LA MORT NE DURE JAMAIS - Chapitre un
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Chapitre un LA MORT NE DURE JAMAIS Biographie d’un agent secret britannique S i James Bond doit désormais le principal de sa popularité à la série de films entamée en 1962 avec la sortie de Dr. No, il fut tout d’abord imposé comme une incontournable icône de l’espionnage grâce à une campagne de promo- tion sans précédent dans une telle profession, d’ordinaire ultra-secrète. À travers les livres d’Ian Fleming, dont la publication débuta une dizaine d’années auparavant (en 1953, avec Casino Royale), les lecteurs découvraient la figure inhabituelle d’un espion bri- tannique, passionné de jeux, de voitures, d’action et de fem- mes, un homme moderne qui luttait contre le mal incarné par le SMERSH, une organisation soviétique tentaculaire. Encore loin des clichés véhiculés sur le grand écran — Aston Martin, Walther PPK, smoking et gadgets en tout genre — Bond s’y révé- lait déjà comme un agent au service de son pays, remarquable- ment entraîné, mais aussi comme un célibataire doté de failles, de douleurs sourdes et d’un caractère bien plus complexe que son alter ego en deux dimensions incarné par Sean Connery. Le mérite de Fleming est d’avoir su traduire les exploits de son ami en offrant sa vision d’un héros moderne, plus humain que ses pendants mythologiques, mais pourvu de certaines de leurs caractéristiques : 007 est au service du Bien et accomplit des exploits incroyables pour com-
6 J am e s Bo nd battre des méchants démoniaques qui incarnent le Mal absolu. Si les romans signés par Ian Fleming oscillent constamment entre ces deux aspects du personnage, ce n’est pas le cas des longs-métrages. L’action y remplace, à de rares exceptions près, l’intime, et l’humain est résumé à sa fonction : agent secret. Le phénoménal succès des films a fait entrer l’agent 007 dans une mythologie populaire moderne, un cercle de happy few où se côtoient des héros qui, de Sherlock Holmes à Doc Savage, par exemple, tels de vé- ritables titans réactualisés, finissent par traverser les époques et dépasser l’incarnation première du personnage mythique qu’ils sont devenus — de nouveaux archétypes. Une légende, dans le jargon des services secrets, est une fausse iden- tité fabriquée par une agence de ren- seignements. James Bond est entré, doublement si l’on en croit certaines théories sur son identité, dans la lé- gende, et cette mise au panthéon s’est accomplie au détriment de certains aspects de sa biographie. Le présent ouvrage s’attachera à faire (re)découvrir l’ami de Ian Illustration de Fernando Calvi. Fleming en s’appuyant sur les sources à notre disposition à l’époque de la rédaction de l’ouvrage. Tous les textes du biographe de Bond, tel qu’il se définissait lui-même, mettant en scène l’agent 007, ont été examinés. S’y ajoutent le roman de Kingsley Amis, Colonel Sun, la nouvelle de Raymond Benson, « Blast from the Past », les Young Bond de Charlie Higson et les Moneypenny Diaries de Samantha Weinberg. Nous avons choisi, pour des raisons de cohérence, d’exclure les romans de John Pearson et de Raymond Benson, dont l’intérêt n’est, pour autant, pas
J a m e s Bon d 7 remis en cause mais qui concernent un tout autre agent — nous revien- drons plus loin sur cet aspect du mythe bâti autour de James Bond. La légende dévoile ici une partie de l’homme et de son mystère. Bienvenue dans l’univers de l’agent secret le plus célèbre du monde. Bienvenue dans cette exploration des nombreuses vies de James Bond. Laurent Queyssi, mai 2007. Avec les aventures de James Bond, les mythologies modernes s’enrichissent d’un nouveau chapitre. On y raconte comment le héros maîtrise le temps et l’espace, comment il brise les manœuvres des organisations et des puissances avec les seuls moyens de l’individu. Reconnaissons-le sans trop jouer sur les mots, ce personnage fait accomplir un bond en avant dans « l’imaginaire » des hommes du XXe siècle. Il joue le rôle de révélateur. Georges Balandier (sociologue) 1965
8 J am e s Bo nd Un restaurant dans le vieux Wattenscheid.
J a m e s Bon d 9 1907-1939 : les premières années La vie d’un espion comporte des zones d’ombres. Les dossiers classés « top secret » et les mensonges d’État n’aident guère à démêler le vrai du faux. Néanmoins, dans le cas d’un agent comme James Bond, les choses devraient être plus simples : plusieurs biographes ont raconté les aventures du Commander et, parmi eux, deux au moins tenaient leur information de la bouche même de l’intéressé1. Cependant, rien n’est aussi évident. Si tout le monde s’accorde à peu près sur les principaux exploits accomplis par l’agent 007 des services secrets britanniques, certains détails biographiques restent sujets à caution. Ils ne sont pas ignorés ou cachés, mais s’avèrent parfois contradictoires. La vérité est difficile à mettre à jour et les confessions faites par Bond à Pearson2 ne sont pas plus dignes de confiance que les autres sour- ces. Comment croire que l’agent britannique, spécialiste des fausses identités et du mensonge, espion jusqu’au bout des ongles, puisse un jour dire l’ab- solue vérité ? L’idée qu’il mente à celui qui se propose d’écrire sa biographie « définitive » cadre parfaitement, en réalité, avec le personnage composé par Bond, joueur invétéré, sans doute amusé à l’idée de brouiller les cartes une fois de plus. Sans doute même ne travestit-il pas la vérité pour le seul frisson que cela lui procure, mais bien au nom de la sacro-sainte « raison d’État », en vue de dissimuler des éléments que nous, simples lecteurs de ses aventu- res, ne pouvons (ne devons) soupçonner. Si la date de naissance de James Bond est bien connue, le 11 novembre 1920, l’endroit exact où il a été mis au monde demeure encore un objet de débat. S’agit-il de Zurich, en Suisse, ou de Wattenscheid, près d’Essen, en Allemagne ? Impossible de trancher. Les deux solutions semblent cohé- rentes puisque la mère du héros, Monique Delacroix, née en 1899, est une Suissesse originaire du Canton de Vaud et que son père, Andrew Bond, un Écossais de Glencoe, né en 1894, travaille alors pour la compagnie d’ar- mement Vickers. Son métier l’oblige à déménager sans cesse et sa présence en Allemagne n’aurait, par conséquent, rien d’incohérent. Nous savons de manière certaine, en revanche, qu’Andrew et Monique se sont rencontrés en 1918 dans les Alpes suisses. Tous les deux sont passionnés d’alpinisme et, 1 Ian Fleming a bien connu James Bond ; John Pearson l’a longuement interrogé en janvier 1972. Il n’est pas attesté que Kingsley Amis ait jamais rencontré 007. 2 Dans James Bond, the Authorized Biography of 007, John Pearson détaille sa longue rencontre avec l’agent et le récit qu’il lui fait de sa vie.
10 J am e s Bo nd malgré l’opposition de la famille Delacroix, le couple s’enfuit pour se ma- rier. Neuf mois plus tard, d’après ce que raconte Bond à Pearson, Monique aurait donné naissance à son premier fils, Henry. Pourtant, l’existence de cet aîné n’est mentionnée dans aucun autre ouvrage traitant de James. Les récits de la jeunesse de ce dernier ou ceux de ses exploits rédigés par Fleming ne mentionnent jamais cet Henry. L’existence réelle de ce frère aîné apparaît par conséquent assez improbable et la motivation du mensonge de 007 à ce propos reste obscure. Le passé d’Andrew Bond se révèle, lui aussi, plutôt contradictoire. Si sa participation à la Première Guerre mondiale est attestée, son destin ultérieur varie selon les sources : il aurait perdu un bras au combat3 ou aurait fini capi- taine d’un cuirassé, le HMS Faithful4. Tous les biographes s’accordent à dire qu’Andrew était un homme sérieux et distant. 007 avouera, après sa mort, qu’il avait un peu peur de lui. Dans les années 1920, le père d’Andrew, le patriarche Archie Bond, vit toujours à Glencoe et c’est là que le jeune James passe ses premiers Noëls. Il rencontre son grand-père et sa tante Charmian, qui vit dans le Kent et dont le mari est mort à la guerre, trois semaines après leur mariage. Selon les sources, Andrew Bond a deux frères, Ian et Gregor, ou un seul, Max5. Même s’il est à moitié Suisse, James se sent bien dans les Highlands. Il est fier de ses origines et confiera à Pearson : « Sur le plan affectif, je me suis toujours senti Écossais. Je ne me sens pas très à l’aise en Angleterre. J’ai demandé qu’à ma mort, mes cendres soient dispersées à Glencoe. » Le lecteur attentif des exploits de 007 sera surpris d’apprendre que l’agent n’est pas à l’aise en terre anglaise. Il conviendra alors que le récit que Bond fait à son « biographe » se trouve tout autant empreint de menson- ges que d’indices permettant, parfois, de déceler une autre « vérité ». Il faut toujours se méfier de ce que raconte un espion. Quelques jours après la naissance de James, son père l’inscrit à la presti- gieuse école d’Eton, en Angleterre, comme le veut la tradition. Mais, les an- nées suivantes de l’enfance de Bond restent floues. Vit-il en Suisse, en France et en Italie, avant de s’installer à Londres et à Bâle avec sa mère, tandis que son père est sans cesse en déplacement ? Ou bien la famille suit-elle Andrew en Égypte puis en France ? Toujours est-il qu’à l’âge de six ans, le jeune James Bond parle couramment l’anglais, le français et l’allemand. Il 3 Selon le récit fait à Pearson. 4 Révélé par Charlie Higson dans Silverfin. 5 Qui aurait opéré comme agent secret durant la Première Guerre mondiale.
J a m e s Bon d 11 passe beaucoup de temps avec sa mère Gravure de James C. Richard. et l’aime autant qu’il l’admire. Si l’on en croit le récit que fait l’agent 007 à John Pearson, c’est en 1930 que la famille s’installe en France dans une grande maison, près de Chinon, en Touraine. Fameuse pour les séjours de Richard Cœur de Lion, de Jeanne d’Arc et de Rabelais, cette petite cité médiéva- le du Pays de la Loire ignore sans dou- te avoir également abrité un si célèbre contemporain. Aussi bien, que l’on privilégie l’une ou l’autre des versions sur la jeunesse de James, le résultat est similaire : le garçon voyage beaucoup et mène une vie inha- bituelle pour quelqu’un de son âge. Son enfance le prédestine déjà à son futur mé- tier d’espion et à ses excursions aux quatre coins du monde. L’année suivante, en 1931, ses parents partent vivre à Moscou. Andrew y est envoyé par son employeur, Vickers, pour collaborer avec le gouvernement soviétique à la construction de centrales électriques. D’autres ingénieurs an- glais sont aussi du déplacement avec leurs familles. En janvier 1932, six de ces Britanniques sont accusés de sabotage par le Kremlin. Le procès qui suit marquera à jamais le jeune James. Il a l’impression d’assister de près à une purge soviétique. L’ambiance de suspicion, de trahison et d’injustice qui règne alors n’est peut-être pas étrangère à sa haine pour les communistes, ces ennemis qu’il affrontera tout au long de la guerre froide. Couvert par la presse anglaise, cet événement conduit notamment à l’envoi sur place d’un correspondant de Reuters, un jeune journaliste du nom de Ian Fleming. Que le petit James ait pu croiser en ces circonstances celui qui contera plus tard ses aventures reste peu probable, même si 007 n’hésite pas à l’évoquer6. À la fin du procès, seuls deux ingénieurs britanniques sont condamnés. Andrew s’est démené pour aider les familles et faire le lien avec l’ambassade anglaise, mais Monique est soulagée en apprenant que la maison-mère rappelle son 6 Le souvenir de cette première rencontre avec Fleming est si précis qu’il devient dif- ficilement crédible. Comment Bond peut-il se souvenir de la façon dont était habillé le journaliste, plus de quarante ans après ?
12 J am e s Bo nd mari à Londres. Les Bond s’installent, courant 1932, dans une maison sise au 6 North View, à Winbledon, un quartier extérieur du sud- ouest de la capitale britannique. C’est le moment, pour le jeune James, inscrit depuis sa naissance, d’aller visiter Eton, l’école où son père veut l’envoyer. Il passe également un test d’aptitude qui confirme qu’il pour- ra, s’il réussit le concours d’entrée, intégrer cette prestigieuse école privée où sont déjà passées, par exemple, des personnalités tel- les que Percy Bysshe Shelley, George Orwell, lord Peter Wimsey, Arthur Hastings, Bertram Wooster ou Ian Fleming. En juillet, comme souvent lors des vacances, Andrew et Monique partent en couple et laissent leur fils chez un des membres de sa famille. Le garçon ne les accompagne pas souvent lors de ces voyages d’agrément. Tout juste est-il allé une fois à la Jamaïque (où il a appris à nager) et en Italie, trois ans auparavant. C’est à cette occasion qu’il a tiré à la carabine pour la première fois. Le reste du temps, il est hébergé chez un des nombreux parents de sa mère, disséminés dans toute l’Europe. Cette fois, les Bond ont décidé de renouer avec leur vieille passion pour l’alpinisme et d’aller à Chamonix, affronter les Aiguilles Rouges. C’est Charmian, la sœur d’Andrew, qui accueille James chez elle, à Pett Bottom, dans le Kent, petit village situé dans une belle région vallonnée, à une quin- Photos de Pett Bottom par Gregory Williams. zaine de kilomètres de la mer et près de Canterbury. Sa demeure se trouve à l’orée d’un bois, à quelques centaines de mètres d’une petite auberge, Duck Inn (L’auberge du canard)7. La vie y est paisible et James apprécie le grand air et la compagnie de sa tante. Charmian était anthropologue ; elle avait étudié de nombreux peuples et d’innombrables cultures tout autour du monde. Sa maison était remplie de peintures, de livres et d’objets étranges qu’elle avait rapportés de ses voya- ges. Elle était très instruite et pouvait parler à James de n’importe quoi et parvenir à rendre le sujet intéressant8. 7 L’auberge en question est aussi un des endroits où Fleming aimait venir écrire. 8 Charlie Higson, Silverfin – Opération Silverfin.
J a m e s Bon d 13 Chez Charmian, James se sent comme chez lui. Pourtant, les trois se- maines de vacances qu’il passe à Pett Bottom, en ce mois de juillet 1932, vont tourner au drame. Un soir, alors que sa tante vient de lui proposer d’al- ler à Canterbury voir un film9, le gar- çon voit débarquer des policiers devant la maison. Charmian lui dit : « Il y a eu un accident. Personne ne sait ce qu’il s’est réellement passé, mais tes pa- rents […] Désolée. Ils ne reviendront pas. […] Ce n’est pas facile à dire et je vais être brutale. Ils sont morts. Ils faisaient de l’escalade et sont tombés. On a retrouvé leurs corps au pied de la montagne ». La mort de ses parents transforme à jamais le jeune James Bond. Désormais orphelin, il va rester habiter à Pett Bottom où sa tante lui fait l’école, en at- tendant son admission à Eton. Fleming et les autres biographes ont souvent qualifié 007 de mélancolique et les lecteurs de ses aventures savent qu’il a connu plusieurs coups durs dans sa vie. Mais cette disparition est sans doute l’événement fondateur, le drame initial, celui qui fait grandir James Bond un peu plus vite que la normale. Elle est aussi le point de départ de la vie aven- tureuse du garçon, qui commencera quelques mois plus tard en Écosse. Le jeune James, qui a réussi l’examen d’entrée, intègre Eton en janvier 1933, un trimestre après ses camarades. Les règles de l’école sont, pour lui, difficilement supportables. Il se plie au port de l’uniforme, aux horaires pré- cis et aux traditions stupides10, mais regrette la liberté de Pett Bottom. Très vite, pourtant, il devient ami avec Pritpal, un Indien, fils d’un maharadja, et se fait malmener par un Américain dénommé George Hellebore. Comme dans sa future vie d’adulte, James Bond ne peut débarquer dans un endroit sans attirer à lui alliés et ennemis. 9 Le film en question est The Iron Mask, avec Douglas Fairbanks. Il est curieux de noter que la nuit où les parents de Bruce Wayne ont été assassinés, ils sortaient d’une séance du Mask of Zorro, dont l’acteur principal était… Douglas Fairbanks. 10 Une des règles de l’école interdit aux élèves de marcher du côté ouest de High Street, ce qui les oblige parfois à traverser la rue deux fois.
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