De l'atelier au laboratoire
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De l’atelier au laboratoire Véritables explorateurs, les artistes s’affairent à débusquer des trésors – ou des horreurs – dont l’existence nous échappe. Ils s’attirent ainsi les louanges ou les critiques, mais laissent rarement indifférents. Pourtant, le bioart, branche nouvelle de l’art actuel, porteuse de propositions radicales, échappe encore largement à l’attention des médias et du public. PAR JEAN-PIERRE LE GRAND ◉ D’abord, qu’entend-on par bioart? Pour le moment, disons simplement que cet art réunit des pratiques qui portent sur le vivant au sens large (bios : la vie, en grec). L’approche, qui a émergé dans les années 1990, n’a d’ailleurs pas encore de dé- nomination officielle : dans sa thèse de doctorat – extrêmement intéressante et instructive – sur le sujet, Marianne Cloutier en dé- nombre plus d’une dizaine, dont art technoscientifique, art bio- logique, art biotechnologique, art biotech, life-art, art biomedia, sei-art, art génétique, vivo art et live art ! UN ÉCOSYSTÈME COMPLEXE « Depuis 15 ans, l’on assiste à une explosion du genre, avec beau- coup de pratiques différentes. Certains artistes travaillent avec des plantes, d’autres avec des cellules cancéreuses ou humaines, ou des bactéries », explique Anne-Marie Belley, commissaire et doctorante en histoire de l’art. Elle a d’ailleurs consacré deux expositions à ce sujet, avec des œuvres qui « transgressent les PHOTO : © KRISTOF VRANCKEN/Z33 frontières entre les sciences appliquées, les arts plastiques et les arts médiatiques, et redéfinissent notre perception du vivant », Composé des premiers organismes génétiquement modifiés (OGM) créés pour l’industrie des fleurs coupées, ce bouquet soulève des questions éthiques sur l’appropriation du vivant, mises en lumière par l’installation Common Flowers/ Flowers Commons, du collectif BCL. 32 QUATRE-TEMPS | VOLUME 42 - N O 4
• L’ART ET LE VÉGÉTAL Les plantes jouent un rôle clé dans ces maquettes urbaines futuristes. Daniel Corbeil, Dôme terrarium (2015). Aluminium, médium acrylique, broche à poule, époxy, plexiglass, plantes diverses, fluorescents. comme elle l’écrivait dans la présentation du sym- posium De la nature, tenu à la Société des arts technologiques en 2013 à Montréal. DES APPROCHES DIVERSIFIÉES En deux mots, on pourrait dire que les « bioar- tistes » font preuve d’imagination et d’espièglerie, PHOTOS : © GUY LHEUREUX en jouant sur les codes et les comportements habi- tuellement réservés aux sciences et aux technologies du vivant. Il leur arrive aussi de s’aventurer plus loin et de projeter un éclairage assez cru sur les arcanes des labos, nous incitant à réfléchir sur la portée des — | Q U AT R E-T E M P S | H I V E R 2 0 1 8 - 2 0 1 9 transformations et des expériences qui s’y déroulent. DÉBUTS HORTICOLES Parmi les bioartistes canadiens qui s’intéressent plus spécifi- Plusieurs historiens de l’art voient le photographe américain quement aux plantes et formes de vie associées, Anne-Marie Edward Steichen comme un précurseur, sinon le père, du Belley mentionne Daniel Corbeil, créateur de maquettes ur- bioart. Dès 1900, il s’intéresse aux méthodes de sélection hor- baines futuristes, véritables prototypes vivants où les plantes ticole, d’hybridation et de mutations combinées avec l’usage de jouent un rôle clé, Kelly Andres, dont l’approche incorpore les la colchicine. En 1936, une exposition au Museum of Modern plantes, les microorganismes, les ondes radio, les électrons et Art met en scène des centaines de ses « créations », des tiges de les photons (rien que cela !), et Annie Thibault, qui s’intéresse pieds-d’alouette (Delphinium sp.). Puis, dans les années 1980, plus particulièrement à la vie des champignons (voir l’article à George Gessert, peintre américain, décide à son tour de > la page 27). se consacrer aux techniques d’hybridation végétale, et 33
◀ Dans un projet démesuré inauguré en 1982, l’artiste allemand Joseph Beuys a planté des milliers de chênes dans la ville de Cassel. Au pied de chaque arbre, une colonne de basalte incarne la dimension artistique du projet. ▼ En 1936, une exposition au Museum of Modern Art met en scène des centaines de pieds-d’alouette sélectionnés par le photographe américain Edward Steichen. PHOTO : © ESTATE OF EDWARD STEICHEN/SOCAN (2018) PHOTO : © FABIAN PÜSCHEL en 1988, il expose des iris hybrides à San Francisco. Son tra- L’ART DE SORTIR DU CADRE vail se veut à la fois une exploration esthétique et une réflexion En 1917, l’artiste français Marcel Duchamp – excédé, comme sur la manière dont les humains influencent le vivant et dont la de nombreux autres artistes, par l’absurdité de la guerre – pro- culture, désormais, s’aventure dans la nature. pose comme « œuvre », pour une exposition de la Society of Independent Artists à New York, un objet issu de la production PLANTER DES ARBRES… ET DES PIERRES industrielle, en l’occurrence un simple… urinoir. C’est la nais- Outremer, l’artiste allemand Joseph Beuys, assisté de béné- sance du « ready-made » : désormais, le statut d’œuvre d’art voles, plante des milliers de chênes dans la ville de Cassel. Son n’est plus réservé à ce qui est créé, façonné. but : modifier durablement l’espace urbain et susciter la ré- flexion face à une urbanisation qu’il trouve excessive. Malgré la Par ce geste simple en apparence, Duchamp redéfinit non seu- controverse des débuts, 7 000 Oaks : City Forestation Instead lement la palette, mais la portée et les visées de l’art, et il fait of City Administration, projet démesuré inauguré en 1982, est sauter quantités de frontières et de cloisons. C’est bien simple : aujourd’hui bien enraciné dans l’identité de la ville. Signal fort, un siècle plus tard, le monde de l’art en vacille encore. une colonne de basalte au pied de chaque chêne incarne la di- mension artistique du projet. Même si cette rupture radicale avec les « beaux-arts » n’a pas encore percolé dans la culture générale, l’on attribue à Une question surgit inévitablement : peut-on encore parler Duchamp sinon la paternité, du moins un rôle clé dans l’art d’art ? Après tout, avec ces manipulations génétiques et projets minimal, l’art conceptuel, l’art corporel (body art), le néoda- de plantation, on est loin du pinceau du peintre et du ciseau du daïsme, le pop art, l’op art et l’installation. Rien que cela ! sculpteur ! Pour tenter une réponse, remontons d’un petit siècle le cours de l’histoire… de l’art. READY-MADE BIO Or qu’est-ce qu’un bouquet d’iris hybrides, sinon une forme de « ready-made naturels » auxquels l’artiste aurait ajouté sa touche? On pourrait même arguer que, comparés à Fontaine de 34 QUATRE-TEMPS | VOLUME 42 - N O 4
• L’ART ET LE VÉGÉTAL « JE CROIS QU’AU 21 E SIÈCLE [...] UN DES RÔLES ESSENTIELS DE L’ART CONSISTERA À DÉVELOPPER DES APPROCHES ET DES SENSIBILITÉS QUI NOUS ORIENTENT VERS DES SYSTÈMES ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX PLUS DURABLES. » — George Gessert, revue Artlink (2014) PHOTO : © KRISTOF VRANCKEN/Z33 Duchamp, les iris de George Gessert marquent plusieurs points pour l’esthétique. L’illustre iconoclaste, cependant, n’aurait pas vu la chose du même œil : il estime en effet que l’art qui s’attache à l’aspect purement esthétique – l’« art rétinien », comme il l’appelle – divertit notre attention de l’essentiel. Duchamp disait en scène quatre lits à semis transparents évoquant une pou- s’adresser avant tout à notre intelligence et à notre sens critique, ponnière. Dans les lits, des pousses des clones de ‘Moondust’, tout comme nombre de bioartistes, dont la démarche exige indé- un œillet au code génétique agrémenté d’un gène de pétu- niablement la participation intellectuelle du spectateur. nia. Mise au point par la société japonaise Suntory, cette fleur transgénique est la toute première à être légalement commer- BIOART VERSUS ART BIOTECH cialisée. (L’absence de débat public à ce sujet tiendrait au fait Anne-Marie Belley distingue les artistes qui utilisent le vivant que cette plante n’est pas destinée à la consommation humaine de ceux qui ont recours aux techniques de la biotechnologie ou animale, et qu’elle n’est pas considérée comme invasive ou pour manipuler le matériel génétique de plantes ou d’autres dangereuse.) Sur un piédestal, au centre de la pièce : des œillets, — | Q U AT R E-T E M P S | H I V E R 2 0 1 8 - 2 0 1 9 organismes : les premiers effectuent le plus souvent de simples « mères » des pousses transgéniques. déplacements, alors que les seconds opèrent de véritables transformations. « Le bioart, c’est du non-transformé : on Les prochaines étapes de l’œuvre consistaient à introduire une prend une mousse, on la déplace. L’artiste en biotech, par partie des pousses dans la nature tout en manipulant le bagage contre, a besoin d’un laboratoire, mais aussi de technologies génétique d’une autre portion des pousses, pour essayer de re- permettant de transformer le vivant. » donner aux fleurs leur couleur d’origine. Cette démarche – qui implique le clonage d’œillets bleus achetés dans un marché pu- MAMAN ŒILLET, PAPA PÉTUNIA… ET MOI ? blic – nous interpelle : moralement parlant, est-il défendable Présentée en 2009 en Autriche au festival Ars Electronica, l’ins- d’introduire des plantes modifiées dans un milieu naturel ? La tallation Common Flowers/Flowers Commons, du collectif BCL plante résultant de cette « rétro-bio-ingénierie » est-elle > (alias Georg Tremmel et Shiho Fukuhara) établi au Japon, met un organisme génétiquement modifié (OGM) ? Quelles 35
seraient les conséquences légales? Et incidemment, les artistes PLUS QUE DE LA DÉCO vont-ils trop loin, ici ? George Gessert résume bien le contexte et les ambitions du bioart, dans une entrevue accordée à la revue Artlink en 2014 : Ces interrogations nous renvoient aux implications éthiques et lé- « Je crois qu’au 21e siècle, le changement viendra moins des gales des interventions en biotechnologie. Elles sous-tendent « la développements technologiques que de leurs conséquences question du contrôle sur la commercialisation des “produits” et inattendues, comme le changement climatique, la disparition des êtres issus des biotechnologies », rappelle Marianne Cloutier des espèces et l’effondrement écologique. Un des rôles es- dans sa thèse. Autrement dit, BCL signale et met en relief une ré- sentiels de l’art consistera à développer des approches et des alité qui nous échappe, tant elle est étrangère à notre quotidien sensibilités qui nous orientent vers des systèmes économiques et loin de nos préoccupations… pour le moment. et sociaux plus durables. » DES RATS… AUX ARTS DE LABO Il est vrai que des technologies capables de brouiller les fron- Vous l’aurez deviné : l’on ne s’improvise pas artiste en bio- tières entre les individus, entre les espèces et même entre le technologies. Cela exige une formation ad hoc et souvent le vivant et le non-vivant soulèvent des questions nouvelles et parrainage, voire la participation, de scientifiques chevronnés, singulières. Or, comme l’écrit Marianne Cloutier dans sa thèse, dans des laboratoires dignes de ce nom. Au Québec, deux uni- « ces projets interrogent la manière dont les sciences du vi- versités, l’UQAM et Concordia, se démarquent par leur soutien vant transforment la compréhension comme la perception de au bioart, explique Anne-Marie Belley, et Concordia abrite l’individu », ajoutant qu’« ils proposent des expériences iden- l’un des deux laboratoires dédiés à cette discipline artistique titaires plurielles, allant de l’hybridité culturelle à l’hybridité au Canada. (L’autre, le Pelling Lab à l’Université d’Ottawa, a trans-espèces ». comme fait d’armes notable la « création » d’oreilles simili- humaines sur un support composé de cellules… de pomme.) On l’aura compris, le bioart vise moins à garnir les demeures des collectionneurs qu’à provoquer questions et réflexions, LES ÉPINARDS, LE PAIN ET LE BEURRE voire à provoquer tout court, et cela pourrait bien expliquer le Plus prosaïquement, de quoi vivent les artistes qui pratiquent le silence qui règne encore à son sujet. À l’heure où de grandes bioart ? « On parle essentiellement d’un art expérimental, basé organisations tendent à monopoliser le discours sur la biotech- sur des invitations à faire des résidences d’artistes, couplées avec nologie et la génétique, l’art représenterait-il l’une des rares des subventions », explique Anne-Marie Belley. Nombre d’entre brèches par lesquelles un regard et un questionnement cri- eux travaillent avec le 2D, par exemple la photo, ce qui leur per- tiques pourraient s’infiltrer ? ▂ met de documenter leur travail et d’intéresser, éventuellement, certains collectionneurs. Pourquoi se tournent-ils vers le vivant? Titulaire d’un baccalauréat en sociologie et d’une maîtrise en étude « Pour faire réagir, répond-elle, pour redéfinir l’art – ce qui est le des arts, Jean-Pierre Le Grand est rédacteur Web indépendant propre de l’approche contemporaine –, en intervenant sur une spécialisé en technologies de l’information et membre depuis 1993 du matière vivante qui n’aurait pas existé sans cela. » comité de rédaction de la revue Vie des arts. 36 QUATRE-TEMPS | VOLUME 42 - N O 4
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