COMMISSION DE L'ÉCONOMIE ET DE LA SÉCURITÉ (ESC) LES SANCTIONS ÉCONOMIQUES COMME INSTRUMENT DE POLITIQUE ÉTRANGÈRE

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COMMISSION DE
L’ÉCONOMIE ET DE LA
SÉCURITÉ (ESC)

LES SANCTIONS
ÉCONOMIQUES COMME
INSTRUMENT DE POLITIQUE
ÉTRANGÈRE

Projet de rapport général

Christian TYBRING-GJEDDE (Norvège)
Rapporteur général

079 ESC 19 F | Original : anglais | 6 mars 2019

Tant que ce document n’a pas été adopté par la commission de
l’économie et de la sécurité, il ne représente que le point de vue
du rapporteur général.
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                                             TABLE DES MATIÈRES

I.     INTRODUCTION .....................................................................................................1

II.    CONSEQUENCES ECONOMIQUES ET HUMANITAIRES DES SANCTIONS ......3

III.   APPROCHES TRANSATLANTIQUES DES SANCTIONS ......................................5

IV.    SANCTIONS AMÉRICAINES CONTRE L’IRAN ET EROSION DU
       CONSENSUS INTERNATIONAL ............................................................................7

V.     SANCTIONS CONTRE LA CORÉE DU NORD..................................................... 12

VI.    SANCTIONS CONTRE LA RUSSIE ...................................................................... 13

VII. CONCLUSIONS PRÉLIMINAIRES ....................................................................... 17

       BIBLIOGRAPHIE................................................................................................... 19

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I.    INTRODUCTION

1.     Les sanctions économiques jouent depuis longtemps un rôle majeur dans la conduite des
politiques étrangères et de sécurité et à cet égard, elles font l’objet d’un débat permanent sur leur
pertinence et leur efficacité à atteindre les objectifs qu’elles visent. Le président des États-Unis
Woodrow Wilson a dit un jour : « Une nation boycottée est une nation en voie de capitulation (…)
Appliquez ce remède économique, pacifique, silencieux et fatal et vous n’aurez plus besoin de
recourir à la force. C’est un remède terrible. Il ne coûte pas une vie, à part pour la nation boycottée,
mais il met sur la nation concernée une telle pression, qu’à mon sens, aucun État moderne ne peut
résister ». Certes, les propos de M. Wilson étaient sans nul doute un peu exagérés, mais ils faisaient
très certainement preuve de discernement quant au pouvoir potentiel des sanctions.

2.      Sur une échelle entre actions diplomatiques et acte de guerre, les sanctions ont tendance à
se situer en divers points intermédiaires. Selon la stratégie de sécurité nationale adoptée en 2015
par les États-Unis, les sanctions peuvent tout autant servir à punir, régir ou à dissuader. Elles font
partie d’un éventail d’options et d’instruments visant à promouvoir les intérêts de sécurité nationale
par le biais de l’influence, de la diplomatie ou de la coercition (De Galbert, 2016). Mais la question
de savoir où elles se situent précisément dépend tout à la fois de la nature des sanctions
elles-mêmes que de l'essence du différend qui les suscite. Interdire à 10 citoyens influents de
voyager dans certains pays n’est en rien comparable que de couper l’approvisionnement
énergétique d’un pays tout entier ou son accès au système financier mondial. Comme les sanctions
peuvent ainsi couvrir une longueur importante de cette échelle, il est complexe de généraliser sur
l’efficacité de celles-ci. Le niveau d’efficacité des sanctions dépend d’un vaste ensemble de facteurs,
dont beaucoup sont propres à chaque situation. En cela, elles ne représentent pas nécessairement
un gage d’habileté politique.

3.     Si le pays qui impose les sanctions estime qu’un certain niveau de coercition est nécessaire
pour résoudre un problème qui met en péril le système international, il peut être très utile de disposer
d’outils qui permettent de ne pas avoir à recourir à un affrontement militaire, ce qui peut à la fois
s’avérer très coûteux, mais aussi engendrer de nombreuses conséquences aussi néfastes que non
intentionnelles. De nombreux facteurs déterminent l’endroit précis où situer une politique de sanction
sur cette échelle entre paix et guerre. Dans certains cas, les sanctions peuvent simplement viser à
exprimer un certain mécontentement alors que dans d’autres, elles pourraient paralyser une
économie tout entière. Si le but est d’exprimer un motif de mécontentement, les sanctions ne seront
sans doute pas aussi sévères que si l’on souhaite paralyser un pays sans pour autant lui déclarer la
guerre. Il n’est guère surprenant qu’un embargo total, sous forme de blocus, soit généralement
considéré comme un acte de guerre.

4.    Il y a des étapes clés où le simple fait de brandir la menace d’éventuelles sanctions suffit à
induire des changements de politique. Tout comme un conflit peut être évité si une menace de guerre
permet de trouver des solutions diplomatiques, la menace de sanctions peut, elle aussi, encourager
des concessions à la table des négociations. Il est évident que si les bâtons que l’on brandit ne sont
pas crédibles, ils ne seront ni menaçants, ni utilisables. La menace doit être appuyée par des
mesures concrètes. Parallèlement, le pays qui sanctionne doit aussi définir et signaler les conditions
dans lesquelles les sanctions seront levées. Menacer d’imposer des sanctions et proposer des
scénarios dans lesquels elles pourront être levées reste un élément essentiel d’une politique de
sanction efficace et cet aspect doit être soigneusement étudié, tout autant que de prendre la décision
d'imposer des sanctions.

5.     Certaines conditions peuvent, manifestement, rendre les sanctions économiques efficaces.
À commencer par la question de savoir si le régime de sanctions est applicable. En d’autres termes,
le ou les pays qui imposent des sanctions peuvent-ils s’assurer qu’elles seront bien respectées, tant
sur le plan national qu’international ? Si tel n’est pas le cas, les sanctions seront sans doute vouées
à l’échec car l’objet de ces sanctions sera en mesure de s’y soustraire.

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6.    Il existe de multiples manières de contourner des sanctions. Le pays sanctionné peut tout
simplement obtenir d’autres pays ce qu’il ne peut plus obtenir du pays sanctionneur. Sa latitude à
cet égard dépend à la fois de sa relation au pays sanctionneur et de la capacité d’autres pays à lui
procurer les biens frappés d’embargo ou des marchandises de substitution à des coûts raisonnables.
Mais il existe aussi des alternatives. Si le pays sanctionné est en mesure d’introduire
clandestinement des marchandises prohibées à des prix abordables et dispose de réseaux efficaces
à cet effet, la politique de sanction ne produira vraisemblablement aucun effet. La pratique de la
contrebande peut, par ailleurs, conférer du pouvoir à des groupes criminels liés au gouvernement
du pays sanctionné et avoir pour conséquence involontaire d’enrichir à la fois ces groupes et les
principaux acteurs de l’État, qui réalisent alors des profits exceptionnels en ayant la mainmise sur
ces réseaux. De multiples preuves montrent que c’est bel et bien ce qui s’est passé au cours des
années où des sanctions avaient été imposées au régime de Saddam Hussein en Iraq. De fait, cette
expérience a conduit les États-Unis à élaborer des stratégies visant à pénaliser davantage les plus
hautes couches de l’État plutôt que la population dans son ensemble (Bey, 2018).

7.     Il faut également se demander si les sanctions choisies ont des répercussions économiques,
symboliques et politiques qui sont clairement en lien avec le résultat recherché. En d’autres termes,
pour réussir, les sanctions doivent avoir des répercussions apparentes sur le pays visé et celui-ci
doit bénéficier d’une perspective quant à l’allègement ou la levée des sanctions, s’il en vient à
décider que le coût des sanctions dépasse largement les avantages des politiques répréhensibles
qu’il poursuit.

8.     Enfin, il est peu probable que les sanctions soient efficaces ou durables si les coûts pour le
pays qui les impose sont jugés trop prohibitifs. La plupart des sanctions, notamment les sanctions
commerciales, ont également un coût pour le pays sanctionneur, même si idéalement, ce dernier
est affecté dans une bien moindre mesure. Si le coût à supporter en interne par le pays sanctionneur
est plus élevé, la pertinence de la démarche est susceptible d'être remise en question au sein de
son propre corps politique. Dans les sociétés organisées selon les principes de la démocratie, en
particulier, de telles politiques peuvent provoquer une levée de boucliers au niveau national, qui peut
provoquer un retournement de politique, même si les sanctions n’ont pas encore atteint leur objectif.
Dans ce cas de figure, le pays sanctionneur est alors susceptible de perdre toute sa crédibilité.

9.      Il convient également d’envisager les réactions possibles du pays sanctionné. Imposer des
sanctions peut, par exemple, donner lieu à des « contre-sanctions ». Cette dynamique peut
rapidement faire monter les enchères. Si le pays sanctionné a un certain poids économique, ses
représailles peuvent engendrer des effets négatifs supplémentaires sur le pays qui a pris l’initiative
des sanctions. S’enclenche alors une dynamique où le préjudice économique va croissant, jusqu’à
ce que la situation ne dégénère en une espèce de guerre commerciale plus traditionnelle. Là encore,
la taille et la nature du pays sanctionné comptent énormément. Si la Chine par exemple, acteur clé
de l’économie mondiale, riposte à des sanctions qui lui sont imposées, cela aura évidemment un
impact économique beaucoup plus important que si un pays comme la Corée du Nord, quasiment
absente de la scène du commerce mondial, riposte économiquement à des sanctions. Il va de soi
que les sanctions peuvent également déclencher d’autres ripostes, qui ne se situent pas forcément
sur le terrain économique, comme une réponse militaire ou autres mesures susceptibles
d’envenimer la situation. La menace de représailles et les formes qu’elles peuvent prendre doivent
donc être prises en considération dans le calcul du ou des pays qui envisagent d’imposer des
sanctions.

10. Un corollaire évident de la nécessité de contrôler les coûts domestiques des sanctions est qu’il
est nettement plus facile d’imposer des sanctions à des pays n’ayant que peu d’influence sur
l’économie du pays sanctionneur, pour que le niveau de sacrifice exigé des citoyens de ce dernier
ne soit pas prohibitif. Là encore, si les coûts sont très élevés (ou perçus comme tels), la justification
des sanctions doit être très convaincante, faute de quoi la réaction sera probablement hostile sur le
plan national.

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11. Le même raisonnement s’applique à la formation d’une coalition internationale à l’appui de
sanctions. Si l’on demande à des pays potentiellement partenaires de faire d’énormes sacrifices
pour se conformer à la politique de sanction d’un seul pays qui, quant à lui, ne souffrira pas de sa
décision ou de représailles éventuelles, la logique de ces sanctions sur le plan sécuritaire doit être
tout aussi implacable que convaincante, faute de quoi, les chances de retenir ces pays au sein de
la coalition sont faibles. Qui plus est, si le pays chef de file n’a pas correctement évalué la
conjoncture politique de ses partenaires, il finira par éroder son capital hégémonique au lieu de
promouvoir ses ambitions stratégiques. Il lui sera alors difficile d’exercer un véritable leadership à
l’avenir.

12. Il n’y a donc qu’un pas entre un leadership solide, capable de rallier un soutien international,
et un leadership insensible qui finit par saper l'effet de levier et miner sa propre puissance. C’est
pourquoi, lorsqu’on envisage des sanctions, il est préférable de choisir ses combats avec le moindre
degré de conscience de ce que cela implique à long terme, non seulement pour le pays visé, mais
aussi pour tous les partenaires de la coalition qui sont invités à respecter cette politique. Ce subtil
exercice exige à la fois une diplomatie active et une analyse très ciblée. Cela laisse également
envisager qu’un recours excessif aux sanctions puisse s’avérer contre-productif.

II.   LES CONSÉQUENCES ÉCONOMIQUES ET HUMANITAIRES DES SANCTIONS

13. À ce jour, près d’un quart de la production mondiale est exporté et les chaînes de valeur
s’internationalisent toujours plus. Le niveau d’interdépendance économique ne cesse donc de
croître. Or, le degré d’intégration économique conditionne de manière évidente l’action
gouvernementale. Il peut favoriser les collaborations tout en offrant un effet de levier potentiel,
notamment dans les grands pays dont les économies sont importantes. Cependant, cette même
intégration peut également engendrer des coûts plus élevés, aussi bien pour le pays sanctionneur
que pour le pays sanctionné. À l’ère des chaînes de valeur mondialisées et de la gestion des stocks
en dernière minute, les sanctions commerciales peuvent avoir des effets disruptifs sur le plan
économique. Si le pays sanctionné représente un marché important pour le pays sanctionneur,
l’imposition de sanctions globales sera pénible pour les deux parties. Par exemple, la chute récente
de la valeur de l’action de la société américaine Apple a été attribuée, du moins en partie, aux
sanctions commerciales états-uniennes à l’encontre de la Chine, qui non seulement joue un rôle
majeur dans la fabrication des produits Apple, mais qui est aussi un grand consommateur d’iPhones
(PHYS.ORG, 2019).

14. L’intégration des marchés des capitaux constitue aujourd’hui un moyen de pression particulier
pour de puissants pays initiateurs de sanctions. Des sanctions qui limitent l’accès aux marchés
internationaux de capitaux risquent d’avoir de graves conséquences économiques pour le pays
sanctionné. Interdire l’accès au service de messagerie financière SWIFT, par exemple, a une
répercussion financière immédiate. En mars 2012, SWIFT s’est vu interdire de fournir ses services
de messagerie à toute une série de banques iraniennes frappées par des sanctions décidées par
l’UE. Cette décision a certainement contribué à amener l’Iran à la table des négociations sur son
programme d’armement nucléaire. SWIFT a de nouveau été rapidement accessible aux banques
iraniennes après la conclusion d’un accord sur le nucléaire, mais cette question est devenue une
sérieuse source de frictions transatlantiques depuis que les États-Unis se sont retirés de cet accord
et ont imposé de nouvelles sanctions pétrolières et financières à l’Iran (Flemming et. al., 2018).

15. Étant donné que les flux financiers et le commerce international constituent en général les
éléments les plus importants dans les relations économiques entre les pays, les limiter ouvre une
litanie alléchante de possibilités d’exercer une pression diplomatique. Refuser l’accès à certains
marchés peut être une puissante source de levier si le pays visé dépend de ces marchés pour son
bien-être économique, ou si de puissantes élites s’y appuient. Le degré de pression qu’offre une
telle menace dépend évidemment de toutes sortes de facteurs, dont le niveau des échanges
commerciaux et des flux financiers entre le pays visé et les pays qui appliquent les sanctions, la

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possibilité pour le pays sanctionné de contourner les sanctions ou d’exploiter d’autres marchés, et
la mesure dans laquelle les pays qui appliquent les sanctions considèrent que le marché du pays
visé est crucial pour leur propre richesse et prospérité.

16. Il est important d’envisager les sanctions sous l’angle économique, notamment dans les cas
où elles entravent les échanges commerciaux. Ces sanctions s’apparentent souvent plus à un quota
qu’à un tarif douanier, même si des sanctions commerciales liées à un différend économique
peuvent souvent aussi prendre la forme de droits. Si le commerce de certains produits est interdit,
cela équivaut, économiquement parlant, à imposer un contingent d’importation nul. Dans les
ouvrages économiques traitant du commerce, les quotas sont considérés comme les entraves les
plus dommageables aux échanges commerciaux à la fois pour le pays visé et pour le pays qui
impose le quota. Les quotas ont des répercussions sur le plan de la distribution et du bien-être en
général. Ces répercussions peuvent être graves si les niveaux d’échange avant l’imposition du quota
étaient élevés. Un quota peut aboutir à une chute des importations pour le pays qui sanctionne ce
qui, à son tour, peut entraîner une hausse des prix domestiques et donner un coup de fouet aux
producteurs locaux des biens visés par le quota. Le consommateur paiera ces biens plus cher et
l’offre globale diminuera vraisemblablement. Les conséquences seront plus importantes pour le
consommateur que pour le producteur et, au final, le prix à payer en termes de bien-être global sera
élevé pour la population du pays qui impose les sanctions.

17. Cet impact sur le bien-être est d’autant plus important que le pays sanctionneur importe du
pays sanctionné des biens intermédiaires utilisés dans son propre cycle de production. L’arrêt de
ces importations augmentera directement les coûts de production et détériorera ses termes de
l’échange et sa compétitivité sur la scène internationale. À l’heure actuelle, quelque 30% de la valeur
des exportations globales proviennent d’intrants étrangers. Les sanctions qui entravent le commerce
sont donc, en général, susceptibles d’avoir au minimum certaines répercussions sur le bien-être des
consommateurs et les exportations du pays qui sanctionne (Ortiz-Ospina et al., 2018). S’il peut y
avoir, pour le gouvernement, une certaine compensation lorsque des droits de douane sont imposés
au pays (dans la mesure où un droit de douane est une taxe prélevée auprès du pays exportateur),
ce n’est pas le cas pour les quotas. Dès lors, lorsqu’un pays impose un quota ou pratique une
politique d’importation zéro, les recettes publiques ne changent pas ou, plus subtilement, elles
diminuent si la croissance est entravée et que les recettes fiscales baissent en conséquence.

18. Il faut rappeler également que les charges administratives liées à l’imposition de sanctions
sous la forme de quotas sont loin d’être négligeables. Les douanes doivent multiplier les contrôles
pour s’assurer que les sanctions sont bien respectées. Ces charges administratives représentent,
pour l’économie, ce que les économistes appellent une « perte d’efficience ».

19. Les préoccupations humanitaires sont également à prendre en compte lorsqu’on décide
d’appliquer une politique de sanction. Si le but des sanctions est d’imposer un certain degré de
souffrance à un régime qui ne respecte pas certaines règles ou normes internationales, infliger une
souffrance injustifiée et faire souffrir un peuple ne font généralement pas partie des objectifs d’une
politique - même si, dans la pratique, des sanctions peuvent produire un tel effet. Les sanctions
imposées à l’Iraq dans les années 1990 ont contribué à détériorer l’économie iraquienne mais elles
ont aussi joué un rôle dans la crise sanitaire qu’a connue le pays. Qui plus est, elles n’ont pas réussi
à modifier le comportement de Saddam Hussein, ce qui était pourtant leur objectif premier. Comme
l’a montré ce cas, il arrive parfois que des mesures punitives produisent un effet boomerang en
consolidant l’ancrage du régime visé et de ses partisans et même, en ralliant la population à la cause
du gouvernement, en raison de la rancœur éprouvée par le peuple envers les sanctions (Bey, 2018).

20. Les sanctions ont donc un coût. Elles exigent des sacrifices et les économies nationales des
pays qui imposent ces sanctions peuvent en souffrir autant que le pays visé. Ce seul fait laisse
entendre qu’imposer des sanctions est un acte lourd de conséquences économiques pour le pays
qui en prend l’initiative et nécessite une évaluation minutieuse des coûts et des avantages de cette
politique avant de l’appliquer. Croire qu’on peut manier des sanctions comme un simple outil

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temporaire de politique étrangère et de sécurité peut entraîner une prolifération de régimes de
sanctions extrêmement onéreux. Sur le plan économique, cela peut d’ailleurs aussi être assimilé à
une certaine forme de protectionnisme. Plus la panoplie des sanctions est vaste, plus le coût est
élevé sur le plan du bien-être. Par ailleurs, comme les conditions des régimes de sanctions sont
susceptibles de varier considérablement, les coûts administratifs liés à l’application de divers types
de sanctions en fonction des pays peuvent être considérables et entraîner l’économie commerciale
dans les méandres d’une paperasserie destructrice pour son bien-être.

21. La décision d'imposer des sanctions ne doit donc pas être prise à la légère et ne doit pas non
plus être prise au hasard pour exprimer simplement sa désapprobation à l'égard de régimes qui
s'écartent des normes de bonne conduite internationales. Une dépendance excessive à l'égard de
ce type d’arme aura pour effet d’en atténuer l’impact. Qui plus est, il sera probablement de plus en
plus difficile d'obtenir l'appui de la communauté internationale à mesure qu'un pays chef de file aura
recours à cette politique de plus en plus souvent, surtout s’il incite d’autres pays à lui emboîter le
pas.

III.   APPROCHES TRANSATLANTIQUES DES SANCTIONS

22. Les États-Unis considèrent depuis longtemps les sanctions comme un élément important de
leur arsenal diplomatique. Ce n’est guère surprenant : n’étaient-ils pas la première économie au
monde et le pilier du système international de l’après-seconde guerre mondiale ? Cela seul suffisait
à garantir qu’une sanction économique de leur part aurait des conséquences économiques pour le
pays visé. Qui plus est, leur capacité à fédérer autour de telles politiques était considérable étant
donné leur rôle de chef de file dans le système de Bretton Woods, à l’OTAN et dans d’autres
structures internationales, où ils ont joué un rôle essentiel de direction et d’organisation.

23. Depuis le début des années 1990, une amélioration générale de la coopération transatlantique
en matière de sanctions a été observée, bien que la question ait récemment recommencé à susciter
des frictions. En 1982 et en 1996, des pays européens ont adopté des lois pour bloquer les tentatives
américaines de sanctionner des entreprises européennes traitant avec la Russie et l’Iran. Au vu des
retombées de ces différends, les efforts se sont ensuite multipliés pour que les politiques de sanction
soient mieux coordonnées de part et d’autre de l’Atlantique. Cela a porté ses fruits lorsqu’il s’est agi,
par exemple, de coordonner les initiatives pour amener l’Iran à la table des négociations sur les
questions liées à son programme d’armement nucléaire. Cet effort de concertation a abouti à la
signature du Plan d’action global commun (PAGC) en juillet 2015. Des sanctions contre la Russie
ont également fait l’objet d’une coordination transatlantique après l’annexion illégale de la Crimée
par Moscou.

24. Il y a, bien sûr, des problèmes structurels liés à ces efforts. Du côté de l’Union européenne,
les gouvernements des États membres ont mis en commun leur souveraineté sur les questions
relatives au marché unique et à la politique commerciale, mais ce sont les gouvernements nationaux
qui sont responsables individuellement de la mise en œuvre et de l’application des sanctions.
L'échange de renseignements entre les gouvernements des États membres de l'UE pose également
des défis, susceptibles de semer de la confusion et de faire germer des contestations sur le plan
juridique. Par ailleurs, l’UE elle-même n’incorpore pas les sanctions économiques à la stratégie de
sécurité européenne commune et les États membres défendent des positions différentes quant à
l’usage de ces sanctions. Certains considèrent les sanctions comme une étape critique de
l'escalade, tandis que d'autres les considèrent comme un moyen d'éviter les conflits.
Le Royaume-Uni par exemple, accorde aux sanctions une place beaucoup plus importante que la
France dans sa boîte à outils stratégiques. Ces types d’obstacles structurels à l’unité européenne,
ainsi que les différends sur le recours à des sanctions extraterritoriales ou secondaires, compliquent
encore la tâche déjà difficile de forger une vision transatlantique commune des sanctions et de
s’entendre sur ce qui constitue leur utilisation optimale (De Galbert, 2016).

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25. Le recours des États-Unis à des sanctions secondaires à l’encontre d’entreprises européennes
a longtemps empoisonné les relations. D’aucuns en Europe ont interprété cette attitude comme un
moyen de promouvoir les intérêts commerciaux américains au détriment des intérêts européens,
plutôt que comme un moyen d’avancer vers un objectif stratégique au service d’intérêts communs
(De Galbert, 2016). On parle de sanctions secondaires lorsqu’un pays - en général un grand pays -
disposant d’un moyen de pression international est non seulement à l’initiative de sanctions à
l’encontre d’un autre pays, mais interdit également à des entreprises étrangères de faire du
commerce avec le pays concerné sous peine d’être sanctionnées à leur tour. Il s’agit là d’un outil
potentiellement redoutable, dont les grands pays peuvent se servir, mais qui peut aussi générer un
sérieux retour de flammes et un profond ressentiment.

26. Ce fut le cas en 1996, avec la loi américaine connue sous le nom du Helms-Burton Act qui
pénalisait les entreprises non américaines traitant avec Cuba en leur refusant l’accès au marché
américain. Cette loi, qui accordait un pouvoir extraterritorial au gouvernement des États-Unis,
obligeait ces sociétés à choisir entre le marché cubain ou le marché américain. Une législation du
même genre fut adoptée la même année envers l’Iran et la Libye, au mécontentement général des
alliés européens des États-Unis. L’UE déclara que les dispositions extraterritoriales de la loi
Helms-Burton n’étaient pas applicables au sein de l’Union et décida de sanctionner les entreprises
américaines et de leurs dirigeants ayant introduit des réclamations au titre de cette loi. La situation
ne s’apaisa qu’avec l’accord de l’administration Clinton de ne pas appliquer ces sanctions contre
des sociétés européennes en échange d’une coopération plus étroite sur la politique générale à
mener à l’égard de ces trois pays. Cette renonciation à appliquer les sanctions fut prorogée par les
présidents Clinton, George W. Bush, Obama et Trump.

27. En 2010, le Congrès a étendu les sanctions secondaires aux sociétés financières non
américaines travaillant avec des organismes iraniens. Cette fois, la loi a limité la capacité de
l’administration à octroyer des dérogations. Mais à l’époque, les Européens œuvraient en étroite
concertation avec les États-Unis pour amener l’Iran à la table des négociations et souhaitaient
imposer leurs propres sanctions financières à l’Iran - une décision qui, finalement, a porté ses fruits
avec la signature du PAGC (Lew et Nephew, 2018). Ils n’ont toutefois pas accepté le principe des
sanctions secondaires et ne l’acceptent toujours pas, comme l’a montré le retrait de l’administration
Trump du PAGC. Il n’en reste que les États-Unis ont dû faire des compromis entre leur aspiration à
former des coalitions globales pour soutenir certaines politiques de sanction consensuelles, et leur
prospérité, ce qui les a parfois amenés à opter pour des formes de pression plus directes.

28. Le problème des sanctions secondaires est qu’elles peuvent réellement saper la solidarité
internationale et fragiliser l’édification de politiques communes. Plus les États-Unis auront recours à
ces outils, plus leurs partenaires chercheront à contourner leur politique de sanction et ils le feront
délibérément. C'est ce qui se produit actuellement avec l’instrument spécial que plusieurs pays
mettent sur pied pour contourner les sanctions secondaires imposées aux entreprises européennes
qui traitent avec l’Iran. Malgré leur puissance financière et commerciale, les États-Unis voient leur
part du PIB mondial s’éroder de plus en plus. Au fur et à mesure que leur poids économique relatif
diminue, leur capacité à faire fonctionner un régime de sanctions secondaires pourrait, elle aussi,
diminuer. Les États-Unis devront de plus en plus tenir compte du fait qu'un recours excessif à des
sanctions qui ne sont pas largement approuvées par la communauté internationale pourrait amener
d'autres pays, y compris leurs alliés, à élaborer des " solutions de rechange " qui, avec le temps,
pourraient avoir pour effet d'éroder l'influence américaine.

29. Ce problème s’est aggravé sous l’administration Trump, qui a nettement marqué sa préférence
pour des politiques de sanction et a choisi de s’en servir aussi bien contre des alliés que contre des
ennemis. La simple prolifération des sanctions et des objectifs qu’elles visent à atteindre nuisent à
leur efficacité et au soutien que pourrait leur apporter la communauté internationale. Qui plus est,
certains éléments tendent à prouver que les coûts de ces politiques pour les États-Unis, notamment
dans le domaine commercial, sont en progression et provoquent des contestations politiques sur le
plan interne. Nombre de ces sanctions sont de nature économico-commerciale. Mais l’opinion

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publique a tendance à les assimiler à des sanctions inspirées par la politique étrangère et de
sécurité. Les sanctions américaines ont été imposées moyennant peu ou pas de consultations avec
les alliés et certaines sanctions, notamment les tarifs douaniers sur l’acier et l’aluminium, justifiées
à tort aux motifs de « sécurité nationale », touchent à la fois des pays alliés et des rivaux comme la
Chine. Suite à la décision d’invoquer la sécurité nationale, la question des sanctions commerciales
« normales » se confond aujourd’hui avec celle des sanctions liées à la sécurité. Par ailleurs, le fait
que des entreprises européennes risquent, de plus en plus, d’être visées par des sanctions
américaines à la suite, par exemple, des sanctions décidées par Washington à l’encontre de l’Iran,
a fait naître chez les Alliés un sentiment de suspicion, qui les porte à croire que ce sont des
motivations commerciales nationales qui alimentent la soif de sanctions des États-Unis. Cela n’est
pas bien accueilli parmi les Alliés des États-Unis et pose un dilemme critique à la fois dans les
relations transatlantiques et dans les relations américano-canadiennes. D’aucuns, aux États-Unis,
prétendent que cette propension à imposer unilatéralement des sanctions porte préjudice aux
intérêts américains à long terme et à leur réputation de chef de file international. Les intentions
américaines et l’évolution rapide de leur définition de la sécurité nationale suscitent
incontestablement une certaine nervosité parmi les Alliés. Le libre-échange était autrefois considéré
comme une valeur fondamentale et une pierre angulaire de la sécurité nationale. Aujourd’hui, il
semble s’identifier davantage à une menace pour la sécurité, du moins dans certains cercles de la
Maison blanche. Cette façon de voir les choses ne recueille pas un large assentiment au Congrès
américain, et, par conséquent, des coalitions opposées à cette conception de la sécurité se forment
tant aux Etats-Unis qu'à l'échelle internationale entre un certain nombre d'Alliés. Le manque de
consensus apparent est préoccupant et menace l’esprit de coopération et de coordination qui a si
longtemps façonné le dialogue transatlantique sur les questions économiques et de sécurité.

30. Dans la même veine, les sanctions commerciales imposées par les États-Unis au Canada et
à l’Union européenne sur l’acier et l’aluminium sont devenues des problèmes majeurs dans l’agenda
commercial et diplomatique transatlantique. N’étant pas prêts à accepter ces sanctions sans réagir,
le Canada et l’UE ont répondu par des mesures commerciales de rétorsion ciblées, ayant un impact
économique équivalent à celles imposées par les États-Unis. Selon Peter Navarro, directeur du
National Trade Council de l’Administration Trump, l’hypothèse qui a justifié la décision de
Washington, était que les États-Unis étaient « le plus gros marché au monde et le plus lucratif »
(Lew et Nephew, 2018) et qu’ils ont donc le pouvoir de fixer les conditions du commerce de
l’aluminium et de l’acier. Toutefois, l’Union européenne représente en réalité un marché plus
important que celui des États-Unis et sa réaction a donc été celle que l’on pouvait attendre d’un
acteur aussi important sur les marchés mondiaux. Jusqu’à présent, les sanctions américaines
frappant l’acier et l’aluminium n’ont pas entraîné de concessions majeures de la part du Canada ni
de l’Union européenne. Elles ont toutefois déclenché une guerre commerciale coûteuse, mais
heureusement encore très limitée, dans laquelle les tarifs douaniers ont été augmentés, au détriment
de toutes les économies concernées. Toujours est-il que confondre ce type de différends
économiques avec des questions de sécurité nationale a eu comme regrettable conséquence de
détériorer la nature des relations entre des Alliés très proches.

IV.   SANCTIONS AMÉRICAINES              CONTRE      L’IRAN     ET   ÉROSION DU         CONSENSUS
      INTERNATIONAL

31. Les décennies de sanctions économiques imposées à la République islamique d’Iran ont fait
des ravages dans ce pays. Jusqu’en 2012, les sanctions des États-Unis visaient les banques avec
lesquelles l’Iran finançait l’appui aux mandataires opérant dans tout le Moyen-Orient. Six résolutions
du Conseil de sécurité de l’ONU ont appelé l’Iran à mettre fin à son programme d’enrichissement
d’uranium, abordé les questions relatives à son programme nucléaire et exigé une bien plus grande
transparence. Au mépris de ces résolutions, l’Iran a continué à enrichir l’uranium et secrètement
poursuivi son programme nucléaire (Dehghan, 2012). 2012 a marqué un tournant, alors que
Washington venait de lancer une série de sanctions secondaires contre les sociétés étrangères
fournissant des services à l’industrie pétrolière iranienne, investissant dans ce secteur ou se

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fournissant auprès de cette industrie. Ces sanctions ont produit un effet particulièrement percutant,
l’échelle du marché américain étant telle que les sociétés ont été obligées de choisir entre les
États-Unis et l’Iran. L’Iran a systématiquement été perdant dans cette lutte, et plusieurs grands
acteurs se sont retirés du marché iranien, privant ainsi le pays de capitaux, de technologie, de
savoir-faire et de débouchés. Il est important de noter ici que l’Union européenne aussi a initié un
ensemble de sanctions punitives, incluant un embargo sur le pétrole et le gaz naturel iraniens, ainsi
que plusieurs sanctions globales très dures à l’encontre des banques iraniennes. L’Iran s’est soudain
retrouvé isolé et en grande difficulté financière.

32. Ces sanctions ont eu plusieurs répercussions : effondrement de la monnaie iranienne, chute
spectaculaire des investissements et nouvelle baisse des exportations de pétrole entre 2012 et
2015. L’Iran est un grand producteur de pétrole. C’est aussi un pays qui offre un formidable potentiel
économique, mais les sanctions internationales l’ont longtemps empêché de réaliser ce potentiel.
Bien que l’Iran soit parvenu à contourner certaines de ces sanctions, les dommages causés à son
économie ont été substantiels. L’action coordonnée des États-Unis, de l’UE et d’autres pays ont
finalement contraint l’Iran à venir s’asseoir à la table des négociations avec le groupe P5 +1. À l’issue
de ces pourparlers, l’Iran a fini par accepter de très fortes restrictions de son programme d’armement
nucléaire. Le PAGC signé le 14 juillet 2015, a abouti à l’imposition de contrôles vérifiables et à long
terme quant à la capacité iranienne de fabrication d’armes nucléaires. Cet accord stipulait que, en
contrepartie de l’engagement iranien à éliminer ses réserves d’uranium moyennement enrichi,
abaisser ses stocks d’uranium légèrement enrichi, réduire le nombre de centrifugeuses à gaz
pendant 13 ans, accepter les limites imposées à l’uranium enrichi, ne pas construire de nouvelles
installations d’eau lourde et accepter des inspections, l’Iran bénéficierait d’une levée des sanctions
imposées par l’Union européenne, les États-Unis et le Conseil de sécurité de l’ONU. L’accord
stipulait également une réduction des deux tiers du nombre de centrifugeuses opérationnelles en
Iran, une nette diminution du stock iranien d’uranium légèrement enrichi, le démantèlement de
l’unique cœur de réacteur au plutonium du pays et l’imposition d’un régime de contrôle rigoureux,
ce qui, d’après la plupart des rapports, a très bien fonctionné (Kahl, 2018). Selon plusieurs études
portant sur les résultats, ces sanctions bien équilibrées ont eu un impact décisif sur les calculs
iraniens, même si d’autres facteurs, comme la politique interne du pays, ont certainement joué dans
la décision finale de Téhéran.

33. Le 8 mai 2018 cependant, le président Trump a annoncé que les États-Unis se retiraient de
l’accord nucléaire PAGC parce qu’il n’aurait pas empêché de manière permanente l’Iran de
poursuivre son programme d’armement nucléaire. Parmi les autres raisons invoquées, Washington
a également avancé les interventions déstabilisatrices de l’Iran en Afghanistan, à Gaza, en Iraq, au
Liban, en Syrie et au Yémen et d’une façon plus générale, ses aspirations hégémoniques au
Moyen-Orient (Kahl, 2018). Il convient de souligner ici que l’Agence internationale de l’énergie
atomique (AIEA) continue d’affirmer que l’Iran a intégralement respecté les termes du PAGC.

34. En se retirant d’un pacte sur lequel son pays venait de marquer son accord, le président Trump
a rompu avec une tradition de leadership multilatéral américain sur cette question bien spécifique.
Rappelons que les présidents Obama et George W. Bush s’étaient étroitement concertés avec les
pays partenaires sur la question des sanctions envers l’Iran et qu’ils avaient tous deux travaillé main
dans la main avec le Conseil de sécurité des Nations unies pour calibrer adéquatement ces
sanctions. Cela avait non seulement conféré une légitimité internationale à cette politique de
sanction, mais aussi limité le nombre d’options laissées au final à l’Iran (Bey, 2018).

35. Au départ, les sanctions décidées par l’administration américaine visaient le secteur
automobile iranien, les opérations financières libellées en dollar et l’achat d’avions commerciaux et
de métaux (Reuters, 2018). En octobre, le département du Trésor des États-Unis a également
sanctionné 20 personnes physiques et morales pour avoir apporté un appui financier à l’organisation
paramilitaire Basij en Iran. Il a également sanctionné la banque iranienne Parsian pour le simple fait
d’avoir fourni un service à une société « qui n’avait pas plus de six degrés de séparation avec la
Basij » - une décision visant explicitement à dissuader les banques occidentales d’oser envisager

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une approche du marché iranien (Bey, 2018). En réaction, l’UE a instauré le statut dit « de blocage »
dans le but d’annihiler les sanctions américaines dites secondaires à l’encontre de pays faisant du
commerce avec l’Iran. Lors d’une réunion de l’UE organisée en mai 2018 à Sofia, le président de la
Commission européenne Jean-Claude Juncker a annoncé que l’Union réactiverait une loi visant à
empêcher les entreprises européennes de respecter toute sanction susceptible d’être réintroduite
par les États-Unis à l’encontre de l’Iran. La loi de 1996 apporte une protection « contre les effets de
l’application extraterritoriale d’une législation adoptée par un pays tiers ». Conçue au départ pour
contourner un embargo commercial américain sur Cuba et certaines sanctions visant l’Iran et la
Libye, elle n’a jamais été appliquée en raison des dissensions qu’elle a provoquées sur le plan
politique.

36. En novembre 2018, les États-Unis ont annoncé le rétablissement des sanctions contre
l’industrie pétrolière iranienne - une décision qui a affecté aussi leur propre industrie du commerce
maritime et s’est accompagnée de nouvelles restrictions financières. Cette initiative a donné lieu à
de graves tensions avec les Alliés européens des États-Unis, qui continuent à défendre le PAGC et
à autoriser le commerce avec l’Iran. L’administration américaine a prétendu que ces mesures
avaient pour but de stimuler un changement dans la politique nucléaire iranienne, mettre fin à son
programme de missile balistique et au soutien apporté aux militants dans toute la région. Ces
objectifs représentaient un élargissement substantiel de la contrepartie spécifiée dans le PAGC, axé
uniquement sur le programme nucléaire et pas sur ces autres questions. Le secrétaire d’État
Mike Pompeo a ensuite formulé 12 exigences auxquelles l’Iran devait répondre avant que les États-
Unis n’envisagent de réintégrer l’accord. Ces exigences étaient les suivantes : remettre à l’AIEA un
rapport complet des dimensions militaires antérieures de son programme nucléaire et renoncer de
manière définitive, permanente et vérifiable à ces travaux ; arrêter l’enrichissement et ne plus jamais
procéder au retraitement de plutonium, ce qui implique notamment la fermeture de son réacteur à
eau lourde ; fournir à l’AIEA un accès inconditionnel à tous les sites dans tout le pays ; mettre fin à
la prolifération de ses missiles balistiques et ne plus lancer ni développer de systèmes de missiles
à capacité nucléaire. Il y avait aussi d’autres exigences, notamment : arrêter de soutenir des groupes
« terroristes » du Moyen-Orient dont le Hezbollah, le Hamas et le Djihad islamique ; retirer de
l’ensemble du territoire syrien toutes les forces sous commandement iranien ; ne plus adopter de
comportement menaçant à l’égard de ses voisins, dont beaucoup sont des Alliés des États-Unis, y
compris arrêter de menacer de détruire Israël et cesser ses tirs de missiles sur l’Arabie saoudite et
les Émirats arabes unis ; ne plus menacer le commerce maritime international et arrêter de mener
des cyberattaques destructrices (Al Jazeera, 2018). Il s’agit là d’un élargissement substantiel des
ambitions du PAGC, qui se concentrait seulement sur le programme nucléaire iranien, et non sur
ces questions plus larges.

37. De toute évidence, ces exigences couvrent un large éventail de sujets. Pour Téhéran,
certaines d’entre elles posent une menace existentielle au régime et à sa raison d’être. Même s’il
est concevable que les objectifs implicites de ces exigences recueillent une large adhésion en
Occident, rares sont ceux qui croient que la République islamique d’Iran les acceptera. Ce qui nous
amène dès lors à poser la question : que faire désormais de la question nucléaire qui était au cœur
même du PAGC ? Il n’est pas facile de convaincre les partenaires européens des États-Unis que la
politique de « pression maximale » de l’administration Trump, et l’ajout d’une nouvelle couche
d’exigences, aboutiront à un meilleur accord, qui non seulement conférerait un caractère permanent
aux restrictions imposées au programme nucléaire iranien, mais nécessiterait de surcroît un
changement de comportement radical de l’Iran. Récemment, M. Pompeo a même rajouté un
13e point - la question des droits humains - à la liste des exigences à satisfaire par l’Iran pour changer
de cap et sortir de son isolement.

38. Face à un tel nombre d’exigences posées à l’Iran, on pourrait croire que l’administration Trump
ne cherche pas vraiment à parvenir à un quelconque accord avec le régime actuel. Plusieurs
dirigeants européens craignent qu’en réaction, l’Iran adopte une position franchement défensive,
même si peu d’indices jusqu’à présent autorisent à penser que l’administration Trump est prête à
entreprendre la tâche extraordinairement compliquée de provoquer un changement de régime, ce

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qui impliquerait vraisemblablement une intervention militaire massive et soutenue. Mais même cela
ne serait sans doute pas suffisant pour garantir une issue positive. Un autre calcul consisterait à
miser sur un renversement du pouvoir actuel par le peuple iranien afin de mettre fin à cette ligne
dure. Mais ici aussi, le cas de la Syrie atteste du genre de problèmes que peut engendrer ce type
de calculs.

39. Si le PAGC a permis une avancée rapide, c’est précisément parce qu’il alliait le bâton à la
carotte et se concentrait sur une série très limitée d’ambitions politiques. L’administration Trump
s’est non seulement retirée de l’accord et a réintroduit des sanctions, mais elle a aussi
considérablement élargi la palette de ses objectifs. Ce faisant, elle a anéanti le consensus
international sur la manière de traiter avec l’Iran. Et ce n’est pas tout : l’administration Trump vient
d’adopter des mesures extraterritoriales, incluant des sanctions secondaires pour influencer le calcul
de pays avec lesquels elle travaille depuis longtemps pour élaborer une politique à l’égard de l’Iran.
Une telle évolution risque de ne pas être tenable à terme. La Chine possède de nombreuses
banques imperméables aux sanctions américaines et à même de financer le commerce avec l’Iran.
La Chine est le plus gros importateur de pétrole iranien et ses relations commerciales avec
Washington sont plus que tendues actuellement. Elle pourrait donc décider de poursuivre ses
échanges énergétiques avec Téhéran.

40. Quant à l’Union européenne, elle a pris une série de mesures spéciales officiellement appelées
Véhicule ad hoc (Special Purpose Vehicule - SPV), afin de protéger ses entreprises de la politique
américaine - même si, à ce jour, aucun État membre de l’UE n’a accepté d’héberger un tel SPV.
Les systèmes de crédit et de troc de l’accord permettraient aux pays membres de l’UE et à d’autres
de continuer à commercer avec l’Iran par le biais de canaux ne relevant pas du système bancaire
américain. Cette initiative pourrait avoir une portée plus symbolique que pratique. De nombreuses
grandes entreprises européennes hésitent à mettre leur activité en péril simplement pour vendre sur
le marché iranien. Airbus par exemple s’est retiré de ce marché, car il ne peut se permettre de
perdre l’accès au marché américain. Maersk, Peugeot, Renault, Siemens et Total aussi ont annulé
leurs contrats avec l’Iran. De plus petites entreprises, qui ne sont pas largement exposées au
marché américain, pourraient être tentées de tirer parti des SPV.

41. Les États-Unis font preuve d’une certaine flexibilité en reconnaissant le fait que certains pays
alliés dépendent de l’énergie iranienne et n’ont pas d’alternatives dans l’immédiat. Lorsque les prix
pétroliers ont atteint 85 dollars américains le baril, les États-Unis ont octroyé des dérogations à
plusieurs pays dépendant des fournitures énergétiques iraniennes et n’étant pas en mesure de
diversifier leurs approvisionnements sans risque de perturbation majeure de leur économie. Ils l’ont
fait pour la Turquie notamment, mais aussi pour l’Inde, l’Iraq et la République de Corée. Aujourd’hui,
les cours pétroliers sont retombés à quelque 56 dollars américains le baril, et l’on ne sait pas si ces
dérogations seront prorogées (Oilprice.com, 2019).

42. Les Iraniens ont montré qu’ils étaient capables de contourner les sanctions. L’Iran bénéficie
d’une situation géographique fortuite pour ce faire, puisqu’il dispose de frontières communes avec
pas moins de neuf pays par lesquels peuvent transiter des biens et matières premières prohibés.
De nombreuses entreprises russes, chinoises et kazakhes seront toujours prêtes à commercer avec
l’Iran, tandis que d’autres le feront par circuits clandestins et autres marchés noirs. Il est donc peu
probable que les sanctions américaines soient appliquées de manière aussi globale et universelle
que ce fut le cas avant le PAGC. Les dirigeants iraniens ont exclu tout retour à la table des
négociations aussi longtemps que Washington ne réintégrerait pas le PAGC (Kahl, 2018). Tout cela
suggère que si les sanctions américaines sont sans aucun doute douloureuses pour l’Iran, le régime
iranien s’en sortira plus que probablement. L’un des risques encourus est que les réformistes liés
au président Rouhani, ainsi que les États-Unis eux-mêmes, soient en fin de compte blâmés pour
leur ligne dure. Cela pourrait, à son tour, amener au pouvoir des extrémistes plus radicaux encore,
dont beaucoup seraient directement impliqués dans des opérations de contrebande visant à
contrecarrer les sanctions. Des opérations de ce genre pourraient servir à financer l’aventurisme
iranien. Si le président Rouhani était renversé, son successeur serait sans doute, de l’avis de

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