ENQUÊTE EN POST-IRONIE - Mathilde Brézet L'autre soir, installée dans un dédain léthargique - Revue Des Deux Mondes

La page est créée Mickaël Laroche
 
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ENQUÊTE
   EN POST-IRONIE
   › Mathilde Brézet

L’                    autre soir, installée dans un dédain léthargique
                      devant mon écran d’ordinateur, toute conscience
                      retirée dans trois doigts de la main droite réunis
                      en une pince, imperturbable, je déroulais. Tirant
                      le fil des actualités sans les lire, je me déplaçais
avec indifférence entre les enthousiasmes, les avertissements, les sol-
licitations, d’un réseau à l’autre, en 280 signes ou quatorze secondes
de vidéo sous-titrée. Je me laissais flotter au hasard de l’algorithme qui
tourne quelque part pour nous de l’autre côté de l’océan, quand la
connexion entre mes yeux et mon cerveau, ténue jusque-là, se déploya,
et je cliquai sur un lien. Net, vert, frais, éloquent, souriant, aimable,
surgit un appel aux dons. Le fondateur d’une nouvelle micro­structure
éditoriale consacrée à la traduction de textes indépendants voulait
lancer la traduction et l’édition à tout petit tirage d’ouvrages « appar-
tenant à la littérature américaine alternative », « estampillés ‘‘alt-lit’’,
“post-ironie’’, ou plus généralement “nouvelle sincérité’’ ». Et il faisait
appel à des donateurs. J’apprécie la littérature sous toutes ses formes,
et je sentis que, malgré mes principes, à cet appel j’aurais volontiers

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      répondu. Mais qu’est-ce que c’était que la post-ironie ? Le fondateur
      des Éditions Premier Degré (c’était leur nom) prenait la peine de détail-
      ler sa ligne éditoriale. Les textes qu’il voulait éditer étaient marqués
      par « le refus de l’ironie comme système de défense et la répudiation
      d’une certaine forme de cool hors d’âge pour embrasser a) le sanglot
      long des violons de l’automne qu’est la vie de jeune adulte au sortir
      des années deux mille, b) les esthétiques ultracontemporaines héritées
      de la culture Internet, des mouvements do it yourself et des usages dits
      nerd ou geek, et c) la mort inexorable et progressive du naturel tel que
      nous le connaissons, mangé tout cru par des outils de mise en scène
      de soi toujours plus performants, sophistiqués et en dernière instance
      toxiques ». Dans cet assemblage hétéroclite et bizarrement organisé, je
      reconnaissais beaucoup de mots, sans comprendre le propos. Mais je
      continuai. Ce qui comptait par ailleurs, c’était le ton, non la forme, un
      ton défini ainsi : « tout ce qui, touchant au ridicule d’un cri du cœur
      tout nu et tout bronzé, s’en aperçoit, ou pas, et continue gaiement sa
      route. Tout ce qui, pour le dire au plus vite, marche sur la ligne de
      crête entre la parodie gluante et le sérieux le plus total ; le potentiel
      comique de ce “premier degré” dérivant justement du fait qu’il n’a pas
      d’ambitions comiques. » Et à cet endroit, le rédacteur présentait les
      deux premiers auteurs de la collection : Socrates Adams et Sam Pink –
      jamais entendu parler. Il listait aussi en vrac quelques grandes figures
      de « nouveaux sincères » : « Kelly Clarkson,
                                                           Mathilde Brézet est diplômée de
      Paris Hilton, Dawson, le début des années l’École supérieure de commerce de
      2000, le compte Twitter d’Isabelle Bal- Paris et agrégée de lettres classiques.
      kany, la carrière musicale et les apparitions Elle enseigne en région parisienne.
                                                           › mathildebrezet@gmail.com
      télé d’Isabelle Adjani, les blogs hébergés
      par Myspace, Loana, Jean Genet, Sarah Michelle Gellar, “Bachelor,
      le gentleman célibataire”, Mike Brant, l’adolescence en général, les
      années quatre-vingt, Naruto, Avril Lavigne, les poèmes préenregistrés
      du 8 22 22 », et ainsi de suite. C’était hétéroclite. Apparemment, pour
      faire partie du club, il fallait avoir atteint une forme de célébrité qu’on
      n’associe pas traditionnellement avec le talent littéraire. Quoique.
      Mais que foutait Jean Genet au milieu de starlettes pop des années
      quatre-vingt-dix ? Et qu’est-ce qu’elles avaient à voir avec la littéra-

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ture ? Est-ce qu’elles savaient ce qu’était la post-ironie (je pensais avec
angoisse : et pas moi ?) ? Un pop sonore retentit : une pastille m’avertit
qu’on cherchait à me joindre sur Skype. C’était un ami qui étudiait
la littérature outre-Atlantique et connaissait à peu près tout ce qui se
faisait de neuf ; il tombait à pic. J’en profitai pour le sonder sur la post-
ironie, et lui balançai ces définitions, la liste, et ma perplexité.
    « En fait, ce sont des gens qui disent des choses tellement simples
qu’elles deviennent profondes ? Sur un ton tellement sérieux que ça
devient drôle ?
    – Oui. C’est une attitude de vie. Ils refusent l’alternative entre
cynisme et premier degré. Dans la vie, dans le monde post-moderne,
on a le choix entre deux voies : être cynique ou être engagé.
    – Mmh...
    – Eh bien, la post-ironie refuse l’alternative.
    – Ça veut dire qu’ils sont à la fois cyniques et engagés ?
    – Non, plutôt ni l’un ni l’autre. Disons qu’ils se disent avertis de
l’existence du cynisme mais refusent de l’intégrer dans leurs discours.
Je dirais que ça n’est pas du premier degré, mais du degré zéro.
    – C’est quoi la différence ?
    – Une certaine forme de distance. Le tremblement de la conscience.
    – Ah. Les romanciers du XXe siècle, ce sont des cyniques ?
    – Oui. La création littéraire et artistique depuis en gros les années
soixante-dix est plutôt cynique.
    – Toi, tu es un cynique.
    – Moi, je fais partie des cyniques. Mais la plupart des gens,
aujourd’hui, dans la vraie vie, sont des engagés.
    – Et moi je suis quoi ?
    – Toi ? Tu es peut-être davantage post-ironique. Tu es assez
post-ironique. »
    Une vague de chaleur m’envahit. J’étais très honorée.
    « Mais en fait, tu es un mélange assez équilibré des trois. »
    Encore mieux.
    « Comme la plupart des gens. »
    Douchée !
    « Mais comment on dépasse l’ironie ?

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          – Ça peut être deux choses. Soit la fin du cynisme – en gros, dire
      ce qu’on pense sans s’abriter derrière la distance de l’ironie. Soit tenter
      de concilier les deux attitudes.
          – Mais comment tu peux être ironique et naïf en même temps ?
          – C’est un équilibre à trouver. Imagine des textes ou des chan-
      sons qui évoquent des situations naïves, mais qui le sont tellement
      qu’en même temps, on sent qu’il n’est pas possible qu’il n’y ait pas une
      pointe de sarcasme qui affleure à la surface.
          – D’accord. C’est très clair.
          – C’est ironique ? »
          Nous en sommes restés là. D’une main farouche, je ranimai l’écran
      de mon ordinateur. Navigateur, nouvelle fenêtre, nouvelle fenêtre,
      nouvelle fenêtre. J’annonçais solennellement l’ouverture de la nuit de
      la post-ironie.
          J’atterris en 1999. Une recherche simple sur l’origine de la termi-
      nologie m’avait menée à Alex Shakar, auguste forgeron du terme. Il
      l’avait conceptualisé en ouverture de son roman The Savage Girl, paru
      en 2001. Je feuilletai les premiers chapitres en ligne. Ils formulaient
      une prédiction : le monde, entré dans la troisième phase de la société
      de consommation, se mettrait bientôt à douter du doute. Le premier
      degré reviendrait à la mode, il faudrait parler sincèrement, ou en avoir
      l’air. À l’orée du roman, le ton des discours de certains influenceurs,
      quelques publicités pensées par des communicants particulièrement
      pointus témoignaient déjà de ce virage. Aussi Ursula, l’héroïne, par-
      tait armée d’un bloc-notes « à la recherche du futur ». Elle rencontrait
      une clocharde sublime qui avait renoncé à tous les faux-semblants, et
      qui l’initiait à... – je fermai l’onglet juste à temps pour ne pas dévier
      de ma recherche initiale. Rappelée à la prudence, je cherchai plutôt
      un résumé. Je snobai l’histoire d’Ursula pour découvrir qu’à la fin
      du livre de Shakar, la post-ironie, annoncée comme un tournant de
      société révolutionnaire, finissait en stratégie marketing. Ironique. En
      me baladant à l’aventure sur un blog qui couvrait le sujet (auprès de
      trois cent mille abonnés tout de même, d’où un paquet de commen-
      taires), je trouvais autre chose. Page 2, un certain Hug196 renvoyait
      Shakar à ses devanciers. « Shakar a tout pompé à David Wallace ; c’est

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lui qui a inventé le concept il a tout prédit à l’avance et l’autre l’a
juste récupéré. » En réponse, un certain Maimonides66 proposait une
autre interprétation : « Permission. La post-ironie précède la post-
ironie, c’est la seule conclusion que l’on peut raisonnablement tirer
de Wallace. » Ce commentaire lapidaire affichait un lien hypertexte
intégré. Je cliquai. « David Foster Wallace, né le 21 février 1962 à
Ithaca, New York et mort le 12 septembre 2008 à Claremont, Califor-
nie, est un écrivain américain. Il est principalement reconnu pour son
roman L’Infinie Comédie (1996). » C’était Wikipédia qui m’apprenait,
entre autres, qu’en 1999, il avait esquissé un embryon de monde post-­
ironique dans l’essai E Unibus pluram. Je cherchai à « craquer » le sens
de ce titre : « À partir des uns, divers. » Google Translate est nul en
latin. Mais Google Books proposait des extraits du livre. Je les tradui-
sis moi-même de l’anglais. Ça parlait de télé, de culture pop et de leur
influence sur les arts. Et puis l’auteur formulait une prédiction :

   « Les prochains rebelles littéraires de ce pays pourraient
   bien être des anti-rebelles, des reluqueurs-nés qui auront
   l’audace de tourner le dos à la vision ironique et le culot
   enfantin d’adopter des valeurs dénuées de double sens.
   Qui traiteront les vieilles émotions, les troubles humains,
   avec respect et conviction. »

    Vaste programme. Minuit s’invitait en silence au pavé numérique de
mon ordinateur. Par Wallace, je découvris d’autres choses, et notamment
un document qui datait de 2014 et qui ressemblait à un mémoire de
master : l’étudiant avait scrupuleusement répertorié les différents théori-
ciens et auteurs de la post-ironie, tous domaines confondus, littérature,
critique littéraire, sociologie, philosophie analytique, philosophie cri-
tique, poésie, arts plastiques, arts numériques. Prolifération remarquable.
    On en tirait une conclusion. À intervalles réguliers, le concept avait
été réinventé dans divers arts, à divers moments, aux États-Unis, au
Japon, en Afrique du Sud, en Europe. Sur le Vieux Continent, la pre-
mière naissance répertoriée avait lieu autour de 2008 – en Allemagne.
Com&Com, un collectif d’artistes, avait sorti un texte (ironiquement ?)

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      intitulé « First post-ironic manifesto » qui réclamait le retour aux travaux
      émotifs et engagés. D’autres naissances suivaient un peu partout, dans
      d’autres pays, en télé, peinture, chanson, littérature. Ce qui était intri-
      guant, c’est que ces différents avatars semblaient s’ignorer résolument
      les uns les autres. Je les « googlai » tous à tour de rôle. Ils étaient très
      fort en colère. Les citoyens du Web se révoltaient. Post-ironistes, anti-
      ironistes, anciens sincères, nouveaux antis, tous en voulaient mortelle-
      ment à l’ironie. Elle tyrannisait impunément depuis trop longtemps.
      Elle gangrénait les productions culturelles, qui passaient leur temps à
      ironiser, parce qu’elles n’avaient pas l’élémentaire courage d’être, tout
      simplement. Quoi de plus incoinçable qu’un homme qui ironise ? Par-
      tant, quoi de plus lâche ? Liberté pour les icônes pop ! Rêvez, ne vous
      moquez plus ! Il fallait oser une autre littérature. Une littérature avec nos
      mots, nos objets, dans notre époque, qui ne rirait pas des tentatives de
      nos doigts tendus en direction de la lune, mais qui, baissant les yeux,
      s’émerveillerait de la voir, Malabar tattoo, si fragile dans nos paumes.
          Mais déjà j’étais ramenée à ce temps. Je ne me souvenais pas avoir
      cliqué, mais Youtube jouait « Phoenix », une chanson qui annonçait,
      d’une voix mâle et très douce un temps meilleur qui viendrait « quand
      on verra le premier degré courir nu dans la rue / quand on en aura
      fini avec la nostalgie / et qu’on aura oublié le visage de David Bowie
      / quand nous aurons fini de nous moquer / que l’innocence sera per-
      mise à nouveau / lorsque les statues seront mortes ». Sous la vidéo,
      il y avait écrit en gros : Catastrophe – le nom du groupe. Était-ce un
      présage ? Une blague ? Un rêve ? Ciao bonsoir, on verrait plus tard.
      L’infini sur mes genoux dans son cadre rétroéclairé me donnait le ver-
      tige. Trente-sept onglets s’évanouirent en un clic, et le rectangle d’alu-
      minium plié alla reprendre sa place au pied de mon lit. Je dormis d’un
      sommeil neuf et vieux comme les multivers que je venais de quitter.
      Je dormis, et je me demandai : qu’est-ce que cela vaut ? qu’est-ce que
      cela vaut ?

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