Ce que les récits nous apprennent - Elinor Ochs Translator: Charles-Henry Morling - OpenEdition Journals
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Semen Revue de sémio-linguistique des textes et discours 37 | 2014 Approches discursives des récits de soi Ce que les récits nous apprennent Elinor Ochs Translator: Charles-Henry Morling Electronic version URL: http://journals.openedition.org/semen/9865 ISSN: 1957-780X Publisher Presses universitaires de Franche-Comté Printed version Date of publication: 1 May 2014 ISSN: 0761-2990 Electronic reference Elinor Ochs, « Ce que les récits nous apprennent », Semen [Online], 37 | 2014, Online since 22 April 2015, connection on 26 February 2020. URL : http://journals.openedition.org/semen/9865 © Presses universitaires de Franche-Comté
Elinor OCHS Université de Californie, Los Angeles Sloan Center on Everyday Lifes of Families Traduction : Charles-Henry MORLING Université Paris Diderot, UMR 7597, Histoire des Théories Linguistiques Ce que les récits nous apprennent 1 1. Introduction Ce chapitre consiste en une série de leçons tirées de l’étude de récits d’expérience personnelle. Ces leçons se fondent sur l’analyse des dynamiques à l’œuvre dans des conversations au cours desquelles un récit est narré. Les interlocuteurs y prenant part se tournent entre autres vers des amis, des membres de leur famille, des collègues, des mentors et des soigneurs pour structurer leurs expériences. Ces récits sont essentiels au maintien de la vie en société en ce qu’ils tissent et font perdurer des liens sociaux, et participent à la construction d'univers de vie partagés. Dans ces leçons, les récits d’expérience personnelle sont pensés à la fois comme un genre de discours, comme un mode de cognition et comme une activité sociale. En tant que genre culturellement déterminé, les récits d’expérience personnelle sont dotés d’une organisation textuelle interne qui leur est propre, souvent qualifiée de structure de l’intrigue (Aristote 1982 [4ème siècle av. J.-C.] ; Propp 1968). La mise en récit d’expériences personnelles fait appel à des processus cognitifs complexes tels que la mémoire, la contextualisation, l’anticipation, la représentation, l’évaluation, et plus généralement la mise en relation d’événements de vie. Comme le note Jerome Bruner (1991 : 8-9) : « Raconter une histoire et la comprendre comme une histoire [...] est un moyen de traiter l’information qui, de manière générale, a été complètement ignoré par les étudiants en sciences cognitives, éduqués soit dans un cadre rationaliste soit dans un cadre empiriste [...] Mais aucune de ces deux procédures, la raison juste ou la vérification, ne suffit à expliquer comment un récit est construit par un 1 Référence de l’article original : 2004, “Narrative lessons”, in Duranti A. (ed), A Companion to Linguistic Anthropology, Oxford, Blackwell, 269-289.
18 Elinor Ochs locuteur ou interprété par un auditeur » 2 . En tant qu’activité sociale, de par le monde, les récits d’expérience personnelle ont tendance à être dialogiques, co-racontés et même co-construits par ceux qui prennent part à l’interaction sociale en question (Goodwin 1984). Les leçons contenues dans ce chapitre montrent que les expériences personnelles peuvent soit être racontées sous la forme d’un récit cohérent avec un début, un milieu et une fin, soit comme un épisode de vie énigmatique. Ces leçons articulent ce que Ochs et Capps (2001) appellent une « Approche dimensionnelle » (voir ci-dessous) de l’analyse de ces deux tendances narratives. D’après cette approche, les caractéristiques des récits d’expérience personnelle, qu’elles soient discursives, cognitives ou sociales, propres à une communauté ou à une situation, doivent être comprises comme des manifestations variables de dimensions universellement présentes dans les récits. 2. Dix leçons tirées de récits Leçon 1 : Les récits d’expérience personnelle insufflent un ordre temporel et causal à des événements de vie inattendus Les récits peuvent présenter des qualités esthétiques plus ou moins prononcées, mais ils décrivent ou évoquent toujours une séquence ordonnée d’événements. Prenons par exemple un extrait de récit où il est question d’une enfant à qui il arrive une mésaventure dans une piscine (voir l’annexe pour l’explication des conventions de transcription) : (1a) Meg : Je me souviens, une de mes amies qui était une très (.) BONNE nageuse et plongeuse. Et une fois elle m’a emmené nager avec elle (pause de 0,4 sec.) Elle dit « Viens sautons dans l’eau ici:. » Et lui faisant confiance je l’ai fai:t et il s’est avéré que c’était la partie profonde de la pisci::ne. Ce n’était pas indiqué [c’était une- Lisa : [wow Meg : Toute la piscine était profonde. 2 « The telling of a story and its comprehension as a story [...] is a way of processing that, in the main, has been grossly neglected by students of mind raised either in the rationalist or in the empiricist traditions [...] But neither of these procedures, right reason or verification, suffice for explicating how a narrative is either put together by a speaker or interpreted by a hearer ».
Ce que les récits nous apprennent 19 C’était une piscine pour faire des longueurs ou quelque chose comme ça. Elle était ENTIÈREMENT PROFONDE Lisa : Mhmm Meg : Et euh (pause de 0,6 sec.) Et je me souviens juste d’avoir avalé de l’eau et de penser que j’allais me noyer et d’être une nageuse très effRAYÉE Meg raconte une séquence d’événements au cours de laquelle (1) une amie l’emmène nager, (2) son amie l’invite à sauter à deux dans une zone spécifique de la piscine (« Viens sautons dans l’eau ici: »), (3) Meg lui « fait confiance » et saute, (4) Meg découvre que la piscine est profonde, (5) Meg avale de l’eau et pense qu’elle va se noyer et a très peur. La séquentialité est une propriété critérielle de l’ensemble des récits et des figures qui répondent de manière prototypique aux définitions de ce genre. Par exemple, le linguiste William Labov décrit un récit comme une séquence de deux propositions (au moins) temporellement ordonnées (1972). De même, le philosophe de la littérature Paul Ricœur (1981) considère que la « dimension chronologique » (ainsi que la configuration de l’intrigue) est une propriété centrale des récits. Même la séquence simple de deux événements dans le temps constitue une logique narrative en ce que les deux événements sont mis en relation l’un avec l’autre. Dans les séquences strictement temporelles, un événement vient en premier et l’autre vient plus tard en tant que deuxième événement : Événement 1 (Précède →) Événement 2 Dans de nombreux récits toutefois, l’organisation temporelle des événements traduit une logique narrative plus complexe. Pourquoi est-ce qu’un narrateur choisit de juxtaposer temporellement ces deux événements plutôt que d’autres ? Pourquoi est-ce que dans l’extrait ci-dessus, la narratrice réunit temporellement les événements « sauter dans l’eau », « avaler de l’eau » et « avoir peur de mourir » ? Les événements ordonnés temporellement ne sont généralement pas des incidents pris au hasard : ils sont liés par des relations qui sont pertinentes par rapport à la situation considérée. En juxtaposant des événements, un narrateur crée généralement l’impression que, d’une certaine façon, l’événement antérieur (par exemple, sauter dans la partie profonde d’une piscine) entraine l’événement ultérieur ou lui offre la possibilité de se réaliser (par exemple, avaler de l’eau et avoir peur) :
20 Elinor Ochs Événement 1 (Précède →) Événement 2 (Entraine →) Ainsi, même en l’absence de marqueurs linguistiques signalant l’origine, la possibilité, la probabilité, la conséquence, l’implication ou l’utilité, des événements ordonnés dans le temps peuvent introduire une forme de relation causale ou de dérivation. Leçon 2 : Les événements de vie qui sont mis en récit ont tendance à être présentés comme inhabituels, en ce qu’ils sont inattendus ou problématiques Les expériences racontées par un narrateur sont souvent celles qui viennent perturber le bon déroulement du quotidien (Labov 1966). Par exemple, dans l’extrait ci-dessus, Meg se focalise sur un événement de son enfance au cours duquel elle plonge dans une piscine et se retrouve complètement immergée. Si certains de ces événements racontables peuvent être anticipés, la plupart sont présentés comme inattendus (« il s’est avéré que c’était la partie profonde de la pisci::ne »). Dans de nombreux récits d’expérience personnelle, les événements vont à l’encontre des attentes personnelles et familiales, ou de celles la communauté, concernant le bon déroulement des événements et la manière dont on doit vivre sa vie. Comme le note Bruner (2002 : 31) : « Un récit décrit comment des personnes voient leurs projets dévier de leur cours et leurs attentes être froissées 3 ». De plus, dans toutes les communautés de discours, les événements narrés sont souvent problématiques du point de vue du narrateur ou du protagoniste (Ochs et Capps 2001). L’activité consistant à raconter des événements de vie imprévus ou problématiques augmente la conscience que l’on a de nos attentes et offre une modalité sociale pour faire face à de telles expériences. Le caractère inattendu ou problématique d’un événement confère à la narration un certain frisson et un élément focal qui suscite l’intérêt. Un tel événement sert souvent d’élément central autour duquel l’intrigue est construite (Burke 1962). L’événement inhabituel crée une tension dramatique en attirant l’attention sur la situation de départ qui a provoqué l’événement inattendu ou problématique, et qui a entrainé les événements qui en ont découlé par la suite. Le cadre est un élément essentiel de l’intrigue en ce qu’il permet non seulement de situer l’action, mais aussi d’établir une logique qui sous-tend l’événement à narrer et/ou ses conséquences : il peut servir à définir, par exemple, des moments, des lieux, des connaissances partagées, des événements antérieurs et les conditions de la situation, autant d’éléments pertinents pour le récit. Dans l’extrait ci- 3 « Narrative is a recounting of human plans gone off the track, expectations gone awry ».
Ce que les récits nous apprennent 21 dessus, la narratrice pose comme cadre pertinent le fait que son amie était une « très (.) BONNE nageuse et plongeuse » et que la piscine était profonde. Avant cet extrait, la narratrice avait posé un autre élément du cadre essentiel quant à la portée de son expérience : (1b) Meg : Ma mère n’a jamais pris la peine de nous donner des cours de natation [jusqu’à ce que j’ai tr†ei:ze ans. Lisa : [Ohhh Meg : Et donc j’avais peur de l’eau = Lisa : = Mmh ? Meg : J’aimais nager mais je n’allais jamais dans la partie profonde de la piscine, et tout allait bien tant que je ne m’approchais pas de la partie profonde. Ces données du cadre expliquent pourquoi, lorsque Meg plongea dans la piscine et comprit qu’elle était profonde, elle eut la sensation d’être proche de la noyade. De plus, des éléments d’arrière-plan, tels que « je n’allais jamais dans la partie profonde de la piscine » et « tout allait bien tant que je ne m’approchais pas de la partie profonde », annoncent l’expérience traumatisante de la piscine qui viendra par la suite. Parfois un narrateur ne dévoilera de tels éléments d’arrière-plan que tard dans son récit : cela peut servir à produire un effet dramatique (ce que par exemple les théoriciens du cinéma appellent « une révélation retardée » 4 (Sharff 1982)), ou cela peut s’expliquer par le fait que le narrateur ne comprend que progressivement la manière dont une expérience est ancrée dans des conditions passées ou présentes, ou encore par le fait que le narrateur a une raison particulière pour cacher ces éléments pertinents (Ochs, Smith, et Taylor 1989). En plus de resituer les événements inattendus ou problématiques dans un cadre, les lignes directrices de l’intrigue créent du lien entre les événements et leurs conséquences. Par exemple, un narrateur peut mettre en place une logique narrative en décrivant la manière dont un événement inattendu ou problématique a suscité une réaction psychologique ou physiologique chez l’un des protagonistes. Meg raconte ainsi comment le fait de plonger dans une piscine lui fit prendre conscience qu’elle se trouvait dans de l’eau profonde et qu’elle avait peur. Par la suite, elle s’étend sur les conséquences psychologiques plus durables : 4 « slow disclosure ».
22 Elinor Ochs (1c) Meg : et après ça, me considérer comme euh (pause de 0,3 sec.) n’étant pas à la hauteur lorsqu’il s’agit de na†ger Lisa : Mmh Meg : Me sentir inFÉRieure à mon amie et embarrassée parce que je m’étais presque noyée. Souvent, un narrateur racontera les tentatives ultérieures d’un protagoniste pour résoudre ou comprendre la nature problématique ou inattendue d’un événement. Plus tard dans son récit, Meg explique comment elle a partiellement surmonté son sentiment d’impuissance : (1d) Meg : Lorsque j’ai appris à nager à la YMCA je me suis révélée être une nageuse correcte. Quand bien même, sa confiance en soi ne fut jamais entièrement restaurée : (1e) Meg : Mais néanmoins je ne euh (pause de 0,3 sec.) dirais pas que je suis une bo::nne nageuse. Je - en fait tu sais, je ressen::s toujours d’une manière ou d’une autre euh (pause de 0,4 sec.) toujours une certaine peur de l’eau. En effet, une fois Meg devenue adulte, ces sentiments de peur et d’angoisse se sont transformés en crises de panique (Capps et Ochs 1995a, b). Ce dénouement est lié à une autre des conséquences possibles d’un événement inattendu ou problématique, à savoir un changement d’état chez une personne ou un objet. De la même façon, des narrateurs ont pu nous raconter comment, par exemple, un accident de snowboard s’est soldé par une blessure handicapante, comment quelqu’un s’est brûlé la bouche avec un piment, ou encore comment un tremblement de terre fit s’écrouler des immeubles (Ochs and Capps 2001). Leçon 3 : Les récits d’expérience personnelle sont organisés autour d’une temporalité à échelle humaine, où le présent dont on fait l’expérience est rattaché à un passé remémoré, à un futur anticipé, et/ou à un moment imaginaire Lorsque des narrateurs racontent une expérience humaine, ils ont tendance à l’inscrire dans un cadre temporel qui fait écho à leurs expériences, leurs souvenirs, à ce qu’ils anticipent et à ce qu’ils imaginent. En complément du temps mesuré objectivement, on trouve une conception
Ce que les récits nous apprennent 23 phénoménologique du temps qui s’inspire de l’idée philosophique selon laquelle les êtres humains ont une conscience du présent où se mêlent les souvenirs de leur vie passée et la trajectoire en attente d’être actualisée que suivra leur vie, qu’elle soit projetée ou imaginée (Saint Augustin 1961 [4ème siècle apr. J.-C.] ; Husserl 1991 ; Heidegger 1962 ; Ricœur 1984, 1985, 1988). Chez Heidegger, les souvenirs d’expériences passées passent par le prisme de nos soucis présents concernant notre finitude et notre futur incertain, soucis à travers lesquels le Dasein (Être-là) se constitue. Certaines expériences passées peuvent s’insinuer de manière prégnante dans notre conscience du présent (par exemple, plonger dans une piscine profonde), tandis que d’autres restent à distance. Par ailleurs, le souvenir du passé peut susciter des pensées ou des actions qui nous orientent vers différents horizons d’événements futurs. Le fait qu’un récit tende vers le futur s’exprime souvent par le déploiement d’événements à la fois dirigés vers l’avenir, et poussés par des événements et des circonstances antérieurs. Comme mentionné dans la leçon 2, un cadre spatio-temporel peut annoncer un événement problématique, et/ou un événement problématique peut provoquer des changements d’état physique ou mettre en branle les intentions, les désirs et les actions des protagonistes. Si le récit que Meg fait de son expérience à la piscine consiste en une suite de mésaventures involontaires et incontrôlables, dans d’autres récits la temporalité implique davantage de réactions contrôlées orientées vers l’avenir, telles que la préparation ou l’application d’un plan d’action. Par exemple, dans l’extrait (2a) ci-dessous, une mère raconte à son fils comment le braquage d’une banque a entrainé l’installation d’une vitre de protection au guichet : (2a) Mère : Et tu sais ce qui s’est passé aujourd’hui quand je suis allée à la banque ? Fils : Quoi. Mère : Non pas qu’il se soit passé quelque chose mais ils ont dû installer une très très haute ((elle lève sa main très haut au-dessus de sa tête et regarde vers le haut)) vi:tre pare-balle (.) devant l’endroit où les employés prennent ton argent (pause de 0,2 sec.) parce qu’il y a quelques mois [il y a eu un braqu- il y a un braqueur armé = Fils : [Sont-ils ( ) Mère : = qui est entré.
24 Elinor Ochs Et il a blessé certains employés et a dit « Donnez-moi votre argent » Cet extrait illustre également le fait que l’organisation temporelle d’un récit ne suit pas nécessairement un ordre chronologique. L’épisode narré commence par la description des travaux effectués au sein d’une banque située à proximité du lieu de résidence des protagonistes et se poursuit avec l’incident dangereux qui a conduit à ces modifications. Les récits décrivant un incident passé peuvent être liés à des événements de vie orientés vers l’avenir qui se situent en dehors du cadre temporel de l’expérience passée racontée. Dans certains cas, le récit d’événements passés « incite » les interlocuteurs à se projeter dans un avenir en attente d’être réalisé (Goodwin 1990). Dans d’autres cas, spéculer quant à ce que nous réserve l’avenir peut pousser des interlocuteurs à se tourner vers un incident passé pertinent. Par exemple, juste avant le récit du braquage de banque, certains membres de la famille interdisent au fils âgé de cinq ans d'emmener un faux briquet, qu'il a fabriqué avec du papier d'aluminium, à l'école. Sa mère et sa sœur ainée pensent que quelqu’un pourrait le confondre avec un véritable briquet : (2b) Fils : MAMAN REGARDE (pause de 0,3 sec.) [MAMAN un briquet [((il tend le faux « briquet » fait en papier d’aluminium vers sa mère)) Fille : Il y a pas intérêt. Mère : Il ressemble vraiment à un briquet Brian [Je pensais que tu en a†vais un Père : [((il regarde son fils)) Fils : Un petit Fille : [Et bien, ne l’emmène pas à l’école [((regardant son frère)) Fils : [Pourquoi ? [((regardant sa sœur)) Mère : ((elle regarde sa fille)) Fille : Tu pourrais avoir de gro:s ennuis. Si j’emmenais quelque chose comme ça à l’école ? ((elle regarde son père)) Et l’enseignante pensait que c’était un briquet ? [Elle - Je me ferais renvoyer [((regardant son frère, hochant de la tête))
Ce que les récits nous apprennent 25 Père : Nous ↑ nous savons vraiment que ce n’est pas un briquet, n’est-ce pas ? Fils : Ouais Mère : Mais quelqu’un d’autre ne le saurait peut-être pas Fille : Ouais À ce moment-là, la mère crée un lien entre deux situations futures envisageables, celle des professeurs prenant le faux briquet pour un vrai et celle des employés de banque confondant un faux pistolet avec une véritable arme : (2c) Mère : [Un peu comme ce- [((elle regarde son fils)) Fils : [Qu’est-ce que le professeur ferait si je? [((il regarde sa mère)) Mère : comme ce faux pistolet dont je parlais à Billy l’autre jour que des personnes ont été arrêtée:s [((elle regarde le père et se tourne vers son fils)) Père : [((il regarde la mère)) Mère : pour avoir brandi des faux pistolets dans des ban:ques parce que parfois l’employé de banque pense que c’est un vrai braqueur ((elle regarde le père)) (pause de 0,4 sec.) Père : ((il hoche de la tête)) Fille : avec un vrai pistolet Après que le père et la fille ont confirmé les risques liés aux faux pistolets, et par extension aux faux briquets, la mère commence le récit (voir (2a)) de l’installation de la vitre pare-balle dans la banque après le braquage (« Et tu sais ce qui s’est passé aujourd’hui quand je suis allée à la banque ? »). Ces extraits illustrent la manière dont imagination et souvenirs s’entremêlent au cours de la narration. Les interlocuteurs peuvent naviguer entre plusieurs domaines temporels lorsqu’ils mettent en récit une séquence d’événements. Ces différentes temporalités sont présentées à la conscience dialogique par le biais de la narration. Dans l’extrait (2b), la fille élabore un récit qui décrit une séquence d’événements futurs hypothétiques : « Si j’emmenais quelque chose comme ça à l’école ? » → « Et l’enseignante pensait que c’était un briquet ? » → « Elle - Je me ferais renvoyer »
26 Elinor Ochs Par la suite, dans l’extrait (2c) la mère raconte une séquence d’événements communs passés au cours de laquelle des personnes ayant « brandi des faux pistolets dans des banques » « ont été arrêtées » parce qu’on pensait qu’il s’agissait de « vrais voleurs ». Ce scénario pousse ensuite la mère et ses interlocuteurs (extrait (2a)) à raconter la séquence effrayante du braquage de banque qui a conduit à l’installation d’une vitre de protection. De cette manière, des angoisses portant sur l’avenir appellent le souvenir de dangers passés. Leçon 4 : La capacité à transformer des expériences personnelles en une multiplicité de logiques narratives est une des réussites caractéristiques de l’espèce humaine Les restitutions sémiotiques d’événements de vie par des espèces autres que l’espèce humaine sont extrêmement limitées et respectent des conventions très strictes : elles se concentrent sur un événement unique récent ou imminent, tel que la présence de nourriture ou d’un prédateur (Deacon 1997 ; Gould et Gould 1988 ; Sugiyama 1996 ; von Frisch 1967). Les narrateurs humains, en comparaison, ont le privilège de pouvoir recourir à un répertoire riche de formes symboliques et de genres historiquement déterminés (par exemple les ragots, les témoignages, les confessions, les rapports de témoins oculaires, les journaux intimes, les mémoires, les récits de rêve), auxquels s’ajoutent des stratégies stylistiques pour nuancer la restitution de leurs expériences personnelles. Et tout événement de vie peut être mis en récit tant qu’il peut être pris en charge par l’interface de la culture et de l’esprit humain, qui s’appuie sur la mémoire, l’anticipation et l’imagination. La volonté d’imposer une logique à nos expériences vécues se retrouve partout, dans toutes les langues et dans tous les groupes sociaux, qu’ils soient petits ou grands, et tout au long d’une vie, cette volonté émergeant dès les premiers stades du développement du langage. L’omniprésence de ce désir de faire part de nos expériences s’explique facilement. La condition humaine est telle que nous ne faisons pas que agir sur et dans le monde, nous soumettons nos actions à un examen critique, examen sur lequel nous revenons également. Pris au milieu d’une expérience, nous sommes myopes et nous ne pouvons en déduire la signification au vu de nos attentes concernant les différentes facettes de notre condition humaine – qu’il s’agisse de personnes, d’objets, d’environnements, d’activités, ou d’états internes. Au cours d’un récit, nous ne rejouons pas une expérience telle quelle, mais nous la considérons à la lumière de facteurs sociaux et psychologiques.
Ce que les récits nous apprennent 27 Leçon 5 : Les expériences personnelles sont racontées à l’aide de deux pratiques différentes Pratique narrative 1 Pratique narrative 2 Les narrateurs proposent une Les narrateurs interrogent ou logique d’expérience cohérente remettent en cause la comprenant un événement signification ou l’exactitude inattendu/problématique et sa d’une logique d’expérience résolution. rapportée. Si l’on pense que les récits d’expérience personnelle font surgir un dilemme pour les protagonistes, la Pratique narrative 1 génère à la fois le dilemme et sa résolution. Le récit du braquage de banque illustre la Pratique narrative 1 en ce qu’il présente à la fois l’incident problématique du braquage de banque et la manière dont le problème a été résolu par la suite, à savoir l’installation d’une vitre pare-balle au niveau des guichets. Si cette pratique narrative décrit une façon de surmonter les épreuves de la vie, la Pratique narrative 2 invite les narrateurs à tester plusieurs logiques d’expérience et à interroger ce qui s’est passé, les raisons pour lesquelles cela s’est passé, et/ou l’importance d’un événement eu égard à la vie plus généralement (Morson 1994 ; Ochs and Capps 2001), comme dans l’extrait (3) ci-dessous (Ochs, Taylor, et al. 1992 : 52-3). Dans cet extrait, la séquence d’événements passés est narrée par des personnes qui sont aussi des protagonistes de l’histoire, et ils débattent de ce que chacun a pensé, dit et fait au cours d’un événement impliquant des négatifs photographiques. Ils débattent également du caractère moral des uns et des autres, chacun accusant les autres d’être irresponsables, ce qu’à leur tour ils réfutent : (3) Marie : Jon – Est-ce que t’as les négatifs des photos du (poney?) ? Jon : Oui – Ils sont tou:s dans ton placard ((il le désigne du doigt)) Marie : ((elle s’éclaircit la gorge)) J’aurais préféré que tu le dises à (Janie) parce que c’est pour ça que je l’ai envoyée en bas (parce que/et) Susan les voulait – quand elle est venue ↑ – (donc elle pouvait) partir (si) elle prenait mon rouleau de pellicule = Jon : = ((en haussant les épaules légèrement)) Désolé – J’ai dit à Janie que je n’avais pas le temps d’entrer– Janie ne m’a pas demandé ça – Ce que Janie m’a demandé c’est – Est-ce que je peux avoir le négatif pou:r la photo de Susan –
28 Elinor Ochs [Ca voulait dire que je devais jeter un œil à tous ces négatifs [((la voix voilée)) et j’étais - j’ai dit « Hé je .n – Je n’ai pas – Dis lui que je n’ai pas le temps de faire ça maintenant » ... J’ai fait du mieux que je pouvais avec les informations qu’on m’a données ... Je ne savais pas = ... = que tu avais besoin de savoir où se trouvait – le film ... (‘i) Janie était sortie et m’avait dit – « Papa tu peux dire à M:Maman où sont les films - des pho†tos » J’aurais dit « Oui ? Janie » Marie : [Et bien, quand elle aura huit ou neuf ans = Jon : [Janie est sortie = Marie : = Je parie qu’elle pourra faire ça ... Jon : TOI: t’as plus de huit ou neuf ans n’est-ce pas ? Marie : Oui: – et c’est exactement ce que je lui ai dit de te dire ↑ = Jon : Ah oui ? Marie : = c’est de trouver où sont les négatifs. = ... Marie : = pour que je les donne à Susan (pause de 0,2 sec.) Jon: Je↑ vois – Et bien elle n’a pas elle n’a- elle ne m’a pas transmis ton message = ... = de la manière dont tu le voulais ((le récit continue)) La Pratique narrative 2 implique d’envisager différentes manières de concevoir une expérience, y compris la possibilité que certaines épreuves de la vie, telles qu’une maladie grave, puissent être insolubles. Dans toutes les communautés, la narration, telle qu’elle est pratiquée au quotidien, permet aux êtres humains d’examiner différentes facettes de leur vécu et d’essayer de les réunir sous une même logique temporelle, causale et morale. Lorsqu’ils racontent une expérience personnelle, les narrateurs sont tiraillés entre le désir de restituer les événements de vie de manière cohérente et le désir de construire un récit qui soit authentique ou, en
Ce que les récits nous apprennent 29 d’autres termes, qui fasse écho à la manière dont ils ont vécu, ressenti et compris les événements en train d’être narrés. Toutefois, le désir de rendre leur vécu cohérent est si fort qu’il écrase souvent le désir d’authenticité. Les narrateurs veulent des explications concernant les événements racontés ainsi que des règles éthiques décrivant comment y prendre part. Parce qu’ils souhaitent que les événements fassent sens, ils construisent, à la fois pour eux-mêmes et pour leurs interlocuteurs, des récits imbus de certitude morale qui ont un début, un milieu et une fin (Bernstein 1994 ; Morson 1994). La caractéristique la plus importante de ces récits est qu’ils offrent un cadre dans lequel gérer des situations imprévues. Les récits « domestiquent » des événements de vie inattendus à l’aide de schémas culturels permettant de les interpréter (Bruner 2002). Les événements focalisateurs sont organisés en genres culturels d’expérience, des précédents sont établis, et les éventuelles incartades, ainsi que les manières de les gérer, sont esquissées. Les récits cohérents peuvent être rhétoriquement persuasifs et exhiber les caractéristiques de ce que Mary Louise Pratt (1977) nomme les « textes vitrine » 5 . Ces récits d’expérience personnelle efficaces sont comme des drames du quotidien qui partagent des qualités esthétiques avec les genres littéraires. L’authenticité ne joue qu’un rôle secondaire par rapport aux grilles culturelles canoniques servant à interpréter des événements. Par exemple, les soi-disant « grands récits » traitant de la guerre ou de maladies graves prennent bien souvent le pas sur la restitution individuelle de telles expériences (Morrison 1994). Les modèles de récit standards, permettant de faire sens de nos expériences, sont omniprésents, aussi bien dans les médias de masse que chez les conseillers professionnels, les paires, ou les membres d’une famille, qui donnent des conseils quant à l’interprétation d’une expérience spécifique en se fondant sur leurs expériences parallèles ou tout autre précédent. Néanmoins, les récits d’expérience personnelle cohérents peuvent se défaire lorsque les narrateurs souhaitent comprendre des événements et les explorer plus avant, d’une manière qui cerne comment eux-mêmes et d’autres protagonistes ont pensé, agi et vécu ces événements. Des récits canoniques cohérents peuvent tout simplement ne pas paraitre fidèles à des personnes ayant pris part à des événements ou à des personnes les ayant analysés. C’est le cas par exemple des vétérans de la guerre du Viêt-Nam et des militants pacifistes qui ont réfuté les récits officiels de la guerre (O’Brien 1990). De même, des personnes souffrant d’une maladie chronique peuvent rejeter les récits de guérison du corps médical (Mattingly 5 « display texts ».
30 Elinor Ochs 1998). Même, ou tout particulièrement, dans des contextes intimes, comme lorsqu’il s’agit de narrer des événements devant des amis, des membres de sa famille ou des guérisseurs, les narrateurs peuvent émettre des doutes quant à la version des faits établie par eux-mêmes ou par d’autres. Les interlocuteurs prenant part à la reconstitution d’événements par le biais d’un récit peuvent même suggérer des scénarios alternatifs ou poser des questions qui laissent une certaine ambiguïté quant aux contours d’une expérience. Leçon 6 : La recherche d’une logique d’événement cohérente et la recherche d’une expérience authentique influencent de manières différentes les pratiques narratives La pratique narrative qui penche du côté de la cohérence (Pratique narrative 1) a plus de chances d’être accaparée par un narrateur principal actif, tandis que la pratique narrative qui passe par un questionnement ouvert (Pratique narrative 2) implique généralement la participation active de plusieurs narrateurs qui composent le récit d’expérience personnel de manière collaborative. Les récits qui penchent vers un plus grand degré de cohérence se prêtent davantage à la performance et à la modélisation didactique, tandis que les récits qui consacrent du temps au questionnement avant de chercher une certaine cohérence, sont plus propices à un processus de résolution ouvert et dialogique. Si l’on admet que le fait de raconter des événements de vie est motivé avant tout par la volonté de faire sens de ces événements, et si l’on admet que faire sens d’événements ne nécessite pas que ces événements progressent de manière ordonnée, alors ce que l’on nomme récit peut inclure le fait d’émettre et de répondre à des doutes, des questions, des spéculations, des défis ou toute autre attitude évaluative. Leçon 7 : Ces deux tendances des récits d’expérience personnelle – d’un côté la recherche d’une logique d’événement cohérente et de l’autre la mise à l’épreuve de logiques alternatives – ont des conséquences pour l’analyse de la narration en tant que travail proprement humain La plupart des chercheurs en sciences sociales considèrent que les récits d’expérience personnelle se limitent aux récits dotés d’une logique d’événement qui s’inscrit dans un cadre évaluatif cohérent (Pratique narrative 1), au détriment de l’activité narrative qui invite les interlocuteurs à construire de manière dialogale des cadres au sein desquels organiser et interpréter des événements (Pratique narrative 2). Cette asymétrie est surprenante car, partout dans le monde, des personnes commencent un récit d’expérience sans en être parfaitement maîtres ou sans avoir trouvé de consensus quant à la forme et la signification de cette expérience. Que ce
Ce que les récits nous apprennent 31 soit sous la forme de ragots ou de comptes-rendus des événements de la journée, autour d’un repas ou dans un quelconque autre cadre, les récits qui interrogent des événements de vie se retrouvent dans nombre d’interactions sociales informelles de par le monde. De plus, c’est précisément sur ce type d’interaction narrative dialogale que repose, en droit et en science, l’activité narrative visant à résoudre des problèmes de manière ouverte (Amsterdam et Bruner 2000 ; Ochs, Taylor, et al. 1992). Dans le cadre d’un laboratoire par exemple, les descriptions scientifiques d’événements physiques sont ouvertes à la contradiction. Il est normal que la logique temporelle et causale imputée aux événements soit mise à l’épreuve et révisée (Ochs et Jacoby 1997). Leçon 8 : Reconnaître l’existence de pratiques narratives distinctes a des conséquences sur la manière dont la recherche doit conceptualiser la capacité à narrer des événements de vie Acquérir la capacité à mettre en récit, et tout particulièrement à mettre en récit des expériences personnelles, implique deux types d’aptitude : Aptitude narrative 1 Aptitude narrative 2 Aptitude à présenter une Aptitude à questionner, logique d’événements mettre à l’épreuve et sûre et cohérente. réviser une logique d’événements. Chacun de ces types d’aptitude est régi par des communautés de locuteurs-auditeurs, et chacun présente plusieurs défis cognitifs et sociaux. L’Aptitude narrative 1 nécessite de pouvoir articuler une séquence temporelle d’événements, situer ces événements, composer une intrigue cohérente avec un début, un milieu et une fin, et maintenir un éclairage moral (Berman et Slobin 1994 ; Nelson 1989 ; Stein et Glenn 1979). Ces techniques se développent tout au long de l’enfance, mais même les jeunes enfants produisent des récits d’expérience personnelle rudimentaires et cohérents, comme dans l’extrait ci-dessous. La narratrice, une enfant âgée de 23 mois nommée Emily, raconte des événements de vie qui se sont déroulés dans son berceau la nuit (Bruner et Lucariello 1989 : 87-8) : (4) Emily : Puis Emily a pris la couverture et a préparé le dîner Emmy a mangé une fois et une fois Emmy malade Emmy voulait dîner Emmy (?)
32 Elinor Ochs et Emmy a mangé la glace et a pris le dîner Dans ce passage, Emily se remémore un événement problématique (« une fois Emmy malade »). De plus, elle rappelle une circonstance antérieure pertinente (« Emmy a mangé une fois ») avant de raconter sa réaction psychologique (« Emmy voulait dîner »), sa tentative pour résoudre le problème (« et Emmy a mangé de la glace »), et sa conséquence (« et a pris le dîner »). L’Aptitude narrative 2, à savoir la capacité à tester des logiques d’événement, nécessite a minima la capacité à conceptualiser et à évaluer plusieurs versions d’une même expérience. Cette capacité se développe également tout au long de l’enfance et est perceptible lorsque de jeunes enfants essayent de raconter une expérience sous forme narrative (Feldman 1989). Ainsi, les jeunes enfants prennent en considération différentes facettes de ce qui s’est passé, ce qui se passera, ou ce qui pourrait se passer lorsqu’ils mettent une expérience en récit. C’est le cas dans l’extrait suivant, Emily étant cette fois âgée de 24 mois (Feldman 1989 : 109-10) : (5) Emily : Dans le lit tomber. En fait le lit cassé. Huh, huuh, Papa drôle. Le lit cassé. N’importe qui peut le ranger. Emmy s’endormir. Peut-être que le bébé et la maman achètent un berceau différent. Peut-être faire ça car l’autre cassé. Quoi être l’arbre est tombé. C’est possible. Je ne sais pas lequel des deux. Peut-être que l’arbre est tombé et a cassé le berceau. Je ne sais pas quelle chose est tombée. ... Le berceau l’a fait … L’arbre l’a fait. Le berceau. Mais je ne sais pas quel genre de dame a acheté le berceau … Mais celui-là est tombé. Ce berceau devoir être, cet arbre devait être, cassé cet arbre. Ça devoir tomber.
Ce que les récits nous apprennent 33 Je ne sais pas quelle dame l’a acheté. Mais la dame est allée chercher ce nouveau berceau. Mais ensuite celui-ci était, ramène le (siège) … Et le tu pas censé a cassé l’arbre. (A cassé). Emily raconte une histoire à propos d’un lit cassé qui soulève un certain nombre de questions concernant le déroulement des événements. Elle avance plusieurs possibilités quant à ce qui a pu se produire. Le récit est parsemé de vocabulaire se rapportant au doute, tel que « Peut-être », « C’est possible » ou « Je ne sais pas ». Emily fait alterner plusieurs versions des événements : « Le berceau l’a fait » → « L’arbre l’a fait ». Emily spécule quant à la manière dont le lit s’est cassé et quant à la manière dont sa famille va régler le problème du lit cassé : « Peut-être que le bébé et la maman achètent un berceau différent. » Dans la plupart des cas, la recherche en acquisition du langage a privilégié un modèle de récit d’après lequel aptitude narrative est synonyme de capacité à relater une expérience en respectant une logique temporelle et causale cohérente. On n’a que peu prêté attention au modèle également viable d’une aptitude narrative qui s’exprime par la capacité à soumettre une expérience à un questionnement ouvert. Dans le reste de ce chapitre, nous allons essayer de corriger cette vision biaisée de l’aptitude narrative en proposant un cadre d’analyse qui prend en compte l’ensemble des variantes des récits humains. La leçon qui suit met en lumière certaines facettes de ce que Lisa Capps et moi-même appelons une « Approche dimensionnelle » des récits (Ochs et Capps 2001). Leçon 9 : Les récits d’expérience personnelle peuvent être analysés en fonction de cinq dimensions de base, chacune offrant un éventail de réalisations possibles Si l’organisation en une séquence temporelle est une propriété critérielle des récits d’expérience personnelle, d’autres propriétés, telles que l’organisation de l’intrigue autour d’un début, d’un milieu et d’une fin, ne s’appliquent pas nécessairement à toutes les variantes de récit, indépendamment de la situation et de la communauté. L’Approche dimensionnelle propose cinq dimensions présentes dans tous les récits d’expérience personnelle, et qui s’expriment à travers un ensemble de traits pouvant caractériser de manière variable les différents types de récit. Ces traits variables permettent d’analyser un large éventail de pratiques narratives. Les cinq dimensions narratives de base sont la Communauté de narration, la Racontabilité, l’Intégration, la Linéarité, et la Posture morale.
34 Elinor Ochs La Communauté de narration : les récits oraux d’expérience personnelle ne sont que rarement narrés en l’absence d’autres interlocuteurs (le cas de la jeune Emily seule dans son lit la nuit étant une exception). Dans la plupart des sociétés de par le monde, les récits d’expérience personnelle sont construits de manière collaborative avec d’autres interlocuteurs (Baquedano-López 1998 ; Blum-Kulka 1997 ; Goodwin 1986 ; Haviland 1977 ; Mattingly et Garro 2000 ; Miller et al. 1996 ; Minami 1996). La dimension de la Communauté de narration concerne le degré et le type de participation mise en œuvre dans la co-construction d’un récit. Comme indiqué par la flèche, la communauté de narration varie entre un co- narrateur actif et plusieurs co-narrateurs actifs. Un co-narrateur actif → Plusieurs co-narrateurs actifs L’interaction narrative peut être dominée par un narrateur principal, qui relate les événements, accompagné d’un co-narrateur relativement passif. On trouve souvent de telles interactions dans les interviews visant à obtenir des récits d’expérience personnelle, à l’instar du récit que Meg fait de son plongeon dans une piscine profonde (exemple 1). Au cours de cette interview relativement informelle, l’interviewée (Meg) est la narratrice principale et l’interviewer (Lisa) ne contribue que peu d’information (« wow », « Mmh », etc.). En comparaison, plusieurs membres de la famille participent en tant que co-narrateurs actifs au récit du faux briquet, du faux pistolet et du braquage de banque (exemple 2). Certaines interactions narratives peuvent commencer avec un type de communauté de narration – par exemple, un seul co-narrateur principal – et évoluer vers un autre type de participation des narrateurs – plusieurs co-narrateurs actifs. La Racontabilité : La dimension de la Racontabilité prend en compte l’importance de l’expérience racontée et le style rhétorique employé pour la narration. Comme nous l’avons remarqué dans la Leçon 2, les récits d’expérience personnelle ont tendance à se focaliser sur des événements qui sortent de l’ordinaire, qui sont inattendus ou qui sont significatifs à d’autres égards (Labov 1966 ; Labov et Waletzky 1968). Toutefois, au quotidien, l’activité narrative passe en revue tout un éventail d’événements de vie, parmi lesquels certains sont présentés comme très racontables et d’autres moins : Degré de Racontabilité fort Degré de Racontabilité faible L’expérience racontée est L’expérience racontée est présentée comme très présentée comme racontable, de manière moyennement racontable, de convaincante manière peu convaincante
Ce que les récits nous apprennent 35 Comme le note l’anthropologue linguiste Shirley Brice Heath (1985), les récits d’expérience personnelle obtenus par des parents auprès de leurs enfants, peuvent être racontés à contrecœur et avec un degré d’élaboration très faible. Ces récits se situent en bas de l’échelle de racontabilité. Le fait qu’un incident soit considéré comme présentant un degré de racontabilité fort dépend des cadres d’évaluation personnels, locaux et communautaires. Par exemple, du point de vue de Meg, plonger dans une piscine et être complètement submergée sans savoir nager constitue un souvenir fort et une expérience très racontable. Échapper à la mort de justesse, ou toute autre expérience extraordinaire (Labov 1966), peut être considérée comme racontable par définition. Toutefois, des narrateurs talentueux peuvent transformer des incidents même relativement banals en événements très racontables à l’aide de moyens rhétoriques. En ce sens, la racontabilité dépend du style de la narration. L’Intégration : La dimension de l’Intégration concerne la relation que le récit entretient avec les discours et les activités sociales environnants. Les récits d’expérience personnelle varient en fonction du degré et de la manière dont ils s’intègrent aux activités en cours : ils peuvent être placés le long d’un continuum allant de « détaché » à « intégré ». Les récits relativement détachés ou intégrés sont différenciés en fonction des critères suivants : Les récits détachés Les récits intégrés - un format de tours de parole - dans la continuité du format de spécifique tours de parole précédent - un contenu thématique sans - un contenu thématique pertinent rapport avec la situation - le même format rhétorique que - un format rhétorique spécifique celui du discours environnant Les récits d’expérience personnelle détachés emploient un format de tours de parole différent de celui des discours antérieurs et ultérieurs. Par exemple, un récit détaché commencé au cours d’une conversation informelle peut s’étendre sur un ou plusieurs tours de parole relativement longs, ce qui le distingue des tours de parole environnants de longueur variable. De plus, les récits détachés peuvent introduire une expérience sans rapport avec ce dont les interlocuteurs parlaient, ou avec les activités auxquelles ils prenaient part. Enfin, les narrateurs de récits relativement détachés peuvent avoir recours à des techniques rhétoriques distinctives, telles que des temps grammaticaux particuliers, un lexique différent, une certaine qualité de voix, une intonation, un symbolisme phonétique, des parallélismes, une révélation retardée ou toute autre stratégie stylistique disponible. Comme mentionné précédemment, Pratt (1977) qualifie ces
Vous pouvez aussi lire