Attachement, qualité et stabilité conjugale au sein d'une population clinique victime d'abus sexuel en enfance - Mémoire doctoral Maryline Germain ...
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Attachement, qualité et stabilité conjugale au sein d’une population clinique victime d’abus sexuel en enfance Mémoire doctoral Maryline Germain Bédard Doctorat en psychologie Docteur en psychologie (D. Psy.) Québec, Canada © Maryline Germain Bédard, 2018
Résumé Cette étude se penche sur les difficultés relationnelles vécues par les patientes référées au Centre de traitement le Faubourg Saint-Jean (CTFSJ) à la suite de leur passage à l’urgence dans un contexte de crise. La recherche porte plus précisément sur les associations entre les expériences d’abus sexuels en enfance (ASE) et les représentations d’attachement, la satisfaction conjugale ainsi que l’instabilité conjugale à l’âge adulte. L’échantillon d’intérêt se compose de 81 femmes recrutées au CTFSJ. Des comparaisons sont effectuées avec un échantillon de comparaison de 202 patientes recrutées au Service de consultation de l’École de psychologie de l’Université Laval ainsi qu’avec un échantillon de convenance de 1467 femmes recrutées au sein de la population générale et universitaire. La prévalence de l’ASE mesurée au sein de l’échantillon du CTFSJ s’élève à plus d’une personne sur deux, ce taux étant plus de deux fois supérieur à ce qui est retrouvé dans l’échantillon de convenance. Les résultats confirment la sévérité de la symptomatologie des participantes du CTFSJ, où près de la totalité de l’échantillon fait notamment état d’un attachement insécurisant. Aucune différence n’est retrouvée entre les participantes abusées sexuellement et celles n’ayant pas subi ce type d’abus en ce qui a trait aux deux dimensions de l’attachement, de la satisfaction et de l’instabilité conjugale, ni en fonction de la sévérité de l’ASE. Ces résultats devraient être répliqués au sein d’un échantillon plus large de patientes du CTFSJ et en incluant des mesures permettant d’investiguer la présence de multiples traumas développementaux. ii
Table des matières Résumé .................................................................................................................................... ii Table des matières ................................................................................................................... iii Liste des tableaux ..................................................................................................................... iv Liste des figures ........................................................................................................................ v Liste des abréviations et des sigles ............................................................................................ vi Remerciements ....................................................................................................................... vii Introduction ............................................................................................................................... 1 La théorie de l’attachement ................................................................................................................. 2 Attachement au sein de populations cliniques ....................................................................................... 6 Abus sexuel en enfance ...................................................................................................................... 7 Définition de l’abus sexuel en enfance .............................................................................................. 7 Associations entre l’abus sexuel en enfance et le style d’attachement ................................................. 8 Sévérité de l’abus sexuel en enfance et attachement ....................................................................... 10 Qualité et stabilité conjugale .............................................................................................................. 12 Objectif(s) et hypothèses................................................................................................................... 15 Objectifs ...................................................................................................................................... 15 Hypothèses ................................................................................................................................. 16 Méthodologie .......................................................................................................................... 17 Participants...................................................................................................................................... 18 Instruments...................................................................................................................................... 19 Abus sexuel en enfance ................................................................................................................ 19 Stabilité conjugale ........................................................................................................................ 20 Attachement ................................................................................................................................ 20 Satisfaction conjugale ................................................................................................................... 21 Détresse psychologique ................................................................................................................ 21 Résultats ................................................................................................................................ 23 Discussion .............................................................................................................................. 35 Bibliographie ........................................................................................................................... 42 iii
Liste des tableaux Tableau 1. Comparaison entre les victimes d'ASE et les participantes non abusées sur l'attachement, la satisfaction et l'instabilité conjugale........................................................................................ 24 Tableau 2. Comparaison des moyennes d'attachement anxieux entre les victimes d'ASE et les participantes non abusées selon la relation à l'agresseur, le type d'actes subis et la fréquence des abus. ................................................................................................................................... 25 Tableau 3. Comparaison des moyennes d'attachement évitant entre les victimes d'ASE et les participantes non abusées selon la relation à l'agresseur, le type d'actes subis et la fréquences des abus. ................................................................................................................................... 26 Tableau 4. Caractéristiques détaillées de l'ASE au sein des trois échantillons. ................................. 28 Tableau 5. Variables cliniques chez les victimes d'ASE au sein des trois échantillons. ..................... 30 iv
Liste des figures Figure 1. Quatre styles d'attachement en fonction des dimensions de l'anxiété d'abandon et d'évitement de l'intimité. ...................................................................................................... 4 Figure 2. Conceptualisation des quatre styles d'attachement en fonction des modèles opératoires de soi et d'autrui...................................................................................................................... 6 Figure 3. Modèle d'analyses acheminatoires de la sévérité de l'ASE, de l'anxiété d'abandon, d'évitement de l'intimité et de la satisfaction conjugale (n = 57). ............................................ 32 Figure 4. Modèle d'analyses acheminatoires de la sévérité de l'ASE, de l'anxiété d'abandon, d'évitement de l'intimité et de l'instabilité conjugale (n = 42). ................................................. 33 v
Liste des abréviations et des sigles CTFSJ…………………………………………………………...Centre de traitement Faubourg Saint-Jean ASE……………………………………………………...Agression sexuelle à l’enfance ou à l’adolescence SCEP…………………………………………………….Service de consultation de l’École de psychologie É.T……………………………………………………………………………………………………..Écart-type rp………………………………………………………………………..Coefficient de corrélation de Pearson F………………………………………….Rapport de la somme des carrés moyens inter et intra-groupes ANOVA…………………………………………………………………………………….Analyse de variance n2………………………………………………………………………………………………..Éta-carré partiel ()…………………………………………………………………………………………………………Oméga ISP……………………………………………………………………...Index des symptômes psychiatriques OQ-45………………………………………………………………Questionnaire d’évaluation des résultats vi
Remerciements Il est difficile de croire que le moment où j’en suis à écrire les remerciements de mon mémoire doctoral soit déjà venu. J’ai l’impression que c’était hier où je mettais pour la première fois les pieds dans un cours du baccalauréat en psychologie, et pourtant me voilà six ans plus tard, entamant ma dernière et septième année d’études universitaires. Ce moment est pour moi riche en émotions et bien que je ressente un brin de nostalgie face au constat que le temps passe si vite, c’est principalement de l’excitation et de la fierté qui m’habitent lorsque je prends conscience du chemin parcouru et que je pense aux nouveaux défis qui m’attendent. Je ressens également énormément de reconnaissance envers toutes ces personnes qui m’ont accompagnée de près ou de loin dans mon parcours universitaire. Vous m’avez tous et toutes soutenue et marquée à votre manière et je tiens ici à prendre le temps de vous remercier de m’avoir aidée à mener ce projet à terme. Je souhaite d’abord remercier Stéphane Sabourin, mon directeur de recherche et superviseur clinique. J’ai eu la chance d’avoir un directeur de recherche ainsi qu’un superviseur de stage chez qui une impressionnante expertise s’allie à des qualités humaines rares. Vous êtes un directeur, un superviseur ainsi qu’un clinicien extrêmement compétent, dévoué et généreux de votre temps comme de vos connaissances. Votre capacité à lire vos étudiantes et à personnaliser votre enseignement a pour effet de stimuler notre développement professionnel mais également personnel. En ce sens, je tiens à vous remercier de la calme confiance que vous m‘avez témoignée dans mes moments de doute personnels, que ce soit quant à mon potentiel clinique ou avant mes séminaires de recherche ; je ne saurais mettre en mots l’impact que celle-ci a eu sur mon sentiment de compétence. Je m’estime infiniment privilégiée d’avoir pu évoluer sous votre aile et vous remercie de la solidité avec laquelle vous vous êtes acquitté de votre rôle. Je remercie Claudia Savard, ma co-directrice de recherche, qui m’a fait confiance et m’a donnée ma chance alors que je n’étais qu’une jeune étudiante avec peu d’expérience, et qui n’a cessé de m’ouvrir des portes depuis. Notre rencontre a été un point tournant de mon cheminement académique puisque c’est grâce à toi que j’ai fait la connaissance du laboratoire sur le couple. C’est également grâce à toi que j’ai eu la chance de réaliser mon projet de mémoire doctoral au sein d’un milieu clinique aussi intéressant que le Faubourg Saint-Jean. Tu as joué un rôle immense dans l’orientation de mes intérêts cliniques et je t’en suis extrêmement reconnaissante parce que j’adore vii
ce que je fais. Merci pour ton écoute, tes encouragements et la passion que tu ressens et que tu sais transmettre pour la recherche et la clinique ; tu as été pour moi un modèle et une source de motivation incommensurable. J’espère sincèrement avoir la chance et le plaisir de retravailler avec toi dans le futur. Je souhaite remercier Catherine Bégin, membre de mon comité de mémoire doctoral et nouvellement l’une de mes superviseures cliniques. Ton expertise et ta capacité d’analyse ont d’abord grandement participé à l’enrichissement de ma compréhension des enjeux de mon projet de recherche. Merci pour ta chaleur, ton dynamisme, ton humour et ton authenticité, qui ont contribué à faire de mes séminaires des moments stimulants plutôt qu’uniquement stressants. Ces qualités sont d’autant plus appréciables pour moi maintenant que j’ai la chance de te côtoyer sur une base régulière et constituent un modèle dont je souhaite continuer de m’inspirer. Je tiens également à remercier Danielle Lefebvre, ma superviseure clinique depuis mes tous débuts. Vos réflexions et l’investissement constant dont vous avez fait preuve envers ma personne ont grandement contribué à mon développement professionnel et personnel. Votre rigueur, votre dévouement et votre capacité à vulgariser vos connaissances m’ont permis d’ériger une base solide à mes compétences cliniques qui me permet aujourd’hui de prendre davantage d’autonomie avec confiance. Sur un plan plus personnel, je retiens de vous la bienveillance, l’attachement et l’intérêt sincère que vous m’avez portés. Je vous suis particulièrement reconnaissante pour vos encouragements à me « desserrer la cravate » et à laisser davantage de place à mes couleurs en clinique. Votre présence et vos enseignements m’ont grandement supportée tout au long de mon doctorat et, j’en suis sûre, continueront de le faire tout au long de ma carrière. Je souhaite évidemment prendre quelques lignes pour remercier mes proches. Merci d’abord à mes parents, qui sont depuis toujours mes plus fidèles supporters. L’amour inconditionnel et l’immense fierté que vous avez toujours su me démontrer constituent les moteurs qui m’ont permis de me rendre jusqu’ici. Je tiens de vous les valeurs et les qualités qui me servent dans la voie professionnelle que j’ai choisie, que ce soit ma sensibilité, ma persévérance ou ma capacité d’analyse, et j’ai grâce à vous la chance d’avancer dans la vie avec un sac à outils bien rempli. Pour toutes ces raisons, et bien d’autres encore, je vous suis infiniment reconnaissante. Merci également à mon amoureux et meilleur ami, Louis-Charles, qui est toujours là pour m’aider à retrouver l’équilibre. Ta présence réconfortante, ton écoute et la confiance inébranlable que tu as en moi sont viii
un des précieux ancrages qui m’ont soutenue tout au long de mes études universitaires. Toi et moi formons une équipe dont je suis fière. Enfin et non le moindre, merci aux « filles du labo », sans qui le parcours aurait été tellement moins agréable, voire impossible. Votre présence et la complicité développée avec chacune d’entre vous ont constitué l’un des phares de mon parcours. Je retiens d’innombrables fous rires et discussions intimes et terminerai mon parcours académique avec la conviction que j’en ressors avec des amitiés pour la vie. Un merci particulier à Marie-Pier Vaillancourt-Morel. Merci pour ton expertise impressionnante en recherche, et surtout pour la générosité et la disponibilité dont tu fais preuve lorsqu’il s’agit d’en faire profiter les autres. Tes commentaires et tes réflexions aux niveaux théorique, pratique et statistique ont grandement contribué à approfondir la qualité et la compréhension de mon projet. Ta présence et ton support ont constitué une ressource et un réconfort précieux tout au long de mon parcours. Merci infiniment! ix
Introduction Cette étude se penche sur les difficultés relationnelles vécues par les patientes référées au Centre de traitement le Faubourg Saint-Jean (CTFSJ, Centre spécialisé de traitement des troubles sévères de la personnalité) à la suite de leur passage à l’urgence dans un contexte de crise. La recherche porte plus précisément sur les associations entre les expériences d’abus sexuels en enfance (ASE) et les représentations d’attachement, la satisfaction conjugale ainsi que l’instabilité conjugale à l’âge adulte. Les difficultés relationnelles et conjugales peuvent être particulièrement marquées chez une clientèle souffrant de troubles de la personnalité ou présentant des traits de personnalité problématiques (Bouchard, Sabourin, Lussier, & Villeneuve, 2009; Levy, Johnson, Clouthier, Scala, & Temes, 2015). On rapporte une prévalence de représentations d’attachement insécures allant jusqu’à 76 % au sein de cette population (Bouchard, Sabourin, et al., 2009). Différents auteurs soutiennent que les représentations d’attachement insécures fréquemment rencontrées chez ces personnes pourraient être en lien avec la prévalence particulièrement élevée de traumas infantiles dans cette population. Toutefois, l’association spécifique des différents traumas infantiles et de l’émergence d’un patron d’attachement marqué par l’insécurité à l’âge adulte demeure peu étudié (Minzenberg, Poole, & Vinogradov, 2006). Dans ce contexte, un échantillon composé de femmes présentant une pathologie de la personnalité constitue une niche plus qu’intéressante pour étudier l’association entre l’ASE et les représentations d’attachement insécures dans la sphère conjugale. Ainsi, le premier objectif du présent mémoire est de tracer un portrait descriptif des patientes qui sont référées au Centre de traitement le Faubourg Saint-Jean (CTFSJ) à la suite de leur passage à l’urgence dans un contexte de crise. L’attachement, la satisfaction conjugale, l’instabilité conjugale et les antécédents d’expériences d’abus sexuels vécues par les patientes de l’échantillon constituent les variables d’intérêt qui sont explorées et décrites. Le deuxième objectif est de vérifier si le fait d’avoir vécu un ASE, et plus spécifiquement si, au sein de cet échantillon, certaines caractéristiques de l’abus sexuel en enfance ont un impact différentiel sur les représentations d’attachement à l’âge adulte. Le troisième objectif est de mettre en évidence les spécificités de la population du CTFSJ quant à la symptomatologie clinique et aux expériences sexuelles vécues à l’enfance à l’aide de 1
comparaisons avec les données de participants provenant de deux autres échantillons. Enfin, le quatrième objectif consiste à déterminer l’association entre la sévérité de l’abus, les représentations d’attachement ainsi que la qualité et la stabilité conjugale au sein de cette population de patientes qui consultent en psychiatrie pour un épisode de crise. L’atteinte de ces objectifs doit d’abord reposer sur un examen détaillé de la documentation scientifique traitant de cette thématique de recherche, puis de mettre au point une méthodologie qui tient compte des hypothèses à vérifier. Contexte théorique La théorie de l’attachement La théorie contemporaine de l’attachement adulte repose essentiellement sur les travaux de John Bowlby et de Mary Ainsworth (Mikulincer & Shaver, 2007). Bowlby (1969) fut le premier à introduire la notion d’attachement pour expliquer la nature et la force de la relation entre l’enfant et le parent qui en prend soin (i.e. figure d’attachement). Le système d’attachement de l’enfant a pour fonction de le protéger du danger, ou plus précisément de produire un état de protection et de sécurité et ce, en favorisant le maintien d’une proximité avec la figure d’attachement. Il entre ainsi en action lorsqu’il y a présence de menaces réelles ou perçues par l’enfant, ou dans toute situation où ce dernier a l’impression que la figure d’attachement n’est pas suffisamment disponible pour répondre à ses besoins. Dans ces moments, l’enfant émet une série de signaux qui visent à rétablir la proximité avec la figure d’attachement; que ce soit par des pleurs, des cris ou en se déplaçant vers elle (Ainsworth, Blehar, & Wall, 1978). Le système d’attachement se désactive lorsque le sentiment de proximité et de sécurité est rétabli. Il arrive toutefois que la figure d’attachement ne soit pas en mesure de restaurer de façon constante et adéquate le sentiment de protection et de sécurité chez l’enfant. Face à une telle situation, le système d’attachement peut s’en trouver déréglé. Les manifestations de ce dérèglement sont présentées un peu plus loin. Le concept de « modèles opératoires internes » (Bowlby, 1982 ; Bretherton & Munholland, 2008) constitue l’une des notions au cœur de la théorie de l’attachement. Ces derniers se forment sur la base des interactions précoces entre l’enfant et sa figure d’attachement; selon la qualité des soins reçus, l’enfant développe progressivement des schémas d’appréhension des situations interpersonnelles qui déterminent la perception qu’il a des ressources et du soutien qu’il peut s’attendre à recevoir d’autrui. Ces schémas consistent en des représentations de soi et des autres, 2
qui génèrent des attentes à propos des relations interpersonnelles et guident les interactions (Levy et al., 2015). Ainsworth et al. (1978) ont évalué la validité scientifique de la théorie de Bowlby dans le cadre d’une épreuve expérimentale bien connue, appelée «la situation étrangère». Cette étude, menée auprès d’enfants, a conduit à l’identification de trois types d’attachement, soit l’attachement sécurisant, l’attachement anxieux-ambivalent et l’attachement évitant. L’enfant qui manifeste un attachement sécurisant a assimilé que ses tentatives pour rétablir la proximité avec la figure d’attachement sont généralement fructueuses. Son système d’attachement s’active lorsque nécessaire, par exemple lorsqu’il y a séparation réelle de la figure d’attachement, puis se désactive rapidement lorsque le sentiment de proximité et de sécurité est rétabli. L’enfant qui manifeste un attachement anxieux-ambivalent a, quant à lui, développé une hyperactivation chronique de son système d’attachement ; il devient plus sensible aux signes de distance et en vient à intensifier ses tentatives pour rétablir la proximité avec la figure d’attachement (Mikulincer & Shaver, 2007). À l’inverse, l’enfant qui manifeste un attachement évitant a développé une sous- activation de son système d’attachement; il a assimilé que sa figure d’attachement n’est pas en mesure de répondre à ses besoins et recherche donc compulsivement l’autosuffisance. Des recherches subséquentes ont permis d’ajouter un quatrième type d’attachement, l’attachement désorganisé ou craintif. Ce dernier est caractérisé par une oscillation rapide entre des stratégies d’hyperactivation et de désactivation du système d’attachement (Main & Solomon, 1990). Bowlby (1973) suggérait que ces modèles opératoires internes, formés d’un ensemble de représentations de soi et des autres, deviennent éventuellement des composantes de la personnalité des individus et qu’ils tendent à demeurer stables au fil du temps. En effet, à l’adolescence et à l’âge adulte, ces modèles opératoires se stabilisent et guident les réactions affectives, cognitives et comportementales observées au sein des relations intimes (Bretherton & Munholland, 2008). Un attachement désorganisé dans la petite enfance peut donc perdurer et devenir inadapté, nuisant à l’individu adulte dans sa capacité à se rapprocher émotionnellement de ceux qui pourraient lui fournir du support (Levy et al., 2015). Ainsi, alors que la théorie de l’attachement était initialement presqu’exclusivement appliquée au développement de l’enfant, un courant de recherche permettant d’étendre et d’adapter le concept aux périodes de l’adolescence et de l’âge adulte a vu le jour dans les années 80.Cette extrapolation de la théorie de l’attachement a permis de mieux comprendre les relations conjugales tout au long du développement de l’individu, puisqu’il semble que l’attachement 3
développé dans la relation parent-enfant soit particulièrement activé lors des relations intimes subséquentes. En effet, on sait aujourd’hui que c’est principalement au sein des relations de couple que les individus satisfont leur besoin d’attachement à l’âge adulte (Mikulincer & Shaver, 2013). Cette adaptation de la théorie à l’étude des relations amoureuses a mené à la mise au point de nouvelles façons de mesurer l’attachement (Mikulincer & Shaver, 2007). Hazan et Shaver (1987) ont mis au point une première mesure auto-rapportée de l’attachement amoureux. Par la suite, de nombreux chercheurs ont à leur tour tenté de développer différentes mesures auto-rapportées, permettant d’en venir au constat que ces instruments s’appuient empiriquement sur un modèle en deux dimensions. Bartholomew et Horowitz (1991) réfèrent à l’anxiété face à l’abandon et à l’évitement de l’intimité. Tout d’abord, l’anxiété d’abandon représente le degré auquel l’individu craint le rejet et l’abandon. Il se caractérise par une hypervigilance à tout signe de retrait et d’éloignement. L’évitement de l’intimité réfère quant à lui à l’inconfort ressenti face à l’intimité émotionnelle et à la Anxiété d’abandon (+) Préoccupé Craintif Évitement (-) (+) de l’intimité Sécure Détaché (-) dépendance. Il se manifeste par une grande recherche d’autonomie (Mikulincer & Shaver, 2007). Figure 1. Quatre styles d'attachement en fonction des dimensions de l'anxiété d'abandon et d'évitement de l'intimité. Dans une perspective catégorielle, l’agencement entre les différents niveaux d’anxiété d’abandon et d’évitement de l’intimité génère quatre styles d’attachement (Figure 1). La sécurité d’attachement (i.e. style sécure) résulte en de faibles taux d’anxiété d’abandon et d’évitement de l’intimité. 4
L’attachement préoccupé (ou anxieux-ambivalent) se caractérise par une forte anxiété d’abandon et un faible évitement de l’intimité. À l’inverse, l’attachement détaché correspond à une anxiété d’abandon faible jumelée à une forte tendance à éviter la proximité. Enfin, l’attachement craintif (ou désorganisé) résulte d’une élévation sur les deux dimensions, soit une forte anxiété d’abandon et un fort évitement de l’intimité. Ces quatre styles d’attachement se manifestent différemment en termes d’affects et de comportements. Tout d’abord, les personnes sécures ont une vision positive de soi et d’autrui; elles sont à l’aise dans l’intimité et l’interdépendance et par conséquent, elles se sentent en sécurité dans le couple. Les individus préoccupés vivent quant à eux une grande peur de l’abandon. Dans une tentative d’apaiser cette crainte du rejet, ils recherchent donc un haut niveau de proximité qui peut les mener à être dépendants de leur partenaire et à poser des gestes d’intrusion vis-à-vis ce dernier. Les individus ayant un style d’attachement détaché se perçoivent comme n’ayant pas besoin des autres et recherchent un haut niveau d’indépendance ; ils ont tendance à éviter l’intimité et à réprimer leurs besoins d’attachement. Enfin, les individus craintifs ont un désir d’intimité mais tendent à maintenir les autres à distance pour se protéger d’un rejet potentiel (Bartholomew & Horowitz, 1991; Brennan, et al., 1998). Une interprétation des dimensions de l’anxiété d’abandon et de l’évitement de l’intimité fut proposée par Bartholomew (1990), qui suggérait un lien entre ces dimensions et les modèles opératoires internes de soi et des autres de Bowlby (1969/1982). Plus précisément, Bartholomew proposa que la dimension de l’anxiété d’abandon peut être conceptualisée comme le « modèle opératoire de soi » et que la dimension de l’évitement pouvait être conceptualisée comme le «modèle opératoire d’autrui». Ainsi, des modèles de soi plus négatifs seraient associés à une élévation de l’anxiété d’abandon, alors que des modèles d’autrui négatifs seraient plutôt liés à une élévation de l’évitement de l’intimité. De façon plus concrète, des interactions répétées avec une figure d’attachement disponible et sensible à ses besoins amèneraient l’enfant à développer des modèles opératoires internes où les autres sont perçus comme fiables et soutenants, d’une part, et des modèles opératoires internes de soi basés sur la perception qu’il est digne d’intérêt. Au cours de ces interactions sécurisantes, l’enfant intègre qu'il est aimable et aimé, et apprend à se voir comme étant compétent dans sa capacité à mobiliser efficacement le soutien d’un figure d’attachement. Ceci serait associé à de faibles taux d’anxiété d’abandon et d’évitement de l’intimité, et par conséquent à un attachement sécure. 5
Toutefois, un patron répété d’interactions frustrantes, décevantes, voire même effrayantes, avec des parents peu disponibles, peu sensibles ou encore inconsistants, risque d’amener l’enfant à construire des modèles opératoires internes où les autres sont perçus comme indifférents et inaccessibles, ou encore des modèles opératoires internes de soi marqués par le doute quant à sa valeur personnelle ainsi qu’à l’estime et l’amour que ses figures d’attachement lui portent. Tel qu’expliqué précédemment, de tels modèles opératoires négatifs de soi et d’autrui sont respectivement associés à une élévation de l’anxiété d’abandon et d’évitement de l’intimité. Plus précisément, des modèles opératoires de soi négatifs seraient associés à un attachement préoccupé, des modèles opératoires d’autrui négatifs seraient associés à un attachement détaché, et enfin la présence de modèles opératoires de soi et d’autrui négatifs serait associée à un attachement Modèles opératoires internes de soi (-) Préoccupé Craintif Modèles opératoires internes (+) (-) d’autrui Sécure Détaché (+) Figure 2. Conceptualisation des quatre styles d'attachement en fonction des modèles opératoires de soi et d'autrui. craintif (Figure 2). En bref, l’attachement insécure, quel qu’il soit, est associé à des difficultés intra et interpersonnelles. D’ailleurs, des difficultés d’attachement, et notamment l’attachement désorganisé, sont fréquemment observées chez les individus présentant un trouble de la personnalité (Levy, 2005). Attachement au sein de populations cliniques Dès 1977, Bowlby postulait que l’attachement insécurisé pouvait mener au développement de diverses psychopathologies, dont les troubles de la personnalité. La prévalence des représentations 6
d’attachement marquées d’insécurité serait d’ailleurs considérablement élevée au sein de populations souffrant d’une pathologie de la personnalité (Bouchard, Sabourin, et al., 2009; Westen, Nakash, Thomas, & Bradley, 2006). De plus, le risque de développer un trouble de la personnalité est d’autant plus important lorsque l’attachement insécure est combiné à la présence de certains facteurs, tels qu’un historique de trauma ou d’abus (Meyer, Cohn, Robinson, Muse, & Hughes, 2017). En ce sens, plusieurs auteurs soutiennent que l’attachement insécure fréquemment rencontré chez des personnes présentant des traits de personnalité pathologiques, telles que des personnes en crise vues en milieu hospitalier, pourrait être lié à la prévalence élevée de traumas infantiles dans cette population (Bouchard, Godbout, & Sabourin, 2009; Kaehler & Freyd, 2009; Zanarini et al., 2002). Cependant, cette association n’a été examinée que dans un très petit nombre d’études empiriques et encore plus rarement chez des individus présentant une détresse personnelle et relationnelle grave (Minzenberg, Poole, & Vinogradov, 2006) . Il existe une multitude de traumas infantiles (i.e. violence physique, négligence, abus sexuel, etc.) et il s’avère donc nécessaire de circonscrire l’objet d’étude du présent mémoire doctoral, qui se penchera plus spécifiquement sur l’abus sexuel en enfance (ASE). De plus, bien que le présent projet se déroule au sein d’un échantillon d’individus présentant possiblement une pathologie de la personnalité, cette variable ne constituera pas spécifiquement l’objet de notre étude. La pathologie de la personnalité y est vue comme un élément caractérisant un échantillon propice pour examiner comment l’abus sexuel en enfance est associé à des représentations d’attachement empreintes d’insécurité et à diverses difficultés conjugales. Dans la section qui suit, l’ASE sera d’abord brièvement défini, puis une recension de la littérature portant sur les associations entre l’ASE et le style d’attachement à l’âge adulte sera présentée. Abus sexuel en enfance Définition de l’abus sexuel en enfance De façon générale, l’ASE peut être défini comme l’utilisation d’un enfant pour la gratification des besoins sexuels d’un adulte (Crosson-Tower, 2005). Toutefois, la définition opérationnelle de l’ASE varie parfois d’une étude à l’autre. La majorité des auteurs utilisent une définition normative de l’ASE, basée soit sur la loi en vigueur dans le pays où l’étude est menée, soit sur les caractéristiques 7
de l’agression. Ces définitions incluent généralement un âge minimum de consentement pour l’enfant, un critère sur la différence d’âge entre l’enfant et son agresseur ou encore la présence d’un certain pouvoir sur l’enfant. En vertu de l’article 150.1 du Code criminel du Canada, tout acte sexuel entre un jeune de moins de 16 ans et un individu de plus de cinq ans son aîné (ou étant en situation d’autorité) constitue une ASE. Dans la documentation scientifique, certains auteurs prennent également en considération d’autres caractéristiques de l’ASE pour guider leurs définitions opérationnelles. Ces caractéristiques incluent notamment la fréquence de l’ASE (Hulme, 2004), la présence de coercition ainsi que le type d’activité sexuelle impliquée (;Dolezal & Carballo-Dieguez, 2002). D’autre part, certains auteurs utilisent plutôt une définition subjective de l’ASE, basée sur la perception qu’a l’individu de l’expérience sexuelle vécue : i.e., est-ce que celui-ci se considère comme ayant été victime d’un ASE? Ce genre de définition peut être basé sur la réaction de l’enfant à la suite de l’événement (Dolezal & Carballo-Dieguez, 2002) ou encore, sur la perception qu’a la victime de l’expérience sexuelle vécue (Holmes & Slap, 1998). Toutefois, la littérature rapporte que l’utilisation d’une définition subjective conduirait à une sous-estimation importante des taux de prévalence de l’ASE. En effet, bien qu’ils rencontrent les critères légaux d’une définition de l’abus sexuel d’enfants, une proportion non négligeable d’individus ayant un historique d’ASE ne se décrivent pas comme des victimes d’abus (Valentine & Pantalone, 2013). En contexte de recherche, ceci peut avoir un impact scientifique considérable puisque ces individus risquent d’être inclus dans des groupes de comparaison composés de personnes n’ayant pas vécu l’ASE. Pour cette raison, dans le cadre du présent projet, une définition normative de l’ASE basée sur des critères légaux sera privilégiée. L’abus sexuel en enfance sera défini comme tout acte sexuel entre un jeune de moins de 16 ans et un individu de plus de cinq ans son aîné (ou étant en situation d’autorité). Associations entre l’abus sexuel en enfance et le style d’attachement À la lumière de la notion de modèles opératoires internes présentée précédemment, il est possible de penser qu’un enfant ayant été abusé sexuellement par une figure d’attachement soit susceptible de développer des modèles opératoires de soi et des autres négatifs (Whiffen, Judd, & Aube, 1999). En ce sens, Alexander (1992) suggère que les modèles opératoires internes négatifs formés durant l’enfance chez les victimes d’ASE conduiront, à l’âge adulte, à des relations d’attachement marquées par l’insécurité. De façon générale, les adultes ayant été victimes d’ASE vivraient davantage de difficultés dans leurs relations d’attachement à l’âge adulte (Mallinckrodt, 8
McCreary, & Robertson, 1995), manifesteraient une plus forte anxiété face à leur partenaire (Meyer et al., 2017; Whiffen et al., 1999) ainsi qu’un attachement moins sécure que les individus n’ayant pas vécu l’abus (Twaite & Rodriguez-Srednicki, 2004). Un nombre considérable d’études plus spécifiques a été mené sur des échantillons issus de la population générale et étudiante. D’abord, Alexander (1993) suggère une prévalence particulièrement élevée de l’attachement craintif chez les victimes d’ASE, résultat qui peut être corroboré par l’association observée entre l’abus, l’anxiété d’abandon, et l’évitement de l’intimité (Frias, Brassard, & Shaver, 2014; Godbout, Sabourin, & Lussier, 2009; Oshri, Sutton, Clay-Warner, & Miller, 2015). Toutefois, toujours au sein de la population générale ou universitaire, d’autres études rapportent une association avec la dimension de l’anxiété d’abandon seulement (Godbout, Sabourin, & Lussier, 2007; Perry, 2008) alors que des chercheurs rapportent aussi une association significative avec les trois types d’attachement insécures (Aspelmeier, Elliott, & Smith, 2007). Un nombre plus restreint d’études porte sur les associations entre l’abus sexuel en enfance et l’attachement à l’âge adulte au sein d’échantillons cliniques. Les résultats d’une étude menée au sein d’un échantillon de femmes et d’hommes souffrant d’un trouble de la personnalité limite suggèrent que l’ASE est associé à l’anxiété d’abandon ainsi qu’à l’évitement de l’intimité (Minzenberg et al., 2006). Toutefois, l’étude menée par Brassard, Darveau, Péloquin, Lussier, & Shaver (2014) auprès de 302 hommes violents en thérapie va dans un autre sens et suggère que les hommes victimes d’ASE vivent davantage d’anxiété d’abandon que ceux n’ayant pas vécu l’abus, mais qu’il n’y a pas de différence significative au niveau de l’évitement de l’intimité. Ainsi, la littérature suggère un lien clair entre un historique d’abus sexuel en enfance et la présence d’un attachement insécure à l’âge adulte. Toutefois, l’association plus spécifique entre l’abus sexuel en enfance et les dimensions de l’anxiété d’abandon et d’évitement de l’intimité, ainsi qu’avec les styles d’attachement insécure (i.e. détaché, craintif et préoccupé) doit être clarifiée puisque les résultats divergent. Ceci semble d’une importance d’autant plus notable au sein d’échantillons cliniques, puisqu’à notre connaissance seulement deux groupes de chercheurs (Minzeberg et al., 2006 ; Brassard et al., 2014) se sont penchés sur la question. Différentes explications sont avancées par les auteurs pour expliquer la divergence entre les résultats actuellement disponibles. D’abord, il est possible que l’abus sexuel ait un impact différentiel 9
sur les représentations d’attachement selon le sexe, certains suggérant que l’abus induirait davantage d’évitement de l’intimité chez les femmes que chez les hommes (Brassard et al., 2014). Étant donné le nombre limité d’hommes que nous pensons possible de recruter pour le présent projet, cette hypothèse en lien avec le genre ne sera toutefois pas davantage approfondie ici puisqu’elle ne pourra être vérifiée. Une seconde hypothèse pouvant expliquer la divergence des résultats rapportés dans la littérature est qu’il est possible que les caractéristiques de l’abus, et donc la sévérité de l’abus, diffèrent entre les différents échantillons (Godbout et al., 2007; Roche, Runtz, & Hunter, 1999; Whiffen et al., 1999). Par exemple, il est possible que certaines études soient principalement composées de victimes d’abus intrafamiliaux et que d’autres soient composées de victimes d’abus extrafamiliaux (Godbout et al., 2007). La sévérité de l’abus constitue donc une variable dont il sera important de tenir compte dans le présent travail. Sévérité de l’abus sexuel en enfance et attachement Un nombre croissant d’études permet de mettre en évidence l’impact des caractéristiques de l'abus, tel le type d'actes subis, la fréquence et la durée de l’abus, ainsi que la relation entre la victime et l’agresseur, sur les séquelles à long terme (Lemieux & Byers, 2008; Ullman, 2007; Vaillancourt-Morel, Godbout, Sabourin, Péloquin, & Wright, 2014). Toutefois, parmi les études s’étant intéressées à l’impact différentiel des caractéristiques de l’ASE, quelques-unes seulement traitent des répercussions sur l’attachement à l’âge adulte. Whiffen et al. (1999) furent les premiers à avancer une hypothèse concernant la proximité relationnelle à l’agresseur pour mieux comprendre les problèmes d’attachement des survivants d’agression sexuelle à l’enfance. En comparant leurs résultats à ceux obtenus par Alexander (1993), ils suggèrent que la relation entre la victime et l’agresseur pourrait être un facteur déterminant de la trajectoire des patrons d’attachement des adultes ayant vécu l’abus. Plus précisément, Whiffen et al. (1999) émettent l’hypothèse que l'attachement craintif pourrait être plus typique chez les victimes d'inceste, alors que l’attachement préoccupé pourrait être plutôt caractéristique des victimes d’ASE extrafamilial. Ces deux styles d’attachement impliquent des modèles opératoires internes de soi négatifs (i.e. élévation sur la dimension anxiété d’abandon). Cependant, parce que l’agresseur représente également une figure majeure d'attachement chez les victimes d'inceste, ces dernières pourraient éprouver davantage de perturbations dans leur capacité à faire confiance aux autres que 10
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