Du singulier au sens large : intégrer analyse de discours et théorisation ancrée

 
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Du singulier au sens large :
intégrer analyse de discours
et théorisation ancrée

Reiner Keller, Prof. Dr.
Université Augsburg - Allemagne

Résumé
Le texte qui suit s’inspire du questionnement général du Colloque du Rifreq tenu à
Montpellier en juin 2011 – « Du singulier à l’universel » en recherche qualitative – à
partir de l’hypothèse suivante : Pour les approches qualitatives en sciences sociales, le
chemin du singulier à l’universel n’existe pas. Il n’a jamais existé; et il n’existera
jamais. À l’encontre de toute démarche qualitative visant « l’universel », il vise une
extension de notre compréhension du « singulier ». Pour analyser ce « singulier au sens
large », il propose une intégration de l’analyse de discours et de la théorisation ancrée. 1
Ce propos est présenté à travers une critique de la version positiviste de ce courant
qualitatif.
Mots clés
DISCOURS, THÉORISATION ANCRÉE, FOUCAULT, MÉTHODES QUALITATIVES, ANALYSE
DES SITUATIONS, SOCIOLOGIE DE LA CONNAISSANCE

Du singulier à l’universel?
D’une certaine manière, on peut écrire l’histoire de la recherche qualitative
comme une conquête moderne du Graal d’un savoir positif, objectif et
universel. Je ne dis pas du tout qu’il s’agit d’un but choisi en toute liberté ou en
toute autonomie. Bien au contraire. Il me semble que c’est bel et bien l’aspect
sous-jacent de l’hégémonie des approches quantitatives et des perspectives
positivistes qui dominent largement en sciences sociales. Je vais vous en
donner un exemple très simple. Récemment, j’ai fait un voyage en train avec
une collègue très sympathique, professeure de sociologie, ou plus précisément,
de méthodes quantitatives et qualitatives. Dans notre conversation en route,
nous avons commencé à parler des approches qualitatives en sociologie. Très
vite, nous en sommes arrivés à la notion de « grounded theory » (théorisation
ancrée). Elle m’a raconté l’expérience suivante, avec un certain enthousiasme
dans la voix.

RECHERCHES QUALITATIVES – Hors Série – numéro 15 – pp. 416-434.
DU SINGULIER À L’UNIVERSEL
ISSN 1715-8702 - http://www.recherche-qualitative.qc.ca/Revue.html
© 2013 Association pour la recherche qualitative
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       Dans une recherche récente qu’elle avait dirigée sur un sujet comparatif
(les interactions dans le secteur des soins pour personnes âgées en Allemagne
et en Grande-Bretagne), elle avait choisi la démarche de la théorisation ancrée.
Elle avait collaboré avec deux chercheurs dont l’un était situé à Londres,
l’autre à Berlin, en se mettant d’accord, dès le départ, sur les méthodes de
recherche (réaliser des entretiens, faire des observations) et d’analyse (surtout
le codage et l’élaboration des résultats en suivant les propos de Strauss et
Corbin (2004). Mais voilà que les problèmes ont commencé. Après trois mois
d’analyse, la réunion suivante fût un désastre. Le collègue de Londres
présentait bien des résultats de codage et d’analyse différents de ceux du
berlinois – et ce, à partir des mêmes données! Si cela n’avait été que le résultat
d’un malentendu sur les questions abordées à partir des données…! Mais non,
là, tout était clair : la tâche était de faire ressortir le processus social de base, à
travers un codage d’abord ouvert, puis sélectif, enfin théorique (pour reprendre
la terminologie conceptuelle de la théorisation ancrée). Et si on prend au
sérieux le raisonnement suivant, il n’y a aucun doute que les résultats seront
identiques.
       Je cite quelques postulats du « guide du bon usage de la théorisation
ancrée en médecine » :
       5.1 Il s’agit d’une méthode inductive.
       5.4 Vous devez vous astreindre à suspendre vos acquis, votre
       connaissance.
       5.5 Les résultats sont ancrés dans les données (Hennebo, 2009).
       Ainsi, ma collègue posait le problème de la manière suivante :
     soit la théorisation ancrée présente une démarche sérieuse et scientifique
       qui aboutira, si elle est appliquée par différents chercheurs, toujours au
       même résultat objectif (sauf si elle est mal appliquée, faute de
       compétences personnelles des chercheurs) : question classique de
       validité et de « fiabilité » d’une démarche;
     soit il s’agit d’une démarche non-scientifique, qui ne produira que des
       résultats hétérogènes, « subjectifs », à partir des mêmes données, et qu’il
       faudra alors abandonner le plus vite possible.
       Je ne vous révèle pas de secret en disant qu’elle optait pour le deuxième
terme du problème (cependant, elle n’était pas encore prête à accepter cette
conclusion et essayait de trouver la faute du côté de ses collègues-chercheurs).
Pour des raisons diverses, je n’ai pas voulu jouer l’« avocat du diable » dans
cette situation. C’est donc ce texte qui va tenter de répondre, avec un certain
retard.
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       Le mouvement du singulier à l’universel fait écho à la relation entre
sociologie et histoire, relation établie au commencement de notre discipline.
Rappelons que l’histoire était, à un moment donné, la science historique du
singulier historique pendant que la sociologie, avec Auguste Comte (qui
reprenait d’ailleurs Giambattista Vico) se voulait la science comparative des
lois, donc de l’universel, dans le devenir de l’humanité. Ce projet a marqué la
sociologie depuis (et pas seulement en France). Par contre, (la sociologie de)
Weber restait très attaché à l’idée d’une sociologie comme science sociale
historique et comparative du singulier. Il parlait d’un « individu historique »
pour constater que toute situation sociale n’est autre que, dans son essence, un
phénomène de constellation singulier. Et il ne visait pas seulement les grandes
situations historiques, comme le rapport particulier entre religion et capitalisme
en occident, mais bien aussi les comportements sociaux des individus, comme
le souligne la fameuse typologie des quatre motivations de l’action (Weber
1995). Pour rendre une analyse sociologique valable, Weber mettait l’accent
sur la construction méthodologique des fameux « idéal-types » (Weber, 1992,
p. 172) qui apparaissent comme des abstractions élaborées du concret, servant
de mesure commune dans l’analyse des phénomènes. Il faut être bien attentif à
ce propos : la construction des types-idéaux n’est qu’un outil de travail pour
mieux analyser les singularités historiques et discuter leurs particularités; ce
n’est pas du tout le but de l’analyse sociologique.
Théorisation ancrée et positivisme de la recherche
Dans sa mise en perspective classique chez Glaser et Strauss aussi bien que
dans quelques élaborations qui ont suivi, la théorisation ancrée a abordé la
même problématique (Glaser & Strauss, 2010). Comment analyser des données
qualitatives issues des phénomènes singuliers et comment arriver, à travers
cette analyse, à une connaissance, un savoir universel sur les processus en
question? Par exemple, quelles sont les interactions entre les divers acteurs qui
se retrouvent en face de la mort proche d’un des patients dans un hôpital? La
stratégie adoptée est manifeste dans la citation du « guide du bon usage… »
évoquée tout à l’heure (Hennebo, 2009). Si tout est dans les données, et si on
arrive à établir une démarche inductive et analytique purifiée ou pure, alors
nous obtenons des résultats objectifs, valides et fiables. Chacune et chacun
d’entre nous aboutira – si nous possédons des compétences égales – au même
résultat objectif, justement parce que la réalité qui nous intéresse est « dans les
données », sans ambiguïté, et qu’elle nous sert de critère de validation. C’est
bien le point de vue de la collègue du train vis-à-vis de la théorisation ancrée.
       Ce n’est pas un hasard de voir une telle perspective émerger dans le
contexte des années 1960. Elle reflète une conception hégémonique en sciences
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sociales : la prédominance des méthodes quantitatives et de leur épistémologie.
Ce reflet ne se présente pas seulement en théorisation ancrée, mais à travers les
champs plus vastes du qualitatif. Il fait sans doute partie de son succès mondial,
et il trouve sa manifestation ultime dans la concentration actuelle sur les
logiciels et dispositifs de traitement informatique des textes, qui permettent et
provoquent de plus en plus une « quantification » des résultats.
       Pour la théorisation ancrée, on peut résumer les arguments de base d’un
tel positivisme qualitatif de la manière suivante :
     La vraie réalité des phénomènes qui intéresse le chercheur est manifeste
       dans les données.
     Le processus de recherche est un processus de découverte de cette réalité
       à travers des méthodes rigides.
     Les résultats obtenus (la théorie) disent la vérité sur l’objet de recherche,
       sur le processus social de fond (« basic social process ») en question.
     S’il y a des différences de résultat, elles sont dues à une mise en
       application déficitaire des méthodes d’analyse.
     Même si l’analyse concrète se fonde sur l’observation des phénomènes
       singuliers, la procédure d’analyse garantit que les résultats sont
       « universels », c’est-à-dire valables pour tout phénomène de la même
       catégorie.
Une critique et approche constructiviste de la théorisation ancrée
Cette version positiviste de la théorisation ancrée n’est plus la seule. Elle fût
contestée par des positionnements alternatifs et constructivistes dès les années
1990, par exemple dans les travaux de Bryant, Charmaz et de Clarke (Bryant &
Charmaz, 2007; Clarke & Friese, 2007; Morse, Stern, Corbin, Bowers,
Charmaz, & Clarke, 2009). Ce contre-mouvement au sein même de la
théorisation ancrée insiste sur le rapport entre chercheur et objet de recherche
dans la production des connaissances. Ainsi il s’oppose à la voie qui prétend
mener du singulier à l’universel à travers la découverte de la réalité cachée
dans les données. Les présupposés de cette approche sont :
    Il n’y a pas de réalité vraie, il n’y a que des « réalités en perspective ».
    L’analyse des données s’avère être un processus interprétatif, qui ne peut
       pas supposer l’existence d’un chercheur purifié de tout biais.
    Donc, il faut remplacer le concept de découverte des processus par celui
       de construction des interprétations raisonnées.
    Cette construction doit assumer le fait que la réalité est complexe,
       hétérogène, conflictuelle, et surtout, en constante transformation. Notre
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          objet de recherche est bel et bien un objet qui se transforme à travers les
          actions humaines (et à travers la production d’une connaissance
          scientifique de cet objet!). Ainsi l’idée de vouloir le fixer à un moment et
          d’en tirer une théorie universelle ne tient pas. Qui plus est, l’idée d’un
          seul processus social de fond implique un réductionnisme fort, une
          simplification qui réduit et du coup, rate cette complexité et
          transformation.
         L’analyse doit donc envisager des « théorisations temporaires » plutôt
          que des « théories formelles ». Alors que le terme anglais « grounded
          theory » dit bien « théorie ancrée », la traduction française « théorisation
          ancrée » déjà véhicule cette idée d’un dynamisme, d’un processus de
          mise en perspective.
         Différentes analyses des mêmes données peuvent aboutir à des résultats
          différents.
         L’accès valide et fiable à la vraie réalité par un « témoignage neutre » est
          remplacé par la demande d’une démarche réflexive qui rend compte du
          rapport entre chercheur engagé et objet de recherche.
         La partialité du point de vue du chercheur individuel est reconnue; il est
          bien obligé d’argumenter sa démarche de façon rigoureuse et de la
          présenter à la critique des autres. Des résultats divergents sont considérés
          comme une « chance » pour la production des connaissances, et pas
          comme un échec.
         Si on constate ainsi que le chemin du singulier à l’universel ne mène
          nulle part, cela n’implique pas forcément que la généralisation, c’est-à-
          dire des résultats qui dépassent les données concrètes, n’est plus
          possible. Il faudra peut-être parler d’un cheminement qui trace le réseau
          des relations possibles, « accountable », selon l’expression anglaise,
          entre les diverses singularités qui nous concernent et qui se ressemblent
          (qui montrent une « ressemblance de famille »), sachant bien que tel ou
          tel évènement pourrait changer toutes les perspectives à venir de
          l’analyse.
Théorisation ancrée et analyse de discours : l’analyse des situations
(au sens large)
Avec ce constat, je rejoins les élaborations actuelles qui explorent les
possibilités d’ouverture du cadre analytique de référence de la théorisation
ancrée. Parmi celles-ci, l’analyse des situations proposée par Clarke (2005)
argumente en faveur d’une forte évolution de la théorisation ancrée pour
qu’elle arrive à traverser le « tournant postmoderne ». Ainsi, elle vise une
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approche moins positiviste et plus compréhensive, notamment en soulignant
l’intérêt, pour l’analyse, de situer l’action des acteurs sociaux dans un contexte
situationnel plus large. Dans ce mouvement, la notion de discours et
l’établissement des stratégies cartographiques (« mapping ») jouent un rôle de
premier ordre. Cette nouvelle perspective de la théorisation ancrée rejoint mon
propre argument pour une analyse de discours ancrée dans la sociologie de la
connaissance établie par Berger et Luckmann (2006) que je poursuis depuis les
années 1990 comme une analyse de la « construction discursive de la réalité »
(Keller, 2005, 2007, 2011, 2012).
       Le concept de discours se réfère à un ensemble de processus
communicationnels qui essayent d’établir, de reproduire, d’opposer, de
transformer les ordres symboliques des sociétés ou plus précisément les
domaines particuliers d’action dans une collectivité. Ainsi nous pouvons parler
d’une « construction discursive de la réalité ». Cette conception a au moins
trois implications : une certaine régularité ou structuration de tels processus,
une arène publique ou spécialisée pour son déroulement, et des acteurs sociaux
engagés dans les actes de communication. Dans la tradition de la sociologie de
la connaissance de Berger et Luckmann (2006) aussi bien que dans le
paradigme interprétatif, nous pouvons parler des politiques sociales des savoirs
et connaissances ou des rapports sociaux de savoir/connaissance pour désigner
toute (inter)activité qui vise à établir la réalité et l’objectivité d’un ordre
symbolique et ses matérialités (humaines, non-humaines, vivants ou objets)
dans une collectivité, dans un « univers de discours » (Mead, 1963).
L’approche de la « construction discursive de la réalité » propose une
théorisation de base, ancrée dans la phénoménologie sociale (Schütz, 1967,
1974, 1987), l’interactionnisme symbolique (Blumer 1969), la boîte d’outils de
Foucault (1969, 1980) et la sociologie de la connaissance (Berger & Luckmann
2006).
       Alors, l’argument de base vis-à-vis de la théorisation ancrée classique
suit la logique suivante. Si nous suivons un questionnement spécifique – par
exemple les interactions autour des soins corporels établies dans un hôpital – il
ne suffit pas de regarder ou d’observer seulement la situation en question ou de
réaliser des entretiens avec le personnel et les patients. Mais il faut aussi rendre
compte du discours plus vaste sur les pratiques infirmières. Un tel discours ne
fait pas partie du contexte d’une telle situation, comme l’indique la version de
Strauss et Corbin de la théorisation ancrée. Bien au contraire : il est dans la
situation même. Pour le dire autrement, nous devons élargir notre idée de
situation de recherche pour comprendre que l’isolement d’un petit extrait d’un
contexte plus global ne mène pas la recherche très loin. D’une certaine
manière, on pourrait dire qu’il n’y a pas de contexte, il n’y a que des situations.
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Pour revenir à mon exemple, le phénomène en question se révèle donc bien être
situé dans une histoire des pratiques, des objets et des financements des soins.
Les conceptions actuelles que les infirmières nous racontent peuvent être
retracées dans leur genèse historique en montrant par exemple que les
conditions des pratiques établies ont changé en fonction des savoirs et
connaissances scientifiques, des mesures de financement plus larges ou plus
restreintes, des discours publics sur la dignité humaine etc.
       Ainsi on peut constater que le discours – dans le sens évoqué tout à
l’heure – est une dimension de la situation. Pour rendre compte d’une situation
entendue au sens large, il faut alors intégrer l’analyse de tels discours et de
leurs histoires.
       Adele Clarke et moi-même nous avons esquissé, dans nos travaux,
plusieurs concepts méthodologiques et démarches empiriques pour analyser les
discours. Clarke propose la démarche cartographique, la construction des
« cartes » routières qui rendent compte des éléments d’une situation, des
acteurs humains ou non-humains faisant partie d’une arène ou du monde social
en question, et des positionnements discursifs établis. Dans mon travail, je me
suis concentré plus sur l’exploration de la dimension discursive et sur des
concepts issus de la sociologie de la connaissance qui révèlent la mise en ordre
symbolique de la réalité.
       La Figure 1 illustre l’idée de la situation au sens large (dans toute sa
dimensionnalité).
Pour l’analyse d’une situation au sens large, Clarke propose une stratégie de
cartographie qui en principe génère trois « cartes » différentes (la carte
situationnelle, la carte des mondes sociaux/arènes sociales, la carte des
positionnements discursifs). Ces cartes, dont chacune connaît des stades divers
d’élaboration entre « version chaotique » et « version ordonnée », sont
considérées comme des outils de travail qui permettent au chercheur
d’approcher une situation dans toute sa complexité, d’aider à la réflexion et
d’élaborer et poursuivre des questionnements précis. Il ne s’agit pas de la
finalité d’une recherche! Clarke appelle la première carte « carte situationnelle
chaotique » (voir Figure 2). Cette carte aide à faire sortir, dans un premier
temps, les éléments de la situation.
       Cette carte est issue d’une recherche sur les pratiques d’infirmières dans
un hôpital. Donc les référents indiquent les éléments de leurs situations de
travails et sont tirés des entretiens, des documents et des observations. Après
avoir établi cette première carte, le travail d’une certaine mise en ordre peut
commencer. La carte de la Figure 3 en donne le résultat.
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Figure 1. La situation d’action (extraits de Clarke, 2005, p. 73).

       Il s’agit de regrouper les éléments de la situation dans des catégories plus
générales. Cette procédure permet de comparer des situations et de déterminer
des questionnements précis à poursuivre. Ceci est important, parce qu’une
seule analyse de situation ne peut pas prétendre à analyser toute la complexité à
la fois. Cette mise en ordre permet de choisir et de préciser son sujet d’analyse.
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Figure 2. Carte situationnelle, version chaotique (extraits de Clarke, 2005,
p. 95).

      La carte de la Figure 4, dite « carte des mondes sociaux/arènes sociales »
reprend d’autres concepts de Strauss. Cette carte essaye de faire sortir les
acteurs divers qui sont engagés dans une situation, même s’ils ne sont pas
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Figure 3. Carte situationnelle, version mise en ordre (extraits de Clarke, 2005,
p. 97).
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Figure 4. Carte des mondes sociaux/arènes sociales (extraits de Clarke, 2005,
p. 118).

présents et visibles sur place. Elle est aussi utilisée pour révéler les acteurs et
mondes qui sont exclus de la situation ou restent silencieux, bien qu’on puisse
attendre, à la base des connaissances établies sur le fait qu’ils sont bel et bien
concernés par la situation en question, à entendre leur voix. Il s’agit bien des
mondes, et pas seulement des acteurs isolés, parce que chaque acteur précis fait
partie d’un champ de pratique dans lequel il est engagé, et qui est à la fois loin
et proche de la situation à l’étude.
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        La dernière carte proposée par Clarke (Figure 5) est celle des
positionnements discursifs. Dans une situation en question, ils peuvent être
nombreux. L’exemple qui suit s’inspire du rapport entre l’efficacité du travail
clinique et l’importance du travail émotionnel des infirmières. On peut y voir
cinq prises de position, qui se distinguent par la valeur relative qu’elles
accordent à chacun de ces deux aspects du travail. La position centrale reflète
un discours qui refuse de prendre parti pour l’un ou l’autre pôle. Selon Clarke,
il est important d’élaborer de tels positionnements dans un champ en question.
        Mon propre travail se concentre sur cette dimension discursive en
proposant plusieurs outils de travail et réflexions méthodologiques. Je parle des
schèmes interprétatifs, des classifications, des « mises en intrigue » (pour
reprendre un concept de Ricoeur) et d’une « structure du phénomène »
(« Phänomenstruktur ») établie par un processus discursif.2 Cette structure n’est
pas présente dans l’objet ni dans la situation en question mais elle émerge de sa
construction discursive (Keller 2012). D’autres concepts rendent compte des
pratiques discursives, des dispositifs, des positionnements des divers acteurs ou
sujets.
        Ainsi, je parle du « Sujet-modèle » construit dans un discours. Le sujet-
modèle établit un rapport à soi-même et au monde qui est présenté comme une
référence à reproduire (ou à éviter). L’exemple de l’« éco-citoyen », bien établi
dans les discours publics depuis les années 1970 illustre cette idée en proposant
des comportements « écolo » types et idéaux pour des citoyens responsables.
        La « structure du phénomène » (« Phänomenstruktur ») est proche de
l’idée de la carte situationnelle de Clarke. Elle vise à montrer les dimensions
diverses abordées dans un discours (les valeurs, les faits, nous et les autres etc.)
et leur concrétisation particulière. L’exemple du Tableau 1 est tiré de mon
analyse des discours publics sur les déchets ménagers en France et en
Allemagne entre 1960 et 1995. Elle présente le cas français (vers 1990).
        Le Tableau 2 (tiré de Keller 2009) rend compte du champ discursif ou de
l’arène publique établi autour de la question des déchets ménagers en
Allemagne dans les années 1980. Il distingue deux structurations discursives
présentes et indique les acteurs légitimes et leurs articulations dans ce débat.
Leur positionnement dans le tableau indique le degré d’attachement à un
discours; les acteurs qui se retrouvent au milieu tendent à rapprocher les deux
positionnements opposés.
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Figure 5. Carte des positionnements discursifs (extraits de Clarke, 2005,
p. 130).

       Il n’est pas nécessaire de prolonger cette exploration ici (cf. les
références données). Je vais donc revenir à mon propos de départ. Je pourrais
peut-être le résumer ainsi : Je pense qu’il ne s’agit pas, en recherche
qualitative, de cheminer du singulier à l’universel, mais d’élargir notre
concept de singulier et d’être attentif à ce que finalement, il n’existe pas
d’universel dans un monde social en transformation permanente. L’intégration
de la dimension discursive en théorisation ancrée, l’analyse de la situation au
sens large, me semble une perspective très utile pour confronter la complexité
des situations, même si elle nous oblige à décider, dans chaque cas précis, quels
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                                      Tableau 1
   « Phänomenstruktur » du discours administratif sur les déchets en France
 (extrait de Keller, 2011, p. 59; la version originale en allemand se trouve dans
                               Keller, 2009, p. 232)
Dimensions             Concrete Implementation
Causes                 Waste as “sanitary issue”; discrepancy between amount produced
                       and disposal or recycling infrastructure:
                            Wealth growth, economic and technical advances,
                                consumption needs of the consumers -> rise in waste
                                produced
                            Waste as a problem of deficient waste disposal at
                                landfills
                            Waste as a problem of a lack of citizen responsibility and
                                discipline
                            Waste as a problem of national payments balance/usage
                                of raw materials
                            Waste as a problem of international competitive
                                conditions
Responsibilities            Politics/government/National administration (must
                                develop and enforce a waste politics framework program
                                in coordination with the economy)
                            Regional corporations, Economy (individual
                                responsibility for the implementation of the political
                                specifications)
                            Citizens/Society (giving up irrational fears and selfish
                                denials; taking over responsibility for waste, acceptance
                                of the technologies)
Need for action/       Low problem level; technical mastery of the waste issue is
Problem-solving        possible through recycling and elimination; guidelines:
                            Large-scale technological expansion and optimization of
                                the disposal and recycling infrastructure
                            Obtaining acceptance of removal infrastructure through
                                the use of communication und participation
                            comprehensive mobilization of citizens’ responsibility
                                (local authorities, economy, consumers)
Self-positioning            Representatives of the scientific-technical, economic,
                                and pragmatic reason, of civil (socio-cultural/socio-
                                technical) progress
                            Government as the administrator of the collective
                                interest
430   RECHERCHES QUALITATIVES / HORS SÉRIE / 15

                                      Tableau 1
   « Phänomenstruktur » du discours administratif sur les déchets en France
 (extrait de Keller, 2011, p. 59; la version originale en allemand se trouve dans
                           Keller, 2009, p. 232) (suite)
Other-                      civil actors (regional corporations, economy, citizens)
positioning                  show a lack of consciousness for their responsibility,
                             irrational fears, and suppression
                         Irrationalism and fundamentalism of German waste
                             politics, disguise for economic protectionism
Culture of          Not a topic of the waste discussion; follows seemingly
things/wealth       “sacrosanct” modernization dynamics and market rationalities;
model               material model of affluence; freedom of needs (production and
                    consumption)
Values                   Government secures collective interests (affluence,
                             progress, modernity)
                         (Actual and moral) cleanliness of the public space
                         Nature as (scarce national) resource, whose usage can be
                             optimized
                         ‘Society as it is right here and now’ as realization of
                             “good life”

éléments de la situation nous allons retenir pour l’étude – sachant bien que
l’analyse de la totalité n’est pas à achever dans une seule recherche (et vie).
KELLER /   Du singulier au sens large : intérgrer analyse de discours et théorisation ancrée   431

                                 Tableau 2
Le champ discursive des articulateurs et articulations légitime du discours sur
      les déchets en RFA (fin des années 1980) (Keller, 2009, p. 287)3
432   RECHERCHES QUALITATIVES / HORS SÉRIE / 15

Notes
1
  J’utilise « ancrée » et « enracinée » comme synonyme.
2
  L’idée de « Phänomenstruktur » ne vise pas la réalité phénoménologique « réel » d’un
objet, mais la dimensionalité de son apparence, sa construction dans un discours donné.
3
  L’arène discursive publique des articulateurs et articulations légitimes dans le débat
sur les déchets ménagers en RFA dans les années 1980 (extrait). Le placement général
des acteurs dans le tableau indique leur prise de position dans le débat. Ceux qui se
retrouvent de deux côtés de la ligne (comme le ministère de l’environnement) ont
articulé des positionnements dans le discours conservateur et dans le discours critique.
L’alignement horizontal (de droite à gauche) indique (de manière souple) la « pureté »
de leur articulation dans le débat, avec des positionnements mixtes et diffus en milieu.
Le concept de « coalition discursive » ne vise pas une coalition explicite, organisé,
stratégique, mais un effet discursif des articulations. SPD = Sozialdemokratische Partei
Deutschlands (parti social-démocrate); FDP = Freie Demokratische Partei (parti
libérale-democrate); CDU = Christlich-Demokratische Union (union chrétienne-
démocrate); CSU = Christlich-Soziale Union (union chrétienne-sociale, Bavière).

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434   RECHERCHES QUALITATIVES / HORS SÉRIE / 15

Reiner Keller est professeur de sociologie à l’Université Augsburg (RFA), faculté de
philosophie et des sciences sociales. Il a passé son habilitation à diriger des
recherches/thèse d’état en 2004 à Augsburg, après un doctorat en sociologie obtenu en
1997 à l’Université technique de Munich (RFA). Il dirige une recherche comparative
sur le développement des approches qualitatives en sociologies allemande et française
depuis les années 1960. Domaines de travail : analyse de discours, sociologie de la
connaissance, méthodes qualitatives, théories sociologiques, sociologie du risque.
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