Art du vide Christine Palmiéri - ETC - Érudit
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ETC
Art du vide
Christine Palmiéri
Art du vide 1
Number 61, March–April–May 2003
URI: https://id.erudit.org/iderudit/35322ac
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Publisher(s)
Revue d'art contemporain ETC inc.
ISSN
0835-7641 (print)
1923-3205 (digital)
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Palmiéri, C. (2003). Art du vide. ETC, (61), 4–9.
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A R T D U VIDE
Ann Veronica janssens, Representation d'un corps rond { I j , 1 9 9 5 . Installation in situ, projecteur cyberlight et brume artificielle.
Collection MAC's - Communauté française de Belgique. Photo : Michel François.
La pensée occidentale a horreur du vide. L'Ouvert de l'univers et de la lumière. Il en est de même pour
ne lui est que vertige} la conception du vide dans la phénoménologie, avec
Henri Maldiney, pour qui « L'existentiel transcende
ristote et ses disciples croyaient qu'aucune le pulsionnel en ce qu'il a sa tenue dans l'Ouvert (le
région de l'espace ne pouvait être entiè- vide)5». O n trouve aussi des échos récents à ce p r o -
rement vide : le vide (7e tien) leur sem- blème dans l'essai de Pierre Restany sur Yves Klein,
blait aussi inconcevable que l'infini (le Le feu au cœur du vide :
tout). Le concept de vide a de tout temps « L'exposition du Vide de Klein apparaît aux yeux de
été ambigu. « A l'époque contemporaine, le vide apparaît Nicolas Bourriaud c o m m e l'objet social p a r excel-
comme une des constructions les plus complexes de la phy- lence, l'anticipation des très actuels dispositifs convi-
sique théorique, sans avoir pour autant une réalité expéri- viaux d'un R i r k r i t Tiravanija. Nicolas Bourriaud a
mentale directe. C'est comme un bouc émissaire de la phy- bien compris que la culture spiritualiste d'Yves Klein
sique, un signifiant flottant. L'univers aurait été créé non pas lui servait à rejoindre une vision de la matière dans la-
à partir de rien, mais de presque rien ! »2 C'est ce quelle le visible et l'invisible sont perçus de façon non
qu'affirme, en substance, la cosmologie moderne, qui contradictoire mais globale, c o m m e au sein d ' u n e
décrit l'émergence spontanée de notre univers au réalité virtuelle généralisée. [...] Yves Klein avait anti-
moyen d'une transition d'un état de faux vide vers un cipé notre règne actuel de la communication électro-
état de vrai vide : « (...) on parle ainsi de création à partir nique planétaire car il en détenait 1a clé : la sensibilité
du vide. La notion de vide est aujourd'hui au cœur de la à l'état de matière première (le vide). Et il en pressen-
description de l'univers »3. « C'est un océan de particules tait l'éventail infini des possibilités dans la cybernéti-
virtuelles, celles-ci bien qu 'éphémères interagissent entre que, l'informatique ou la biogénétique. »6
elles et contèrent au vide une certaine énergie p o t e n - Malgré les définitions diverses et parfois divergentes
tielle. 11 est de ce fait une manière d'être de l'énergie, que les philosophes, les physiciens, les écrivains et les
énergie latente qui prend figure de substrat primordial théoriciens de l'art peuvent donner du vide, celui-ci
du monde. »4 semble constituer le point de convergence ou le point
Ainsi de nouvelles théories apparaissent qui considè- de fuite de plusieurs pratiques artistiques contempo-
rent le vide comme pulsionnel, créateur et unificateur raines. Le vide, dans sa dimension physique, sensible,
/t
Ann Veronica Janssens, Représentation d'un corps rond {2}, 1996. Installation in situ, projecteur cyberlight et brume artificielle. Kunstverein Munich.
Collection MAC's - Communauté française de Belgique. Photo : Wilfried Petzi.
exteroceptive ou dans sa dimension métaphysique, les fantomatiques. L'effet d'évidemment des lieux,
psychique, interoceptible, se retrouve sous plusieurs comme ceux de la Fonderie Darling, laisse émerger des
aspects dans certaines œuvres, tant au niveau plastique traces spectrales d'éléments naturels que les œuvres de
que thématique ; il prend cependant des formes di- plusieurs artistes réunies par Caroline Andrieux matéria-
verses selon qu'on l'aborde du point de vue de l'as- lisent et fusionnent en une élévation spirituelle qui rap-
cèse, en tant que figure du manque ou de l'absence, pelle le Taoïsme. Appel aux spectres, encore, avec Sarla
ou de l'excès, en tant que figure du vertige et du dé- Voyer, qui fantomatise l'espace, et Georges Rousse qui
bordement. le remplit d'une présence fictionnelle en déjouant la per-
ception, alors que David Robinson, dit Claire Caland,
C o m m e n t montrer un vide ? Et comment faire replace « cette tragédie du vide » non plus dans l'espace
de cet acte une forme - une forme qui nous re- mais sous les pieds de l'homme attiré et repoussé par la
garde 7 ? force attractive et répulsive du gouffre de la conscience
du monde 9 . Gouffre au-dessus duquel médite Dieter
Le vide peut être vu comme une figure matérielle et Appelt, installé en haut d'une structure d'aspect fragile,
spirituelle de la genèse de l'œuvre et de sa finalité ou d'un réseau de nœuds, que Pierre Boudon analyse en fai-
de sa finitude, par la mise en présence qui permet le sant des rapports sur les plans formels et symboliques,
visible et l'invisible. C'est le cas du Musée juif de Ber- avec certaines cathédrales érigées pour se prémunir de la
lin réalisé par Daniel Libeskind, que Régine R o b i n chute spirituelle et psychique. Chute pressentie par
décrit c o m m e « une présence/absence des juifs de Klein, qui entraîne la disparition sinon la dématérialisa-
Berlin ». Elle y voit la célébration du vide c o m m e tion des corps et de la matière.
potentiel mémoriel, qu'elle oppose à une esthétique R o y Ascott, quant à lui, prétend que le corps est
de l'oubli, une esthétique « qui boucherait les trous », voué à « sa désintégration dans le cyberespace à la
effacerait les traces. Vide et silence, en tant que forces fois dans le sens de la r u p t u r e du corps social, qui
unificatrices invisibles, seraient les matériaux utilisés passe par l'état de masse à celui de masse critique, et
par plusieurs artistes qui s'inscrivent dans une démar- dans le sens de l'éclatement bionique du corps histo-
che d'actualisation constante des crimes contre l'hu- rique au profit d'un état de dispersion télématique
manité. C'est à une échelle moindre que Philippe postbiologique 1 0 ». Le corps n'est pas le seul à subir
Cognée porte un regard sur le monde qui se déshu- cette dématérialisation, l'espace aussi, selon Fred
manise sous nos yeux, donnant à voir des représenta- Forest 11 . Q u e restera-t-il de nos traces à l'ère d'une
tions de villes évidées, dans une dé-présentation* du dématérialisation i n q u i é t a n t e de la vie ? M a r i e -
réel. Cette absence serait celle du présent, dit Chris- Christiane M a t h i e u , dans une p e r f o r m a n c e - w e b ,
tian Larouche, absence provoquée par la vitesse d'un s'applique, quant à elle, à restructurer ce vide dans
temps fuyant. Il y voit le retour du vide mondain dans le cyberespace en lui attribuant une m o r p h o l o g i e
l'exercice d'une vision floue qui donne à voir des vil- organique humaine 1 2 , en tant que réseau de forces
5
.; Adresse
j Netscape: monument du vide : 0B
fl[p * Infos <
ne pertocmance - web réalisée grâce à la collaboration d'individus, de centres d'artistes
stalles dans différentes villes au Québec en Argentine, en Allemagne et en Espagne,
surs se font via le site Internet www.ontogenetic.org. Déjà deux work-in-progress
le l'événement ALICA produit par le 3e Impénal en novembre 2001
«co_reprtage.htm), et durant le Festival HTML/Maid in Cyberspace
vner 2002 (http://www.studloxxorg./maid20u2/index html)
"H-aUadPfll v£U
Marie-Christiane Mathieu, Page W e b du projet Monument du Vide, 2 0 0 1 - 2 0 0 2 . www.ontogenetic.org/mdv.html
NOTES
cet espace. C'est l'espace de la communication sociale crée par tous
Henri Maldiney, Ouvrir le Rien, /'arf nu, Fougères, Encre marine, 2 0 0 0 , ces supports technologiques superposés à notre espace physique ;
p. 113. idée d'un immense réseau au maillage serré constitué par un filet
Marc Lachièze-Rey, « Le vide créateur », Sciences et avenir, hors série, invisible où transitent nos messages, s'échangent nos émotions ; filet
Paris, novembre, 1 9 9 7 , p. 2 1 . où se nouent de nouveaux types de relations entre les êtres humains,
Ibid. nous offrant une « réalité » supplémentaire ; espace de médiatisation
Michel Cassé, Du vide et de la création, Paris, Odile Jacob, 1 9 9 5 , p. 209. qui de plus en plus s'impose comme un terrain nouveau et privilégié
Henri Maldiney, L'art, l'Éclair de l'être, op.cit., p. 129. de nos relations ; surface de dialogue arraché au néant par les
1
Pierre Restany, Yves Klein, Le feu au cœur du vide, Paris, Editions de la technologies de communication comme les polders l'étaient sur la
différence, 2 0 0 0 , p. 9 et 10. mer ; champ privilégié de l'interactivité. C'est la notion même
Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, d'environnement qui tend à se dématérialiser et à apparaître comme
Paris, Éd. de Minuit, 1 9 8 2 , p. 15. un terrain de * tangibilisation » de nos relations à l'information ». Fred
1
Pour Finie, le processus dans lequel l'expérience de l'absence ou du néant Forest, « Manifeste pour une esthétique de la communication »,
(du n'étant pas) altère le réel en le virtualisant, en le dés-actualisant, Esthétiques des Arts Médiatiques, tome 1, sous la dir. de Louise
en le dé-présentant ou en l'ab-sentant. De sorte qu'on n'a plus affaire Poissant, Québec, Presses de l'Université du Québec, 1 9 8 5 , p. 4 4 .
12
à une identité, pleine et entière, qui serait re-connue dans l'œuvre, Bohm ne dit-il pas : « The general tenor of the implicate order implies that
mais à de l'inconnu qui reste toujours à connaître, au sein d'une what happens in our own consciousness and what happens in nature
expérience esthétique où l'oeuvre d'art ne se réduit pas à du are not fundamentally different in form. Therefore thought and matter
reconnaissable et où le spectateur ne se contente pas de ses seules have a great similarity of order », David Bohm, Wholeness and the
réminiscences. Voir Eugen, Fink, De la phénoménologie, trad, par D. Implicate Order, Londres, Rouledge & Kegan Paul, 1 9 8 2 , p. 100.
Frank, Paris, Édition de Minuit, coll. « Arguments », 1 9 7 4 , 2 4 5 p. 13
www.ontogenetic.org
1 14
Distinguant l'angoisse de la peur Sartre dit « [e vertige est angoisse dans Gabriella Golder, Stéphanie Lagueux, Laura Jeanne Lefave, Elisabeth
la mesure où je redoute non de tomber dans le précipice mais de m'y Mathieu, Andrée Préfontaine, Claire Piché et Mariela Yeregui.
jeter. » U&an"Paul Sartre dans L'être et le néant, Paris, Gallimard, 15
Henri Maldiney, Aîtres de la langue et demeures de la pensée, Paris,
1 9 4 3 , p. 66.) L'Age d'homme, Lausanne, 1975.
16
°Roy Ascott, « L'architecture et la Cyberception », dans Esthétiques des Arts Philippe Rahm, « L'espace chimique », art press, n ° 2 6 7 , avril 2 0 0 1 , p. 50.
17
Médiatiques, tome 1, sous la direction de Louise Poissant, Québec, A la suite de Klein qui a mis en vente des cm 3 d'air, Fred Forest en 1993
Presses de l'Université du Québec, 1 9 8 5 , p. 1 8 6 . a vendu par le biais d'enchères traditionnelles l'œuvre virtuelle
' Pour Fred Forest, la sensibilité moderne entraînerait la disparition d'une Parcelle/Réseau visible uniquement sur le web, il a en fait vendu le
forme traditionnelle de l'art au profit d'un art sociologique, un art qui code qui permet de la voir et de l'admirer sur écran.
18
se dématérialise : « La multiplication des médias de toutes sortes et Bagues et autres icônes du jeu virtuel Diablo que les joueurs achètent et
leur usage généralisé nous induisent à un concept plus « abstrait » de collectionnent directement sur le web dans les enchères de EBay.
Victorine Muller, Undarmung, 1 9 9 9 . Performance à Circuit, Lausanne. Photo : Ph. C. Widmer.
Philippe Remette, te balcon II {Hong-Kongl, 2 0 0 1 . M . Domage/Galerie Xippas/ADAGP 2 0 0 2
Tim Hawkinson, Ùberorgan, 2 0 0 0 . Mass Moca, North Adams.Vous pouvez aussi lire
