Béla Bartók, chercheur-créateur : l'impact des recherches algériennes sur l'oeuvre créatrice Béla Bartók, Researcher-Creator. The Impact of His ...
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Document généré le 15 juil. 2022 21:25 Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique Béla Bartók, chercheur-créateur : l’impact des recherches algériennes sur l’oeuvre créatrice Béla Bartók, Researcher-Creator. The Impact of His Algerian Research on His Creative Work Mehdi Trabelsi Volume 10, numéro 2, octobre 2009 Résumé de l'article Réflexions sur la recherche-création Cet article se propose de montrer l’influence des musiques populaires sur la création musicale savante en étudiant le cas Béla Bartók. L’article se divise en URI : https://id.erudit.org/iderudit/1054092ar deux parties. La première traitera de l’activité scientifique du grand chercheur DOI : https://doi.org/10.7202/1054092ar folkloriste Béla Bartók en présentant ses travaux sur les musiques populaires, et en mettant l’accent sur ses travaux algériens de la région de Biskra. La deuxième partie traitera de l’activité créatrice de Bartók en montrant l’impact Aller au sommaire du numéro de ses travaux algériens sur son langage musical et en donnant comme illustration principale le troisième mouvement de sa Suite pour piano op. 14. Éditeur(s) Société québécoise de recherche en musique ISSN 1480-1132 (imprimé) 1929-7394 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Trabelsi, M. (2009). Béla Bartók, chercheur-créateur : l’impact des recherches algériennes sur l’oeuvre créatrice. Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique, 10(2), 57–65. https://doi.org/10.7202/1054092ar Tous droits réservés © Société québécoise de recherche en musique, 2009 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/
La double activité que menait Béla Bartók en tant que chercheur (ethnomusicologue) et créateur (compositeur et interprète) demeure Béla Bartók, l’un des modèles uniques qu’a connus l’his- toire de la musique occidentale. Ses activités chercheur-créateur : scientifiques et artistiques étaient en étroite L’impact des recherches liaison. En effet, c’est grâce à son activité d’ethnomusicologue que Bartók a trouvé sa algériennes sur l’œuvre voie de compositeur. Cet article étayera l’acti- vité scientifique du maître hongrois, puis son créatrice activité créatrice, en se basant sur ses travaux consacrés à la musique folklorique algérienne. Mehdi Trabelsi (Université de Tunis et Béla Bartók chercheur Institut Supérieur de Musique de Tunis) 1) À LA RECHERCHE DE LA MUSIQUE FOLKLORIQUE (2 700 mélodies) après le matériel slovaque, en L’intérêt que portait Béla Bartók envers les deuxième position (3 000 mélodies), et rou- musiques folkloriques1 n’était pas le fruit du main, en première position (3 400 mélodies) hasard. Par le biais du nationalisme, l’État hon- (Suchoff 1997, ix). Pour Béla Bartók, l’étude grois encourageait dès le début du XXe siècle les approfondie des musiques folkloriques des projets servant à renforcer l’identité culturelle pays voisins permettait de mieux comprendre hongroise. Bartók était influencé à cette épo- celle de son propre pays. Ses recherches que par les idéaux nationalistes et composa en faisaient donc partie de la branche de musi- 1903 Kossuth, une œuvre symphonique inspi- cologie comparée – appelée de nos jours l’eth- rée par l’insurrection magyare de 1848, menée nomusicologie – et appartenaient à la théorie par Lájos Kossuth, contre l’empire d’Autriche. diffusionniste en anthropologie qui considère Il s’orienta également vers la musique popu- que la culture se développe et se transforme laire en bénéficiant des financements de l’État par des emprunts culturels entre sociétés avoi- hongrois qui encourageait les compositeurs à sinantes. étudier la musique populaire magyare pour Sa curiosité le poussa à élargir encore plus créer de la musique spécifiquement nationale. loin ses champs de recherche en Afrique C’est en 1904 que Bartók note ses premières du Nord (Algérie 1913) et en Asie mineure chansons populaires. Il entreprend son pre- (Turquie 1936). Ces deux enquêtes diffèrent mier voyage de collecte de musique populaire des recherches folkloriques menées par Bartók en 1906 après sa rencontre avec Kodály qui en Europe de l’Est, mais c’est surtout la musique l’initie à la recherche scientifique. À la fin populaire algérienne qui a profondément mar- de cette même année, ils publient ensemble qué le maître hongrois, contribuant ainsi au un recueil collectif intitulé : Vingt chansons renouvellement de son activité créatrice. C’est populaires hongroises, un ouvrage de vulga- ce que cette étude se propose de montrer. risation destiné au grand public et contenant des arrangements faciles pour piano. Un peu 2) L’ENQUÊTE ALGÉRIENNE plus tard, en se servant de son phonographe DE BÉLA BARTÓK à cylindre, Bartók commença à recueillir et à Le projet du voyage d’études en Afrique du classer des centaines puis des milliers de chan- Nord a été probablement conçu dès 1906. sons populaires de Hongrie, de Slovaquie, et À Cadix (sud de l’Espagne), Bartók a voulu de Roumanie. prendre le bateau qui faisait le service avec la L’intérêt que portait Bartók aux musiques côte nord-africaine (Maroc). Il a passé un court populaires des pays voisins suscitait le mécon- séjour à Tanger. Béla Balázs, écrivain, ami et 1 En d’autres termes, tentement de certains milieux radicaux collaborateur de Béla Bartók, rapporta ainsi les musiques populaires. hongrois. D’ailleurs, d’après les estimations souvenirs de Bartók sur cette période : Dans le cas des travaux de Bartók, il s’agit de de Benjamin Suchoff, le matériel hongrois musiques à caractère recueilli par Bartók vient en troisième position rural et non citadin. LES CAHIERS DE LA SOCIÉTÉ QUÉBÉCOISE DE RECHERCHE EN MUSIQUE, VOL. 10, NO 2 57
Lorsque j’étais encore l’accompagnateur en allemand. Après la mort de Bartók, deux tra- de Vecsey [...] j’eus l’occasion de faire ductions ont été réalisées, tout d’abord en fran- une courte excursion sur la côte africaine. çais, éditée par Léo Louis Barbès en 1960/61, Là-bas, dans un petit estaminet arabe, j’en- puis en anglais par Benjamin Suchoff en 1997. tendis des chants populaires fort inté- ressants. C’est depuis ce jour-là que je Bartók a mentionné deux singularités frap- conserve l’espoir d’examiner la chose de pantes dans la musique de Biskra qu’il n’a pas plus près (Kárpáti 1962, 93). rencontrées auparavant dans ses recherches Ce n’est qu’en juin 1913 que Bartók, muni folkloriques de l’Europe de l’Est. Il dit : de son phonographe à cylindre de type Edison, La première [singularité] est l’emploi des a pu se rendre en Algérie pour collecter la instruments à percussion comme accom- musique folklorique de la région de Biskra et pagnement presque exclusif, en un rythme les environs, Sidi-Okba, Tolga et El-Kantara. rigoureux de la mélodie récitante ; l’autre, Des deux mois projetés, Bartók ne resta que le rapport étrange des divers degrés de deux semaines, et ce en raison de quelques la gamme entre eux, lequel ne peut être problèmes de santé et de la chaleur intense. ramené que rarement à notre système de gamme diatonique ou chromatique tempé- Malgré cela, Bartók a pu ramener une collec- rée. (Barbès 1960/61, 303-304) tion importante de mélodies. Cette collection qui compte près de deux cents mélodies C’est surtout l’emploi de la percussion qui présente un grand intérêt scientifique pour a attiré l’attention de Bartók ; cela est justifié les ethnomusicologues. En effet, d’après les dans la transcription méticuleuse de l’accom- connaissances actuelles, cette collection est la pagnement tambouriné (opposition de trois première qui traite de la musique folklorique timbres) et dans l’écoute de plusieurs enre- rurale d’Afrique du Nord2. Les recherches qui gistrements sonores où la percussion est mise précédaient l’enquête algérienne de Bartók en premier plan. Cet intérêt va se répercuter traitaient plutôt de la musique arabe citadine3. profondément dans l’œuvre créatrice du maî- tre hongrois. Ci-dessous une transcription par En 1917, Bartók publia en hongrois une Béla Bartók présentant une mélodie algérienne étude sur la musique de Biskra décrivant de type qseïda (musique religieuse) (exem- les instruments utilisés, le système musical ple 1) et son accompagnement tambouriné par (échelles, rythmes, classification des mélo- un instrument nommé bendaïr (tambour sur dies…), et accompagnée d’une soixantaine de cadre) (exemples 1 et 2). transcriptions. En 1920, cette étude fut publiée Exemple 1 : Mélodie qseïda, étude algérienne, transcription n° 16 (Bartók 1920, 507). 2 Un cd-rom intitulé Bartók and Arab Folk Music a été édité en 2006, en ver- sion hongroise et anglaise par la Commission natio- nale hongroise auprès de l’UNESCO. Il contient des Exemple 2 : Transcription de l’accompagnement tambouriné enregistrements, écrits, correspondances, études, et manuscrits des trans- criptions qui concernent main droite, au bord de la membrane essentiellement les travaux algériens de Bartók. main droite, au milieu de la membrane 3 Voir les travaux de Fonton, La Borde, Villoteau, Land, Christianovitch, main gauche Kiesewetter, Salvador- Daniel, Mitjana, Rouanet, et Hornbostel. 58 BÉLA BARTÓK, CHERCHEUR-CRÉATEUR : L’IMPACT DES RECHERCHES ALGÉRIENNES SUR L’ŒUVRE CRÉATRICE
Exemple 3 : Gasba et !eïta, étude algérienne, gammes des différents instruments à vent (Bartók 1920, 509). d’expression admirable et elle est exempte de toute sentimentalité et de toute fioriture inu- L’emploi de gammes spécifiques attirait tile. Elle est simple, parfois primitive4, et elle aussi la curiosité de Bartók. Les degrés ne pou- n’est jamais simpliste (Bartók 1968b, 155). vaient pas se convertir au système occidental des douze demi-tons tempérés. Pour cela, il a Bartók montre l’implication de la primitivité employé un système de notation spécifique : des mélodies paysannes dans la création musi- le signe + élève d’un peu moins d’un quart de cale savante. Il dit à ce propos : ton ; le signe abaisse dans les mêmes condi- Plus une chanson est primitive, plus son tions. Le demi-dièse est exprimé par #/2 et le harmonisation et son accompagnement demi-bémol par b/2 (exemple 3). peuvent être singuliers. Prenons un air Outre l’emploi de la percussion et le rapport bâti sur deux notes voisines (ils sont nom- breux dans la musique paysanne arabe) étrange des différents degrés de la gamme, ce [voir exemple 1]. Il est évident que ces sont les mélodies à ambitus restreint qui sont deux degrés admettent une liberté beau- considérées par Bartók comme des produits coup plus grande pour la composition authentiques de la région (voir exemple 1). de l’accompagnement que si l’air variait sur quatre degrés ou plus. En outre, rien Il est à remarquer que les recherches algé- dans les mélodies primitives n’indique une riennes de Bartók comptent parmi ses der- liaison stéréotypée des accords parfaits. niers travaux de terrain. En effet, juste après Cette absence n’est rien d’autre que celle son voyage en Algérie en 1913, les contextes de certaines restrictions, et l’absence de politiques de la Première Guerre mondiale ne restrictions offre une plus grande liberté permettaient plus à Bartók de bénéficier des à qui sait s’en servir. C’est précisément mêmes moyens financiers qu’auparavant. Les l’absence de ces restrictions qui permet enquêtes se raréfiant, Bartòk dut arrêter son d’éclairer ces airs avec la plus grande diver- sité, grâce aux accords de tons différents activité de chercheur en 1918. Depuis cette et parfois opposés. J’oserais affirmer que date, il n’a eu pratiquement qu’une occasion c’est cette possibilité-là qui explique l’ap- de travail de terrain, cette fois-ci en Turquie en parition de la polytonalité dans la musique 1936. Néanmoins, la classification et la publi- hongroise et dans la musique de Stravinsky. cation des matériels réunis principalement (Bartók 1968b, 157) jusqu’en 1913 lui ont donné assez de travail De même, il est à remarquer que c’est jusqu’à la fin de sa vie. grâce à ses recherches folkloriques que Béla Bartók évitera l’atonalisme : « Une musique Béla Bartók créateur populaire atonale m’apparaît comme incon- cevable », dit-il (Bartók 1968c, 150). Pendant 1) CRÉATION MUSICALE SAVANTE : toute sa vie Bartók oscillera entre diatonisme LE FOLKLORE MUSICAL COMME et chromatisme, sans abandonner la tonalité. ÉLÉMENT CATALYSEUR En effet, il affirme : « Il est vrai que, pendant Bartók considérait la musique folklorique un certain temps, je me suis rapproché d’une 4 Bartók emploie le terme paysanne comme une source incontournable sorte de “musique à douze sons” mais même « primitif » non dans le pour le renouvellement de la création musi- mes œuvres de cette période sont résolument sens péjoratif mais pour cale savante. Pour lui, la musique paysanne fondées sur la tonalité. Tel est leur caractère rendre l’idée d’une simpli- est le modèle rêvé du compositeur, car cette indubitable » (Bartók 1968c, 150). cité idéale, authentique, exempte de toute souillure musique offre les formes les plus parfaites et les et de toute scorie (voir plus variées, elle est pourvue d’une puissance Bartók 1968b, 153). MEHDI TRABELSI 59
D’autre part, dans son article « Influence de ment d’une mélodie folklorique algérienne la musique paysanne sur la musique savante collectée par Bartók à Tolga (exemple 5). L’air contemporaine », Bartók montre l’impact de algérien du premier violon est soutenu par l’ac- cette influence sur la manière de création. compagnement ostinato du deuxième violon Il expose trois niveaux d’influence : le pre- construit sur l’intervalle de seconde augmen- mier consiste en l’arrangement d’une mélodie tée spécifique à la musique arabe. populaire, le deuxième utilise l’imitation d’un Outre le procédé d’arrangement, le procédé thème populaire et le troisième consiste en la d’imitation engage plus de créativité musicale création d’éléments populaires par imprégna- de la part du compositeur. Bartók dit à ce pro- tion (voir Bartók 1968b, 156-159). pos : « Le compositeur n’utilise pas de mélodie En ce qui concerne l’arrangement de paysanne authentique, mais en invente lui- mélodies populaires, Bartók dit : « la mélodie même une imitation » (Bartók 1968b, 158). paysanne sera reprise, inchangée ou avec de Dans le cas de la musique algérienne, Bartók légères modifications, pourvue d’un accompa- était attiré par la complexité rythmique que gnement » (Bartók 1968b, 156) (exemple 4). dégageaient les instruments à percussion. C’est L’exemple du 42e duo pour deux violons après son voyage en Algérie que les éléments intitulé « Danse arabe » montre un arrange- Exemple 4 : Mélodie ghneya, étude algérienne, transcription n° 15 (Bartók 1920, 506-507). Exemple 5 : « Danse arabe », Duo pour deux violons no 42, mes. 1-16 (Bartók 1933, 46). 60 BÉLA BARTÓK, CHERCHEUR-CRÉATEUR : L’IMPACT DES RECHERCHES ALGÉRIENNES SUR L’ŒUVRE CRÉATRICE
Exemple 6 : « Sippal dobbal », n° 1 de la Suite en plein air, mes. 89-96 (Bartók 1927, 5). liés au rythme vont prendre dans la création Cette affirmation a conduit vers 1948 à la musicale de Bartók une place de plus en création d’une notion nouvelle, celle du folk- plus importante. L’imitation de formules ryth- lore imaginaire. Cette notion a été largement miques de l’accompagnement tambouriné des utilisée par Serge Moreux, l’un des premiers mélodies algériennes s’est concrétisée à partir biographes de Bartók (voir Moreux 1949, du Concerto n° 1 pour piano et orchestre où 30-71). Pour lui, l’influence de la musique folk- le piano est devenu un instrument de percus- lorique ne vient plus de la musique folklorique sion. Les recherches de rythmes purs se feront elle-même, mais provient du compositeur qui a également dans des pièces comme « Sippal assimilé le langage de cette musique. dobbal » (« avec tambour et fifre ») n° 1 de Le troisième mouvement de la Suite pour la Suite en plein air (exemple 6), « CsörgŐ piano op.146, est l’un des meilleurs exemples tanç » (« Danse au tambour ») de Neuf petits pour illustrer le procédé de création. Dans ce morceaux, et dans la Sonate pour piano5. mouvement, Bartók n’utilise pas de thèmes ou D’ailleurs, le mot percussion va entrer dans les d’imitations de thèmes puisés dans la musique titres donnés par Bartók dans ses compositions de Biskra ; il utilise seulement l’atmosphère de comme dans Musique pour instruments à cette musique et son concept systématique. cordes, percussion et célesta et la Sonate pour deux pianos et percussion. 2) L’UTILISATION DES ÉLÉMENTS DE Enfin, le procédé de création est le niveau MUSIQUE FOLKLORIQUE ALGÉRIENNE d’influence le plus intéressant dans le proces- DANS LE TROISIÈME MOUVEMENT DE LA sus compositionnel. Comme l’affirme Bartók, SUITE OP. 14 POUR PIANO le compositeur n’utilise plus d’airs paysans ou C’est Béla Bartók lui-même qui affirme avoir d’imitations d’airs paysans mais sa musique utilisé des éléments arabes dans sa Suite op.14. dégage la même atmosphère que la musique Il écrit à ce propos en 1928 : « Avant la guerre, paysanne. « Les moyens d’expression musi- je suis même allé en Afrique du Nord pour y caux des paysans deviendront la langue mater- 5 La présence d’une écriture collecter et étudier la musique arabe du Sahara. nelle musicale du compositeur et celui-ci s’en pianistique imitant des for- J’ai subi l’influence de la musique populaire mules rythmiques tambou- servira aussi librement que le poète de sa lan- arabe, par exemple, dans le troisième mouve- rinées se trouve dans deux gue maternelle » (Bartók 1968b, 159). manuscrits de Bartók (voir cd-rom, Bartók and Arab Exemple 7 : Suite op.14, troisième mouvement, mes. 1-4 (Bartók 1916, 12). Folk Music, manuscrits des transcriptions n°49c et n° 87). 6 La Suite op.14, conçue en quatre mouvements, a été composée par Bartók en 1916, soit une année avant la première publication de ses travaux sur la musique algérienne. MEHDI TRABELSI 61
Exemple 8 : Gammes n° 25 et n° 29, étude algérienne (Bartók 1920, 509). Exemple 9 : Suite op.14, troisième mouvement, mes. 21-33 (Bartók 1916, 12-13). Exemple 10 : Gammes n° 25 et n° 29, étude algérienne (Bartók 1920, 509), comparées à la gamme de la Suite op.14 (Bartók 1916, 12-13) ment de ma Suite pour piano (op.14) » (Bartók L’ostinato mélodique de la main gauche va 1968c, 150) (exemple 7). être par la suite doublé à l’octave (utilisation de l’écriture monodique pour exprimer le carac- Au début de ce mouvement, la main gauche tère « oriental » de la pièce), puis amplifié par commence par l’idée mélodique suivante en l’ajout de notes (extension du motif principal) forme d’ostinato7 : pour donner une nouvelle gamme issue de la Nous remarquons que ce trait mélodique superposition de certaines gammes d’instru- est composé d’un ensemble d’intervalles de ments à vent collectées par Bartók en Algérie 7 quinte diminuée. La comparaison de ce trait (exemples 9 et 10). L’ostinato mélodique de la main gauche rappelle mélodique avec les deux gammes suivantes, Parallèlement à l’ostinato mélodique de la par analogie l’ostinato de collectées par Bartók en Algérie, s’impose l’accompagnement tam- main gauche, la main droite joue au début (exemple 8). bouriné des mélodies algé- de la pièce le thème principal suivant, formé riennes. d’un intervalle de seconde mineure (cellule a) 62 BÉLA BARTÓK, CHERCHEUR-CRÉATEUR : L’IMPACT DES RECHERCHES ALGÉRIENNES SUR L’ŒUVRE CRÉATRICE
Exemple 11 : Suite op.14, troisième mouvement, mes. 5-6 (Bartók 1916, 12). Exemple 12 : Suite op.14, troisième mouvement, mes. 9-12 (Bartók 1916, 12). Exemple 13 : Suite op.14, troisième mouvement, mes. 105-116 (Bartók 1916, 16-17). rappelant ainsi les mélodies folkloriques algé- (exemple 14). Le pôle et l’antipode de ces riennes à ambitus restreint (voir exemple 11). trois axes forment des quintes diminuées. Le chef-d’œuvre Musique pour instruments à Puis commence à apparaître, toujours à cordes, percussion et célesta de Bartók est la main droite, un motif générateur (cellule l’un des meilleurs exemples qui s’appliquent à b) formé d’intervalles de quarte augmentée ce système d’axe synthétisé par des concepts (enharmonique de la quinte diminuée) à partir harmoniques classiques (tonique - dominante de la superposition de deux cellules mélo- - sous-dominante), par l’utilisation des douze diques (cellule a) contenant l’intervalle de sons (musique dodécaphonique) et par des seconde mineure (exemple 12). caractéristiques musicales paysannes (quinte Les intervalles de seconde mineure et de diminuée) (voir Lendevai 1968, 94-138). quarte augmentée (et la quinte diminuée) vont En conclusion, bien qu’elles soient anecdo- être les deux cellules génératrices de tout le tiques par rapport à la monumentale produc- troisième mouvement de la Suite op.14. Ces tion ethnomusicologique que Bartók a consa- caractéristiques s’amplifient dans le passage crée aux pays d’Europe de l’Est, les recherches suivant (exemple 13). algériennes auront mérité quelques éclaircis- Il est à remarquer que l’intervalle de quinte sements. En m’appliquant à cette tâche, j’ai diminuée – très présent dans les gammes d’ins- voulu démontrer que les études des musiques truments à vent collectées par Bartók en Algérie étrangères pouvaient indubitablement influen- (voir exemple 3) – est devenu un élément fon- cer, par leur originalité, la démarche créative damental dans la nouvelle conception tonale de du compositeur. Enfin, nous pouvons observer Bartók basée sur un système d’axe particulier. que c’est surtout l’influence du système ryth- Le musicologue ErnŐ Lendevai explique ce mique de la musique algérienne qui a élargi la système d’axe basé sur le cycle des quintes et créativité artistique de Bartók en convertissant formé par trois axes : l’axe de tonique, l’axe le piano en instrument de percussion d’une de dominante et l’axe de sous-dominante grande expressivité.q MEHDI TRABELSI 63
Exemple 14 : Le système d’axe bartokien (Lendevai 1968, 95). RÉFÉRENCES _________ (1933). 44 duos pour deux vio- lons, Londres, Universal Edition. Partition AUTEXIER, Philippe (1982). « Bartók et la pour deux violons. France », Revue internationale de musique française, n° 8, juin, p. 7-64. _________ (1968a). « Autobiographie », Bence SZABOLCSI (dir.), Béla Bartók, sa vie et son BARBÈS, Léo Louis (1960/61). « Un essai œuvre, Paris, Bossey & Hawkes, p. 141-145. de Béla Bartók : la musique populaire des Arabes de Biskra et des environs », Annales _________ (1968b). « Influence de la musique de l’Institut des études orientales d’Alger, paysanne sur la musique savante contempo- volumes XVIII-XIX, p. 301-336 et 23 planches. raine », Bence SZABOLCSI (dir.), Béla Bartók, sa vie et son œuvre, Paris, Bossey & Hawkes, Bartók and Arab Folk Music (p2006). p. 151-163. Hungarian National Commission for UNESCO, ISBN 963- 86587-7-0, 1 cd-rom pour PC, _________ (1968c). « Musique populaire hon- études et manuscrits. groise et nouvelle musique hongroise », Bence SZABOLCSI (dir.), Béla Bartók, sa vie et son BARTÓK, Béla (1916). Suite op. 14, Londres, œuvre, Paris, Bossey & Hawkes, p. 146-150. Universal Edition. Partition pour piano. _________ (1968d). « Pourquoi et comment _________ (1917). « A Biskra vidéki arabok recueille-t-on la musique populaire ? », Bence népzénéje », Szimfónia, volume 1, n°12/13, SZABOLCSI (dir.), Béla Bartók, sa vie et son septembre, p. 308-323. œuvre, Paris, Bossey & Hawkes, p. 165-185. _________ (1920). « Die volkmusik der araber _________ (1968e). « Pureté raciale et musi- von Biskra und umgebung », Zeitschrift für que », Bence SZABOLCSI (dir.), Béla Bartók, musikwissenschaft, volume II, p. 489-522. sa vie et son œuvre, Paris, Bossey & Hawkes, _________ (1927). En plein air, Londres, p. 192-194. Universal Edition. Partition pour piano. 64 BÉLA BARTÓK, CHERCHEUR-CRÉATEUR : L’IMPACT DES RECHERCHES ALGÉRIENNES SUR L’ŒUVRE CRÉATRICE
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