Avant Trump, le spectacle de la frontière murée made in Arizona - AMÉRIQUES - Noria Research
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AMÉRIQUES Avant Trump, le spectacle de la frontière murée made in Arizona par Damien Simonneau | Septembre 2018 Ranch d’American Border Patrol, Sierra Vista, Arizona, janvier 2013 © Damien Simonneau 1
DAMIEN SIMONNEAU Le « mur de Trump » illustre l’obsession états- unienne à militariser toujours plus la frontière Damien Simonneau (damien.simonneau@ mexicaine, indépendamment de l’évolution du usaintlouis.be) est chercheur postdoctoral nombre de traversées non autorisées. Pourtant, Marie Skłodowska–Curie Move-In Louvain à la fixation des débats autour du « Build the l’Université Saint Louis Bruxelles (CReSPo et Wall » ne date pas de Trump. Entre 2010 et IEE) et chercheur rattaché au Centre Emile 2013 par exemple, les actions d’une coalition Durkheim à Sciences Po Bordeaux. Il ensei- de militants, de politiques et d’experts de la gne à l’Université Paris 13. Ses recherches sécurité de l’Arizona témoignent déjà des portent sur la comparaison des politiques actes de légitimation du recours à un « mur ». de sécurité frontalière. Elles ont fait l’objet Les enjeux autour de la sécurité frontalière ne de publications dans Politix, Etudes Interna- portent ainsi pas seulement sur le contrôle des tionales, Droit et Société et Journal of Bor- traversées au niveau de la ligne-frontière. Ils derlands Studies. permettent surtout de structurer la vie politique locale et nationale, en fonction des intérêts et des agendas des acteurs coalisés. Les gouverneurs de Californie et d’Arizona ont inégalement réagi à l’annonce faite par le président Trump le 4 avril 2018 de l’envoi de soldats de la Garde Nationale à la fron- tière mexicaine1, en renfort aux agents de la Patrouille frontalière (Border Patrol) et des polices locales. Le gouverneur républi- cain de l’Arizona, Doug Ducey, s’est montré enthousiaste : « Pour combattre les flux illé- gaux de drogues, de trafics d’êtres humains et d’armes […] je remercie l’administration fédérale qui agit enfin pour sécuriser la frontière2 ». Le gouverneur démocrate de Californie, Jerry Brown, plus circonspect, a insisté sur les limites de cette opération : « Il ne s’agira pas de construire un nouveau mur […] ni d’arrêter des femmes et des enfants ou d’enfermer des personnes fuyant la violence […] Car ici est la vérité : il n’y a pas de vague massive de migrants se déversant en Cal- 1. « READ : Trump’s memo ordering National Guard troops to the border », CNN, 5 avril 2018. 2. Matthew Casey, « Arizona National Guard to start ground missions at border Friday”, Fronteras Desk, 11 avril 2018. 2
AMÉRIQUES ifornie3 ». Ces deux réactions montrent la et ainsi d’éclairer la cristallisation actuelle dissension autour des enjeux migratoires et autour du « mur ». Après un bref descriptif du frontaliers aux États-Unis. Pour les anti-mi- spectacle de la militarisation de la frontière grants, la frontière n’est pas suffisamment dans lequel se niche la mobilisation décrite, sécurisée, soumise à une « invasion4 ». Pour il sera question de présenter trois actes de les opposants à la militarisation, ce déploie- légitimation du « mur » à partir des actions ment est inutile. pro- « barrière frontalière » de l’Arizona. Du côté des anti-migrants, entre 2010 et 2013, des parlementaires républicains de l’Arizona ont regroupé au sein d’un comité l’ensem- SURENCHÈRE ble des acteurs exigeant de l’administration DE MILITARISATION Obama une militarisation accrue de la fron- tière5. On y dénombre des shérifs, des minis- Les divergences sur les enjeux migratoires tres de l’Arizona, mais aussi une association aux États-Unis sont à resituer dans le cadre d’éleveurs, les chambres de commerces fron- d’un spectacle de la militarisation frontalière talières, des miliciens patrouillant le désert au long court. Le processus de militarisation et des associations Tea Party. En mai 2011, le de la zone frontalière avec le Mexique va de comité lance une initiative de levée de fonds pair avec la criminalisation de l’immigration intitulée « Build the Border Fence » (« Con- non autorisée depuis les années 19806. Dans struire la barrière frontalière ») afin d’ériger la zone frontalière, la militarisation se traduit une « barrière frontalière ». Ces acteurs par le déploiement de technologies et de présentent les migrations transfrontalières routines de surveillance des mobilités trans- comme une menace et un problème public. frontalières tant de la part de professionnels Ils consacrent la « barrière » comme un outil de sécurité que de citoyens vigilantes7. La de sécurité légitime et accusent l’État fédéral construction de « barrières8 » rend visible de non-protection pour le forcer à agir. Se cette ligne-frontière et participe au renfor- pencher sur cette mobilisation avant-Trump cement de cette politique de militarisation. permet d’illustrer les actes de légitimation Comme avant elle l’administration G.W. Bush de la militarisation et les débats associés, avec le Secure Fence Act de 2006 ou encore les républicains de Californie dans les années 3. Editorial Board, “Brown says ‘yes’ to Trump’s lame-brained National Guard border deployment. Here’s why he’s right », Los Angeles Times, 6. Robert L. Maril, The fence, National security, public safety and Ille- 13 avril 2018. gal Immigration along the U.S.-Mexico Border, Lubbock, Texas Tech University Press, 2011. 4. La diffusion d’un reportage par Fox News lors du week-end de Pâques a servi de prétexte pour réactiver ce vocabulaire. Le repor- 7. La Constitution des États-Unis reconnaît le droit aux citoyens de se tage présente comme une « armée de migrants » la « caravane des constituer en milices pour maintenir l’ordre. Dans le Sud-Ouest, cela migrants », marche organisée chaque année par l’ONG Pueblo sin prit la forme de patrouilles citoyennes contre les migrants, notam- fronteras au Mexique afin de sensibiliser l’opinion sur les droits des ment lors d’épisodes très médiatisés comme celui des Minutemen en migrants et réfugiés, notamment ceux partis du Honduras. 2005-2006 en Arizona. Voir : Damien Simonneau, « Entre suprématie blanche et cybersécurité. Mutations contemporaines des pratiques 5. Les analyses suivantes sont issues d’une enquête menée par l’au- de vigilantisme en Arizona », Politix, vol. 29, n° 115, 2016, p. 79-102. teur auprès des acteurs pro-barrière de l’Arizona effectuée en 2012- 2013, hébergé à l’Arizona State University grâce à un financement 8. En anglais, on parle davantage de « barrières » que de « mur » qui Fulbright. L’auteur a mené des entretiens auprès d’eux, observé leurs est un terme plus générique. En 2015, environ 1000 kilomètres étaient actions collectives et suivi les débats sur la sécurité frontalière au équipés de différentes « barrières » sur une longueur totale de 3141 Parlement. kilomètres de frontière. 3
The Right to Grow Old III, Not my America, The Border © Tomas Ayuso https://www.noria-research.com/fr/photos-the-right-to-grow-old-iii-not-my-america-the-border/ 4
AMÉRIQUES 1990, l’administration Trump mise sur ces versé la frontière. Cette thèse du « spill-over » moments forts de construction de murs, alors (« débordement ») se fonde sur le vécu des même que le nombre de traversées non auto- ranchers du comté frontalier de Cochise qui risées est au plus bas9, et que les efforts des font face à des dégradations sur leurs pro- agences fédérales se tournent plutôt vers une priétés parcourues par les migrants et les chasse aux migrants à l’intérieur du terri- contrebandiers depuis la fin des années 1990. toire. En effet, à différents moments de cette Le ton du représentant de l’Arizona Cattle- politique, plusieurs acteurs, élus fédéraux, men Association (une organisation profes- membres de la société civile, du secteur de sionnelle d’éleveurs) en janvier 2013 est alar- la sécurité, des élus et résidents locaux se mant : « Notre communauté est en première mettent en scène avec pour décor le territoire ligne et les régions rurales de notre frontière muré face à des « envahisseurs ». Ils jouent ne sont pas sécurisées10 ». Ils en tiennent ainsi le jeu de la fermeture du territoire face à pour preuve le meurtre d’un des leurs en des opposants considérés comme favorables mars 2010 vite attribué à ce qu’ils qualifient à son ouverture ou à l’accueil des migrants, d’ « illegal alien »11. tels que les acteurs du commerce transfronta- A partir de leurs vécus personnels des migra- lier ou les ONG religieuses, humanitaires ou tions frontalières, les acteurs pro-barrière de défense des droits des migrants. La sécu- adoptent un répertoire discursif commun sur rité frontalière est donc au cœur du travail les enjeux nationaux associés à ces mobili- politique et médiatique de construction de tés. L’enjeu de restauration de l’ordre public l’immigration en termes problématiques et sur le territoire national est exprimé face au guerriers : au-delà du contrôle des migrants, « chaos » provoqué par ces intrusions vio- il y est avant tout question de rassurer les lentes, comme le résume la sénatrice Gail citoyens et de se positionner dans des débats Griffin : structurant la société. « Les gens qui habitent loin de la frontière ne voient pas les choses comme nous les voyons à POURQUOI DEMANDER la frontière mais la drogue qui passe dans mon DES « BARRIÈRES » ? jardin finit dans l’État d’Arizona et partout ail- leurs dans le pays. Ce n’est pas qu’un enjeu local, Tout d’abord, les acteurs pro-barrière de ni pour le comté ou l’Arizona, c’est un enjeu l’Arizona réduisent les mobilités transfron- national12 ». talières à des formes de violence, fruits d’in- A leurs yeux, c’est autant l’ordre public que terprétation, de spéculation et de fantasme l’identité nationale qui sont menacés. Ces d’ « invasion », pour reprendre leurs termes. peurs dénotent une préoccupation liée à Pour eux, la violence côté mexicain a tra- l’hispanisation de la société et aux boule- 9. Selon les statistiques de l’agence fédérale Customs and Border Protection, le nombre d’arrestations en 2017 est à son plus bas de- 10. Entretien avec Patrick Bray le 9 avril 2013 à Phoenix. puis 1971 à 310 531 personnes (contre environ 1,6 millions en 2000). 11. A ce jour, le meurtre n’a pas été résolu. Brady Mc Combs, “Slaying En mars, les statistiques sont légèrement en hausse par rapport à of border rancher still a mystery one year later”, Arizona Daily Star, 22 février : 37 393 contre 26 666 https://www.cbp.gov/newsroom/stats/ mars 2011. cbp-enforcement-statistics Ces statistiques sont l’étalon de mesure et de discussion de l’immigration non autorisée, malgré les critiques. 12. Entretien avec Gail Griffin, le 5 mars 2013 à Phoenix. 5
versements culturels pour une nation qu’ils contrôle à distance. La « virtualisation » du définissent comme « anglo-saxonne ». Ainsi, contrôle frontalier dans les années 2000 est lors du lancement de l’appel aux dons Build plébiscitée par les administrations Bush the Border fence le 27 juillet 2011, le repré- puis Obama et se niche depuis 2001-2002 sentant Steve Smith se dit « horrifié » par dans le concept stratégique de « frontières un phénomène qu’il appelle le « Tapez deux intelligentes » qui au sein de l’Accord de pour l’espagnol » lors d’appels téléphoniques. Libre-Echange Nord-Américain (ALENA) Il dénonce aussi le manque d’intégration des entend filtrer les mobilités autorisées via des migrants mexicains : programmes de traversée rapide et préen- registrée des ports d’entrée aux États-Unis « Si vous n’aimez pas ce pays, si vous voulez ou la généralisation de la biométrie. Cette amener votre langue, votre violence ‘gangfare’, stratégie repose aussi sur l’intégration de restez chez vous ou subissez les conséquences. technologies de pointe, à l’image du pro- Mais ne me faites pas changer parce que vous ne gramme Secure Border Initiative (SBI) opéra- voulez pas vous adapter13 ». tionnel de 2006 à 2011. La zone frontalière Enfin, la sécurité frontalière revêt des enjeux (dont le sud-est de l’Arizona) se dote alors de de politique intérieure. Elle constitue un tours équipées intégrant caméras et radars. élément du rapport de forces politique avec le De plus, les barrières coûtent chères et ces niveau fédéral pour infléchir les décisions en coûts financiers et humains de construction, matière d’immigration. Les élus de l’Arizona d’entretien et de patrouille font émerger des dénoncent l’inefficacité du gouvernement doutes sur l’avantage de ces infrastructures. fédéral et revendiquent des prérogatives en Ces doutes sont exprimés dans les foires de matière migratoire pour les États fédérés. technologies sécuritaires où se retrouvent les La « barrière » est aussi présentée comme un professionnels et industriels de la sécurité14. projet de bon sens « populaire » contre des La « barrière » y apparaît finalement comme élites décisionnelles réticentes. une technologie de contrôle marginale. Malgré cela, la mobilisation pro-barrière de DES « BARRIÈRES » OU l’Arizona accorde une place importante aux militaires et aux policiers qui contribuent à DE LA SURVEILLANCE légitimer le recours aux « barrières ». Ils s’ap- VIRTUELLE ? puient notamment sur des vitrines de sécuri- sation, que sont la ligne frontière en Califor- nie, progressivement blindée depuis 1991, et Le contrôle de la frontière est aujourd’hui la triple-barrière de Yuma depuis 2006-2007, déconnecté de la limite territoriale, et les au sud-ouest de l’Arizona. Ainsi, le shérif technologies virtuelles et tactiques sont pri- Paul Babeu, militaire de formation dans la vilégiées pour gérer les entrées vers les États- Garde Nationale qui a érigé les « barrières » Unis. En effet, les « barrières » paraissent à Yuma, estime qu’elles offrent un atout tac- archaïques par rapport aux nouvelles tech- tique pour les agents de la Patrouille fronta- nologies de surveillance qui autorisent un 13. Devin Browne, “Freshman Senator takes on enduring Immigration 14. Comme nous l’avons observé lors de la Border Security Expo de issues”, KPBS news, 28 juillet 2011. Phoenix en mars 2013. 6
AMÉRIQUES lière dans des endroits de contrebandes et du site internet de l’initiative16. La présen- dans les zones urbaines et plates15. Les pro- tatrice cadre l’entretien en estimant que les fessionnels de la sécurité de l’Arizona ins- parlementaires de l’Arizona ont « pris les crivent surtout leur défense de la « barrière » choses en mains pour obtenir l’attention de dans la poursuite d’un agenda politique per- la Maison blanche ». À aucun moment Steve sonnel à l’image des shérifs républicains à Smith n’est vraiment testé sur le coût effec- la fois professionnels de la sécurité et de la tif de la barrière, ni sur les oppositions au politique. projet. La mise en scène ainsi co-construite entre, d’une part, ligne éditoriale conserva- trice de la chaîne et, d’autre part, discours ATTAQUER L’ÉTAT des acteurs pro-barrière, permet de décrire la FÉDÉRAL POUR DÉFAUT zone frontalière comme une zone de guerre et d’amplifier la critique du gouvernement DE PROTECTION fédéral. La diffusion du récit pro-barrière repose en Ces mises en scène se font en complé- grande partie sur l’organisation d’évènements ment d’actions de lobbying pour établir des médiatisés pour symboliser la militarisation contacts directs avec des décideurs au niveau et appeler l’État à intervenir. La matérialité fédéral ainsi que des actions légales et juri- des « barrières » peut être aisément médiati- diques pour faire pression sur eux. Ainsi, sée. Les pro-barrière le savent et mettent en les pro-barrière de l’Arizona formulent des scène cette matérialité. Lors d’évènements plans de sécurisation qu’ils tentent de diffu- publics, comme lors de la fête nationale les ser auprès des autorités de l’Arizona ou des 4 juillets, ils érigent de fausses barrières en élus fédéraux17. Par exemple, le shérif Paul bois où les participants sont invités à écrire Babeu a contribué aux réflexions sur la sécu- « Secure the border » (« Sécuriser la frontière »). rité frontalière du sénateur John McCain ou Ces acteurs pro-barrière recherchent éga- encore du candidat à la présidentielle Mitt lement la médiatisation de leurs prises de Romney. En adoptant des lois répressives parole publiques. En effet, les médias comme en matière d’immigration et en mobilisant la chaîne Fox News suivent leurs activités au les conseillers juridiques de l’Arizona pour point de constituer des séquences d’événe- les défendre si celles-ci sont attaquées dans ments pro-barrière. Dans On the record sur les tribunaux, les républicains consacrent Fox News le 25 août 2011, la présentatrice l’Arizona comme leur laboratoire en matière Greta Van Susteren reçoit le représentant d’immigration et de sécurité frontalière. républicain Steve Smith et fait la publicité de l’appel aux dons à renfort d’images tirées 16. Greta Van Susteren, “Arizona accepting donations for a border fence”, On the record, Fox News, 25 août 2011, http://video.foxnews. com/v/1129274855001/arizona-accepting-donations-for-a-bor- der-fence/#sp=show-clips (consulté en décembre 2014). 15. Entretien avec le shérif Paul Babeu à Florence (Arizona) le 7 mars 17. Comme le plan « Restore our Border » de l’Arizona Cattlemen’s 2013. Association en 2010. 7
The Right to Grow Old III, Not my America, The Border © Tomas Ayuso https://www.noria-research.com/fr/photos-the-right-to-grow-old-iii-not-my-america-the-border/ LES MÉANDRES DU accuse le Congrès tout autant que la Califor- nie de ne pas vouloir sécuriser la frontière. Il « BUILD THE WALL » y est peu question du statut des sans-papiers et des ressorts des migrations centroamé- Présenter les mobilités transfrontalières ricaines, mais davantage de marquer des comme un « problème » local et surtout natio- points par rapport aux adversaires politiques nal, légitimer une réponse sécuritaire par la et de se positionner dans des débats traver- fixation sur l’outil « barrière », accuser l’État sant la société états-unienne. de ne pas protéger les citoyens : tels sont les actes du spectacle du territoire muré menés par les militants pro-barrière de l’Arizona au début des années 2010. Ces opérations ont contribué à banaliser la militarisation de la Noria is a network of frontière et l’idée du « Build the wall ». On peut déceler ces éléments dans la séquence researchers and analysts actuelle lorsque Donald Trump recourt à une which promotes the work of a rhétorique agressive envers les migrants, new generation of specialists lorsqu’il légitime le recours à son « mur » et in international politics. s’affiche à côté des prototypes, et lorsqu’il noria-research.com 8
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