Béla Bartók, chercheur-créateur : l'impact des recherches algériennes sur l'oeuvre créatrice Béla Bartók, Researcher-Creator. The Impact of His ...

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Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique

Béla Bartók, chercheur-créateur : l’impact des recherches
algériennes sur l’oeuvre créatrice
Béla Bartók, Researcher-Creator. The Impact of His Algerian
Research on His Creative Work
Mehdi Trabelsi

Volume 10, numéro 2, octobre 2009                                                 Résumé de l'article
Réflexions sur la recherche-création                                              Cet article se propose de montrer l’influence des musiques populaires sur la
                                                                                  création musicale savante en étudiant le cas Béla Bartók. L’article se divise en
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1054092ar                                    deux parties. La première traitera de l’activité scientifique du grand chercheur
DOI : https://doi.org/10.7202/1054092ar                                           folkloriste Béla Bartók en présentant ses travaux sur les musiques populaires,
                                                                                  et en mettant l’accent sur ses travaux algériens de la région de Biskra. La
                                                                                  deuxième partie traitera de l’activité créatrice de Bartók en montrant l’impact
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                                                                                  de ses travaux algériens sur son langage musical et en donnant comme
                                                                                  illustration principale le troisième mouvement de sa Suite pour piano op. 14.

Éditeur(s)
Société québécoise de recherche en musique

ISSN
1480-1132 (imprimé)
1929-7394 (numérique)

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Citer cet article
Trabelsi, M. (2009). Béla Bartók, chercheur-créateur : l’impact des recherches
algériennes sur l’oeuvre créatrice. Les Cahiers de la Société québécoise de
recherche en musique, 10(2), 57–65. https://doi.org/10.7202/1054092ar

Tous droits réservés © Société québécoise de recherche en musique, 2009          Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
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                                                                                 l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à
                                                                                 Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.
                                                                                 https://www.erudit.org/fr/
La double activité que menait Béla Bartók
en tant que chercheur (ethnomusicologue) et
créateur (compositeur et interprète) demeure
                                                                    Béla Bartók,
l’un des modèles uniques qu’a connus l’his-
toire de la musique occidentale. Ses activités
                                                                    chercheur-créateur :
scientifiques et artistiques étaient en étroite                     L’impact des recherches
liaison. En effet, c’est grâce à son activité
d’ethnomusicologue que Bartók a trouvé sa                           algériennes sur l’œuvre
voie de compositeur. Cet article étayera l’acti-
vité scientifique du maître hongrois, puis son
                                                                    créatrice
activité créatrice, en se basant sur ses travaux
consacrés à la musique folklorique algérienne.
                                                                    Mehdi Trabelsi
                                                                    (Université de Tunis et
Béla Bartók chercheur                                               Institut Supérieur de Musique de Tunis)
1) À LA RECHERCHE DE LA
   MUSIQUE FOLKLORIQUE
                                                                 (2 700 mélodies) après le matériel slovaque, en
   L’intérêt que portait Béla Bartók envers les                  deuxième position (3 000 mélodies), et rou-
musiques folkloriques1 n’était pas le fruit du                   main, en première position (3 400 mélodies)
hasard. Par le biais du nationalisme, l’État hon-                (Suchoff 1997, ix). Pour Béla Bartók, l’étude
grois encourageait dès le début du XXe siècle les                approfondie des musiques folkloriques des
projets servant à renforcer l’identité culturelle                pays voisins permettait de mieux comprendre
hongroise. Bartók était influencé à cette épo-                   celle de son propre pays. Ses recherches
que par les idéaux nationalistes et composa en                   faisaient donc partie de la branche de musi-
1903 Kossuth, une œuvre symphonique inspi-                       cologie comparée – appelée de nos jours l’eth-
rée par l’insurrection magyare de 1848, menée                    nomusicologie – et appartenaient à la théorie
par Lájos Kossuth, contre l’empire d’Autriche.                   diffusionniste en anthropologie qui considère
Il s’orienta également vers la musique popu-                     que la culture se développe et se transforme
laire en bénéficiant des financements de l’État                  par des emprunts culturels entre sociétés avoi-
hongrois qui encourageait les compositeurs à                     sinantes.
étudier la musique populaire magyare pour
                                                                   Sa curiosité le poussa à élargir encore plus
créer de la musique spécifiquement nationale.
                                                                 loin ses champs de recherche en Afrique
   C’est en 1904 que Bartók note ses premières                   du Nord (Algérie 1913) et en Asie mineure
chansons populaires. Il entreprend son pre-                      (Turquie 1936). Ces deux enquêtes diffèrent
mier voyage de collecte de musique populaire                     des recherches folkloriques menées par Bartók
en 1906 après sa rencontre avec Kodály qui                       en Europe de l’Est, mais c’est surtout la musique
l’initie à la recherche scientifique. À la fin                   populaire algérienne qui a profondément mar-
de cette même année, ils publient ensemble                       qué le maître hongrois, contribuant ainsi au
un recueil collectif intitulé : Vingt chansons                   renouvellement de son activité créatrice. C’est
populaires hongroises, un ouvrage de vulga-                      ce que cette étude se propose de montrer.
risation destiné au grand public et contenant
des arrangements faciles pour piano. Un peu                      2) L’ENQUÊTE ALGÉRIENNE
plus tard, en se servant de son phonographe                         DE BÉLA BARTÓK
à cylindre, Bartók commença à recueillir et à                      Le projet du voyage d’études en Afrique du
classer des centaines puis des milliers de chan-                 Nord a été probablement conçu dès 1906.
sons populaires de Hongrie, de Slovaquie, et                     À Cadix (sud de l’Espagne), Bartók a voulu
de Roumanie.                                                     prendre le bateau qui faisait le service avec la
  L’intérêt que portait Bartók aux musiques                      côte nord-africaine (Maroc). Il a passé un court
populaires des pays voisins suscitait le mécon-                  séjour à Tanger. Béla Balázs, écrivain, ami et      1   En d’autres termes,
tentement de certains milieux radicaux                           collaborateur de Béla Bartók, rapporta ainsi les        musiques populaires.
hongrois. D’ailleurs, d’après les estimations                    souvenirs de Bartók sur cette période :                 Dans le cas des travaux
                                                                                                                         de Bartók, il s’agit de
de Benjamin Suchoff, le matériel hongrois                                                                                musiques à caractère
recueilli par Bartók vient en troisième position                                                                         rural et non citadin.

LES CAHIERS   DE LA   SOCIÉTÉ   QUÉBÉCOISE DE RECHERCHE EN MUSIQUE, VOL.   10,   NO   2                                  57
Lorsque j’étais encore l’accompagnateur                 en allemand. Après la mort de Bartók, deux tra-
                                     de Vecsey [...] j’eus l’occasion de faire               ductions ont été réalisées, tout d’abord en fran-
                                     une courte excursion sur la côte africaine.             çais, éditée par Léo Louis Barbès en 1960/61,
                                     Là-bas, dans un petit estaminet arabe, j’en-            puis en anglais par Benjamin Suchoff en 1997.
                                     tendis des chants populaires fort inté-
                                     ressants. C’est depuis ce jour-là que je                  Bartók a mentionné deux singularités frap-
                                     conserve l’espoir d’examiner la chose de                pantes dans la musique de Biskra qu’il n’a pas
                                     plus près (Kárpáti 1962, 93).                           rencontrées auparavant dans ses recherches
                                     Ce n’est qu’en juin 1913 que Bartók, muni               folkloriques de l’Europe de l’Est. Il dit :
                                  de son phonographe à cylindre de type Edison,                   La première [singularité] est l’emploi des
                                  a pu se rendre en Algérie pour collecter la                     instruments à percussion comme accom-
                                  musique folklorique de la région de Biskra et                   pagnement presque exclusif, en un rythme
                                  les environs, Sidi-Okba, Tolga et El-Kantara.                   rigoureux de la mélodie récitante ; l’autre,
                                  Des deux mois projetés, Bartók ne resta que                     le rapport étrange des divers degrés de
                                  deux semaines, et ce en raison de quelques                      la gamme entre eux, lequel ne peut être
                                  problèmes de santé et de la chaleur intense.                    ramené que rarement à notre système de
                                                                                                  gamme diatonique ou chromatique tempé-
                                  Malgré cela, Bartók a pu ramener une collec-
                                                                                                  rée. (Barbès 1960/61, 303-304)
                                  tion importante de mélodies. Cette collection
                                  qui compte près de deux cents mélodies                        C’est surtout l’emploi de la percussion qui
                                  présente un grand intérêt scientifique pour                a attiré l’attention de Bartók ; cela est justifié
                                  les ethnomusicologues. En effet, d’après les               dans la transcription méticuleuse de l’accom-
                                  connaissances actuelles, cette collection est la           pagnement tambouriné (opposition de trois
                                  première qui traite de la musique folklorique              timbres) et dans l’écoute de plusieurs enre-
                                  rurale d’Afrique du Nord2. Les recherches qui              gistrements sonores où la percussion est mise
                                  précédaient l’enquête algérienne de Bartók                 en premier plan. Cet intérêt va se répercuter
                                  traitaient plutôt de la musique arabe citadine3.           profondément dans l’œuvre créatrice du maî-
                                                                                             tre hongrois. Ci-dessous une transcription par
                                     En 1917, Bartók publia en hongrois une
                                                                                             Béla Bartók présentant une mélodie algérienne
                                  étude sur la musique de Biskra décrivant
                                                                                             de type qseïda (musique religieuse) (exem-
                                  les instruments utilisés, le système musical
                                                                                             ple 1) et son accompagnement tambouriné par
                                  (échelles, rythmes, classification des mélo-
                                                                                             un instrument nommé bendaïr (tambour sur
                                  dies…), et accompagnée d’une soixantaine de
                                                                                             cadre) (exemples 1 et 2).
                                  transcriptions. En 1920, cette étude fut publiée

                                  Exemple 1 : Mélodie qseïda, étude algérienne, transcription n° 16 (Bartók 1920, 507).

2   Un cd-rom intitulé Bartók
    and Arab Folk Music a
    été édité en 2006, en ver-
    sion hongroise et anglaise
    par la Commission natio-
    nale hongroise auprès de
    l’UNESCO. Il contient des     Exemple 2 : Transcription de l’accompagnement tambouriné
    enregistrements, écrits,
    correspondances, études,
    et manuscrits des trans-
    criptions qui concernent                            main droite, au bord de la membrane
    essentiellement les travaux
    algériens de Bartók.                                main droite, au milieu de la membrane
3   Voir les travaux de Fonton,
    La Borde, Villoteau,
    Land, Christianovitch,                              main gauche
    Kiesewetter, Salvador-
    Daniel, Mitjana, Rouanet,
    et Hornbostel.

                           58                        BÉLA BARTÓK,   CHERCHEUR-CRÉATEUR :   L’IMPACT   DES RECHERCHES ALGÉRIENNES SUR L’ŒUVRE CRÉATRICE
Exemple 3 : Gasba et !eïta, étude algérienne, gammes des différents instruments à vent
            (Bartók 1920, 509).

                                                     d’expression admirable et elle est exempte de
                                                     toute sentimentalité et de toute fioriture inu-
   L’emploi de gammes spécifiques attirait
                                                     tile. Elle est simple, parfois primitive4, et elle
aussi la curiosité de Bartók. Les degrés ne pou-
                                                     n’est jamais simpliste (Bartók 1968b, 155).
vaient pas se convertir au système occidental
des douze demi-tons tempérés. Pour cela, il a          Bartók montre l’implication de la primitivité
employé un système de notation spécifique :          des mélodies paysannes dans la création musi-
le signe + élève d’un peu moins d’un quart de        cale savante. Il dit à ce propos :
ton ; le signe abaisse dans les mêmes condi-
                                                        Plus une chanson est primitive, plus son
tions. Le demi-dièse est exprimé par #/2 et le          harmonisation et son accompagnement
demi-bémol par b/2 (exemple 3).                         peuvent être singuliers. Prenons un air
  Outre l’emploi de la percussion et le rapport         bâti sur deux notes voisines (ils sont nom-
                                                        breux dans la musique paysanne arabe)
étrange des différents degrés de la gamme, ce           [voir exemple 1]. Il est évident que ces
sont les mélodies à ambitus restreint qui sont          deux degrés admettent une liberté beau-
considérées par Bartók comme des produits               coup plus grande pour la composition
authentiques de la région (voir exemple 1).             de l’accompagnement que si l’air variait
                                                        sur quatre degrés ou plus. En outre, rien
   Il est à remarquer que les recherches algé-          dans les mélodies primitives n’indique une
riennes de Bartók comptent parmi ses der-               liaison stéréotypée des accords parfaits.
niers travaux de terrain. En effet, juste après         Cette absence n’est rien d’autre que celle
son voyage en Algérie en 1913, les contextes            de certaines restrictions, et l’absence de
politiques de la Première Guerre mondiale ne            restrictions offre une plus grande liberté
permettaient plus à Bartók de bénéficier des            à qui sait s’en servir. C’est précisément
mêmes moyens financiers qu’auparavant. Les              l’absence de ces restrictions qui permet
enquêtes se raréfiant, Bartòk dut arrêter son           d’éclairer ces airs avec la plus grande diver-
                                                        sité, grâce aux accords de tons différents
activité de chercheur en 1918. Depuis cette
                                                        et parfois opposés. J’oserais affirmer que
date, il n’a eu pratiquement qu’une occasion            c’est cette possibilité-là qui explique l’ap-
de travail de terrain, cette fois-ci en Turquie en      parition de la polytonalité dans la musique
1936. Néanmoins, la classification et la publi-         hongroise et dans la musique de Stravinsky.
cation des matériels réunis principalement              (Bartók 1968b, 157)
jusqu’en 1913 lui ont donné assez de travail
                                                       De même, il est à remarquer que c’est
jusqu’à la fin de sa vie.
                                                     grâce à ses recherches folkloriques que Béla
                                                     Bartók évitera l’atonalisme : « Une musique
Béla Bartók créateur                                 populaire atonale m’apparaît comme incon-
                                                     cevable », dit-il (Bartók 1968c, 150). Pendant
1) CRÉATION MUSICALE SAVANTE :                       toute sa vie Bartók oscillera entre diatonisme
   LE FOLKLORE MUSICAL COMME                         et chromatisme, sans abandonner la tonalité.
   ÉLÉMENT CATALYSEUR                                En effet, il affirme : « Il est vrai que, pendant
  Bartók considérait la musique folklorique          un certain temps, je me suis rapproché d’une
                                                                                                          4   Bartók emploie le terme
paysanne comme une source incontournable             sorte de “musique à douze sons” mais même                « primitif » non dans le
pour le renouvellement de la création musi-          mes œuvres de cette période sont résolument              sens péjoratif mais pour
cale savante. Pour lui, la musique paysanne          fondées sur la tonalité. Tel est leur caractère          rendre l’idée d’une simpli-
est le modèle rêvé du compositeur, car cette         indubitable » (Bartók 1968c, 150).                       cité idéale, authentique,
                                                                                                              exempte de toute souillure
musique offre les formes les plus parfaites et les                                                            et de toute scorie (voir
plus variées, elle est pourvue d’une puissance                                                                Bartók 1968b, 153).

MEHDI TRABELSI                                                                                                59
D’autre part, dans son article « Influence de           ment d’une mélodie folklorique algérienne
     la musique paysanne sur la musique savante                 collectée par Bartók à Tolga (exemple 5). L’air
     contemporaine », Bartók montre l’impact de                 algérien du premier violon est soutenu par l’ac-
     cette influence sur la manière de création.                compagnement ostinato du deuxième violon
     Il expose trois niveaux d’influence : le pre-              construit sur l’intervalle de seconde augmen-
     mier consiste en l’arrangement d’une mélodie               tée spécifique à la musique arabe.
     populaire, le deuxième utilise l’imitation d’un
                                                                  Outre le procédé d’arrangement, le procédé
     thème populaire et le troisième consiste en la
                                                                d’imitation engage plus de créativité musicale
     création d’éléments populaires par imprégna-
                                                                de la part du compositeur. Bartók dit à ce pro-
     tion (voir Bartók 1968b, 156-159).
                                                                pos : « Le compositeur n’utilise pas de mélodie
       En ce qui concerne l’arrangement de                      paysanne authentique, mais en invente lui-
     mélodies populaires, Bartók dit : « la mélodie             même une imitation » (Bartók 1968b, 158).
     paysanne sera reprise, inchangée ou avec de
                                                                  Dans le cas de la musique algérienne, Bartók
     légères modifications, pourvue d’un accompa-
                                                                était attiré par la complexité rythmique que
     gnement » (Bartók 1968b, 156) (exemple 4).
                                                                dégageaient les instruments à percussion. C’est
     L’exemple du 42e duo pour deux violons
                                                                après son voyage en Algérie que les éléments
     intitulé « Danse arabe » montre un arrange-
     Exemple 4 : Mélodie ghneya, étude algérienne, transcription n° 15 (Bartók 1920, 506-507).

     Exemple 5 : « Danse arabe », Duo pour deux violons no 42, mes. 1-16 (Bartók 1933, 46).

60                      BÉLA BARTÓK,   CHERCHEUR-CRÉATEUR :   L’IMPACT   DES RECHERCHES ALGÉRIENNES SUR L’ŒUVRE CRÉATRICE
Exemple 6 : « Sippal dobbal », n° 1 de la Suite en plein air, mes. 89-96 (Bartók 1927, 5).

liés au rythme vont prendre dans la création          Cette affirmation a conduit vers 1948 à la
musicale de Bartók une place de plus en            création d’une notion nouvelle, celle du folk-
plus importante. L’imitation de formules ryth-     lore imaginaire. Cette notion a été largement
miques de l’accompagnement tambouriné des          utilisée par Serge Moreux, l’un des premiers
mélodies algériennes s’est concrétisée à partir    biographes de Bartók (voir Moreux 1949,
du Concerto n° 1 pour piano et orchestre où        30-71). Pour lui, l’influence de la musique folk-
le piano est devenu un instrument de percus-       lorique ne vient plus de la musique folklorique
sion. Les recherches de rythmes purs se feront     elle-même, mais provient du compositeur qui a
également dans des pièces comme « Sippal           assimilé le langage de cette musique.
dobbal » (« avec tambour et fifre ») n° 1 de
                                                      Le troisième mouvement de la Suite pour
la Suite en plein air (exemple 6), « CsörgŐ
                                                   piano op.146, est l’un des meilleurs exemples
tanç » (« Danse au tambour ») de Neuf petits
                                                   pour illustrer le procédé de création. Dans ce
morceaux, et dans la Sonate pour piano5.
                                                   mouvement, Bartók n’utilise pas de thèmes ou
D’ailleurs, le mot percussion va entrer dans les
                                                   d’imitations de thèmes puisés dans la musique
titres donnés par Bartók dans ses compositions
                                                   de Biskra ; il utilise seulement l’atmosphère de
comme dans Musique pour instruments à
                                                   cette musique et son concept systématique.
cordes, percussion et célesta et la Sonate pour
deux pianos et percussion.
                                                   2) L’UTILISATION DES ÉLÉMENTS DE
   Enfin, le procédé de création est le niveau        MUSIQUE FOLKLORIQUE ALGÉRIENNE
d’influence le plus intéressant dans le proces-       DANS LE TROISIÈME MOUVEMENT DE LA
sus compositionnel. Comme l’affirme Bartók,           SUITE OP. 14 POUR PIANO
le compositeur n’utilise plus d’airs paysans ou
                                                      C’est Béla Bartók lui-même qui affirme avoir
d’imitations d’airs paysans mais sa musique
                                                   utilisé des éléments arabes dans sa Suite op.14.
dégage la même atmosphère que la musique
                                                   Il écrit à ce propos en 1928 : « Avant la guerre,
paysanne. « Les moyens d’expression musi-
                                                   je suis même allé en Afrique du Nord pour y
caux des paysans deviendront la langue mater-                                                          5   La présence d’une écriture
                                                   collecter et étudier la musique arabe du Sahara.
nelle musicale du compositeur et celui-ci s’en                                                             pianistique imitant des for-
                                                   J’ai subi l’influence de la musique populaire           mules rythmiques tambou-
servira aussi librement que le poète de sa lan-
                                                   arabe, par exemple, dans le troisième mouve-            rinées se trouve dans deux
gue maternelle » (Bartók 1968b, 159).                                                                      manuscrits de Bartók (voir
                                                                                                           cd-rom, Bartók and Arab
Exemple 7 : Suite op.14, troisième mouvement, mes. 1-4 (Bartók 1916, 12).                                  Folk Music, manuscrits
                                                                                                           des transcriptions n°49c et
                                                                                                           n° 87).
                                                                                                       6   La Suite op.14, conçue en
                                                                                                           quatre mouvements, a été
                                                                                                           composée par Bartók en
                                                                                                           1916, soit une année avant
                                                                                                           la première publication de
                                                                                                           ses travaux sur la musique
                                                                                                           algérienne.

MEHDI TRABELSI                                                                                             61
Exemple 8 : Gammes n° 25 et n° 29, étude algérienne (Bartók 1920, 509).

                                 Exemple 9 : Suite op.14, troisième mouvement, mes. 21-33 (Bartók 1916, 12-13).

                                 Exemple 10 : Gammes n° 25 et n° 29, étude algérienne (Bartók 1920, 509), comparées à la
                                              gamme de la Suite op.14 (Bartók 1916, 12-13)

                                 ment de ma Suite pour piano (op.14) » (Bartók                L’ostinato mélodique de la main gauche va
                                 1968c, 150) (exemple 7).                                  être par la suite doublé à l’octave (utilisation de
                                                                                           l’écriture monodique pour exprimer le carac-
                                   Au début de ce mouvement, la main gauche
                                                                                           tère « oriental » de la pièce), puis amplifié par
                                 commence par l’idée mélodique suivante en
                                                                                           l’ajout de notes (extension du motif principal)
                                 forme d’ostinato7 :
                                                                                           pour donner une nouvelle gamme issue de la
                                   Nous remarquons que ce trait mélodique                  superposition de certaines gammes d’instru-
                                 est composé d’un ensemble d’intervalles de                ments à vent collectées par Bartók en Algérie
7
                                 quinte diminuée. La comparaison de ce trait               (exemples 9 et 10).
    L’ostinato mélodique de
    la main gauche rappelle      mélodique avec les deux gammes suivantes,
                                                                                             Parallèlement à l’ostinato mélodique de la
    par analogie l’ostinato de   collectées par Bartók en Algérie, s’impose
    l’accompagnement tam-
                                                                                           main gauche, la main droite joue au début
                                 (exemple 8).
    bouriné des mélodies algé-                                                             de la pièce le thème principal suivant, formé
    riennes.                                                                               d’un intervalle de seconde mineure (cellule a)
                           62                      BÉLA BARTÓK,   CHERCHEUR-CRÉATEUR :   L’IMPACT   DES RECHERCHES ALGÉRIENNES SUR L’ŒUVRE CRÉATRICE
Exemple 11 : Suite op.14, troisième mouvement, mes. 5-6 (Bartók 1916, 12).

Exemple 12 : Suite op.14, troisième mouvement, mes. 9-12 (Bartók 1916, 12).

Exemple 13 : Suite op.14, troisième mouvement, mes. 105-116 (Bartók 1916, 16-17).

rappelant ainsi les mélodies folkloriques algé-    (exemple 14). Le pôle et l’antipode de ces
riennes à ambitus restreint (voir exemple 11).     trois axes forment des quintes diminuées. Le
                                                   chef-d’œuvre Musique pour instruments à
  Puis commence à apparaître, toujours à
                                                   cordes, percussion et célesta de Bartók est
la main droite, un motif générateur (cellule
                                                   l’un des meilleurs exemples qui s’appliquent à
b) formé d’intervalles de quarte augmentée
                                                   ce système d’axe synthétisé par des concepts
(enharmonique de la quinte diminuée) à partir
                                                   harmoniques classiques (tonique - dominante
de la superposition de deux cellules mélo-
                                                   - sous-dominante), par l’utilisation des douze
diques (cellule a) contenant l’intervalle de
                                                   sons (musique dodécaphonique) et par des
seconde mineure (exemple 12).
                                                   caractéristiques musicales paysannes (quinte
  Les intervalles de seconde mineure et de         diminuée) (voir Lendevai 1968, 94-138).
quarte augmentée (et la quinte diminuée) vont
                                                      En conclusion, bien qu’elles soient anecdo-
être les deux cellules génératrices de tout le
                                                   tiques par rapport à la monumentale produc-
troisième mouvement de la Suite op.14. Ces
                                                   tion ethnomusicologique que Bartók a consa-
caractéristiques s’amplifient dans le passage
                                                   crée aux pays d’Europe de l’Est, les recherches
suivant (exemple 13).
                                                   algériennes auront mérité quelques éclaircis-
  Il est à remarquer que l’intervalle de quinte    sements. En m’appliquant à cette tâche, j’ai
diminuée – très présent dans les gammes d’ins-     voulu démontrer que les études des musiques
truments à vent collectées par Bartók en Algérie   étrangères pouvaient indubitablement influen-
(voir exemple 3) – est devenu un élément fon-      cer, par leur originalité, la démarche créative
damental dans la nouvelle conception tonale de     du compositeur. Enfin, nous pouvons observer
Bartók basée sur un système d’axe particulier.     que c’est surtout l’influence du système ryth-
Le musicologue ErnŐ Lendevai explique ce           mique de la musique algérienne qui a élargi la
système d’axe basé sur le cycle des quintes et     créativité artistique de Bartók en convertissant
formé par trois axes : l’axe de tonique, l’axe     le piano en instrument de percussion d’une
de dominante et l’axe de sous-dominante            grande expressivité.q

MEHDI TRABELSI                                                                                        63
Exemple 14 : Le système d’axe bartokien (Lendevai 1968, 95).

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                                                                sa vie et son œuvre, Paris, Bossey & Hawkes,
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                                                                p. 151-163.
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                                                                _________ (1968d). « Pourquoi et comment
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     népzénéje », Szimfónia, volume 1, n°12/13,
                                                                SZABOLCSI (dir.), Béla Bartók, sa vie et son
     septembre, p. 308-323.
                                                                œuvre, Paris, Bossey & Hawkes, p. 165-185.
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64                      BÉLA BARTÓK,   CHERCHEUR-CRÉATEUR :   L’IMPACT   DES RECHERCHES ALGÉRIENNES SUR L’ŒUVRE CRÉATRICE
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que compact (Studies, Improvisations, Dance
                                                  œuvre, Paris, Bossey & Hawkes, p. 94-138.
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                                                  rat, Université Paris IV Sorbonne.

MEHDI TRABELSI                                                                                      65
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