Guillaume Apollinaire - par Carole Aurouet, Laurence Campa, Jean-Michel Maulpoix et Jérôme Skalski - Les Lettres françaises
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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Claude Morgan (1942-1953), Louis Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Guillaume Apollinaire par Carole Aurouet, Laurence Campa, Jean-Michel Maulpoix et Jérôme Skalski Hector Bianciotti par René de Ceccatty Egon Schiele par Marc Sagaert Le Cubisme par Philippe Reliquet DR Calligramme I, d’Apollinaire. LES LETTRES FRANÇAISES . N O V E M B R E 2018. N O U V E L L E SÉRIE N° 165. 2,5 euros w w w. l es- l et t res- f ra n ca i ses. f r
LETTRES Pour Jacques Monory J acques Monory pratiquait le tir au revolver comme un paysages, des félins, des villes, des horizons ou des déserts. bolique qui apparut dans les toutes premières œuvres qui sport. C’est peut-être par cet entraînement qu’il a appris Mais cette beauté, c’est vrai, était constamment inquiétée l’ont fait connaître : c’est la fameuse série des « Meurtres » à viser et pensé que le tableau devait toucher le cœur par l’ombre menaçante d’un danger indéfinissable, qui ren- où il se représente sous les traits d’une victime exécutée par avant d’atteindre la pensée. Ses œuvres, il les composait dait le bonheur impossible. un tueur à gages dont l’auteur n’est autre qu’un double de comme des coups de foudre. L’histoire de l’Art fera un jour bouger les lignes des ca- lui-même. Ayant vu un tableau de Jacques Monory, ne serait-ce tégories pour ce peintre dont ont dit qu’il est « narratif », Ce changement d’identité qui s’effectue dans la fiction qu’une seule fois, on ne pouvait l’oublier, le souvenir qu’il parce qu’il est de ceux qui ont réintroduit dans l’art contem- d’une mise à mort sera précédé d’un acte décisif mar- nous laissait était inaltérable. porain la notion oubliée de « peinture d’histoire » ; il était quant cette évolution. Toutes les œuvres qu’il avait Jacques savait créer des impacts dans la pensée, en choi- aussi un artiste de l’attitude dans son comportement, et de peintes jusqu’à l’âge de 40 ans étaient abstraites, elles se- sissant parmi les milliers d’images qui nous entourent, celles ront toutes détruites par lui dans un geste qui peuvent entrer dans le temps et l’histoire, parce qu’elles sacrificiel qu’il accomplit dans le feu. Il ra- ont su toucher en nous ce point de coïncidence sensible, qui contait qu’un jour, par hasard, il avait revu entre en résonance avec l’intimité de nos propres vies. Ses dans la vitrine d’une galerie l’une de ses peintures compressaient l’épaisseur de toute une époque. toiles abstraites. Il en avait fait l’acquisi- Mais Monory était aussi un artiste-philosophe en actes. tion pour s’empresser de la détruire. Pour Lecteur assidu de Sénèque en particulier, il a peint et repré- lui aucun indice de ce passé ne devait sub- senté avec les images de son temps les interrogations es- sister, le crime devait être parfait. sentielles qui traversent toutes nos existences. Il nous Le tableau intitulé Partir puis un autre, montrait la complexité de ses émotions et de ses interroga- J’ai vécu une autre vie, sont les premiers tions dans des tableaux qui n’étaient pas « composés » au actes en peinture d’un nouveau scénario sens où l’on utilise traditionnellement ce mot dans la pein- du retour à la vie pour l’artiste qu’il était ture, mais relevaient plutôt d’un sens aigu du cadrage et du devenu. montage cinématographique, déployé dans un lent travel- Ayant fait ce retour sur lui-même, il a ling, dont les séquences se déroulent dans un temps parallèle pour plusieurs dizaines d’années créé les à la vie elle-même, une histoire imprévisible… conditions pour réaliser ce qu’il appelait On ne regarde pas un tableau de Monory comme on re- une Peinture sentimentale, des œuvres qui garde les autres, les siens s’emparent de notre attention et vont confiner au sublime. Comme il l’a nous placent dans une situation où ils exercent une sensuelle écrit dans un tableau de ciel : « J’espérais et étrange attraction, et où, paradoxalement, l’imminence l’extase, je n’ai eu qu’un supplément de d’un danger suscite une forme de panique. détachement ». Le tableau ce n’est pas nous qui le regardons, c’est lui Tous les étés pendant vingt-cinq ans qui nous vise. Le peintre lui, tient en main l’arme du crime, nous étions voisins à Château-Chalon, un il tire le cran d’arrêt sur image, moment de suspens précé- mur mitoyen séparait nos deux ateliers, je dant l’instant déchirant l’écran des pensées qui s’affolent. l’entendais travailler, il écoutait Kind of On ressortait toujours ébloui d’une exposition de Jacques, blue de Miles Davis, et la chanson de je repense à l’inoubliable Velvet jungle, aux Opéras glacés, Franck Sinatra It was a very good year, qui et aux soixante Premiers numéros du catalogue mondial résonnait dans la maison et le paysage des images incurables et bien d’autres encore… comme la bande-son d’un film. Du fait de la récurrence de cette couleur bleue on a qua- Le dernier souvenir remonte à l’avant- lifié son œuvre de « figuration froide ». Mais cette couleur dernier été ; il ne pouvait plus peindre et Bernard Moninot était bien davantage celle du sentiment océanique qui s’em- restait en simple regardeur assis à rêver pare de chacun de nous face à la profondeur infinie du cos- l’après-midi sur la terrasse face au pay- mos. Jacques savait aussi que les étoiles qui émettent une sage, en se tenant dans la même attitude lumière bleue sont les astres dont la température est extrê- que les personnages tournés vers le soleil mement élevée. Les étoiles rouges sont des astres froids. Le dans un célèbre tableau d’Edward Hopper, bleu de ses peintures est le négatif du feu incandescent l’altitude dans sa pensée. C’est ainsi qu’il a fait de sa vie People in the sun. Je me suis rapproché de lui pour en- d’une passion qu’il entretenait en peignant avec acharne- une œuvre d’art, sans tomber dans l’auto-fiction. tendre ce qu’il murmurait très doucement, il répétait un ment, sachant que le temps est compté... Au début des années 1960, pour s’inventer une autre mot, un seul : Impossible, impossible… n Sa lucidité devant l’existence et la mort s’exprimait tou- identité, il a créé ce personnage de « gangster de velours ». Bernard Moninot jours en célébrant la beauté du monde, des femmes, des Cette transformation était la mise en scène d’une mort sym- Paris, le 25 octobre 2018 ABONNEMENT AUX LETTRES FRANÇAISES Chèques à l’ordre de SEPC-Helvétius Version papier. Je désire m’abonner aux Lettres françaises. en indiquant au dos Lettres françaises. Pour ce faire j’utilise une des propositions d’abonnement : Les chèques ne seront déposés que lorsque 11 numéros de 16 pages – 20 euros le premier numéro sera en fabrication. 11 numéros de 16 pages et 2 hors série – 35 euros Vous recevrez régulièrement des informations Soutien – 50 euros et plus sur l’avancée du projet. 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LETTRES Apollinaire : une œuvre protéiforme E mporté par la grippe espagnole le 9 novembre 1918 à l’âge de 38 ans, Guillaume Apollinaire laisse derrière lui une œuvre protéiforme ainsi qu’une empreinte exis- tentielle décisive sur l’avant-garde artistique qu’il fréquente à Paris dans les deux premières décennies du XXe siècle. À cet égard, l’amitié qui le lie à Pablo Picasso à partir de 1905 suffirait à en témoigner mais le nom des peintres, poètes et écrivains qui subiront son attraction sont innombrables. Deux œuvres publiées de son vivant, Alcools et Calligrammes, sont à la transition de la modernité dans une exacerbation du lyrisme poétique. Elles représentent, avec les Pâques à New York (1912) et la Prose du Transsibérien (1913) de Blaise Cendrars, la reprise, dé- finitivement au sérieux, de la révolution poétique rimbaldienne de l’époque des Poésies, des Illuminations et d’Une Saison en enfer. Publié en 1913 mais écrit sur une quinzaine d’année, selon la page de couverture de son édition originale, Alcools d’Apollinaire laisse percevoir sinon une évolution du moins une transformation de son inspiration lyrique. Poète « ondoyant » selon l’expression de Laurence Campa, poète du passage entre le présent et le passé, poète du souvenir mais aussi de l’immédiateté et des sensations, poète des clairs-obscurs et des tons rompus et des nuances aquarelles à la Verlaine, Apollinaire est aussi un poète de l’avenir qui trouve des couleurs nouvelles sur la palette des métaphores. Cette tendance de l’art d’Apollinaire s’accentue, non seulement avec les innovations formelles qu’il jette dans l’arène de l’avant-garde artistique à la recherche débridée de points de rupture, mais dans sa constance à attacher son écriture à la source lyrique, per- sonnelle et amoureuse, dans ses Calligrammes et dans ses Poèmes à Lou notamment. Un mouvement qui fait de lui un « passeur » essentiel dans la généalogie qui va de Rimbaud aux Surréalistes. Elle se manifeste également dans son avidité pour le cinéma que souligne Carole Aurouet qui « derrière l’acte poétique » montre, chez Apollinaire, « un acte politique » et l’expression d’une « lutte des classes culturelles ». « L’amour est à réinventer, on le sait », écrivait Rimbaud dans la Vierge folle. Rimbaud rêva cette réinvention « pour l’hiver » – « avec des coussins bleus » – plus qu’il ne la réalisa. Apollinaire en poussant ce train à « wagon rose » au-delà de l’Enfer aussi bien d’une Saison que de la Bibliothèque nationale, l’enchaîne à une poétique érotique renouvelée qui trouve aussi ses racines dans l’art et la poésie antérieure à la Renaissance. « Chez Apollinaire, la sensation est connectée au sentimental alors que le sentimental, autant qu’il le peut, Rimbaud le piétine », souligne Jean-Michel Maulpoix. La force morale du « mal-aimé » – corrélée à ses faiblesses – le conduira ainsi au-delà de l’horizon rimbaldien ou du moins montrera les « passes » ouvertes dans son sillage aux écrivains qui lui succédèrent. On pour- rait ajouter qu’en descendant vers les Enfers au dedans de lui-même et de son temps – si l’on veut bien entendre que l’Orphée moderne descendit dans celui des tranchées qui barrèrent sa route à l’époque dont la « naïveté » recouverte par les séductions de l’hédonisme capitaliste contemporain fait appeler Belle –, il ouvrit une piste toujours vive vers l’une des dernières Terrae incognitae. Celle-là même que Michel Décaudin indique dans la préface qu’il donne à la réédition des Poèmes à Lou chez Gallimard en 1969, « dans la magnificence de l’amour comme dans l’émerveillement qu’il ressent », « l’homme qui sait sa faiblesse et le prix de l’attente. » n Jérôme Skalski DR Un aîné assez encombrant Q uelles sont les images clés au foyer génétique de l’œuvre poétique d’Apollinaire ? Laurence Campa : Apollinaire est tellement prismatique Mille Verges, qui est un livre plein de violence et de fureur. Quand on lit ses comptes rendus ou sa poésie, on s’aper- çoit que les mots ombre et lumière sont très fréquents. Pas fois entre le passé et le présent, l’ordre et l’aventure, l’envie de tendresse et l’instinct frénétique. Donc cette gerbe n’est pas un beau bouquet de fleurs décoratif ou une guirlande. qu’on pourrait en trouver beaucoup. Ce qui me vient spon- forcément en opposition d’ailleurs. Cela peut être aussi du Ses blasons à Lou par exemple sont toujours assez ambiva- tanément à l’esprit, ce sont l’ombre et la lumière. Lumière, clair-obscur. lents. Ceci dit, on n’en fera pas un « bataillien » parce que par le choix de son nom d’auteur, d’abord, trouvé à 19 ans, s’il est dans la transgression, en même temps, il n’y a pas et qui est celui du soleil, de la beauté et de la poésie. Mais Celles de la gerbe, du jet d’eau et du jaillissement ne sont- de pensée de l’interdit chez lui ni de fond chrétien comme de même que le soleil qui ne brille pas toujours, il y a chez elles pas typiques ou prégnantes chez Apollinaire ? chez Bataille. Apollinaire s’est vraiment dépris du christia- Apollinaire des orages, des éclaircies, des intempéries et, Laurence Campa : Il y a, chez Apollinaire, une espèce de nisme. Il s’en sert d’un point de vue mythique ou légendaire parfois, pas de soleil du tout. Apollinaire est un person- force vitale extraordinaire, d’amour de la vie, de désir de plus que véritablement spirituel. Cependant, la conjonction nage qui reste plein d’ombre. Il s’est beaucoup occupé des jouissance, une espèce d’efflorescence, de feu d’artifice de l’amour et de la mort est présente. Il y a chez Apollinaire ombres. Que ce soient celles des morts et des disparus ou dans les images, dans le goût et le plaisir de la langue et des un vif sentiment de la condition humaine, de sa fragilité. Il de tout ce qu’il peut y avoir de sombre et de nocturne dans mots mais qui, encore une fois, a sa part d’ombre, ne me sait que sa mort « arrive en sifflant comme un ouragan ». la vie. On a souvent tendance à voir en lui un personnage semble pas uniquement positive. C’est une jouissance qui extrêmement lumineux ou, à l’inverse, un poète élégiaque a toujours sa part de culpabilité et de souffrance. Je vous Comment caractériser l’art d’Apollinaire dans le contexte et mélancolique en pensant au Pont Mirabeau par exem- renvoie à nouveau aux Onze Mille Verges, livre qui n’est créatif de la génération qu’il fréquente ? N’est-il pas celui ple. Mais je crois qu’il y a des pans entiers de son œuvre certes pas sadien mais plutôt sadique. Apollinaire est un per- qui prend la révolution poétique rimbaldienne des années qui sont très sombres en fait. À commencer par les Onze sonnage toujours en équilibre, comme un funambule. À la 1870-1880 enfin au sérieux ? lll LES LETTRES FRANÇAISES . N O V E M B R E 2018 . 3
LETTRES lll Laurence Campa : Apollinaire est un passeur. Il est Dans le Manifeste de 1924, Breton écrit qu’Apollinaire Apollinaire n’a jamais reconnu sa dette. Chacun voulait être un maillon de la chaîne essentielle dans laquelle on recon- n’avait du surréalisme que la lettre alors que Nerval en avait l’héritier de Rimbaud. Dans l’une des Lettres du voyant, naît une histoire, celle de la modernité. Mais il n’est pas le l’esprit. En revanche, ils ont banni Verlaine, que leur aîné Rimbaud disait : « la poésie sera toujours en avant ». Cen- seul. Il y a Cendrars, à la même époque, qui se réclame aussi aimait beaucoup. Apollinaire s’approprie toutes ses lectures drars, dans un de ses Poèmes élastiques, dit qu’Apollinaire de Rimbaud. Beaucoup se réclament de Rimbaud. Si Apol- et toutes ses références pour en faire quelque chose de vrai- « remonte, avance, retarde». C’est une façon de se moquer linaire n’avait pas été là, en tant qu’aîné de Cendrars, peut- ment personnel. de lui : « Apollinaire , on ne sait jamais très bien dans quel être que Cendrars n’aurait pas eu accès au milieu littéraire mouvement de balancier il est ». Et cela finit par : « Apolli- parisien parce qu’il a débarqué à Paris en crevant de faim Vous évoquiez Blaise Cendrars. Le rapport entre eux ne naire pendant 12 ans seul poète de la France ». Qu’est-ce en 1912 après son séjour à New York. Peut-être n’aurait-il passe-t-il pas par l’auteur des Illuminations et d’Une à dire ? Cela veut dire : « Maintenant, moi, Cendrars, je suis pas rencontré les Delaunay, Chagall non plus. On ne peut Saison en enfer ? arrivé et c’est moi qui vais reprendre le flambeau moderne. pas donner cependant à Apollinaire tout le privilège de ce Laurence Campa : Une des raisons de la rivalité de Cen- Je suis bien plus moderne que lui ». En un sens, cela n’est passage. Ensuite, il ne connaissait pas vraiment Lautréa- drars et d’Apollinaire, effectivement, c’est cet héritage de pas faux. Quand vous lisez la Prose du transsibérien, par mont. Ce sont les Surréalistes qui ont découvert Lautréa- Rimbaud. Qui est le plus moderne ? Qui est le plus « en exemple, vous avez effectivement une radicalité et un héri- mont et qui, eux aussi, se sont appropriés Rimbaud. Un avant » ? Cendrars est un grand admirateur de Rimbaud tage rimbaldien qui est peut-être encore plus fort chez Rimbaud qui était un héritage de la génération précédente avant sa rencontre avec Apollinaire. C’est justement une Cendrars que chez Apollinaire. Plus net en fait. Sauf que, mais dont ils ont fait une référence encore plus importante. sorte de passe d’armes entre eux. Leur amitié se double de n’est pas le roi Arthur qui veut ! N’est-ce pas ? Et l’aîné est Bien sûr, il passe Rimbaud aux Surréalistes mais avec bien rivalité. Cendrars accuse Apollinaire de s’être un peu trop quand même assez encombrant. n d’autres choses. Son lyrisme vient aussi de Villon. Il y a inspiré du poème Les Pâques de 1912 pour écrire Zone. À Entretien réalisé par aussi Nerval. Les Surréalistes se sont réclamés de Nerval. juste titre d’ailleurs, maintenant nous en avons les preuves. Jérôme Skalski Apollinaire et le cinéma Le cinéma de Guillaume Apollinaire ment corrosif, qui dynamite les clichés, Vous écrivez que, pour Apollinaire, le ci- à des séances hybrides, avec des vues de Carole Aurouet. Éditions de Grenelle, bouscule les valeurs bourgeoises de néma peut contribuer à une lutte des d’actualité, des vues comiques, des fic- 87 pages, 28 euros. l’époque. Et puis il adore Fantômas. Il dé- classes et à un processus de démocratisa- tions mais aussi des acrobaties, de la mu- vore les trente-deux romans de Pierre Sou- tion culturelle. Qu’entendez-vous sous ces sique, des chansons et des poètes. Les V ous expliquez dans votre ouvrage, Le Cinéma de Guillaume Apollinaire, que le poète, chose rare à l’époque pour les vestre et de Marcel Allain, qu’il prêtait à ses amis. Quand les feuilletons ont été adaptés au cinéma par Louis Feuillade, son termes ? Carole Aurouet : Apollinaire voit effec- tivement dans le cinéma le moyen de faire films étaient muets mais la salle était bel et bien sonore ! Ceci dit, Apollinaire pen- sait que le cinéma pouvait donner davan- intellectuels et les artistes, était un amateur engouement ne s’est pas affadi. passer des idées autrement, de toucher un tage. Dans sa conférence de 1917 sur de ce qui était encore loin de passer pour le public très large et de manière intense. Je l’Esprit nouveau au Vieux-Colombier, il y septième art. Qu’aimait-il en particulier ? Que nous disent les goûts cinématogra- parle en effet de lutte des classes cultu- a un moment absolument incroyable où il Carole Aurouet : Apollinaire a été d’em- phiques d’Apollinaire ? relle. Il faut se replonger dans cette pé- appelle les poètes à se saisir du cinéma. Il blée touché par le cinématographe. Quand Carole Aurouet : Tout d’abord, il apprécie riode. Le cinéma a mauvaise réputation. perçoit le danger d’un cinéma qui serait celui-ci est inventé, il a quinze ans. On sait un cinéma qui est populaire et qui est un ci- Aller au cinéma n’est pas très bien perçu mis entre de mauvaises mains. Il va être qu’Apollinaire aime les westerns, comme néma innovant. Apollinaire, j’aime à le répé- par les intellectuels, qui n’y vont pas. Il y entendu. Par Philippe Soupault et Pierre l’explique Jacques-Bernard Brunius. D’au- ter, est un poète dans le sens premier du terme a même de la part de certains une sorte de Albert-Birot par exemple, qui vont se met- tre part, il adore Charlot qu’il voyait lors c’est-à-dire quelqu’un qui invente, quelqu’un ciné-phobie. Pour Apollinaire, le cinéma tre à écrire pour le cinéma. Et il répond de ses permissions, et peut-être dans les qui n’a pas froid aux yeux, quelqu’un qui n’a est une anti-culture rebelle. Derrière l’acte lui-même à son appel en créant deux scé- ciné-campements sur le front ; les Charlot pas peur d’aller à la découverte. Le comique, poétique, il y a un acte politique qui est de narios. Sa disparition le 9 novembre 1918 arrivent en France à partir de juin 1915. qui déstabilise, ne le laisse donc pas indiffé- démocratiser l’accès à la culture. Ce qu’il a malheureusement sonné le glas de ses C’est très intéressant, parce qu’Apollinaire rent. Apollinaire apprécie ce qui est décalé et convient de préciser aussi c’est le fait que écrits scénaristiques. Aurait-il continué ? est aussi un passeur et que cette passion, il va à l’encontre de la morale bien-pensante, les séances cinématographiques étaient Se serait-il éloigné, désenchanté comme le a envie de la faire partager. Il la transmet, ce qui est le cas de Fantômas. Si la modernité alors très différentes de ce qu’elles sont seront les surréalistes par ce que l’on fait par exemple, à Fernand Léger. Le peintre du personnage lui plaît, la modernité de la aujourd’hui. Durant la jeunesse du poète, de ce nouveau moyen expression ? Diffi- explique en effet que c’est Apollinaire qui réalisation de Louis Feuillade ne l’a sans les projections se déroulent dans les cafés, cile à dire… Alors continuons à rêver son lui fait découvrir Charlot dans un cinéma doute pas laissé insensible. Feuillade fait sor- sur les places des villages, dans les salles cinéma sur notre propre écran mental. n de Montparnasse lors d’une permission en tir la caméra dans la rue, et l’embarque dans de spectacles puis dans des salles Entretien réalisé 1916. à l’époque c’est un Charlot extrême- le métro, sans doute pour la première fois. construites à cet effet. Apollinaire assiste par J. S. Lyrisme et modernité omment caractérisez-vous le lyrisme C d’Apollinaire ? Jean-Michel Maulpoix : La première chose qui me frappe d’emblée, il est partagé – et il le dit lui-même à maintes re- prises plus tard – entre ce qu’il appelle la tradition et la mo- dernité, l'ordre et l’aventure, la tradition et l’innovation. Il Brunel. Disons que je l’ai un peu creusée, confirmée, véri- fiée. Ce qui m’intéresse en particulier ce sont ses innova- tions multiples. Alcools est un recueil dans lequel on voit quand j'ouvre les livres d'Apollinaire, – et je commence tire une force particulière de cela. Pour ce qui est des autres apparaître toute sortes d’objets bizarres. Par exemple, il y toujours par Alcools –, c’est de voir à quel point il y a une aspects de son lyrisme, son lyrisme amoureux par exemple, a les poèmes conversations comme Les femmes. C’est là- sorte de partage entre un lyrisme élégiaque, mélancolique, disons qu’on l’entend peut-être plus sur le mode plaintif dessus que je me suis le plus arrêté. Concernant le posi- celui qu’on entend dans Les Rhénanes par exemple, ou dans Alcools et de façon plus vigoureuse et plus énergique tionnement d’Apollinaire et de quelques autres de son dans La chanson du mal aimé ou encore dans Le Pont Mi- dans les Poèmes à Lou. temps, au seuil du nouveau siècle, par rapport à une sclé- rabeau, un lyrisme qui finalement est assez classique dans rose symboliste de la poésie, poésie fin-de-siècle qui son aspiration et puis, en face, un lyrisme neuf, celui qui En quoi ce lyrisme peut-il être rattaché à la révolution s’épuisait, je dirai qu’Apollinaire va lui donner un nouveau retentit dès les premières lignes d’Alcools avec Zone. Avec poétique rimbaldienne ? souffle grâce à ces innovations mais aussi avec sa manière ce lyrisme du monde moderne, Apollinaire accueille toute Jean-Michel Maulpoix : Ce qui me frappe chez Apolli- de renouer avec le dehors, avec le monde sensible, avec sa une turbulence contemporaine d’éléments prosaïques naire, c’est d’abord et avant tout, encore une fois, cette es- manière de le recolorer. En ceci, le point commun se ferait comme les hangars de port d’aviation, les sténo-dactylo- pèce de tension entre la tradition et innovation. Ce n’est avec Rimbaud autour des fenêtres par exemple. Les fenê- graphes, les affiches, les prospectus, les sirènes, les avions, pas du tout une idée originale que je formule. Elle traîne tres de Baudelaire sont des miroirs. Celles de Mallarmé, les voitures… Ce que je trouve très intéressant, c'est que, un peu partout et notamment dans les travaux de Pierre des lieux ténébreux qui dégoulinent de la lumière du cou- 4 . LES LETTRES FRANÇAISES . 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LETTRES Dans la coulisse de l’œuvre chant. Chez Apollinaire, cela se recolore vraiment avec une variété chromatique extraordinaire qui, comme Rimbaud, enlumine et passe des couches nouvelles de couleur sur la réalité qui était quand même assez grise. Cette connivence ne se manifeste-t-elle pas également par l'espèce de simultanéisme et du jeu des juxtaposi- et de l’amour tions rimbaldien qu'on retrouve avec Apollinaire ? Jean-Michel Maulpoix : Oui, c’est un autre aspect qui Mais elle a une totale antipathie pour les conventions, pour rapproche Apollinaire de Rimbaud, le sens de l’immédia- les facilités. Ce qui ne l’empêche pas d’être pragmatique et teté et du ressenti. C’est Rimbaud qui va chercher ce qu’il de se soucier d’organiser son existence pour ménager un es- appelait la traduction immédiate du senti. La traduction im- pace de liberté qui lui assurera une autonomie littéraire. médiate du senti, c’est vraiment quelque chose de neuf. Après les nombreux drames personnels que, de façon plus Rimbaud a repassé cela à Verlaine dans certains poèmes ou moins allusive et masquée, ses romans évoqueront, et des Romances sans paroles par exemple. Rimbaud, poète dont le plus bouleversant est la mort de son compagnon, de la sensation nous situe en plein dans le tactile et l’im- l’artiste Bernard Milleret, elle rencontre en 1958, dans une médiat et non plus dans la sensation un brin éthérée qu’on soirée conçue pour cela, un jeune écrivain brillant qui a connaissait avec Baudelaire ou qu’on retrouve chez Mal- vingt-quatre ans de moins qu’elle. Elle est encore un peu larmé. Chez Apollinaire, d’un côté, il y a une sorte de ré- égarée par la tragédie de la disparition de son compagnon. gression vers l’élégiaque verlainien mais, d’un autre côté, Elle a fait ce qu’elle a pu pour échapper au mélodrame com- il y a un émiettement des sensations et une multiplication plaisant. Elle est bien décidée à survivre et à sauver son des formes d’immédiateté avec des bruits, des visions, des voix. Ceci dit, il accueille autrement la circonstance, le mo- œuvre. Elle retrouve la vie en s’éprenant du jeune homme derne et le temps présent, de façon plus historique ou plus qu’elle séduit prudemment. historiale, pourrait-on dire, que Rimbaud. Par ailleurs, chez Elle est pourtant en train d’écrire un livre qui prend toute Apollinaire, plus que chez Rimbaud, la sensation et son énergie, Le Lit, consacré à son amour pour celui qui connectée au sentimental, alors que les « vieilles terrines vient de mourir et à sa mort. Elle vient de publier Artémis de sentiment » comme il l’écrit, le sentimental, autant qu’il (Denoël, 1958), où elle a donné libre cours à ses angoisses le peut, Rimbaud, le piétine et n’y fait place de manière de deuil, sans les nommer. Sollers écrira, pour raconter leur très parcimonieuse, par éclat, par fragments, par bouts de rencontre dans Portraits de femmes (Flammarion, 2013, sentiments écorchés mais jamais de manière aussi déve- c’est-à-dire un an après la mort de Dominique Rolin) : loppée qu’Apollinaire. n « Avertissement : un de ses livres s’appelle Artémis, qui Entretien réalisé n’est pas une déesse tranquille. Elle aime les chiens, un par J. S. chien-loup d’abord, un boxer ensuite. Sauvagerie ? Oui, en un sens, et on le démontrera tous les deux par une atti- tude antisociale constante. » Quoique l’adjectif « antiso- Gallimard PARUTIONS RÉCENTES cial » soit sujet à caution pour qualifier le rapport de l’un et Alcools, aquarellé par Louis Marcoussis. de l’autre avec leur environnement professionnel (et Domi- Coffret de 208 pages + 48 pages hors texte. nique a l’honnêteté un peu cynique, dans plusieurs lettres, Coédition Gallimard/BNF. Lettres à Philippe Sollers (1958-1980), de reconnaître son savoir-faire dans ce domaine, notamment Tout terriblement. Anthologie illustrée. de Dominique Rolin. Édition établie par Jean-Luc Outers, avec éditeurs, mécènes, jurys littéraires et journalistes, dont Éditions Poésie Gallimard. 152 pages. Gallimard, 478 pages, 24 euros. elle ne pense pas le plus grand bien, mais dont elle sait tirer Lettres de Lou à Guillaume Apollinaire. profit quand il le faut, quitte à s’en écarter quand il le faut Éditions Gallimard, 128 pages. V oici donc, après la publication des lettres de aussi, mais jamais au point de mettre en danger son œuvre, Philippe Sollers à Dominique Rolin, celle de ses qui est l’essentiel, et son amour, qui est son secret), il est réponses. La différence et la complicité des tem- approprié pour définir la façon dont ils conçoivent tous deux péraments des deux écrivains ne sont pas une découverte, leur couple et son intégration dans la comédie des mœurs. mais on est troublé de retrouver sous la plume de la roman- Sollers avoue l’avoir conquise et avoir rencontré en elle une Retrouvez dans la collection cière belge, née en 1913, une tonalité qui n’appartient qu’à certaine prudence, quoiqu’il n’ait pas perçu de réticence. Le « Les Lettres françaises » elle, qu’elle a mise au point dès ses premières nouvelles, deuil récent, la différence d’âge justifient la première, mais dès son premier roman, paru en 1942, Les Marais (Denoël, ne suffiraient pas excuser la seconde. Donc, au bout de trois aux éditions Le Temps des cerises : du reste repris tel quel chez Gallimard, un demi-siècle plus mois, les deux écrivains, qui se sont immédiatement recon- tard, en 1991). De quoi est constituée cette tonalité ? D’un nus, deviennent intimes et dès lors ne conçoivent plus de Ils, de Franck Delorieux mélange de férocité, de certitude que la littérature, chez elle, vie l’un sans l’autre. « Tout de suite, un accord de fond, (préface de Marie-Noël Rio) ; a affaire à l’enfer (familial, amoureux) et a pour tâche de le continue Sollers : la musique. Silence, écriture, amour, lec- Le Musée Grévin, de Louis Aragon transformer en paradis (non pas bonheur mielleux ou ture, écriture, musique. » La passion est cachée au public, (préface de Jean Ristat) ; consensuel, mais plaisir secret, inexprimable, absolu, du et à pas mal de proches. Sera-t-elle viable au long cours ? Une saison en enfer, d’Arthur Rimbaud mot vrai, un plaisir connu et savouré par la société de ceux Oui, décident-ils tous deux. Avec l’ombre de l’infidélité, et (préface inédite de Louis Aragon) ; qui sont en rapport avec une sorte de Bien incontestable et avec la menace de la duplicité. Larrons, de François Esperet indescriptible par d’autres moyens que la poésie), d’enthou- La première fait souffrir Dominique qui n’aime guère s’éta- (préface de Jean Ristat) ; siasme presque lyrique, de sourde ironie, de rire franc, ler en larmoiements, mais qui n’aime pas davantage édul- Paradis argousins, de Victor Blanc d’ambiguïté ou plutôt d’ambivalence transfigurées l’une et corer les douleurs. Elle les affronte, on le sent, dans telle ou (préface de Franck Delorieux) ; l’autre, de haine de la petitesse. telle lettre. Sollers ne se cache pas de ses « embardées phy- Vers et proses, de Maïakovski Longtemps narratrice dite « classique », elle s’en tenait à des siques » sur lesquelles toutefois tous deux « font silence ». (choix, présentation et traduction récits violents, allégoriques, tout imprégnés d’une mytho- En revanche, si une partenaire prend de l’importance, le d’Elsa Triolet) ; logie nordique qu’elle n’abandonnera jamais. Sa vie a été malheur est là. De ce malheur, ce ne sont pas les lettres (du Gagneuses, de François Esperet mouvementée (un premier mariage catastrophique, des liai- moins celles qui ont été choisies) qui témoignent le mieux. (préface de Christophe Mercier) ; sons multiples et parfois tragiques dans le cas de celle Ce malheur a, en 1967, un nom : la jeune sémiologue bul- Les Onze Mille Verges, d’Apollinaire qu’elle noue avec son premier éditeur qui est assassiné, un gare et future psychanalyste Julia Kristeva. Le journal de (préface de Louis Aragon) ; deuxième mariage amputé brutalement) et son legs familial Dominique dont des fragments sont fournis en note est plus Le Corps écrit, de Franck Delorieux. est lourd. Des écrivains dans son ascendance lui assurent clair là-dessus. Il va falloir partager. Sollers se marie. Deux une place presque prédestinée dans le « monde des lettres ». ans plus tard, Dominique lui dédiera son livre lll LES LETTRES FRANÇAISES . N O V E M B R E 2018 . 5
LETTRES lll Le Corps (Denoël, 1969). L’œuvre, la complicité, la vains et éditeurs, sentiment de supériorité partagée, dans un lors, la tragicomédie de la vie en s’en dissociant dans un nécessité l’ont emporté non seulement sur les « contin- état d’esprit souverain et complice), mais aussi d’angoissant au-delà qui ressemble à une foire de Breughel, son maître gences » pour reprendre le vocabulaire de Sartre-Beauvoir, (dissimuler ce qui peut blesser, blesser le destinataire ou le en peinture, qui l’a inspirée pour deux livres (Dulle Griet, mais sur la jalousie, à laquelle Dominique n’échappe pas. signataire lui-même…). En réalité, l’essentiel de ces lettres Denoël, 1977, et L’Enragé, Ramsay, 1978, écrits quand Bien des années plus tard, après avoir énoncé son principe tient moins à l’amour fou – que, dix ans avant que le voile Sollers travaille à son Paradis, Seuil, 1981). Bien que Do- moral « la question consiste à ne pas inquiéter, alerter, bles- de la clandestinité de ce couple ne soit levé dans une mise minique Rolin porte aux nues, dans ses lettres, Nombres, ser », Sollers évacuera d’un coup de balai conceptuel en scène orchestrée par Bernard Pivot sur le plateau d’Apos- Lois, H que Sollers publie dans sa propre collection au l’anecdotique des humeurs passées : « Dans les amours né- trophes, en présence des deux protagonistes, Dominique Seuil, bien qu’elle y voie une sorte d’insurpassable audace cessaires, la fidélité de base est un roc intellectuel ou sen- Rolin clame dans l’un de ses titres (Trente ans d’amour fou, littéraire et de génie, elle commente peu leur contenu et sible. On n’abandonne rien, on ne renie rien, on est une Gallimard, 1988) – qu’à la conception de la littérature même leur forme. Les livres sont des créatures vivantes, mémoire devenue vivante, on se tait, on évacue la psycho- qu’elles révèlent chez ces deux mystiques de l’écrit. des idoles qui les protègent et que leurs auteurs protègent, logie inutile. » De son côté, Dominique écrit dans son jour- Les amants ont décidé de dire au grand jour leur lien en dans la religion de la création qui les réunit. C’est évidem- nal au moment où la chose se passe et lui a été révélée (la 2000. Passion fixe pour l’un, Journal amoureux pour l’au- ment ce qui est le plus passionnant dans cette correspon- veille, le 16 février 1967) : « Tenir. Tenir. Souhaiter que cela tre. Mais, dans cette correspondance, on n’en est pas encore dance, indépendamment de tout jugement sur le bien-fondé soit une réussite. Me taire. Rester comme il aime que je sois, là, puisqu’elle s’arrête en 1980, au moment où Dominique de ces enthousiasmes où tous les deux sont parties pre- comme il me dit en avoir besoin. J’ai mal. Mais tout est publie l’un de ses romans les plus profonds, les plus énig- nantes et de ces célébrations mutuelles, indépendamment juste et dans l’ordre. Porter le masque de la joie. Comme matiques, L’infini chez soi (Denoël). aussi de certains dérapages pénibles où Dominique Rolin, tout était bon hier, allant de soi et comme j’étais jeune. » Car c’est aux livres qu’il faut revenir, et peut-être même exaspérée d’entendre son amant calomnié par des connais- Hier, entre 1958 et 1967 donc. Neuf années d’amour fou, s’en tenir. Chacun est amoureux des livres de l’autre. Do- sances à eux deux et forcée de se taire pour ne pas trahir vécu autour de la littérature et pour elle. Dominique Rolin minique Rolin est fascinée par la détermination de Sollers, leur lien, explose en insultes refoulées contre les coupables. cependant ne perd pas son cap. Julia Kristeva tombe grave- par sa volonté de poursuivre un but recherché par ses C’est dans les moments où elle fait dialoguer ses livres et ment malade et s’en sort. Sollers l’épouse alors. Et rien ne grands prédécesseurs (Dante, Rimbaud, Mallarmé, Joyce, ceux de Sollers dans un théâtre intérieur où elle a toujours va changer, ne doit changer. Lorsque Dominique Rolin Céline, Artaud, Bataille). Elle sait qu’il s’inscrit dans l’his- excellé, que Dominique Rolin se rejoint le mieux elle-même dédie Le Corps à « Philippe S. », le message est limpide toire de la littérature et qu’il est soucieux d’y avoir une et donne à ses lettres la valeur de ses romans. « Le voyage sinon pour tous, du moins pour Julia Kristeva. Il n’en sera place. Elle observe l’aventure de Tel Quel, puis celle de spatial se fait pour nous, avec nous, à travers Lois, Les plus guère question désormais dans les lettres choisies. Dès L’Infini, et y participe discrètement. Mais son œuvre à elle éclairs. Je suis comme toi émerveillée jusqu’à la douleur qu’il se profile à l’horizon, le malheur est chassé avec rage. est moins volontariste, moins soucieuse de visibilité et par l’événement : cela nous comprend, se passe au fond de Dominique Rolin n’envoie pas à Sollers sa lettre immédiate, d’école. Certes son premier livre écrit sous l’influence de nous ainsi que ta lettre me l’explique à l’instant même, ta la plus violente (elle figure toutefois dans le recueil), mais cet amour, Le For intérieur, se ressent d’une mutation. splendide lettre de jubilation. » Ou encore : « Il y a des mo- tempère celles qu’elle expédiera ultérieurement, désormais Mais il faut être un piètre lecteur pour ne pas en avoir perçu ments véritablement extatiques quand je pense à toi, à nous, fidèle à son principe de « tenir » et de porter le très efficace les signes annonciateurs dans les précédents. La narration à ce que nous avons réussi tous les deux dans la coulisse. « masque de la joie ». s’affranchit sans doute de certains codes dans l’utilisation On dirait que nous avons été menés dans cette aventure par Sans doute, parce qu’il s’agit ici d’une correspondance non des personnages, leur désignation, les scènes, la trame, une force extérieure capable de nous manipuler. Et en même intégrale, ne faut-il pas tomber dans le piège de lire ces let- mais le fond demeure le même : un tête-à-tête avec soi- temps cette force est un centre du centre, une espèce d’ex- tres comme un journal qui dirait la vérité de l’auteur, de son même, ses pulsions, ses fantômes, ses pantins, ses démons. trait de volonté corporelle. D’où joie partout : au-dehors, destinataire, de leur relation. Il s’agit d’un double miroir, Ses modèles sont les membres de sa famille, mais elle les au-dedans et nous constituant le feuillet intermédiaire, fré- d’un miroir donc à l’infini, que se renvoient les deux entraîne dans une danse des morts, dont elle finira par être, missant. N’est-ce pas cela le pouvoir d’écrire, mon mer- amants. Avec ce que ce système peut impliquer de légère- dans un outre-tombe imaginaire, à partir du Gâteau des veilleux chéri ? » n ment déplaisant (mépris d’une bonne quantité d’autres écri- morts (Denoël, 1982), la protagoniste. Elle observe, dès René de Ceccatty Michel Surya, un materialisme conséquent Défense d’écrire. Entretiens, chot, catholique, nationaliste, violemment le lâche et le sale ; le faux, le fou, le fuyant ; volution (n°4, février 2001). Il croit beaucoup de Michel Surya / Mathilde Girard, antibolchévique, occasionnellement antisé- l’infime et le banni ; l’odieux, l’indigne et le moins à l’acte politique qu’à la pensée, dont Encre marine éd., 120 pages, 17,50 euros. mite, avaient-ils pu se lier ? Mais, comme dédaigné ; le traître et l’atroce… Michel Freud disait que c’est « agir en petite quan- Michel Surya le dit aussi aujourd’hui, deux Surya se défend d’être sinistre et d’aimer la tité ». Michel Surya dit que les seuls qu’il a A vant d’être écrivain, en même écrivains ensemble ne font pas deux écri- mort ; il a juste écrit dans un de ses romans, vus, que l’action tenta sincèrement parce temps qu’il dit avoir voulu être mu- vains qui se parlent. Et il dit encore, quant à Défiguration, (éditions Léo Scheer) : qu’ils étaient réellement sincères, il ne les a sicien, Michel Surya a voulu être lui, fuir toute con-versation intellectuelle « J’aime la mort que s’est donnée Edouard vus agir que contre eux-mêmes (à la fin, se avocat. Il publie aujourd’hui Défense comme une mal-versation profonde. Michel Adler » , un roman qu’il définit lui-même suicidant). Le communisme ? Tout est à re- d’écrire, un livre constitué d’entretiens qu’il Surya est l’auteur de plusieurs brûlots dont comme le plus indéfendable de ses livres. penser du communisme, d’un communisme a eus avec Mathilde Girard, philosophe et celui intitulé Portrait de l’intellectuel en ani- Mais des récits comme Olivet, L’Impasse ou de pensée comme l’avait déjà souligné Dio- psychanalyste, auteure (avec Jean-Luc mal de compagnie (Farrago, 2000), et, plus encore Le Mort-né (Al Dante) ne le sont pas nys Mascolo, et comme pourrait le souligner Nancy) de Proprement dit, entretien sur le récemment, Capitalisme & djihadisme moins. Il dit d’ailleurs lui-même qu’il ne les encore aujourd’hui Bernard Noël. La bonne mythe et de L’Art de la faute selon Georges (Lignes, 2016). Il dit et répète que l’écrivain aime pas beaucoup. À vrai dire, l’un des rares formulation serait plutôt celle, politique, du Bataille, aux éditions Lignes que dirige est celui qui est seul comme Kafka (Kafka livres de lui qu’il aime est celui intitulé désespoir, pour reprendre une définition de Michel Surya lui-même. Longtemps, on a est venu qui a considérablement compliqué L’éternel retour (Lignes/Léo Scheer, 2006), l’anarchie qu’il aime bien. L’anarchie lui pa- réduit Michel Surya à son essai biographique les choses, dit-il). À partir de Kafka, Michel pas seulement parce que la beauté y domine raît même sûrement plus intéressante que la Georges Bataille, la mort à l’œuvre (Galli- Surya a inventé le concept d’ « humanima- (dit-il) mais parce qu’il serait prêt à tout re- démocratie. Michel Surya est du genre à vou- mard), qui a été reconnu d’entrée de jeu lité », mais qui lui vient aussi de la littérature vivre, « si c’était le prix pour que cette beauté loir l’impossible. À Mathilde Girard, il confie comme un grand livre, un essai de référence de Guyotat, son ami sur qui il a écrit l’essai revienne toujours. » Michel Surya est un que le livre qui l’a marqué le plus, c’est sans pour qui veut comprendre Bataille. « Com- – le tout premier consacré à ce grand auteur : nietzschéen conséquent. Il dit aller d’avance doute Les Chants de Maldoror ; et il voit en- prendre » est précisément ce que Michel Mots et mondes de Pierre Guyotat (Farrago, vers ce qui naît, pas vers ce qui meurt. Il est core exactement le moment, le lieu où il l’a Surya veut faire ; il ne veut pas seulement 2000). Michel Surya entend être d’un maté- l’auteur encore d’un gros livre intitulé La ré- lu la toute première fois : une sorte de ton- admirer, il lui faut plus, il lui faut compren- rialisme conséquent, et a emprunté le mot de volution rêvée. Pour une histoire des intel- nelle dans un jardin public à l’anglaise en dre. Comprendre Bataille, comprendre Blan- « matériologie » à Dubuffet pour désigner ce lectuels et des œuvres révolutionnaires province. En effet, il avait trouvé en Lautréa- chot, comment l’hérétique du surréalisme que Bataille cherchait lui-même à désigner 1944-1956 (Fayard, 2004). Il a consacré un mont son dépeupleur... n (Bataille) et le bourgeois provincial, Blan- par « bas matérialisme », avec le bas, le laid, numéro de sa revue Lignes à ce désir de ré- Didier Pinaud 6 . LES LETTRES FRANÇAISES . N O V E M B R E 2018
LETTRES Un portrait de Marguerite Toucas, la mère d’Aragon Une femme invisible, De là naquirent les rapports de Marguerite avec Andrieux, teure d’une quinzaine de romans qu’on ne trouve plus mais de Nathalie Piégay, Editions du Rocher, 347 pages, puis la liaison de cette jeune femme avec ce grand bourgeois qui eurent des lecteurs. 19,50 euros. plus âgé de trente ans et qui ne pensait certainement pas que Andrieux vieillit, sa femme meurt, Marguerite s’en occupe tout cela irait très loin. et le soigne. Il trouve l’énergie de soutenir deux thèses uni- C ette femme invisible est Marguerite Toucas, la mère Nulle archive ne peut dire ce qu’il en est exactement des rap- versitaires sur Gassendi et Rabbe puis meurt à son tour. Elle d’Aragon, dont Nathalie Piégay a voulu écrire le ports entre deux êtres. Marguerite se découvre enceinte. Gar- n’aura rien. Le jeune Louis est devenu Aragon, un jeune écri- roman. Est-ce un récit ? Un roman ? En tout cas, une der l’enfant est assurément déraisonnable. Andrieux n’en veut vain révolté qui piaffe d’impatience devant l’état calamiteux fiction encadrée par la documentation très solide que cette pas, ce serait un handicap dans sa vie politique et un problème du monde, puis un communiste qui rêve de la révolution pro- spécialiste de la littérature a accumulée sur Aragon. De lui, vis-à-vis de sa famille (sa femme est une Koechlin, apparte- létarienne et met sans réserve son talent au service de celle- pour certaines périodes, elle sait ce qu’il fait chaque jour. De nant à la grande bourgeoisie manufacturière alsacienne). Il ci. Vient Elsa dont il pensait qu’elle ne pourrait pas s’entendre Marguerite Toucas elle en sait moins, mais assez pour dresser pense aussi à la différence d’âge. La mère de Mar- avec sa mère. le portrait d’une vie pavée de frustrations qui n’est pas sans guerite voit cet enfant comme un déshonneur Il y a loin de la littérature de Marguerite à celle évoquer celle des femmes de notre temps, ni sans renvoyer à et n’en veut pas davantage. Marguerite ré- d’Aragon. Dans ses idées d’alors, il ne pou- la sienne, comme cela se voit dans les considérations person- siste. C’est là que les intuitions de Nathalie vait nullement s’en accommoder, mais nelles qui ponctuent son récit [son expérience de femme qui Piégay suppléent à ce que personne ne c’était là tout ce que sa mère pouvait don- doit chaque jour assumer son métier et ses charges de famille sait. Cet enfant, elle décide de l’assumer, ner. Fut-il aussi tranchant dans ses re- lui permet d’imaginer ce qu’elle ignore de Marguerite et le certaine qu’un avortement signifierait la proches que Nathalie Piégay le prétend rendre crédible]. Car que sait-on de la vie réelle de cette rupture avec Andrieux. C’est ainsi qu’il ? Il savait bien que cette littérature femme en dehors du fait qu’elle a donné naissance à Aragon fut le père d’un fils qu’il n’avait pas voulu n’avait d’autre ambition qu’alimentaire. et que son amant était un homme politique en vue ? mais qui fera plus pour le faire passer à la D’ailleurs Marguerite suivait de près ce Elle est assurément une victime de sa famille. Le père, sous- postérité que ses propres activités politiques. que son fils devenait : on trouve son nom préfet en Algérie, s’étant rendu coupable de petites malver- Commencent ensuite les mensonges que la fa- dans les souscriptions qu’Aragon lance pour sations, du genre de celles que l’administration pardonne tout mille impose pour dissimuler la faute. Ils ont long- DR l’Espagne républicaine. en les sanctionnant, abandonne sa femme et ses enfants pour temps encombré la vie d’Aragon et se retrouvent dans son Le récit s’attache à de nombreux personnages : les surréa- partir en Turquie ouvrir une salle de jeu. Sa femme ne s’en œuvre. Que devient Marguerite dans tout cela ? Une femme listes, Drieu qui dénonça Aragon, Nancy... mais sa vraie mu- remettra jamais et, l’affaire étouffée, rentre à Paris pour mener qui s’obstine d’autant plus dans ses choix qu’il n’y a plus sique se fait entendre dans les considérations sur l’injustice la vie à laquelle elle croit avoir droit sans bien comprendre d’alternatives. Elle refusera d’épouser un jeune homme de et les interdits réservés aux femmes que Nathalie Piégay avait qu’elle n’en a plus les moyens. Elle se refuse à travailler, car Soliès qui lui offrait l’avenir qu’elle ne pouvait avoir avec déjà pu constater dans son milieu social d’origine et qui ne dans son monde de rêve, travailler serait déchoir. D’ailleurs Andrieux, moins la passion. Ses sœurs se marient (plutôt furent pas pour rien dans le destin de Marguerite. C’est par que sait-elle faire ? C’est sur Marguerite que retombe la bien), son frère publie des livres, son père revient une ou deux là que cette histoire rejoint l’actualité. charge d’entretenir la famille, à un niveau de vie compatible fois en France pour lui soutirer de l’argent, sa mère reste le Fallait-il recadrer Aragon en avançant que, par son œuvre, « avec le milieu dont les Toucas se réclament, tout en veillant boulet qu’elle a toujours été. Et elle doit constamment tra- il crut défendre la cause des petites gens ?» Certes, il l’a cru, à ce que son labeur ne soit pas visible. Cette mère versatile et vailler. Si Andrieux assume sa paternité en donnant de l’ar- et en a payé de son vivant un prix assez fort. Ou écrire, sans infantile pèsera jusqu’à sa mort sur Marguerite qui ne trou- gent et s’occupant de son fils, il n’entretient pas la jeune davantage s’expliquer, qu’il est « un écrivain communiste vera jamais la force de mettre fin à la tyrannie qu’elle subit. femme. Elle se met à traduire des romans anglais qui de nos resté fidèle jusqu’à la trahison à son Parti ?» Trahison de Elle tiendra donc une pension de famille et effectuera divers jours figureraient dans la collection Harlequin et sont plus quoi ? Ce sont là, glissées comme en passant, des dissonances travaux, comme la décoration des assiettes qu’elle proposait rentables que la décoration d’assiettes. Comprenant la façon qui interrogent. aux grands magasins. Parmi ses autres activités salariées, il y dont ces romans sont bâtis, elle pense qu’elle serait mieux ré- Il reste que Marguerite Toucas nous est restituée, et c’est eut des travaux d’écriture pour un ami de la famille, Louis munérée en en écrivant de son cru. C’est ainsi que Marguerite fort bien. n Andrieux, dont son frère, Edmond, était devenu le secrétaire. Toucas devint membre de la Société des gens de lettre, au- François Eychart Une vie hors des mots ? Un monde en fragments, quette, moderne et élégante, démontre un sonnage des interventions extérieures, don- paremment recoller les morceaux du mi- de Pierre Barré, Éditions L’Atteinte, savoir-faire technique remarquable. Le nant à leurs paroles une impression de ré- roir. Mais dans un miroir c’est bien sûr 64 pages, 11 euros. texte lui-même se refuse à toute qualifica- sonance qui les rend inintelligibles. soi-même que l’on voit. Le miroir brisé ne tion générique – et c’est tant mieux. Le Comme un mot qui s’use à force d’être ré- fait que refléter notre propre brisure. L’in- «N otre intention est d’exposer une littérature à clef, qui res- pecte l’intelligence du lecteur, récit de Pierre Barré (car il y a récit) pose d’emblée une situation paradoxale : « Je ne parle plus la langue des hommes », leur « pété à haute voix. Ce qui caractérise alors le personnage dans son rapport aux autres se joue sans les mots. Les sens du person- terrogation sur la langue se retourne donc finalement vers soi. Si le personnage a vraiment effectué cet Adieu au langage, sans trop le flatter. Il s’agit de créer un état logorrhée m’a explosé les tympans alors nage semblent dotés d’une acuité exacer- comment se fait-il que nous, lecteur, de stupeur, d’interrogation, bref : de faire que je sirotais un cocktail sous la lune bée. Chaque page constitue un univers soyons en mesure de le comprendre ? Les vivre une expérience littéraire. » C’est par rousse ». Le personnage se tient hors du sensoriel à elle toute seule – tel éclat de lu- mots qu’on lit sont-ils vraiment les mots ces mots aux allures de manifeste que les monde des mots, retranché dans une inté- mière, tel goût ou telle odeur : « Mille du personnage ou les nôtres, issus de notre éditions L’Atteinte, toute nouvelle maison riorité radicalement incommunicable. Les étoiles du Berger lui consument les flancs, langue intérieure qui n’eut jamais qu’un fondée à Metz, définissent leur projet édi- personnes qui s’adressent à lui et qu’il re- tracent dans la cendre une trajectoire locuteur ? Dans Un monde en fragments, torial. Une exigence bienvenue dans la garde passer stupidement – docteurs ou in- d’épure qui ménage ses forces blessées et le lecteur est le personnage qui mono- France contemporaine, et une promesse à firmières – s’agacent, impuissants, du le mène droit dans la tourmente ». C’est logue. C’est habile de la part de Pierre tenir. On leur souhaitera en tout cas bonne silence qu’il leur oppose, silence aussi dés- un alors un réseau métaphorique qui ca- Barré dont la prose rythmée contient au chance, et de poursuivre dans la voie tracée armant que le fameux « I would prefer not ractérise autrui et non ses mots. Le monde moins autant de promesses que l’édition par leur première publication, Un monde to » du Bartleby de Melville. Un mur ty- est fragmenté en couleurs et sensations qui la publie. Des voix à surveiller. n en fragments de Pierre Barré, dont la ma- pographique sépare le flux intérieur du per- sans que le ciment du langage vienne ap- Victor Blanc LES LETTRES FRANÇAISES . N O V E M B R E 2018 . 7
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