Ce que porter le hijâb aujourd'hui veut dire Usages et transactions symboliques

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Revue Ibla • Tunis • 2/2012 • n° 210 • pp. 213-235

        Ce que porter le hijâb aujourd’hui veut dire
           Usages et transactions symboliques*

                                                  Abdelwaheb CHERNI
                                            Université de Tunis El Manar

                                      «Une société ne peut se créer ni se
                           recréer, sans du même coup créer de l’idéal »
                                                     Emile DURKHEIM1

Introduction
   Instrument de claustration des femmes ou, au contraire, symbole
de leurs émancipation, comme le laissent croire les témoignages
recueillis dans cette étude ? Le foulard religieux ne cesse, en
revenant sur la scène publique, de susciter l’interrogation et la
controverse, tant dans les cercles scientifiques animés par des débats
théoriques sur la sécularisation, l’éclatement des croyances, la
recomposition du religieux et le retour des religions instituées, que
parmi les acteurs de la société civile, emportés le plus souvent par
des jugements idéologiques sur les fonctions sociales de la religion.
    La question revêt donc une importance particulière, d’autant que
le port du hijâb, cette pratique grandissante et qui gagne de plus en
plus en visibilité, semble renvoyer à une vague de religiosité qui
déferle, sous des manifestations diverses, sur la scène publique.
Parallèlement au voile parmi les femmes, on assiste à d’autres

* La présente értude a été faite en 2008, bien avant le cataclysme du 14
janvier et les élections du 23 octobre 2011, à partir d’entretien avec une
dizaine de jeunes voilées.
1
  Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Alcan, 1912.

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pratiques parmi les hommes comme le port de barbes et de
bonnets, et bien d’autres faits révélateurs d’un regain phénoménal
des signes religieux.
    D’autre part, objet de conflits quotidiens et/ou de transactions en
fonction des rapports de force entre groupes sociaux et surtout entre
l’Etat et la mouvance islamiste, le foulard religieux, dit aussi khimâr
et hijâb, semble impliquer les institutions principales de la société
dont l’Etat, la famille et l’école, d’où un état de tension qui pèse sur
les liens entre ces espaces et sur le statut de l’individu. Peut-on
parler alors, s’agissant des formes individuelles de religiosité,
d’un «individu incertain »1, qui tend par un certain travail de
bricolage et d’apaisement des aspects ostensibles des signes
religieux à édulcorer les réactions de l’Etat et surtout à éviter de
l’affronter seul ? D’autre part, l’individu fragilisé par un certain
relâchement des liens de solidarité et surtout par un déficit
institutionnel grandissant, trouve-t-il dans les bricolages individuels
du religieux des formes d’action ou qui le rassurent ? Ce qu’il
invente relève-t-il d’un mode de religiosité « à la carte » ?2 Et si
l’individualisation de certaines pratiques symboliques compte
aujourd’hui parmi les nouvelles formes du social, comment
pourrait-on imaginer le poids du politique et de l’Etat, d’autant plus
que certaines manifestations de cette tendance se font sentir dans
des espaces étatiques, comme les écoles et les universités?
   Par ailleurs, si au centre du débat, certaines questions semblent
préoccupantes comme les rapports Etat-religion, certains usages du
port du voile laissent entendre sinon des paradoxes, du moins des
inversions ou des incompatibilités du point de vue de la règle qui
repose, on le sait, sur un ordre de classement des choses en fonction
de l’opposition classique entre sacré et profane (des jeunes voilées

1
  Pour plus de précisions sur cette notion, voir Xavier MOLENAT, « Vers
une société des individus », in X. MOLENAT (dir.), L’individu
contemporain, regards sociologiques, Auxerre, Sciences humaines
Editions, 2006, p. 1-4.
2
  X. MOLENAT, « Une religiosité à la carte », in X. MOLENAT (Dir.),
L’individu contemporain…op. cit., p. 273-276.

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fumant discrètement dans un hôtel retiré ; l’apparition du hijâb dans
de nouveaux espaces, comme les espaces sportifs, etc.).
    Quel Imbroglio ! Intime, privé, pratiques religieuses, pratiques
laïques : bref, les contraires s’expriment et cohabitent sans difficulté
dans les mêmes espaces, mais sous le signe du chaos et de la
confusion des frontières. Certaines pratiques ne se reconnaissent
semble-t-il plus dans la séparation des univers et pour les
comprendre, les notions d’usage et de stratégie semblent d’une
grande pertinence. Contre la thèse anthropologique faisant du code
un fait transhistorique, ces notions pourraient servir d’instruments
méthodologiques et heuristiques pour historiciser les pratiques et
situer dans la logique des rythmes sociaux ce qui semble relever du
spontané ou du permanent. C’est dans les usages qu’il s’agit de
rechercher les fondements d’une telle confusion. A l’origine du port
du voile résident des stratégies institutionnelles et surtout des
dispositions individuelles structurées par des opérations de
socialisation et des processus de différenciation des univers sociaux
et des conduites collectives et individuelles.
    A l’instar de la médecine hippocratique, la sociologie, souligne
Bourdieu, doit chercher dans l’invisible ou le non-évident
« l’àdèlà »1 les principes du malaise social. Comme le corps
biologique, le corps social pourrait émettre des signaux ambigus2.
Ainsi, porter un voile islamique, cela ne devrait pas être attribué de
manière mécanique à des effets de mouvance idéologique ou à des
réactions identitaires3. Il s’agit de ramener les faits à l’inobservable
ou à l’inaccoutumé, voire aux facteurs sous-jacents au social.

1
  Pierre BOURDIEU, « Post-scriptum », in P. BOURDIEU (dir.), La misère
du monde, édition du Seuil, 1993, p. 1449-1451. (le terme àdèlà est
utilisé par le sociologue pour distinguer comme un médecin entre faits
évidents et faits non évidents).
2
  Ibid.
3
  A propos du port du voile comme symbole de définition essentialiste du
statut de la femme, voir Nilüfer GÖLE, Musulmanes et modernes. Voile et
civilisation en Turquie, Paris, La Découverte, 1993, p.158-159.

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    A la lumière de ce qui précède, nous nous posons la question de
l’apparition phénoménale du hijâb ces derniers temps en tant que
pratique structurée par un état de correspondance ou d’adéquation
entre des dispositions individuelles inculquées par une socialisation
religieuse d’une part, et des conditions sociales et sociétales très
favorables, dans ces contextes, à un statut plus consistant du
religieux dans la vie quotidienne. Cet exercice nous le ferons en
deux temps. Nous interrogerons dans une première partie l’impact
des événements régionaux et internationaux sur les réactions des
gens et les modes de religiosité. Puis nous traiterons dans un
deuxième temps de la question des fonctions sociales et des usages
du port du voile à la lumière des nouveaux contextes.
I. Le port du voile : effet de contextes ou de structures ?

1. Des limites de l’impact des événements régionaux et
internationaux sur les modes de religiosité.
   Etant donné l’effet des événements du 11 septembre 2001 et de
la chute de Bagdad en 2003 sur le monde arabe et musulman, et
compte tenue l’ampleur de la montée des mouvements religieux
dans la région ces dernières décennies ,notamment en Egypte, en
Algérie et au Maroc, une de nos hypothèses directrices dans cette
enquête avance que le port du voile et la vague de religiosité qui
s’est développée ces derniers temps seraient l’expression
symbolique d’une réaction identitaire suscitée par un contexte de
guerres et de violences.
    Il est vrai que dans le monde musulman, le port du voile
constitue une pratique culturelle courante. Toutefois, l’émergence
surprenante de ce symbole aujourd’hui laisse entendre, sinon une
réaction symbolique, du moins une expression manifeste de ce que
les gens ressentent face à ces événements. S’agirait-il alors d’une
position religieuse, d’autant plus que le voile a servi à l’époque
coloniale de symbole identitaire de mobilisation et d’action
politique ?
   En effet, les réserves de nos interrogées sur ce qui s’est passé le
11 septembre et la dénonciation de certaines d’entre-elles de la
violence comme instruments de changement de l’état des choses ont

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relativisé notre hypothèse. Ni la chute de Saddam Hussein, ni celle
des deux tours de New York, ni même la montée de l’impact de la
mouvance religieuse ne semblent avoir suscité une telle vague de
religiosité. Le rôle de ces événements considérés dans certains
discours de mobilisation comme facteurs générateur de
fondamentalisme, se révèle très limité : « moi, je n’accorde pas
d’importance aux mouvements religieux, dans les circonstances
actuelles, ces mouvements dilapident leur énergie, on ne les laisse
pas faire quelque chose », déclare Monia. Quant à Besma, plus au
courant de la dynamique de l’islamisme politique, elle nous confie :
« je connais les frères musulmans. Ils sont partout, en Jordanie, en
Egypte, en Syrie, mais je ne connais pas leurs programmes. Ils lient
la politique à la religion. Je sens que ces mouvements sont exclus et
qu’il tournent dans un cercle vicieux ; on ne les laisse pas ».
   Le lien contexte international-vague de religiosité étant
implicite, sinon inexistant, la recherche devait alors interroger
d’autres variables comme le vécu des gens, les rapports entre
sphères sociales et notamment entre Etat et religion, les modes de
socialisation. Du point de vue de nos interrogées, le port du voile en
général ne s’explique ni par une attitude de revanche ni par un état
de mécontentement. Et si l’analyse en termes d’effet de mode
semble aussi très limitée, cette pratique reviendrait surtout à un effet
d’adéquation entre modes de socialisation et conditions de vie.
    Si ces événements sporadiques, à effet fugace, ne parviennent
pas à standardiser la réaction des gens ou à susciter des conduites
symboliques communes de contestation, l’action de l’islam
politique, ne semble pas, quant à elle, gagner certains cœurs parmi
les voilées : « il y a des mouvements qui veulent l’islam et le
pouvoir et d’autres qui veulent l’islam et Dieu », souligne avec
enthousiasme Besma Melk. Une telle position montre d’ailleurs
comment certaines formes de religiosité se cultivent, en opposition
avec les mouvances idéologique dominantes, de manière
individuelle ou sous l’effet des trajectoires sociales. « Je ne suis pas
à la page. Je ne connais pas ces mouvements. Moi, j’ai mis le voile,
c’est entre moi et Dieu, je n’appartiens à aucun mouvement »,
affirme Wafa.

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    Toutefois, l’impact du contexte et des événements aurait peut-
être pesé indirectement sur les gens : la sur-médiatisation des
violences des guerres d’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan ne
se serait pas passée sans effet sur les représentations collectives.
Ainsi, images, discours, débats religieux, fatwas, témoignages et
reportages auraient agis, dans de tels contextes, plus que
l’événement lui-même. Dans des sociétés surmédiatisées, l’image
serait à l’origine de la réalité1.

2. Religiosités et structures sociales :

2. 1. Hijâb, foulard ou khimâr , un conflit de dénomination :

    Ce qui marque le fonctionnement de la religion dans le
contexte maghrébin, c’est surtout les rapports Etats-communautés
où certains conflits s’apaisent et s’exacerbent en fonction des
rapports de forces et des moyens mobilisés, dont les pouvoirs
symboliques (sainteté locale, notabilité, piété, charisme). Dans cet
état de rapports tendus, si l’Etat peut s’arranger de certaines
manifestations publiques de la vie religieuse, en l’occurrence, le
voile, il n’est pas question de reconnaître que la communauté se
transforme au nom de la religion en un concurrent politique. De là,
la visibilité de certains symboles pose problème. C’est comme s’il
s’agissait d’un marché où la concurrence entre producteurs ou
entrepreneurs de biens symboliques, (notamment entre l’Etat et les
mouvements religieux) peut agir sur le produit exposé, en
introduisant améliorations et changements surtout de forme, de
couleur et de dimension, en fonction de la satisfaction (sens)
recherchée. Ainsi, l’Etat tunisien, à la fois producteur de symboles
et agent de régulation, offre « le foulard tunisien » contre le hijâb
ou le khimâr revendiqué par la communauté radicale. La
régulation (gestion) consiste ici à déposséder le phénomène
fondamentaliste de l’un de ses symboles (produits) les plus
importants et de le confiner dans des expressions rituelles et

1
 Xavier CRETTIEZ, Les formes de la violence, Paris, la Découverte,
2008, p. 101.

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contrôlables, ce qui permet de le chasser de l’action politique tout
en se réservant le droit d’interprétation de la religion comme moyen
de domination. La dépossession symbolique s’inscrit dans la lutte
pour un certain changement des rapports de forces politiques.

    A la lumière de ce qui précède, nous posons la question du
voile comme enjeu de conflit où les adversaires procèdent par des
compromis et par un travail de réinterprétation du comportement
religieux, ce qui touche la forme, la couleur, et la tenue du foulard
(nœud, épingle d’attache) et atténue ou au contraire renforce sa
dimension politique. Artefact social, le fait religieux est défini en
fonction des intérêts des groupes sociaux en conflit et animés par
des stratégies de domination. Et si le voile traduit une vision du
monde et du corps, vu qu’il trace des domaines, sépare des choses,
établit des frontières, et impose des modes de passage dans les
trajectoires individuelles, sa charge sociale et politique le situe aux
cœurs des relations sociales et le soumet aux logiques de gestion
des choses du monde d’ici-bas, voire des choses politiques. Ainsi
traiter du voile comme un phénomène de conservatisme ou de
tradition1 ou même comme symbole d’identité2, cela relève
toujours des positions idéologiques des groupes et des stratégies
de domination à l’œuvre dans l’univers symbolique. Pour cette
raison, les nouvelles manifestations du voile (couleurs gaies
cohérentes et ajustées aux couleurs des autres pièces : jupes,
pantalons, chaussures) tiennent surtout à une charge de sens et de
définition négociée, au quotidien. Atténuée (couleurs gaies) ou
amplifiée (couleur sombre et généralement noire), la visibilité du
voile est le fruit d’une opération de transaction sociale, bien que
du point de vue des voilées, amplifié ou atténué, le voile agit
toujours comme un symbole et sa charge religieuse est toujours de
mise. Et c’est là toute la question.

1
  Voir sur cette question Zeyneb SAMANDI, « Le hijab révolutionnaire
contre le voile traditionnel : le corps de la femme et l’ordre social »,
Revue Tunisienne des Sciences Sociales, n° 119, 1999, pp. 39-47.
2
  Voir dans ce sens Mohamed KERROU, Hijab. Nouveaux voiles et
espaces publics, Tunis, Cérès Editions, 2010, p. 8.

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    Quelque importantes que soient les dénominations (foulard
tunisien ou hijâb) et la visibilité atténuée ou raffermie dans la
gestion politique des tensions suscitées par le port du voile, de tels
faits ne changent presque rien dans l’ordre des choses : sur la
scène publique les voilées sont qualifiées de religieuses
(mutadayyinât), et cela suffit pour donner à leur manifestation un
sens non recherché individuellement. Le voile serait l’incarnation
de la communauté, d’al-jamâ`a1.

    « Le voile, khimâr ou autre, je le considère comme un foulard
de religiosité, c’est une chose nécessaire dans l’islam.
Aujourd’hui, les gens le voient comme un problème et le
considèrent comme symbole étranger, ils ne comprennent pas que
pour l’islam, la femme toute entière est considérée comme une
indécence (‘awra). Le foulard, c’est comme le pantalon, c’est un
vêtement nécessaire », avoue Monia. Abstraction faite de ses
caractéristiques physiques (couleur, formes ou autres), on souligne
surtout dans le port du voile la fonction d’instrument de décence et
de pudeur (sitr), jusqu’à en faire une appellation : certaines
préfèrent le mot sitr à celui de voile et l’utilisent dans le même
sens « cela fait une année que j’ai mis le sitr, le voile », ajoute
Monia. Le radical satara (cacher ou couvrir), à connotation
religieuse, est d’ailleurs le plus évoqué par nos interrogées « le
voile couvre, il a une fonction religieuse, le voile cache (yustur) »,
selon Fatma.

   Si les transactions entre communauté et pouvoir agissent sur la
tenue religieuse, cela ne change en rien la charge symbolique en
tant qu’instrument de distinction. La relation signifiant/signifié
serait toujours la même : il s’agit d’un symbole dont l’usage et
l’appellation servent une stratégie de distinction « ce que je porte,
moi je l’appelle hijâb, les autres, ils l’appellent foulard tunisien.
Pour eux, le nœud, la taqrîta tunisienne fait la différence. Pour

1
  A propos de la notion d’al-jamâ`a, voir Mohamed TOZY, Monarchie et
islam politique au Maroc, Paris, Presses de la Fondation nationale des
sciences politiques, 1999, p. 233.

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moi, le foulard, c’est un voile », affirme avec bonheur Besma
Melk. Et même si dans certains cas le signifiant ne dit pas
exactement le signifié recherché, il revient à l’usage et donc à
l’intention de concilier les mots et les choses. C’est tout un travail
de bricolage, d’adaptation et d’ajustement du symbole et du sens,
en fonction toujours des conditions objectives et des contextes qui
marquent incessamment les conduites sociales.

    Ainsi, prises dans une logique de conflit et de bricolage du sens
religieux, certaines voilées changent de comportement en fonction
des lieux dans lesquels elles évoluent : à Tunis, elles quittent le
voile pour le remplacer par un chapeau moderne ou par un bonnet.
Mais une fois chez elles, en province, elles le remettent. Le lien
capitale-province, local-central constitue une autre dimension de
la gestion des conflits symboliques. « Ce que je porte, je le
considère comme hijâb. A Tunis, à la fac, je mets la Marseillaise,
mais à Nabeul, je remets le hijâb », dit Wafa. La gestion du
religieux repose sur des rapports de négociation, entre les deux
parties en conflit. Ainsi, si l’Etat revendique la capitale comme
espace de domination symbolique, la communauté trouve dans le
local, le lointain, un espace de refuge et même de résistance. Loin
de Tunis, la famille élargie et le tissu relationnel local, encore de
mise, du moins dans les représentations collectives, continuent à
assurer une sorte de protection pour l’individu et protègent
certaines formes de dissidences. Certes, l’image n’est pas celle du
dix-neuvième siècle et de l’opposition Makhzen-sîba, mais la
dynamique        local-central   laisse    entendre     un    rythme
particulièrement lent dans les processus de différenciation des
représentations et des pratiques.

   D’ailleurs, en l’absence de structures officielles spécialisées
dans la gestion de la religion, le fait religieux agit essentiellement
par la communauté, c’est l’espace de production, de reproduction
et de validation des biens de salut. Et même si l’action de l’Etat
moderne a réussi à établir, par une nouvelle organisation
administrative, un lien direct avec l’individu (citoyen), ce qui
fragilise ou marginalise la médiation du groupe traditionnel, le fait

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que l’Etat s’accapare la gestion du la religieux1 constitue en soi
une source institutionnelle de conflit avec la communauté. Espace
de liens sociaux, la religion semble servir encore et très
pertinemment de cadre de résurgence et de réanimation du
communautarisme, à l’heure où les structures archaïques de ce
phénomène (familles étendues, tribus, notabilité locale) semblent
avoir perdu beaucoup de leur empire. L’expérience religieuse est
inséparable de celle de la communauté. Car c’est dans le collectif,
voire dans le communautaire que le religieux prend racine et sens,
contrairement, comme l’a toujours affirmé Durkheim, à la magie2
qui agit, en dehors des cadres collectifs (églises et autres) et des
liens durables3.

2. 2. Voiles et stratégies :
    Partant de l’idée durkheimienne sur l’origine sociale de la
religion (Durkheim ne définit pas la religion par le surnaturel ou par
l’idée de l’existence d’un Dieu)4, porter le voile, comme forme de
religiosité, serait à la fois un fait institutionnel (donc de socialisation)
et le produit d’expériences individuelles marquées du sceau de la
société et du collectif. Les trajectoires individuelles constituent le
lieu où se rencontrent l’action de la famille et de l’école dans
l’inculcation de certaines valeurs ou pratiques. Ainsi, issues de
familles religieuses ou conservatrices, certaines étudiantes se
trouvent préparées, de manières implicites ou explicites à d’autres
expériences ultérieures. De ce fait, le passage d’une mine moderne à
tête et à visage découverts à celle d’une religieuse voilée, est vécu
comme une sorte d’adéquation entre les prédispositions façonnées
par les familles et les acquisitions cultivées dans l’expérience
individuelle (socialisation par les pairs à l’université ou au

1
   Voir, sur les relations religion/pouvoir, M. KERROU, « Politiques de
l’Islam en Tunisie », in Mondher KILANI (dir.), Islam et changement
social, Lausanne, Payot, 1998, pp. 81-101.
2
  Cf. E. DURKHEIM, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris,
Quadrige/PUF, 1990, p. 65.
3
  Ibid., p. 61.
4
  Cf. Jean-Paul WILLAIME, Sociologie des religions, Paris, PUF, 1995, p. 16.

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travail), « Mes amies déjà voilées m’ont incité à porter le voile. Elles
se sont réjouies le jour où j’ai porté le voile », déclare Monia.
    Dans une autre expérience, Wafa souligne le rôle des relations
sociales (son ex-fiancé a été un religieux pratiquant). Puis elle
évoque secondairement l’effet des sympathies et des liens d’amitié
tissés dans le foyer universitaire sur son comportement et sa
religiosité : on ne devient pas religieux, seulement par un effet de
socialisation, les stratégies individuelles et les contextes, sont aussi
pour quelques choses dans cette affaire.
    Par ailleurs, les mutations sociales n’ont épargné ni les formes de
notabilité ni les positions prestigieuses, notamment celles liées à la
culture et à la détention d’un certain capital symbolique. Ainsi, si
descendre d’une famille religieuse ou conservatrice compte bien
dans les rapports traditionnels, pour attirer des prétendants par
exemple, cela ne suffit plus aujourd’hui dans les négociations ou les
arrangements des conditions de mariage. Bien d’autres éléments se
sont imposés : la profession et le diplôme sont les nouveaux capitaux
investis dans les projets matrimoniaux. En conséquence de quoi,
certaines familles agissent même contre le port du voile, vu comme
infraction politique, et incitent leurs filles à s’en éloigner afin de leur
faire éviter la stigmatisation politique et l’exclusion sociale.
    Toutefois, contrairement à un certain réalisme politique ou social,
certaines familles, « agis » par d’autres stratégies, n’admettent pas,
au nom, semble-t-il, d’un certain principe de plaisir, que leurs filles
portent le voile avant le mariage. Cela révèle, bien sûr un autre
aspect, tout différent de ce qui vient d’être dit sur les risques sociaux
et l’impact des mutations sociales sur le nouveau statut des voilées.
La tendance dont il s’agit voit autrement les choses. Ainsi, certaines
mères incitent leurs filles à « vivre leur vie », car elles ne voient dans
le port du voile qu’un rite de passage de l’état de célibat à l’état de
mariage. C’est une pratique par laquelle l’imaginaire se représente
l’axe de vie des femmes et le statut du corps dans les relations
sociales. Porter le voile marque un tournant existentiel ; il sépare
deux temps, dont le premier est consacré à l’individualité, à
l’épanouissement du corps et à la jouissance charnelle, c’est le temps

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d’avant le mariage. Quant au deuxième temps, il commence avec le
mariage, modus vivendi qui repose sur l’institution : c’est, en termes
freudiens, le temps du règne du principe de la réalité. Dans l’optique
religieuse, on retient surtout le statut symbolique de l’acte de
mariage vu comme l’accomplissement d’une obligation. De ce fait,
le port du voile réfère avant tout à la règle religieuse.
   D’autres part, les usages peuvent instrumentaliser la règle et font
du voile une sorte d’appât symbolique à des fins mondaines,
matrimoniales et autres : le port du voile, indice de rectitude et de
chasteté, serait sollicité dans les transactions sociales (mariages,
contrats de travail). Ainsi, contre Eros (tendance prônant le plaisir) et
Thanatos (principe de réalité prônant l’institution), Socius impose un
autre logos ; ce qui pourrait renverser l’ordre établi par les dieux de
l’amour et de la mort : le voile répond avant tout à des stratégies
sociales individuelles ou institutionnelles. Ainsi si l’on se voile après
le mariage, c’est surtout pour confirmer symboliquement l’institution
matrimoniale, et s’il arrive que certaines jeunes filles se voilent dès
le premier âge, cela s’explique surtout par un effet de cadres de
socialisation: avant et après le mariage, le voile est un garant de
chasteté, c’est un capital de négociation du statut social.
    Pratique symbolique par excellence, le port du voile voudrait
dire, avant tout, des usages sociaux. Ce disant, une véritable
sociogenèse de cette pratique devrait trouver dans
l’instrumentalisation du religieux un élément d’explication de ce qui
semble relever de l’ordre du méta social ou de l’anhistorique. Porteur
d’une vision de l’ordre social, le voile subit l’effet de cet ordre. Il y
émane et y agit. Reste à définir ou à comprendre ses usages, question
marquée, toujours, du sceau des contextes et des conditions sociales.

II. Le symbole comme artefact social : du voile et du vécu
   Nous soulignons essentiellement les fonctions suivantes :
    - Le voile sur la scène publique : un rôle de libération ? Si
l’idée de public renvoie dans le contexte grec à la sphère de la
polis, à l’agora, par opposition à l’oïkos (espace propre à

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PORTER LE HIJAB

l’individu)1. Et si Habermas lie l’émergence effective de la notion
d’espace public à celle des Etats modernes et des sociétés civiles2,
la conquête de cette sphère en terre d’islam aujourd’hui par la
symbolique religieuse pose problème, notamment dans le contexte
tunisien où l’expérience de l’Etat a marqué fortement les
processus d’organisation et de production du fait spatial et en
particulier de l’espace urbain.
   - Le vêtement religieux assure une forme de communication et
de solidarité entre les membres de la communauté ; c’est une
question de rapport de force symbolique.
   - Le voile véhicule à l’échelle de la communauté une certaine
forme de distinction.
    - Le port du voile serait l’un des aspects d’un mode de religiosité.

1. Un rôle de libération dans l’espace public ?
   Le voile semble renvoyer à une vision où l’on situe le corps par
rapport à l’espace et surtout par rapport à la séparation établie
entre le monde des hommes et celui des femmes.
    La religion, soulignant deux statuts socialement différents,
laisse entendre un effet de distinction sui generis : la visibilité des
femmes pose problème dans l’espace public, d’où le recours au
voile. Il s’agit d’une transaction symbolique qui permet de
concilier la règle religieuse reposant sur la décence et la pudeur
d’une part et la manifestation publique des femmes comme
exigence sociale de l’autre. Se voiler, c’est une règle, ne serait-ce
que pour observer une prière collective.
   Mais si au départ les règles de civilité religieuse ont été
présentées comme une gestion de ce qu’on pourrait considérer
comme une tendance à la domination masculine, l’évolution

1
  Jürgen HABERMAS, L’espace public. Archéologie de la publicité comme
dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, édition Payot,
1993, pp. 15-16.
2
  Ibid., p.16.

                                  225
Abdelwaheb CHERNI

ultérieure des événements, basée sur l’interprétation du discours
religieux, a transformé la tendance en un code de conduite
reposant sur une vision qui stigmatise le corps de la femme et le
considère comme source d’impureté (‘awra), ce qui a servi de
base à un appel ardent au port du voile.
    Paradoxalement, les contextes modernes vont favoriser
l’interprétation en termes de libération du code de domination,
dans la mesure où le voile permet à une certaine catégorie de
femmes de sortir (pour aller au travail, à l’école, où même pour se
divertir dans les espaces sportifs, sur les plages ou ailleurs). Bref,
le voile, selon certaines voilées, facilite sinon légitime l’accès au
public sans s’exposer aux dénonciations ou se laisser calomnier
par les religieux ; il donne un statut social à la visibilité des
femmes et en fait une pratique quotidienne. Ce faisant, l’exégèse
religieuse donne un autre sens à l’instrument de claustration et
déplace les frontières du conflit avec la modernité.
    Stigmatisée en Tunisie au lendemain de l’indépendance en
vertu d’une certaine idéologie de modernisation du statut
personnel, le voile refait paradoxalement surface ces derniers
temps comme instrument d’ « accès » à la modernité ! Il ya là bien
sûr un décalage, voire une opposition de vision. Si le projet
sociétal de la classe dirigeante accorde de l’importance aux corps
et aux rôles, la réaction religieuse fondamentaliste, prônant le port
du voile, réduit la visibilité des femmes à des rôles prescrits par la
religion et condamne la manifestation publique de leurs corps
découverts. Comment peut-on accéder à la modernité, par le corps
ou par le rôle ou par les deux à la fois? Peut-on concevoir le corps
en dehors de la modernité comme pratique sociale ? Et les
questions des statuts des corps et des rôles ne relèvent-elles pas en
fait des systèmes de relations et des états de rapport de force qui
gèrent les positions des groupes sociaux, producteurs principaux
des rôles et des représentations des corps et des espaces ?
   L’opposition des visions gérant le statut du corps n’aurait pas
de sens si ce n’était pas un effet de processus de différenciation
qui président au fonctionnement des rapports entre sphères

                                 226
PORTER LE HIJAB

sociales (surtout entre le politique et le religieux) et entre position
d’hommes dominants et position de femmes dominées. Les
relations politique-religion ne fonctionnent pas dans des liens de
fusion absolue, mais plutôt dans des rapports de force qui font que
l’un domine l’autre en fonction des conditions sociohistoriques.
Sinon comment expliquer la marginalisation relative qu’a connu le
phénomène religieux avec l’avènement des phénomènes de l’Etat-
nation et de la laïcité? Et comment expliquer le retour en force
aujourd’hui du religieux sur la scène publique à l’heure de
l’épuisement du projet national ? Tout, dans l’expérience
nationale, a été annexé au pouvoir : l’enseignement, la justice,
l’impôt et biens d’autres secteurs gérés autrefois par l’institution
religieuse sont devenus des domaines de prédilection de
l’intervention de l’Etat. D’où d’ailleurs les changements brutaux et
choquants introduits d’en haut en matières de règles gérant
notamment l’institution matrimoniale, l’enseignement, la
jurisprudence et le culte.
    Au nom de l’Etat, nouvelle catégorie sur laquelle repose le
discours du nouveau pouvoir, la classe dirigeante s’est arrogée la
légitimité d’interpréter la religion et s’est érigée en une autorité
quasi religieuse qui n’hésite pas à inciter - dans le cadre d’une
idéologie développementaliste sacralisant le travail, l’école et les
égalités entre hommes et femmes - les gens à l’austérité et à
l’inobservance des rites somptueux, comme le pèlerinage, le jeûne
et la fête du sacrifice (‘îd al-idhhâ). Ce faisant, le projet étatique a
converti les biens symboliques en un temps de travail ou en une
pratique d’épargne et donc en une source de croissance et de
développement : les religiosités séculières chassent, à l’instar de
ce qui s’est passé dans les sociétés industrielle, les pratiques
spirituelles ! Enjeu de lutte et d’interprétation, le statut de la
religion sous-tend un état de rapport de conflit entre tendances
agissant dans des processus de différenciation plutôt que de
ruptures. Et cela suffit à lui seul à voir, même en filigrane, dans la
réapparition grandissante du voile sur la scène publique
aujourd’hui un bouleversement des rapports de force entre le
pouvoir (l’Etat) et la communauté religieuse. Si le religieux s’est

                                 227
Abdelwaheb CHERNI

rétréci sous l’effet d’un processus de sécularisation ou de
désenchantement de la vie sociale par le travail, l’enseignement et
la réorganisation de la société, le malaise social qui à marqué ces
derniers temps a servi de base à un regain frappant de la religion
comme élément de gestion des choses. Le religieux s’impose et
change, en tant que système de règles et de principes, la donne
sociale et politique. Ainsi, après une manifestation pusillanime
dans l’espace universitaire ou dans le monde du travail, le voile a
inondé de nouveaux lieux ; on l’observe, ces derniers temps,
partout sur la scène publique comme symbole (parfois non
recherché individuellement) d’une communauté politique.
    Signe d’une tendance sociale et sociétale de plus en plus
fascinante, le voile joue selon d’autres usagers le rôle d’un garde-
fou social ; il prescrit des conduites, indique des distances, trace
des frontières et interdit ou tolère des passages : certaines voilées
s’interdisent le cinéma, par exemple, sauf pour regarder un film
religieux et dénoncent l’instrumentalisation du voile à des fins
mondaines (sorties amoureuses…). Le voile permet de sortir, mais
il exige la retenue ; il est le ciment d’un lien social là où il a pris
forme. Le cadre collectif intervient, faut-il le rappeler, comme
agent de validation de l’acte religieux. D’ailleurs, dans les
représentations sociales, le voile est l’incarnation symbolique de la
communauté, même si les usages faisant florès aujourd’hui,
portent surtout sur le statut de l’individu et de l’individuel.

2. Du symbolique et de ses fonctions : le voile comme
instrument de communication et d’intégration du groupe
    De par son aspect symbolique, le voile semble fonctionner
comme un instrument de communication. On peut donc lui
attribuer, contrairement à la vision sémiologique qui traite du
symbole comme catégorie auto-engendrée1 et perd de vue les
rapports de pouvoir qu’il véhicule, les caractéristiques d’un

1
    P. BOURDIEU, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Fayard, 2001. p. 209.

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langage1. Le voile s’est révélé dénotatif (il indique une catégorie
de femmes, dites « pieuses » (mutadayyinât) et de pouvoir
symbolique), expressif, conatif (par un certain effet d’injonction
sur le récepteur) et surtout phatique (par la création d’une situation
de communication entre les voilées), il semble agir comme un
appel sans information, même si sa visibilité s’annonce
informative : « le pouvoir symbolique est en effet ce pouvoir
invisible qui ne peut s’exercer qu’avec la complicité de ceux qui
ne veulent pas savoir qu’ils le subissent ou même qu’ils
l’exercent », affirme Bourdieu2.
    De telles caractéristiques, on les constate dans les pratiques
quotidiennes (formes de salut, entraides, solidarités). Tout semble
se faire à partir du simple fait du port du signe religieux. Le voile,
fondateur d’une forme particulière de lien social, fonctionne
semble-t-il comme une disposition à l’action, d’autant plus qu’il
incarne un certain consensus sur le sens du monde. D’ailleurs,
instrument de connaissance et d’appréhension des choses, le voile
agit aussi comme facteur d’intégration sociale..
   En termes durkheimiens, le voile sert d’instrument de solidarité
sociale, qui peut intervenir dans les contextes de déficit du capital
social (crises d’action politique et syndicale, faillite du discours
idéologique) comme forme d’existence et d’action. Il permet au
communautarisme religieux de revêtir l’aspect d’une sorte de
substitution du collectif moderne (syndical, partisan et associatif),
épuisé par les mutations des structures de l’économie et du travail.
L’intégration symbolique, produit d’un certain accord sur le sens
des choses, agit comme un instrument d’intégration idéologique.
Ainsi, des catégories comme « les frères » (al-ikhwân) et les
dominés (al-mustadh‘afûn), développées par certaines mouvances

1
  Les caractéristiques du langage formulées par Jacobson et citées par
Claude Rivière dans l’analyse du rite semblent d’une pertinence
particulière dans l’analyse du symbole et du pouvoir symbolique. Voir à
ce sujet, Claude RIVIERE, Socio-anthropologie des religions, Paris,
Armand Colin/Masson, 1997, p. 84.
2
  P. BOURDIEU, Langage et pouvoir symbolique…, op. cit., p. 202.

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Abdelwaheb CHERNI

religieuses pour qualifier la communauté et sa mission de salut,
interviennent, en symbiose avec d’autres catégories symboliques
dont le voile, pour souder et entretenir les liens de solidarité entre
les membres de ces mouvances. Sur cela Wafa témoigne très
pertinemment, elle souligne : « si tu es voilée, les femmes qui te
croisent dans la rue te saluent, même si elles ne te connaissent pas.
Seulement les femmes saluent, disent assalâmu ‘alaykum, les
hommes non, ils ne saluent pas. Mes frères me disent que vous
vous parlez dans votre argot, l’argot des ‘pieuses’ (mutadayinât) ».
   Les femmes voilées, distinguées par ce qu’elles sont en tant
que catégorie religieuse, s’attirent respect et vénération. « Pendant
les réunions de travail, les non voilées disent qu’elles se sentent
embarrassées, timides et troublées face à nous, les voilées. Elles
ont le sentiment qu’elles sont nues », affirme, avec un plaisir
évident, Monia. Le voile incarne une forme de pouvoir
symbolique ; il est à l’origine d’un certain prestige social.
   Mais face à l’Etat, la visibilité symbolique de la communauté
en fait un adversaire et donne au voile le statut d’un enjeu de
conflit. C’est ce qu’on peut déduire du témoignage de Besma qui,
prenant un ton ironique, révèle que : « le voile a créé une sorte de
coalition (hilf). Si une jeune fille pieuse (mutadayyina) me croise
dans la fac, elle me prévient de la présence du directeur et de ses
agents. Elle me dit, attention! Tout comme les chauffeurs des
louages qui, par leurs feux, se préviennent des rondes des agents
de la circulation ! ».
    Malgré les investissements énormes du pouvoir politique dans
le domaine religieux (construction de mosquées, restauration des
lieux de culte et de religiosité, réactivation des zaouïas et des
sanctuaires, animation religieuse dans les espaces publics,
émission de l’appel à la prière par la radio et la télévision, etc.), la
communauté est là pour le désavouer. Reposant sur une vision
fusionniste qui réunit le monde mondain et celui du divin, elle ne
reconnait pas à l’Etat ou au politique une autonomie quelconque,
même si certaines constitutions soulignent dans leurs articles

                                 230
PORTER LE HIJAB

l’identité religieuse de l’Etat1. Au contraire tout est vu à partir de
l’optique religieuse : la religion revendique tout, l’au-delà et l’ici-
bas. C’est ce qui explique ces formes communautaires d’action et
de réaction qui tournent autour de catégories absolues
comme « l’identité religieuse », « le fondamentalisme religieux »,
« dînunâ » (notre religion), « l’islam dîn et dunyâ » et des
symboles comme le voile. Et si les tensions se ravivent
aujourd’hui dans des espaces que l’Etat national revendique
comme siens, en l’occurrence l’école et l’université, c’est parce
que les mouvances religieuses - qui semblent avoir perdu de leur
emprise sur cette sphère - tentent d’en faire un champ de bataille
pour récupérer ce dont l’institution religieuse a été dépossédée.
Ainsi, l’espace public, produit sans conteste des dynamiques
modernes impulsées par l’Etat - les mouvements sociaux, le travail
et les processus d’urbanisation2 - devient lui-même un enjeu de
lutte et de définition où les phénomènes de différenciation du
politique et du religieux sont des plus conflictuels. En témoigne, la
persistance, après presque un demi-siècle, d’une mobilisation sans
relâche contre la promulgation du Code du statut personnel et les
décisions et mesures liées à la marche des pratiques rituelles dont
l’observance du jeûne.
   Mais ce qui frappe dans l’expérience du port du voile ce sont
surtout les trajectoires individuelles par lesquelles s’expriment les
processus de différenciation et les transactions, tant recherchées,
entre les membres de la communauté et l’Etat. Transactions qui ne
cessent de se transformer en un exercice quotidien de bricolages
individuels où l’on puise dans un répertoire très riche en symboles

1
  Voir, à titre d’exemple, Constitution de la République Tunisienne (et
notamment le 1er article), Menzel Temime (Tunisie), SO.T.E.PRO.C,
2010, p.5.
2
  L’espace public est le produit d’un processus de déstructuration et de
restructuration de la société tunisienne. Voir sur cette question Ronald
PIRSON, « Déstructuration et restructuration de la société tunisienne : du
groupe à la classe sociale », in Cahiers Internationaux de Sociologie, vol.
XIV, 1978, p. 147-178.

                                   231
Abdelwaheb CHERNI

et en appellations : Malek Chebel fait une typologie où il
dénombre dix-neuf désignations du voile réparties dans le monde
islamique (hijâb, khimâr, malhfa, izâr, shudâr, hâ’ik, `ujâr, niqâb,
milâya en Algérie, safsârî en Tunisie, lithâm au Sahara, tagelmust
en tamachek touareg, jilbâb)1. La religiosité, élément constitutif
profond de l’imaginaire collectif, s’invente ou plutôt se bricole
aussi par l’individu, mais dans des cadres marqués par l’effet des
structures collectives de socialisation et de contrainte. Certes la
communauté n’est pas l’église ; ainsi, dépourvue de structures
organisationnelles bien définies, elle agit surtout en tant que cadre
de validation de l’acte religieux, par la mobilisation et la prêche.
Cependant, cela ne nous laisse pas voir dans les conduites de
religiosités individuelles l’allure de faits libres, intentionnels ou à
desseins, alors qu’ils sont engendrés par un sens pratique marqué
du sceau du communautaire, d’où leur caractère social. Ce disant,
les différentes manifestations du voile aujourd’hui ne seraient ni
politiques ni idéologiques. Il s’agirait plutôt de pratiques
culturelles socialement structurées dans la mesure où les voilées
bricolent, à partir de la culture religieuse, des modes de réponse ou
de réaction symboliques à des situations individuelles.
    Arrivé à ce stade de l’analyse, il convient d’ajouter que le port
du voile subit, comme tout fait social, l’effet des conditions de vie
des gens et de leurs positions dans la structure sociale et que la
structure religieuse, ce microcosme social, agit parfois comme s’il
s’agissait d’un mécanisme de reproduction symbolique des
clivages de cette structure. D’autre part, si les processus de
différenciation entre secteurs sociaux sont ceux qui façonnent ou
définissent le statut du religieux à l’échelle sociétale, la
dynamique interne de ce secteur est à l’origine d’une
différenciation sui generis touchant les usages, les stratégies et
même les interprétations de la pratique religieuse. Quid alors de
l’impact des différences des positions sociales sur les
appréhensions par lesquelles certaines voilées se représentent le

1
 Malek CHEBEL, Dictionnaire des symboles musulmans. Rites, mystiques
et civilisation, Paris, Albin Michel, 1995, p. 442.

                                 232
PORTER LE HIJAB

voile et comment ces différences sont-elles gérées dans la pratique
du port du voile, en tant que fait spécifique du monde religieux ?
Les valeurs absolues tant scandées et exprimées par des notions
comme « les frères », « les sœurs », « les croyants », et la fonction
unificatrice du symbole survivent-elles aux clivages suscités par la
nature sociale même du fait religieux ? Autrement dit le pur,
l’absolu, ou l’anhistorique, ces catégories seraient-elles à l’abri de
l’effet des conditions sociales et des contextes ? Et les différences
de positions sociales de tels faits auraient-ils, dans le monde de la
transcendance, un effet quelconque sur les pratiques de distinction
et sur les modes de représentation, ce qui pourrait agir comme
facteur de dissidence et de désunion ? Paradoxal ou plastique, le
fait religieux agit surtout comme agent de cohésion et de panacée,
ce qui explique d’ailleurs les processus de repositionnement de ce
fait et de son statut sur la scène sociale.

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