Ce que les récits nous apprennent - Elinor Ochs Translator: Charles-Henry Morling - OpenEdition Journals

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Semen
                          Revue de sémio-linguistique des textes et discours
                          37 | 2014
                          Approches discursives des récits de soi

Ce que les récits nous apprennent
Elinor Ochs
Translator: Charles-Henry Morling

Electronic version
URL: http://journals.openedition.org/semen/9865
ISSN: 1957-780X

Publisher
Presses universitaires de Franche-Comté

Printed version
Date of publication: 1 May 2014
ISSN: 0761-2990

Electronic reference
Elinor Ochs, « Ce que les récits nous apprennent », Semen [Online], 37 | 2014, Online since 22 April
2015, connection on 26 February 2020. URL : http://journals.openedition.org/semen/9865

© Presses universitaires de Franche-Comté
Elinor OCHS
Université de Californie, Los Angeles
Sloan Center on Everyday Lifes of Families
Traduction :
Charles-Henry MORLING
Université Paris Diderot,
UMR 7597, Histoire des Théories Linguistiques

                   Ce que les récits nous apprennent 1

1. Introduction
     Ce chapitre consiste en une série de leçons tirées de l’étude de récits
d’expérience personnelle. Ces leçons se fondent sur l’analyse des
dynamiques à l’œuvre dans des conversations au cours desquelles un récit
est narré. Les interlocuteurs y prenant part se tournent entre autres vers des
amis, des membres de leur famille, des collègues, des mentors et des
soigneurs pour structurer leurs expériences. Ces récits sont essentiels au
maintien de la vie en société en ce qu’ils tissent et font perdurer des liens
sociaux, et participent à la construction d'univers de vie partagés.
     Dans ces leçons, les récits d’expérience personnelle sont pensés à la fois
comme un genre de discours, comme un mode de cognition et comme une
activité sociale. En tant que genre culturellement déterminé, les récits
d’expérience personnelle sont dotés d’une organisation textuelle interne qui
leur est propre, souvent qualifiée de structure de l’intrigue (Aristote 1982
[4ème siècle av. J.-C.] ; Propp 1968). La mise en récit d’expériences
personnelles fait appel à des processus cognitifs complexes tels que la
mémoire, la contextualisation, l’anticipation, la représentation, l’évaluation,
et plus généralement la mise en relation d’événements de vie. Comme le
note Jerome Bruner (1991 : 8-9) : « Raconter une histoire et la comprendre
comme une histoire [...] est un moyen de traiter l’information qui, de
manière générale, a été complètement ignoré par les étudiants en sciences
cognitives, éduqués soit dans un cadre rationaliste soit dans un cadre
empiriste [...] Mais aucune de ces deux procédures, la raison juste ou la
vérification, ne suffit à expliquer comment un récit est construit par un

1
  Référence de l’article original : 2004, “Narrative lessons”, in Duranti A. (ed), A Companion
to Linguistic Anthropology, Oxford, Blackwell, 269-289.
18                                                                              Elinor Ochs

locuteur ou interprété par un auditeur » 2 . En tant qu’activité sociale, de par
le monde, les récits d’expérience personnelle ont tendance à être
dialogiques, co-racontés et même co-construits par ceux qui prennent part à
l’interaction sociale en question (Goodwin 1984).
     Les leçons contenues dans ce chapitre montrent que les expériences
personnelles peuvent soit être racontées sous la forme d’un récit cohérent
avec un début, un milieu et une fin, soit comme un épisode de vie
énigmatique. Ces leçons articulent ce que Ochs et Capps (2001) appellent
une « Approche dimensionnelle » (voir ci-dessous) de l’analyse de ces deux
tendances narratives. D’après cette approche, les caractéristiques des récits
d’expérience personnelle, qu’elles soient discursives, cognitives ou sociales,
propres à une communauté ou à une situation, doivent être comprises
comme des manifestations variables de dimensions universellement
présentes dans les récits.

2. Dix leçons tirées de récits
Leçon 1 : Les récits d’expérience personnelle insufflent un ordre
temporel et causal à des événements de vie inattendus
    Les récits peuvent présenter des qualités esthétiques plus ou moins
prononcées, mais ils décrivent ou évoquent toujours une séquence ordonnée
d’événements. Prenons par exemple un extrait de récit où il est question
d’une enfant à qui il arrive une mésaventure dans une piscine (voir l’annexe
pour l’explication des conventions de transcription) :
         (1a)
         Meg : Je me souviens, une de mes amies
               qui était une très (.) BONNE nageuse et plongeuse.
               Et une fois elle m’a emmené nager avec elle
               (pause de 0,4 sec.)
               Elle dit « Viens sautons dans l’eau ici:. »
               Et lui faisant confiance je l’ai fai:t
               et il s’est avéré que c’était la partie profonde de la pisci::ne.
               Ce n’était pas indiqué
               [c’était une-
         Lisa : [wow
         Meg : Toute la piscine était profonde.

2
  « The telling of a story and its comprehension as a story [...] is a way of processing that, in the
main, has been grossly neglected by students of mind raised either in the rationalist or in the
empiricist traditions [...] But neither of these procedures, right reason or verification, suffice
for explicating how a narrative is either put together by a speaker or interpreted by a hearer ».
Ce que les récits nous apprennent                                         19

             C’était une piscine pour faire des longueurs ou quelque chose
             comme ça.
             Elle était ENTIÈREMENT PROFONDE
       Lisa : Mhmm
       Meg : Et euh
             (pause de 0,6 sec.)
             Et je me souviens juste d’avoir avalé de l’eau
             et de penser que j’allais me noyer
             et d’être une nageuse très effRAYÉE
     Meg raconte une séquence d’événements au cours de laquelle (1) une
amie l’emmène nager, (2) son amie l’invite à sauter à deux dans une zone
spécifique de la piscine (« Viens sautons dans l’eau ici: »), (3) Meg lui « fait
confiance » et saute, (4) Meg découvre que la piscine est profonde, (5) Meg
avale de l’eau et pense qu’elle va se noyer et a très peur.
     La séquentialité est une propriété critérielle de l’ensemble des récits et
des figures qui répondent de manière prototypique aux définitions de ce
genre. Par exemple, le linguiste William Labov décrit un récit comme une
séquence de deux propositions (au moins) temporellement ordonnées
(1972). De même, le philosophe de la littérature Paul Ricœur (1981)
considère que la « dimension chronologique » (ainsi que la configuration de
l’intrigue) est une propriété centrale des récits. Même la séquence simple de
deux événements dans le temps constitue une logique narrative en ce que les
deux événements sont mis en relation l’un avec l’autre. Dans les séquences
strictement temporelles, un événement vient en premier et l’autre vient plus
tard en tant que deuxième événement :
                     Événement 1 (Précède →) Événement 2
    Dans de nombreux récits toutefois, l’organisation temporelle des
événements traduit une logique narrative plus complexe. Pourquoi est-ce
qu’un narrateur choisit de juxtaposer temporellement ces deux événements
plutôt que d’autres ? Pourquoi est-ce que dans l’extrait ci-dessus, la
narratrice réunit temporellement les événements « sauter dans l’eau »,
« avaler de l’eau » et « avoir peur de mourir » ? Les événements ordonnés
temporellement ne sont généralement pas des incidents pris au hasard : ils
sont liés par des relations qui sont pertinentes par rapport à la situation
considérée. En juxtaposant des événements, un narrateur crée généralement
l’impression que, d’une certaine façon, l’événement antérieur (par exemple,
sauter dans la partie profonde d’une piscine) entraine l’événement ultérieur
ou lui offre la possibilité de se réaliser (par exemple, avaler de l’eau et avoir
peur) :
20                                                                            Elinor Ochs

                           Événement 1 (Précède →) Événement 2
                                       (Entraine →)
     Ainsi, même en l’absence de marqueurs linguistiques signalant
l’origine, la possibilité, la probabilité, la conséquence, l’implication ou
l’utilité, des événements ordonnés dans le temps peuvent introduire une
forme de relation causale ou de dérivation.
Leçon 2 : Les événements de vie qui sont mis en récit ont tendance à
être présentés comme inhabituels, en ce qu’ils sont inattendus ou
problématiques
     Les expériences racontées par un narrateur sont souvent celles qui
viennent perturber le bon déroulement du quotidien (Labov 1966). Par
exemple, dans l’extrait ci-dessus, Meg se focalise sur un événement de son
enfance au cours duquel elle plonge dans une piscine et se retrouve
complètement immergée. Si certains de ces événements racontables peuvent
être anticipés, la plupart sont présentés comme inattendus (« il s’est avéré
que c’était la partie profonde de la pisci::ne »). Dans de nombreux récits
d’expérience personnelle, les événements vont à l’encontre des attentes
personnelles et familiales, ou de celles la communauté, concernant le bon
déroulement des événements et la manière dont on doit vivre sa vie. Comme
le note Bruner (2002 : 31) : « Un récit décrit comment des personnes voient
leurs projets dévier de leur cours et leurs attentes être froissées 3 ». De plus,
dans toutes les communautés de discours, les événements narrés sont
souvent problématiques du point de vue du narrateur ou du protagoniste
(Ochs et Capps 2001). L’activité consistant à raconter des événements de
vie imprévus ou problématiques augmente la conscience que l’on a de nos
attentes et offre une modalité sociale pour faire face à de telles expériences.
     Le caractère inattendu ou problématique d’un événement confère à la
narration un certain frisson et un élément focal qui suscite l’intérêt. Un tel
événement sert souvent d’élément central autour duquel l’intrigue est
construite (Burke 1962). L’événement inhabituel crée une tension
dramatique en attirant l’attention sur la situation de départ qui a provoqué
l’événement inattendu ou problématique, et qui a entrainé les événements
qui en ont découlé par la suite. Le cadre est un élément essentiel de
l’intrigue en ce qu’il permet non seulement de situer l’action, mais aussi
d’établir une logique qui sous-tend l’événement à narrer et/ou ses
conséquences : il peut servir à définir, par exemple, des moments, des lieux,
des connaissances partagées, des événements antérieurs et les conditions de
la situation, autant d’éléments pertinents pour le récit. Dans l’extrait ci-

3
    « Narrative is a recounting of human plans gone off the track, expectations gone awry ».
Ce que les récits nous apprennent                                           21

dessus, la narratrice pose comme cadre pertinent le fait que son amie était
une « très (.) BONNE nageuse et plongeuse » et que la piscine était
profonde. Avant cet extrait, la narratrice avait posé un autre élément du
cadre essentiel quant à la portée de son expérience :
           (1b)
           Meg : Ma mère n’a jamais pris la peine de nous donner des cours de
                 natation
                 [jusqu’à ce que j’ai tr†ei:ze ans.
           Lisa : [Ohhh
           Meg : Et donc j’avais peur de l’eau =
           Lisa : = Mmh ?
           Meg : J’aimais nager
                 mais je n’allais jamais dans la partie profonde de la piscine,
                 et tout allait bien tant que je ne m’approchais pas de la partie
                 profonde.
     Ces données du cadre expliquent pourquoi, lorsque Meg plongea dans
la piscine et comprit qu’elle était profonde, elle eut la sensation d’être
proche de la noyade. De plus, des éléments d’arrière-plan, tels que « je
n’allais jamais dans la partie profonde de la piscine » et « tout allait bien
tant que je ne m’approchais pas de la partie profonde », annoncent
l’expérience traumatisante de la piscine qui viendra par la suite. Parfois un
narrateur ne dévoilera de tels éléments d’arrière-plan que tard dans son
récit : cela peut servir à produire un effet dramatique (ce que par exemple
les théoriciens du cinéma appellent « une révélation retardée » 4 (Sharff
1982)), ou cela peut s’expliquer par le fait que le narrateur ne comprend que
progressivement la manière dont une expérience est ancrée dans des
conditions passées ou présentes, ou encore par le fait que le narrateur a une
raison particulière pour cacher ces éléments pertinents (Ochs, Smith, et
Taylor 1989).
     En plus de resituer les événements inattendus ou problématiques dans
un cadre, les lignes directrices de l’intrigue créent du lien entre les
événements et leurs conséquences. Par exemple, un narrateur peut mettre en
place une logique narrative en décrivant la manière dont un événement
inattendu ou problématique a suscité une réaction psychologique ou
physiologique chez l’un des protagonistes. Meg raconte ainsi comment le
fait de plonger dans une piscine lui fit prendre conscience qu’elle se trouvait
dans de l’eau profonde et qu’elle avait peur. Par la suite, elle s’étend sur les
conséquences psychologiques plus durables :

4
    « slow disclosure ».
22                                                                   Elinor Ochs

       (1c)
       Meg : et après ça, me considérer comme euh
             (pause de 0,3 sec.)
             n’étant pas à la hauteur lorsqu’il s’agit de na†ger
       Lisa : Mmh
       Meg : Me sentir inFÉRieure à mon amie et embarrassée
             parce que je m’étais presque noyée.
     Souvent, un narrateur racontera les tentatives ultérieures d’un
protagoniste pour résoudre ou comprendre la nature problématique ou
inattendue d’un événement. Plus tard dans son récit, Meg explique comment
elle a partiellement surmonté son sentiment d’impuissance :
       (1d)
       Meg : Lorsque j’ai appris à nager à la YMCA
             je me suis révélée être une nageuse correcte.
     Quand bien même, sa confiance en soi ne fut jamais entièrement
restaurée :
       (1e)
       Meg : Mais néanmoins je ne euh (pause de 0,3 sec.) dirais pas
             que je suis une bo::nne nageuse.
             Je - en fait tu sais, je ressen::s toujours d’une manière ou d’une
             autre euh (pause de 0,4 sec.) toujours une certaine peur de
             l’eau.
    En effet, une fois Meg devenue adulte, ces sentiments de peur et
d’angoisse se sont transformés en crises de panique (Capps et Ochs
1995a, b). Ce dénouement est lié à une autre des conséquences possibles
d’un événement inattendu ou problématique, à savoir un changement d’état
chez une personne ou un objet. De la même façon, des narrateurs ont pu
nous raconter comment, par exemple, un accident de snowboard s’est soldé
par une blessure handicapante, comment quelqu’un s’est brûlé la bouche
avec un piment, ou encore comment un tremblement de terre fit s’écrouler
des immeubles (Ochs and Capps 2001).
Leçon 3 : Les récits d’expérience personnelle sont organisés autour
d’une temporalité à échelle humaine, où le présent dont on fait
l’expérience est rattaché à un passé remémoré, à un futur anticipé,
et/ou à un moment imaginaire
    Lorsque des narrateurs racontent une expérience humaine, ils ont
tendance à l’inscrire dans un cadre temporel qui fait écho à leurs
expériences, leurs souvenirs, à ce qu’ils anticipent et à ce qu’ils imaginent.
En complément du temps mesuré objectivement, on trouve une conception
Ce que les récits nous apprennent                                        23

phénoménologique du temps qui s’inspire de l’idée philosophique selon
laquelle les êtres humains ont une conscience du présent où se mêlent les
souvenirs de leur vie passée et la trajectoire en attente d’être actualisée que
suivra leur vie, qu’elle soit projetée ou imaginée (Saint Augustin 1961
[4ème siècle apr. J.-C.] ; Husserl 1991 ; Heidegger 1962 ; Ricœur 1984,
1985, 1988). Chez Heidegger, les souvenirs d’expériences passées passent
par le prisme de nos soucis présents concernant notre finitude et notre futur
incertain, soucis à travers lesquels le Dasein (Être-là) se constitue. Certaines
expériences passées peuvent s’insinuer de manière prégnante dans notre
conscience du présent (par exemple, plonger dans une piscine profonde),
tandis que d’autres restent à distance. Par ailleurs, le souvenir du passé peut
susciter des pensées ou des actions qui nous orientent vers différents
horizons d’événements futurs.
     Le fait qu’un récit tende vers le futur s’exprime souvent par le
déploiement d’événements à la fois dirigés vers l’avenir, et poussés par des
événements et des circonstances antérieurs. Comme mentionné dans la
leçon 2, un cadre spatio-temporel peut annoncer un événement
problématique, et/ou un événement problématique peut provoquer des
changements d’état physique ou mettre en branle les intentions, les désirs et
les actions des protagonistes. Si le récit que Meg fait de son expérience à la
piscine consiste en une suite de mésaventures involontaires et
incontrôlables, dans d’autres récits la temporalité implique davantage de
réactions contrôlées orientées vers l’avenir, telles que la préparation ou
l’application d’un plan d’action. Par exemple, dans l’extrait (2a) ci-dessous,
une mère raconte à son fils comment le braquage d’une banque a entrainé
l’installation d’une vitre de protection au guichet :
       (2a)
       Mère : Et tu sais ce qui s’est passé aujourd’hui
             quand je suis allée à la banque ?
       Fils : Quoi.
       Mère : Non pas qu’il se soit passé quelque chose
             mais ils ont dû installer une très très haute
             ((elle lève sa main très haut au-dessus de sa tête et regarde
             vers le haut))
             vi:tre pare-balle (.) devant
             l’endroit où les employés prennent ton argent
             (pause de 0,2 sec.)
             parce qu’il y a quelques mois
             [il y a eu un braqu- il y a un braqueur armé =
       Fils : [Sont-ils ( )
       Mère : = qui est entré.
24                                                                   Elinor Ochs

              Et il a blessé certains employés
              et a dit « Donnez-moi votre argent »
     Cet extrait illustre également le fait que l’organisation temporelle d’un
récit ne suit pas nécessairement un ordre chronologique. L’épisode narré
commence par la description des travaux effectués au sein d’une banque
située à proximité du lieu de résidence des protagonistes et se poursuit avec
l’incident dangereux qui a conduit à ces modifications.
     Les récits décrivant un incident passé peuvent être liés à des
événements de vie orientés vers l’avenir qui se situent en dehors du cadre
temporel de l’expérience passée racontée. Dans certains cas, le récit
d’événements passés « incite » les interlocuteurs à se projeter dans un avenir
en attente d’être réalisé (Goodwin 1990). Dans d’autres cas, spéculer quant
à ce que nous réserve l’avenir peut pousser des interlocuteurs à se tourner
vers un incident passé pertinent. Par exemple, juste avant le récit du
braquage de banque, certains membres de la famille interdisent au fils âgé
de cinq ans d'emmener un faux briquet, qu'il a fabriqué avec du papier
d'aluminium, à l'école. Sa mère et sa sœur ainée pensent que quelqu’un
pourrait le confondre avec un véritable briquet :
       (2b)
       Fils : MAMAN REGARDE
              (pause de 0,3 sec.)
              [MAMAN un briquet
              [((il tend le faux « briquet » fait en papier d’aluminium vers sa
              mère))
       Fille : Il y a pas intérêt.
       Mère : Il ressemble vraiment à un briquet Brian
             [Je pensais que tu en a†vais un
       Père : [((il regarde son fils))
       Fils : Un petit
       Fille : [Et bien, ne l’emmène pas à l’école
               [((regardant son frère))
       Fils : [Pourquoi ?
               [((regardant sa sœur))
       Mère : ((elle regarde sa fille))
       Fille : Tu pourrais avoir de gro:s ennuis.
               Si j’emmenais quelque chose comme ça à l’école ?
               ((elle regarde son père))
               Et l’enseignante pensait que c’était un briquet ?
               [Elle - Je me ferais renvoyer
               [((regardant son frère, hochant de la tête))
Ce que les récits nous apprennent                                         25

       Père : Nous ↑ nous savons vraiment que ce n’est pas un briquet,
              n’est-ce pas ?
       Fils : Ouais
       Mère : Mais quelqu’un d’autre ne le saurait peut-être pas
       Fille : Ouais
     À ce moment-là, la mère crée un lien entre deux situations futures
envisageables, celle des professeurs prenant le faux briquet pour un vrai et
celle des employés de banque confondant un faux pistolet avec une véritable
arme :
       (2c)
       Mère : [Un peu comme ce-
             [((elle regarde son fils))
       Fils : [Qu’est-ce que le professeur ferait si je?
               [((il regarde sa mère))
       Mère : comme ce faux pistolet dont je parlais à Billy l’autre jour
             que des personnes ont été arrêtée:s
             [((elle regarde le père et se tourne vers son fils))
       Père : [((il regarde la mère))
       Mère : pour avoir brandi des faux pistolets dans des ban:ques
             parce que parfois l’employé de banque pense
             que c’est un vrai braqueur
             ((elle regarde le père))
             (pause de 0,4 sec.)
       Père : ((il hoche de la tête))
       Fille : avec un vrai pistolet
     Après que le père et la fille ont confirmé les risques liés aux faux
pistolets, et par extension aux faux briquets, la mère commence le récit (voir
(2a)) de l’installation de la vitre pare-balle dans la banque après le braquage
(« Et tu sais ce qui s’est passé aujourd’hui quand je suis allée à la
banque ? »).
     Ces extraits illustrent la manière dont imagination et souvenirs
s’entremêlent au cours de la narration. Les interlocuteurs peuvent naviguer
entre plusieurs domaines temporels lorsqu’ils mettent en récit une séquence
d’événements. Ces différentes temporalités sont présentées à la conscience
dialogique par le biais de la narration. Dans l’extrait (2b), la fille élabore un
récit qui décrit une séquence d’événements futurs hypothétiques :
       « Si j’emmenais quelque chose comme ça à l’école ? »
                  → « Et l’enseignante pensait que c’était un briquet ? »
                            → « Elle - Je me ferais renvoyer »
26                                                           Elinor Ochs

     Par la suite, dans l’extrait (2c) la mère raconte une séquence
d’événements communs passés au cours de laquelle des personnes ayant
« brandi des faux pistolets dans des banques » « ont été arrêtées » parce
qu’on pensait qu’il s’agissait de « vrais voleurs ». Ce scénario pousse
ensuite la mère et ses interlocuteurs (extrait (2a)) à raconter la séquence
effrayante du braquage de banque qui a conduit à l’installation d’une vitre
de protection. De cette manière, des angoisses portant sur l’avenir appellent
le souvenir de dangers passés.
Leçon 4 : La capacité à transformer des expériences personnelles en
une multiplicité de logiques narratives est une des réussites
caractéristiques de l’espèce humaine
     Les restitutions sémiotiques d’événements de vie par des espèces autres
que l’espèce humaine sont extrêmement limitées et respectent des
conventions très strictes : elles se concentrent sur un événement unique
récent ou imminent, tel que la présence de nourriture ou d’un prédateur
(Deacon 1997 ; Gould et Gould 1988 ; Sugiyama 1996 ; von Frisch 1967).
Les narrateurs humains, en comparaison, ont le privilège de pouvoir recourir
à un répertoire riche de formes symboliques et de genres historiquement
déterminés (par exemple les ragots, les témoignages, les confessions, les
rapports de témoins oculaires, les journaux intimes, les mémoires, les récits
de rêve), auxquels s’ajoutent des stratégies stylistiques pour nuancer la
restitution de leurs expériences personnelles. Et tout événement de vie peut
être mis en récit tant qu’il peut être pris en charge par l’interface de la
culture et de l’esprit humain, qui s’appuie sur la mémoire, l’anticipation et
l’imagination.
     La volonté d’imposer une logique à nos expériences vécues se retrouve
partout, dans toutes les langues et dans tous les groupes sociaux, qu’ils
soient petits ou grands, et tout au long d’une vie, cette volonté émergeant
dès les premiers stades du développement du langage. L’omniprésence de
ce désir de faire part de nos expériences s’explique facilement. La condition
humaine est telle que nous ne faisons pas que agir sur et dans le monde,
nous soumettons nos actions à un examen critique, examen sur lequel nous
revenons également. Pris au milieu d’une expérience, nous sommes myopes
et nous ne pouvons en déduire la signification au vu de nos attentes
concernant les différentes facettes de notre condition humaine – qu’il
s’agisse de personnes, d’objets, d’environnements, d’activités, ou d’états
internes. Au cours d’un récit, nous ne rejouons pas une expérience telle
quelle, mais nous la considérons à la lumière de facteurs sociaux et
psychologiques.
Ce que les récits nous apprennent                                                 27

Leçon 5 : Les expériences personnelles sont racontées à l’aide de deux
pratiques différentes
 Pratique narrative 1                                 Pratique narrative 2
 Les narrateurs proposent une                         Les narrateurs interrogent ou
 logique d’expérience cohérente                       remettent en cause la
 comprenant un événement                              signification ou l’exactitude
 inattendu/problématique et sa                        d’une logique d’expérience
 résolution.                                          rapportée.

     Si l’on pense que les récits d’expérience personnelle font surgir un
dilemme pour les protagonistes, la Pratique narrative 1 génère à la fois le
dilemme et sa résolution. Le récit du braquage de banque illustre la Pratique
narrative 1 en ce qu’il présente à la fois l’incident problématique du
braquage de banque et la manière dont le problème a été résolu par la suite,
à savoir l’installation d’une vitre pare-balle au niveau des guichets. Si cette
pratique narrative décrit une façon de surmonter les épreuves de la vie, la
Pratique narrative 2 invite les narrateurs à tester plusieurs logiques
d’expérience et à interroger ce qui s’est passé, les raisons pour lesquelles
cela s’est passé, et/ou l’importance d’un événement eu égard à la vie plus
généralement (Morson 1994 ; Ochs and Capps 2001), comme dans l’extrait
(3) ci-dessous (Ochs, Taylor, et al. 1992 : 52-3). Dans cet extrait, la
séquence d’événements passés est narrée par des personnes qui sont aussi
des protagonistes de l’histoire, et ils débattent de ce que chacun a pensé, dit
et fait au cours d’un événement impliquant des négatifs photographiques. Ils
débattent également du caractère moral des uns et des autres, chacun
accusant les autres d’être irresponsables, ce qu’à leur tour ils réfutent :
       (3)
       Marie : Jon – Est-ce que t’as les négatifs des photos du (poney?) ?
       Jon :   Oui –
               Ils sont tou:s dans ton placard ((il le désigne du doigt))
       Marie : ((elle s’éclaircit la gorge)) J’aurais préféré que tu le dises à
               (Janie)
               parce que c’est pour ça que je l’ai envoyée en bas
               (parce que/et) Susan les voulait – quand elle est venue ↑ –
               (donc elle pouvait) partir (si) elle prenait mon rouleau de
               pellicule =
       Jon :   = ((en haussant les épaules légèrement)) Désolé –
               J’ai dit à Janie que je n’avais pas le temps d’entrer–
               Janie ne m’a pas demandé ça –
               Ce que Janie m’a demandé c’est –
               Est-ce que je peux avoir le négatif pou:r la photo de Susan –
28                                                                    Elinor Ochs

               [Ca voulait dire que je devais jeter un œil à tous ces négatifs
               [((la voix voilée))
               et j’étais - j’ai dit « Hé je .n – Je n’ai pas –
               Dis lui que je n’ai pas le temps de faire ça maintenant »
               ...
               J’ai fait du mieux que je pouvais avec les informations qu’on
               m’a données
               ...
               Je ne savais pas =
               ...
               = que tu avais besoin de savoir où se trouvait – le film
               ...
               (‘i) Janie était sortie et m’avait dit –
               « Papa tu peux dire à M:Maman
               où sont les films - des pho†tos »
               J’aurais dit « Oui ? Janie »
       Marie : [Et bien, quand elle aura huit ou neuf ans =
       Jon :   [Janie est sortie =
       Marie : = Je parie qu’elle pourra faire ça
              ...
       Jon : TOI: t’as plus de huit ou neuf ans n’est-ce pas ?
       Marie : Oui: – et c’est exactement ce que je lui ai dit de te dire ↑ =
       Jon :   Ah oui ?
       Marie : = c’est de trouver où sont les négatifs. =
               ...
       Marie : = pour que je les donne à Susan
               (pause de 0,2 sec.)
       Jon:    Je↑ vois –
               Et bien elle n’a pas elle n’a-
               elle ne m’a pas transmis ton message =
               ...
               = de la manière dont tu le voulais
               ((le récit continue))
     La Pratique narrative 2 implique d’envisager différentes manières de
concevoir une expérience, y compris la possibilité que certaines épreuves de
la vie, telles qu’une maladie grave, puissent être insolubles. Dans toutes les
communautés, la narration, telle qu’elle est pratiquée au quotidien, permet
aux êtres humains d’examiner différentes facettes de leur vécu et d’essayer
de les réunir sous une même logique temporelle, causale et morale.
     Lorsqu’ils racontent une expérience personnelle, les narrateurs sont
tiraillés entre le désir de restituer les événements de vie de manière
cohérente et le désir de construire un récit qui soit authentique ou, en
Ce que les récits nous apprennent                                    29

d’autres termes, qui fasse écho à la manière dont ils ont vécu, ressenti et
compris les événements en train d’être narrés. Toutefois, le désir de rendre
leur vécu cohérent est si fort qu’il écrase souvent le désir d’authenticité. Les
narrateurs veulent des explications concernant les événements racontés ainsi
que des règles éthiques décrivant comment y prendre part. Parce qu’ils
souhaitent que les événements fassent sens, ils construisent, à la fois pour
eux-mêmes et pour leurs interlocuteurs, des récits imbus de certitude morale
qui ont un début, un milieu et une fin (Bernstein 1994 ; Morson 1994). La
caractéristique la plus importante de ces récits est qu’ils offrent un cadre
dans lequel gérer des situations imprévues. Les récits « domestiquent » des
événements de vie inattendus à l’aide de schémas culturels permettant de les
interpréter (Bruner 2002). Les événements focalisateurs sont organisés en
genres culturels d’expérience, des précédents sont établis, et les éventuelles
incartades, ainsi que les manières de les gérer, sont esquissées. Les récits
cohérents peuvent être rhétoriquement persuasifs et exhiber les
caractéristiques de ce que Mary Louise Pratt (1977) nomme les « textes
vitrine » 5 . Ces récits d’expérience personnelle efficaces sont comme des
drames du quotidien qui partagent des qualités esthétiques avec les genres
littéraires.
     L’authenticité ne joue qu’un rôle secondaire par rapport aux grilles
culturelles canoniques servant à interpréter des événements. Par exemple,
les soi-disant « grands récits » traitant de la guerre ou de maladies graves
prennent bien souvent le pas sur la restitution individuelle de telles
expériences (Morrison 1994). Les modèles de récit standards, permettant de
faire sens de nos expériences, sont omniprésents, aussi bien dans les médias
de masse que chez les conseillers professionnels, les paires, ou les membres
d’une famille, qui donnent des conseils quant à l’interprétation d’une
expérience spécifique en se fondant sur leurs expériences parallèles ou tout
autre précédent.
     Néanmoins, les récits d’expérience personnelle cohérents peuvent se
défaire lorsque les narrateurs souhaitent comprendre des événements et les
explorer plus avant, d’une manière qui cerne comment eux-mêmes et
d’autres protagonistes ont pensé, agi et vécu ces événements. Des récits
canoniques cohérents peuvent tout simplement ne pas paraitre fidèles à des
personnes ayant pris part à des événements ou à des personnes les ayant
analysés. C’est le cas par exemple des vétérans de la guerre du Viêt-Nam et
des militants pacifistes qui ont réfuté les récits officiels de la guerre
(O’Brien 1990). De même, des personnes souffrant d’une maladie
chronique peuvent rejeter les récits de guérison du corps médical (Mattingly

5
    « display texts ».
30                                                              Elinor Ochs

1998). Même, ou tout particulièrement, dans des contextes intimes, comme
lorsqu’il s’agit de narrer des événements devant des amis, des membres de
sa famille ou des guérisseurs, les narrateurs peuvent émettre des doutes
quant à la version des faits établie par eux-mêmes ou par d’autres. Les
interlocuteurs prenant part à la reconstitution d’événements par le biais d’un
récit peuvent même suggérer des scénarios alternatifs ou poser des questions
qui laissent une certaine ambiguïté quant aux contours d’une expérience.
Leçon 6 : La recherche d’une logique d’événement cohérente et la
recherche d’une expérience authentique influencent de manières
différentes les pratiques narratives
     La pratique narrative qui penche du côté de la cohérence (Pratique
narrative 1) a plus de chances d’être accaparée par un narrateur principal
actif, tandis que la pratique narrative qui passe par un questionnement
ouvert (Pratique narrative 2) implique généralement la participation active
de plusieurs narrateurs qui composent le récit d’expérience personnel de
manière collaborative.
     Les récits qui penchent vers un plus grand degré de cohérence se prêtent
davantage à la performance et à la modélisation didactique, tandis que les
récits qui consacrent du temps au questionnement avant de chercher une
certaine cohérence, sont plus propices à un processus de résolution ouvert et
dialogique. Si l’on admet que le fait de raconter des événements de vie est
motivé avant tout par la volonté de faire sens de ces événements, et si l’on
admet que faire sens d’événements ne nécessite pas que ces événements
progressent de manière ordonnée, alors ce que l’on nomme récit peut inclure
le fait d’émettre et de répondre à des doutes, des questions, des spéculations,
des défis ou toute autre attitude évaluative.
Leçon 7 : Ces deux tendances des récits d’expérience personnelle – d’un
côté la recherche d’une logique d’événement cohérente et de l’autre la
mise à l’épreuve de logiques alternatives – ont des conséquences pour
l’analyse de la narration en tant que travail proprement humain
     La plupart des chercheurs en sciences sociales considèrent que les récits
d’expérience personnelle se limitent aux récits dotés d’une logique
d’événement qui s’inscrit dans un cadre évaluatif cohérent (Pratique
narrative 1), au détriment de l’activité narrative qui invite les interlocuteurs
à construire de manière dialogale des cadres au sein desquels organiser et
interpréter des événements (Pratique narrative 2). Cette asymétrie est
surprenante car, partout dans le monde, des personnes commencent un récit
d’expérience sans en être parfaitement maîtres ou sans avoir trouvé de
consensus quant à la forme et la signification de cette expérience. Que ce
Ce que les récits nous apprennent                                          31

soit sous la forme de ragots ou de comptes-rendus des événements de la
journée, autour d’un repas ou dans un quelconque autre cadre, les récits qui
interrogent des événements de vie se retrouvent dans nombre d’interactions
sociales informelles de par le monde. De plus, c’est précisément sur ce type
d’interaction narrative dialogale que repose, en droit et en science, l’activité
narrative visant à résoudre des problèmes de manière ouverte (Amsterdam
et Bruner 2000 ; Ochs, Taylor, et al. 1992). Dans le cadre d’un laboratoire
par exemple, les descriptions scientifiques d’événements physiques sont
ouvertes à la contradiction. Il est normal que la logique temporelle et
causale imputée aux événements soit mise à l’épreuve et révisée (Ochs et
Jacoby 1997).
Leçon 8 : Reconnaître l’existence de pratiques narratives distinctes a
des conséquences sur la manière dont la recherche doit conceptualiser
la capacité à narrer des événements de vie
    Acquérir la capacité à mettre en récit, et tout particulièrement à mettre
en récit des expériences personnelles, implique deux types d’aptitude :
   Aptitude narrative 1                              Aptitude narrative 2
   Aptitude à présenter une                          Aptitude à questionner,
   logique d’événements                              mettre à l’épreuve et
   sûre et cohérente.                                réviser une logique
                                                     d’événements.

    Chacun de ces types d’aptitude est régi par des communautés de
locuteurs-auditeurs, et chacun présente plusieurs défis cognitifs et sociaux.
L’Aptitude narrative 1 nécessite de pouvoir articuler une séquence
temporelle d’événements, situer ces événements, composer une intrigue
cohérente avec un début, un milieu et une fin, et maintenir un éclairage
moral (Berman et Slobin 1994 ; Nelson 1989 ; Stein et Glenn 1979). Ces
techniques se développent tout au long de l’enfance, mais même les jeunes
enfants produisent des récits d’expérience personnelle rudimentaires et
cohérents, comme dans l’extrait ci-dessous. La narratrice, une enfant âgée
de 23 mois nommée Emily, raconte des événements de vie qui se sont
déroulés dans son berceau la nuit (Bruner et Lucariello 1989 : 87-8) :
       (4)
       Emily : Puis Emily a pris la couverture
               et a préparé le dîner
               Emmy a mangé une fois
               et une fois Emmy malade
               Emmy voulait dîner
               Emmy (?)
32                                                              Elinor Ochs

              et Emmy a mangé la glace
              et a pris le dîner
     Dans ce passage, Emily se remémore un événement problématique
(« une fois Emmy malade »). De plus, elle rappelle une circonstance
antérieure pertinente (« Emmy a mangé une fois ») avant de raconter sa
réaction psychologique (« Emmy voulait dîner »), sa tentative pour résoudre
le problème (« et Emmy a mangé de la glace »), et sa conséquence (« et a
pris le dîner »).
     L’Aptitude narrative 2, à savoir la capacité à tester des logiques
d’événement, nécessite a minima la capacité à conceptualiser et à évaluer
plusieurs versions d’une même expérience. Cette capacité se développe
également tout au long de l’enfance et est perceptible lorsque de jeunes
enfants essayent de raconter une expérience sous forme narrative (Feldman
1989). Ainsi, les jeunes enfants prennent en considération différentes
facettes de ce qui s’est passé, ce qui se passera, ou ce qui pourrait se passer
lorsqu’ils mettent une expérience en récit. C’est le cas dans l’extrait suivant,
Emily étant cette fois âgée de 24 mois (Feldman 1989 : 109-10) :
       (5)
       Emily : Dans le lit tomber.
               En fait le lit cassé.
               Huh, huuh, Papa drôle.
               Le lit cassé.
               N’importe qui peut le ranger.
               Emmy s’endormir.
               Peut-être que le bébé et la maman achètent un berceau
               différent.
               Peut-être faire ça car l’autre cassé.
               Quoi être l’arbre est tombé.
               C’est possible.
               Je ne sais pas lequel des deux.
               Peut-être que l’arbre est tombé et a cassé le berceau.
               Je ne sais pas quelle chose est tombée.
               ...
               Le berceau l’a fait …
               L’arbre l’a fait.
               Le berceau.
               Mais je ne sais pas quel genre de dame a acheté le berceau
               …
               Mais celui-là est tombé.
               Ce berceau devoir être,
               cet arbre devait être,
               cassé cet arbre.
               Ça devoir tomber.
Ce que les récits nous apprennent                                        33

               Je ne sais pas quelle dame l’a acheté.
               Mais la dame est allée chercher ce nouveau berceau.
               Mais ensuite celui-ci était, ramène le (siège) …
               Et le tu pas censé a cassé l’arbre.
               (A cassé).
    Emily raconte une histoire à propos d’un lit cassé qui soulève un certain
nombre de questions concernant le déroulement des événements. Elle
avance plusieurs possibilités quant à ce qui a pu se produire. Le récit est
parsemé de vocabulaire se rapportant au doute, tel que « Peut-être », « C’est
possible » ou « Je ne sais pas ». Emily fait alterner plusieurs versions des
événements : « Le berceau l’a fait » → « L’arbre l’a fait ». Emily spécule
quant à la manière dont le lit s’est cassé et quant à la manière dont sa famille
va régler le problème du lit cassé : « Peut-être que le bébé et la maman
achètent un berceau différent. »
    Dans la plupart des cas, la recherche en acquisition du langage a
privilégié un modèle de récit d’après lequel aptitude narrative est synonyme
de capacité à relater une expérience en respectant une logique temporelle et
causale cohérente. On n’a que peu prêté attention au modèle également
viable d’une aptitude narrative qui s’exprime par la capacité à soumettre une
expérience à un questionnement ouvert. Dans le reste de ce chapitre, nous
allons essayer de corriger cette vision biaisée de l’aptitude narrative en
proposant un cadre d’analyse qui prend en compte l’ensemble des variantes
des récits humains. La leçon qui suit met en lumière certaines facettes de ce
que Lisa Capps et moi-même appelons une « Approche dimensionnelle »
des récits (Ochs et Capps 2001).
Leçon 9 : Les récits d’expérience personnelle peuvent être analysés en
fonction de cinq dimensions de base, chacune offrant un éventail de
réalisations possibles
     Si l’organisation en une séquence temporelle est une propriété
critérielle des récits d’expérience personnelle, d’autres propriétés, telles que
l’organisation de l’intrigue autour d’un début, d’un milieu et d’une fin, ne
s’appliquent pas nécessairement à toutes les variantes de récit,
indépendamment de la situation et de la communauté. L’Approche
dimensionnelle propose cinq dimensions présentes dans tous les récits
d’expérience personnelle, et qui s’expriment à travers un ensemble de traits
pouvant caractériser de manière variable les différents types de récit. Ces
traits variables permettent d’analyser un large éventail de pratiques
narratives. Les cinq dimensions narratives de base sont la Communauté de
narration, la Racontabilité, l’Intégration, la Linéarité, et la Posture morale.
34                                                               Elinor Ochs

     La Communauté de narration : les récits oraux d’expérience
personnelle ne sont que rarement narrés en l’absence d’autres interlocuteurs
(le cas de la jeune Emily seule dans son lit la nuit étant une exception). Dans
la plupart des sociétés de par le monde, les récits d’expérience personnelle
sont construits de manière collaborative avec d’autres interlocuteurs
(Baquedano-López 1998 ; Blum-Kulka 1997 ; Goodwin 1986 ; Haviland
1977 ; Mattingly et Garro 2000 ; Miller et al. 1996 ; Minami 1996). La
dimension de la Communauté de narration concerne le degré et le type de
participation mise en œuvre dans la co-construction d’un récit. Comme
indiqué par la flèche, la communauté de narration varie entre un co-
narrateur actif et plusieurs co-narrateurs actifs.
     Un co-narrateur actif         →          Plusieurs co-narrateurs actifs

     L’interaction narrative peut être dominée par un narrateur principal, qui
relate les événements, accompagné d’un co-narrateur relativement passif.
On trouve souvent de telles interactions dans les interviews visant à obtenir
des récits d’expérience personnelle, à l’instar du récit que Meg fait de son
plongeon dans une piscine profonde (exemple 1). Au cours de cette
interview relativement informelle, l’interviewée (Meg) est la narratrice
principale et l’interviewer (Lisa) ne contribue que peu d’information
(« wow », « Mmh », etc.). En comparaison, plusieurs membres de la famille
participent en tant que co-narrateurs actifs au récit du faux briquet, du faux
pistolet et du braquage de banque (exemple 2). Certaines interactions
narratives peuvent commencer avec un type de communauté de narration –
par exemple, un seul co-narrateur principal – et évoluer vers un autre type
de participation des narrateurs – plusieurs co-narrateurs actifs.
     La Racontabilité : La dimension de la Racontabilité prend en compte
l’importance de l’expérience racontée et le style rhétorique employé pour la
narration. Comme nous l’avons remarqué dans la Leçon 2, les récits
d’expérience personnelle ont tendance à se focaliser sur des événements qui
sortent de l’ordinaire, qui sont inattendus ou qui sont significatifs à d’autres
égards (Labov 1966 ; Labov et Waletzky 1968). Toutefois, au quotidien,
l’activité narrative passe en revue tout un éventail d’événements de vie,
parmi lesquels certains sont présentés comme très racontables et d’autres
moins :
     Degré de Racontabilité fort               Degré de Racontabilité faible
     L’expérience racontée est                 L’expérience racontée est
     présentée comme très                      présentée comme
     racontable, de manière                    moyennement racontable, de
     convaincante                              manière peu convaincante
Ce que les récits nous apprennent                                        35

     Comme le note l’anthropologue linguiste Shirley Brice Heath (1985),
les récits d’expérience personnelle obtenus par des parents auprès de leurs
enfants, peuvent être racontés à contrecœur et avec un degré d’élaboration
très faible. Ces récits se situent en bas de l’échelle de racontabilité. Le fait
qu’un incident soit considéré comme présentant un degré de racontabilité
fort dépend des cadres d’évaluation personnels, locaux et communautaires.
Par exemple, du point de vue de Meg, plonger dans une piscine et être
complètement submergée sans savoir nager constitue un souvenir fort et une
expérience très racontable. Échapper à la mort de justesse, ou toute autre
expérience extraordinaire (Labov 1966), peut être considérée comme
racontable par définition. Toutefois, des narrateurs talentueux peuvent
transformer des incidents même relativement banals en événements très
racontables à l’aide de moyens rhétoriques. En ce sens, la racontabilité
dépend du style de la narration.
     L’Intégration : La dimension de l’Intégration concerne la relation que le
récit entretient avec les discours et les activités sociales environnants. Les
récits d’expérience personnelle varient en fonction du degré et de la manière
dont ils s’intègrent aux activités en cours : ils peuvent être placés le long
d’un continuum allant de « détaché » à « intégré ». Les récits relativement
détachés ou intégrés sont différenciés en fonction des critères suivants :
 Les récits détachés                         Les récits intégrés
 - un format de tours de parole              - dans la continuité du format de
 spécifique                                  tours de parole précédent
 - un contenu thématique sans                - un contenu thématique pertinent
 rapport avec la situation                   - le même format rhétorique que
 - un format rhétorique spécifique           celui du discours environnant

     Les récits d’expérience personnelle détachés emploient un format de
tours de parole différent de celui des discours antérieurs et ultérieurs. Par
exemple, un récit détaché commencé au cours d’une conversation
informelle peut s’étendre sur un ou plusieurs tours de parole relativement
longs, ce qui le distingue des tours de parole environnants de longueur
variable. De plus, les récits détachés peuvent introduire une expérience sans
rapport avec ce dont les interlocuteurs parlaient, ou avec les activités
auxquelles ils prenaient part. Enfin, les narrateurs de récits relativement
détachés peuvent avoir recours à des techniques rhétoriques distinctives,
telles que des temps grammaticaux particuliers, un lexique différent, une
certaine qualité de voix, une intonation, un symbolisme phonétique, des
parallélismes, une révélation retardée ou toute autre stratégie stylistique
disponible. Comme mentionné précédemment, Pratt (1977) qualifie ces
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