De l'odeur de sainteté aux parfums de la publicité - Reflexions
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Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège De l'odeur de sainteté aux parfums de la publicité 24/05/13 A ce jour, la sémiotique visuelle n'a pas manqué de s'interroger sur la possibilité qu'a l'image de signifier d'autres sensorialités que la vision : c'est notamment le cas du tactile et de la sensori-motricité. L'olfaction, pour sa part, a été moins abordée, du fait même de la difficulté de la figurer ou de la matérialiser. C'est pourtant ce champ que Maria Giulia Dondero s'attelle à explorer maintenant dans sa nouvelle contribution. A cette fin, elle articule son analyse d'abord sur la représentation du pouvoir du parfum - et le fonctionnement de la sensorialité olfactive - dans la peinture religieuse moderne, puis sur les effets produits par les fragrances émanant des images publicitaires contemporaines. En 2009, Maria Giulia Dondero, chercheuse qualifiée du Fonds de la recherche scientifique (FNRS) travaillant au sein du Service Sciences du langage et Rhétorique de l'Université de Liège, publiait un ouvrage remarqué : Le sacré dans l'image photographique. Etudes sémiotiques (Paris, Hermès Lavoisier). Elle poursuit aujourd'hui ses investigations pointues en étudiant « Le religieux et le sacré vus à travers l'iconographie de l'olfaction » (1). Pour mettre en lumière les dispositifs plastiques par lesquels une image parvient à signifier odeurs et parfums, c'est le tableau L'Assomption de la Vierge (1630-1632) de Nicolas Poussin qui est en premier lieu analysé. Par la suite, mis à part les photographies artistiques d'Olivier Richon intitulées « Madeleine en extase » et « Madeleine pénitente » qui avaient déjà retenu l'attention de l'auteur dans son ouvrage susmentionné, ce sont trois affiches publicitaires qui sont successivement décryptées : Hypnotic Poison (Dior, 1999), Opium (Yves Saint-Laurent, 1989), Opium (Yves Saint-Laurent, 1988). Et ce périple olfactif allant des temps modernes jusqu'à notre époque la plus récente montre à suffisance que le sacré, en dépit de l'effacement progressif du religieux au fil des siècles en la matière, est loin d'être totalement dépassé, même s'il s'affirme aujourd'hui selon des modalités différentes. © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 04 June 2020 -1-
Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège Le parfum dans la peinture religieuse Première étape : la toile de Poussin, donc. On y voit, trois jours après sa mort, le corps de la Vierge qui s'élève vers le ciel, happé par un mouvement ascensionnel qu'accentuent encore les étoffes virevoltantes, elles-mêmes prolongées par des nuées tournoyantes. A ses pieds figurent le linceul dont il était enveloppé et un sarcophage autour duquel de petits anges (des putti) aux mains pleines de roses ont éparpillé des pétales sur le sol. Les fleurs ont ainsi perdu leur unité d'objets. Mais cet éparpillement est devenu la condition même de l'exhalaison du parfum dans l'air : on assiste ici, aux dires de Maria Giulia Dondero, à « une action d'ouverture et de mise en circulation ». Circulation qui n'a rien d'horizontal puisque les effluves dégagés montent vers le haut, par linceul interposé, jusqu'aux nuages surplombant la scène et couvrant partiellement deux colonnes qui amènent une profondeur de champ au tableau. On est dans le monde de l'impalpable, du léger, de la « consistance inconsistante », © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 04 June 2020 -2-
Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège celle-là même qui est le propre des corps saints qui n'ont pas à être touchés pour être perçus comme tels. Puisque la vraie foi n'a que faire de la vérification. A la façon de la force ascendante qui entraîne le regard du visiteur vers le sommet d'une cathédrale gothique - Dieu étant lumière -, le spectateur-observateur de L'Assomption se sent enveloppé par un phénomène qui le dépasse en quelque sorte : le voyage de la Madone vers le monde céleste devient aussi le sien par suite de la diffusion du parfum en cercles concentriques, mouvements de voltiges ou tourbillons circulaires. Il s'ensuit que la frontière s'estompe entre l'espace du tableau et celui du regardant. Au récit à la teneur didactique concernant un événement de la tradition religieuse chrétienne s'associe, en somme, une énonciation soulevant le problème spécifique de l'expansion de l'odeur sainte. Se trouve ainsi convoquée la relation existant entre la question religieuse de la foi et la dimension sacrée de la propagation de la transcendance. Et dans ce cas précis, la peinture auscultée comporte une odeur qui interpelle celui qui la regarde. « De l'intérieur de lui- même », précise Maria Giulia Dondero. La publicité contemporaine des parfums Dans le second volet de son analyse, notre sémiologue examine « le dépassement du religieux et l'affirmation du sacré ». A cette fin, ce sont des photographies publicitaires qui ont pris le relais, essentiellement celles qui, tout en faisant la promotion de parfums, évoquent certains phénomènes telles que l'extase et la contagion. La perception de ceux-ci va de soi dès que nos yeux tombent sur ces trois femmes, littéralement « possédées » par le produit dont elles font la pub. Dans la première image, symboliquement intitulée Hypnotic Poison, la star Milla Jovovich envoûte certes l'observateur, ne fût-ce que par les mouvements en spirales de ses bras rappelant les zigzags des draps de L'Assomption, mais sa toute-puissance n'est que relative car elle-même est la proie d'une force qu'elle ne peut maîtriser. Elle a beau avoir un regard pénétrant, son corps n'en est pas moins pénétré. C'est que le nuage de parfum qui l'enveloppe, jusqu'à la dématérialiser, a un pouvoir hypnotique qui s'étend jusqu'à nous, spectateurs captivés et emportés dans la ronde parfumée. © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 04 June 2020 -3-
Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège L'effet provoqué sur le corps féminin par l'Opium s'avère encore plus visible. Nous voilà en présence de deux femmes couchées : comment ne pas se souvenir ici de l'état de félicité ou de l'ivresse extrême des grandes mystiques de la tradition chrétienne, si bien rendus dans quantité d'œuvres artistiques et littéraires d'autrefois ? L'une, plus qu'alanguie, dont les cheveux ondulés au premier plan ont incorporé les volutes de parfum, a manifestement perdu conscience. L'autre, à la position hautement érotique, est en train de jouir du parfum tout en jouissant d'elle-même, et vice versa. Dans cette dernière figure, où la force olfactive a complètement triomphé, l'opération fusionnelle a atteint son zénith, un septième ciel pourrait-on dire. Puisque « la femme est parfum », conclut la chercheuse. Métamorphose du sacré Alors que dans la religiosité ancienne la diffusion - par contagion - d'un pouvoir autogénéré était assurée par les corps saints eux-mêmes, comme en témoigne celui de la Vierge de Poussin, il en va tout autrement dans le cas des parfums de Dior et d'Yves Saint-Laurent : maintenant, les corps féminins reçoivent, voire subissent le pouvoir d'une entité autre qui les pénètre et les transforme, les réduisant à l'état de victimes de forces transcendantes. Il est hors de question de contrôler cette puissance envahissante qui s'est résolument déplacée vers la sensibilité, l'harmonie avec l'environnement. Là se donnait à voir un corps en parfait état avec les nuages de parfum ; ici s'exposent des corps ondulés se syntonisant avec l'essence capiteuse s'échappant des flacons. La sacralité s'en trouve dès lors métamorphosée, ce qui signifie qu'elle a subi un « déménagement » d'après l'étymologie grecque de ce mot. Au terme de son exploration de la relation existant d'une part entre la représentation de la sensorialité olfactive et, d'autre part, les dimensions des expériences tant religieuses que relatives au sacré souvent fortement imbriquées dans les images modernes et contemporaines, Maria Giulia Dondero propose en conclusion de son analyse une acception originale du concept de « sacré », partagée à vrai dire par d'autres chercheurs surtout des anthropologues et des théoriciens de religions: il s'agit, écrit-elle notamment, d' « une force transcendante qui construit le cadre et le filtre par lesquels notre vie prend sens [...], d'une force qui dévoile notre impuissance de nous déterminer nous-mêmes ». (1) Texte figurant dans la revue Questions de communication, n° 23, « Figures du sacré », Boutaud et Dufour (dirs), juin 2013. Par ailleurs, dans un ouvrage dirigé par Philippe Brenot en collaboration avec le Musée de la Parfumerie de Grasse, Le Parfum et l'amour (Paris, L'Esprit du temps, 2013), elle vient de publier un chapitre intitulé « Le parfum dans les iconographies religieuse et publicitaire » . © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 04 June 2020 -4-
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