la tourmente ». C’est           logue. C’est habile de la part de Pierre
tenir. On leur souhaitera en tout cas bonne        silence qu’il leur oppose, silence aussi dés-      un alors un réseau métaphorique qui ca-            Barré dont la prose rythmée contient au
chance, et de poursuivre dans la voie tracée       armant que le fameux « I would prefer not          ractérise autrui et non ses mots. Le monde         moins autant de promesses que l’édition
par leur première publication, Un monde            to » du Bartleby de Melville. Un mur ty-           est fragmenté en couleurs et sensations            qui la publie. Des voix à surveiller. n
en fragments de Pierre Barré, dont la ma-          pographique sépare le flux intérieur du per-       sans que le ciment du langage vienne ap-                                             Victor Blanc

                                                                                                                                         LES LETTRES       FRANÇAISES       . N O V E M B R E 2018 . 7
Guillaume Apollinaire - par Carole Aurouet, Laurence Campa, Jean-Michel Maulpoix et Jérôme Skalski - Les Lettres françaises Guillaume Apollinaire - par Carole Aurouet, Laurence Campa, Jean-Michel Maulpoix et Jérôme Skalski - Les Lettres françaises
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