AU NOM DU PAIN ULTRAVIOLET MICHEL TROISGROS LES KIDS VONT BIEN - VOLUME_04 5,50 EUROS
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ULTRAVIOLET LA DOUCE VIOLENCE DU PSYCHO-GOÛT PRÉSENTÉ EN 2009 EN AVANT-PREMIÈRE AU FESTIVAL OMNIVORE DE DEAUVILLE, ULTRAVIOLET IMAGINÉ PAR PAUL PAIRET A ENFIN VU LE JOUR EN 2012 À SHANGHAI. RÉCIT D’UN DES TOUS PREMIERS REPAS. TEXTE LUC DUBANCHET PHOTOS SCOTT WRIGHT OF LIMELIGHT STUDIO au pilori du décapsuleur, la plus haute tour d’Asie qui surplombe Poudong. Sous la cas- quette kaki qui ne quitte plus son crâne, la fougue et l’énergie grondent. Ultraviolet commence par un enlèvement. « Chers hôtes, je vous prie de bien vouloir me Il survient dans le restaurant le plus connu rejoindre à cette table. Mon nom est Fabien de Shanghai, Mr and Ms Bund, sur la petite et j’ai le plaisir de vous accompagner ce rupture définitive avec le monde des vivants. terrasse ouvrant la vue époustouflante sur soir. » Fabien Verdier est français. Comme On quitte le luxe de l’avenue la plus chic de les tours de Poudong. Le verre de poiré gra- Pairet. Il est le MC d’Ultraviolet, entre buttler toute l’Asie pour s’engouffrer dans un Iveco nité d’Éric Bordelet pris à 18h45 précise n’est tradi et pince-sans-rire, hôte mystique à la customisé. Led violet, plasma diffusant le qu’un prétexte pour rassembler la troupe des Mr Roarke de l’Île fantastique et ambianceur film de présentation d’Ultra-violet : mix hys- dix dîneurs qui s’apprêtent à changer, sans de soirée chic, c’est lui qui impose le rythme terico-rigolo (Pairet ne se prend jamais tout le savoir, d’espace temps. Nous sommes les de la soirée, distribue les menus – de petits à fait au sérieux) où, entre des séquences de numéros 10 sur la courte liste des premiers carrés de papier de soie imprimée qui se Docteur Folamour, Columbo – oui l’inspec- dîners. 90 convives, pas un de plus, ont déjà déplient en une grande feuille translucide teur – tient un rôle de premier plan. « Dans expérimenté ce que chacun pressent comme et fragile. Les 10 hôtes ne perdent pas une l’épisode Double Exposure, l’inspecteur une expérience sensorielle et culinaire du miette de ses mises en garde et conseils doit démasquer un médecin/assassin qui nouveau millénaire. La barre est haute, avant (« des photos oui, pas de flash, pas de film, a découvert le pouvoir de la « suggestion même d’avoir commencé. Mais le projet, le droit de se laisser aller et d’avoir de l’hu- gustative ». Il se sert d’images subliminales dans sa douce folie et les 15 ans d’incubation mour… ») qui participent de fait à la mise de désert et d’eau fraîche cachées dans le qu’il a nécessité dépasse à lui seul toutes les en scène d’un dîner peu ordinaire. montage d’un film pour suggérer une soif exigences des mangeurs. « Ultraviolet est- irrépressible à son patron et pour tuer ce il prétentieux ?, questionne lui même Paul dernier au moment où il se dirige vers la fon- Pairet. La prétention est mon pire ennemi MONDE INCONNU taine à eau. » Ce sont les explications claires et la raison qui me pousse sans doute à me 19h. Le soleil qui avait enfin percer la pol- du chef après coup mais vous, à cet instant justifier pour la première fois dans une bro- lution de la mégalopole chinoise commence même, êtes encore dans l’UVICO. Vous regar- chure. » Ces quelques lignes suffisent pour déjà à disparaître sur l’horizon des tours. dez la vidéo, n’y comprenez pas grand-chose, débusquer le phénomène. Pairet est parmi Il est l’heure de quitter le Bund pour la des- tentez quand même de décrypter, entre sou- tous les chefs de la planète sans doute l’un tination inconnue. « L’UVICO va venir vous rire et confusion. Pairet, déjà, est en train des plus madré, roué, joueur qui soit. Alliant chercher juste en bas. Je vous retrouve un de vous avoir. Ultraviolet est bien un projet un humour dévastateur, une répartie aussi peu plus tard. » L’ascenseur de Mr & Ms où l’auto-suggestion tient une grande part. fulgurante qu’une accélération de demi d’ou- Bund prend inconsciemment la forme d’une La puissance de l’image pour décupler celle verture, il cloue le mesquin sur son fauteuil première descente en monde inconnu – une de la cuisine. Mais vous n’en êtes pas encore et l’imbécile – qu’il soit client ou critique –, seconde, une heure plus tard marquera la là. Le bus défile pour l’instant dans les P. 44 2012_VOLUME 04
à soi, à ses propres craintes, ses propres limites. C’est tout le rituel de l’accueil (« Bonjour Madaaaame, Mooonsieur, puis-je vous accompagner à votre taaable. »), la per- ception de ce qu’est supposé être une salle- à-manger, un serveur, la mise d’un couvert, qui s’en trouve chamboulés. Et ce n’est pas rues de Shanghai, s’enfonce dans les le compte-à-rebours, façon décollage de ruelles où il peine à se frayer un passage. Un fusée, qui s’échappe en anglais de hauts moment, vous pensez reconnaître une rue parleurs à l’acoustique parfaite qui va vous de la concession française mais dix minutes rassurer. Le décollage à lieu… mais à l’op- de plus suffisent à vous perdre dans la ville posé des étoiles. C’est le deuxième ascen- tentaculaire. La nuit tombe sur les étales seur de la soirée. Celui-ci est virtuel. L’écran de bouffe ambulante, la fumée produite par à 360° faisant office de murs s’éclaire pour les woks sur des feux de fortune parvient à laisser apparaître un monte-charge. Puis s’immiscer dans l’habitacle, les pattes de c’est la descente, façon voyage au centre de canard pendouillent aux devantures décré- la terre. Physiquement l’impression étrange pies, la nuée de vélos kamikazes s’écarte à que la capsule/restaurant rejoint le noyau peine. C’est une lente plongée dans la ville en fusion de notre planète. Le silence s’est qui ne s’endort jamais. Destination incon- fait parmi les hôtes. Les pupilles se dilatent, dimension s’ouvre un peu plus dans cette nue. Ultraviolet doit rester secret. Une de- le souffle est plus court. Puis c’est la plongée mise en abîme où rien ne ressemble à rien, mi-heure plus tard – plus ou moins, on ne sans transition au beau milieu de la Galaxie, où tout pourrait être leurre… S’il n’y avait sait déjà plus –, le minibus longe un cours à des milliers de kilomètres de la terre, le goût façon Pairet : « la nourriture prend d’eau et pénètre dans un sombre garage. pluies de météorites, étoiles. Trou noir. C’est sa source dans l’émotion et l’émotion va Ce pourrait être un guet-apens, la fin d’un à ce moment là que l’une des grandes portes plus loin que le simple goût. L’émotion est voyage. Mais c’est un commencement. La dissimulées dans le mur s’ouvre. Sur la psal- influencée par vos souvenirs, l’ambiance, vos petite troupe qui a fait connaissance se modie d'un chant grégorien, toute la brigade, attentes, les personnes assises près de vous, retrouve face à une porte de métal. Elle capuche sur la tête, entre en procession, votre chaise, votre subconscient… la lumière, s’ouvre après quelques secondes laissant yeux baissés sur un bol tenu comme une of- la musique, tout ce qu’on appelle l’atmos- apparaître un sas de béton et de blancheur frande. Les dix moines/cuisiniers se placent phère. Ce sont ces paramètres externes qui tranche dans la nuit profonde du garage. derrière les dix convives. Le bol est déposé qui construisent votre idée du goût, celui que La seule issue. La porte se referme, laissant sur la table, les leds du plafond font scintiller vous aller expérimenter, ce que j’appelle le l’hôte désemparé. Car il faut quelques ins- son contenu : vert fluo. Ostie. Apple et wasabi. « psycho- goût » - souvenez vous de l’épisode tants avant qu’une autre ouverture laisse Fraîcheur et glacé piquant sous la langue. La de Columbo. L’imagination, c’est ce petit plus apparaître un bar sur lequel dix verres vides procession repart sans un mot. La dégusta- qui transforme l’appétit en désir ». sont alignés. Dans le silence qui s’est installé tion peut commencer. 22 strophes, autant de depuis la sortie du bus, les regards inter- musiques, images, mises-en-scène pour les rogent : Faut-il se servir, attendre ? Pour accompagner. UNE FEMME PLEURE quoi faire ? On part finalement avec, poussés Le second tableau libère West & smoke D’où vient Paul Pairet ? Du sud-ouest et des par l’envie d’explorer ce bâtiment qui semble d’Ennio Morricone et le « Foie gras, Can’t voyages. Sa bio donne une première trace de l’hybride d’un Galactica et d’une villa de quit », une mince cigarette friable qui croque, lui en Australie au mi temps des années 90. Frank Llyod Wright. Verres vides - d’un apé- une fois passée dans une poudre de chou, Il doit quitter son restaurant de Melbourne ritif avorté avant d’avoir commencé - pen- sur un cœur de foie gras coulant. L’impres- fermé par le propriétaire. On le retrouve alors douillant à la main, on doit pourtant encore sion mélangée de fugacité et tout à la fois de à Paris, où il introduit sa vision cutting-edge attendre que deux immenses pans de mur persistance en bouche comme si quelques de la cuisine au Café Mosaïc. C’est ici qu’on coulissent dans une paroi pour découvrir ce grammes d’une mousse injectée suffisaient le croise pour la première fois avant de le que sera la salle-à-manger d’un soir. pourtant à produire un lob entier. Puis c’est la reperdre de vue au Ritz-Carlton d’Istanbul, Pop Rock Oyster, tea vert et citron qui irradie placé là par un Alain Ducasse admiratif le palais (en fond sonore Pop-Pop de Comic de son travail conceptuel et novateur. En 2005, BLOC OPÉRATOIRE Strip) avant que la pluie de Londres s’abatte il ouvre Jade on 36 à Shanghai, le restau- C’est une capsule sombre d’une cinquantaine sans transition sur la petite salle sous-ter- rant du Shangri La à Poudong. Et devient de mètres carrés. Une longue et large table raine. Ce n’est pas tea time mais « Micro Fish carrément une star de la cuisine en Chine, blanche trône en son centre, entourée de dix no chips », combinaison démoniaque autour repérable parmi tous par sa haute silhouette, fauteuils comme autant d’assises de pilotage de l’anchois et de la grosse câpre traitée sa casquette de GI masquant presque ses de Concorde. La table est éclairée d’une lu- en tempura. Wouah ! La pluie cesse en une yeux et son caractère détonant dans un monde mière blanche d’où se détachent, en lumière seconde. Fabien, le MC, réapparaît pour pré- plutôt lisse. Mr and Ms Bund, son deuxième violette, les noms de chacun des convives. parer la découpe de ce qui pourrait être un restaurant à Shanghai marque en avril 2009 Bien sûr, on sait qu’il s’agit d’un restaurant, boudin blanc poêlé. Sur les deux guéridons la première étape menant à Ultraviolet. Le que rien, à l’issue du repas ne sera vraiment apportés par l’équipe, il officie cérémonieu- gastropub de plus de 200 couverts avec vue grave. Mais on ne peut s’empêcher de jeter un sement mais le sourire aux lèvres – l’alchi- sur le Bund est le théâtre des expérimen- coup d’œil intimidé au voisin qui n’en mène mie prend, il le voit aux yeux des convives. Un tations du chef, très vite considéré comme pas large non plus. Dans la pénombre de cette tronçon de boudin est déposé délicatement l’un des meilleurs restaurants d’Asie. C’est salle qui pourrait être tout aussi bien un bloc dans chaque assiette. « Guimauve de seiche, grâce à son propriétaire, JC Chiang, ayant opératoire, chaque convive se retrouve face caramel de coco, ail et olive ». La quatrième fait fortune dans la chaussure, que Pairet P. 48 2012_VOLUME 04
“L’ÉMOTION EST INFLUENCÉE PAR VOS SOUVENIRS, L’AMBIANCE, VOS ATTENTES, LES PERSONNES ASSISES PRÈS DE VOUS, VOTRE CHAISE, VOTRE SUBCONSCIENT…” PAUL PAIRET vous apporte ce qui ressemble à un plateau de self sale), tout sonne juste, équilibré, sensible. Et parfois même bouleversant. Une jeune femme pleure de belles larmes, submergée par l’émotion d’un plat s’intitulant « Pain », épaisse et étroite tartine croustillante sur un beurre onctueux aux truffes. Un paysage d’automne envahit alors la salle-à-manger, Debussy ou Chopin (à ce stade là, déjà, on ne sait plus) s’insinuent sous la peau et cette petite tartine déclenche ces larmes. « Après ça, on peut prendre sa retraite » balbutie le chef/hôte d’un soir. C’est magique. » Ce soir là, il y eut d’autres mets stratosphé- riques – une sublime salade patiemment construite et méthodiquement détruite à l’azote liquide pour en révéler, là encore, une incroyable dimension –, d’autres re- gards émus et même une course (oui une réalise enfin le rêve de quinze années : un vraie course) autour de la table entre hôtes lieu multi dimensionnel et multi sensoriel. et équipe de cuisine. À une heure du matin, Il le présentait en avant-première sur la soit cinq ou six heures après son commen- scène du Omnivore Food Festival de Deau- cement, l’expérience prenait fin dans l’UVICO ville en 2009 ! « Cela faisait déjà trois ans que encore tout engourdi de ce travail délirant nous le mettions au point. Il a fallu encore voisin d’en face – un chef parisien très connu, sur le rythme, l’image, l’effet de surprise, la trois ans pour le réaliser. » Deux millions hyper exigeant, passé par l’école de cuisine réécriture complète de ce que peut être un d’euros plus tard, Ultraviolet transgresse la plus implacable. La curiosité et le soup- accueil, un service, une cuisine du 21e siècle. enfin les règles, réinvente le restaurant sans çon d’appréhension qui se mêlaient depuis Non décidément, ni arrogance, ni prétention oublier la cuisine. le départ se transforment plat après plat en chez Pairet. Derrière le rêve fou et concep- Car dans les faits, c’est bien le goût que admiration. De l’hilarante bouillabaisse en- tuel, cette volonté de maîtriser par l’illusion le chef restitue magnifiquement. Mise- capsulée (« Ah que c’est bon la bouillabaisse, et la mise en scène nos émotions gustatives, en-scène, images, sons, tout cela pourrait ah que c’est bon bon bon », chante Fernandel en le trouble de manger et vivre une immense tomber à plat, pire, devenir simplement ri- jetlag complet d’histoire et de fuseau horaire) poésie. diculement kitsch s’il n’y avait derrière cela à la séquence de plats bourgeois revus et un travail forcené sur la matière. Imparable corrigés – bar Monte Carlo “you are not in quand le « Lobster essential » crisse sous la The Louis XV”, agneau truffé, ou simple ULTRAVIOLET dent, homard minéral, granitique, correspon- waggyu grillé jusqu’au détonnant dessert OUVERT DU MARDI AU SAMEDI dant à la perfection au Riesling Grand Cru de « Ispahan dishwash » où Pierre Hermé pour- MENU UNIQUE : 300 EUROS Josmeyer. On échange un regard ému avec le rait se réincarner en plongeur d’un soir (on RÉSERVATIONS : WWW.UVBYPP.CC 2012_VOLUME 04 P. 49
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