ENTRE LITTÉRATURE ET POÉSIE, QUELQUES LECTURES DE/SUR L'ORGASME FÉMININ - Marie-Noëlle Chaban
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P08-17-Chaban.qxp_Chaban 23/11/2019 15:31 Page 44 ENTRE LITTÉRATURE ET POÉSIE, QUELQUES LECTURES DE/SUR L’ORGASME FÉMININ Par Marie-Noëlle Chaban EN PRÉLIMINAIRE(S) : QUEL JOLI DÉFI QUE DE TENTER DE VOUS EMMENER, EN GUISE DE PRÉAMBULE ET EN UN TEMPS CONTÉ, À LA RECHERCHE DU MYSTÈRE DE L’ORGASME FÉMININ. DANS CE VOYAGE LITTÉRAIRE, NOUS APPROCHERONS DES LECTURES, QUI SELON LE GENRE, LE STYLE ET LE VÉCU DES AUTEURS/AUTRICES SONT À CHAQUE FOIS DES TENTATIVES DE DIRE L’INDICIBLE, DE DÉCRIRE L’INDE- SCRIPTIBLE. OU COMMENT, AVEC DES MOTS, POÉTIQUES, COLORÉS, FLOUS OU PRÉCIS, IMAGÉS OU CRUS, APPROCHER OU FAIRE APPROCHER LE MYTHE, L’ÉNIGME DE LA JOUISSANCE FÉMININE… 08
P08-17-Chaban.qxp_Chaban 23/11/2019 15:31 Page 45 DOSSIER LES COULEURS DE L’ORGASME De l’éprouvé des femmes à l’observé « Que l’homme prête aussi attention à ce des hommes, je vais donc vous propo- chapitre, parce qu’il ne va pas de soi ser, en guise de préliminaire… d’intro- qu’avant la copulation, il lui faut, pendant duction… quelques morceaux choisis. environ une heure, jouer avec la femme, Bien sûr, ces extraits pourront ensuite et inversement ; lui donner des baisers, lui être relus, ou donnés à lire, en propo- toucher les seins, les mamelons et les par- sant peut-être à nos patients impatients ties génitales. Il faut occuper ce temps un autre langage, évocateur, imagé, jusqu’à ce que l’homme voie la femme inspirant ! passer de pâle à rouge, que sa respiration devienne un court instant plus fréquente, Mon parti pris sera, dans ces lectures, et qu’il sente sous ses doigts un léger non pas de procéder à une analyse soubresaut autour des parties du bas- comparative « genrée », mais bien de ventre et des mamelles. (…) » vous laisser ressentir, dans le style, les tournures, les langages et les mots uti- Avicenne développe donc déjà l’idée lisés, ce que cela suggère à chacun et que l’amour charnel est un art, même si chacune, en particulier, mais pas que, la procréation était le but ultime de la dans une identité cisgenre. Entre le vécu chose, et que la position du mission- des femmes et l’observation érotisée naire semblait optimale pour favoriser des hommes, qui pourra approcher au une grossesse… Cependant les détails plus près les rives de ce mystère qu’on et positions en étaient déjà très précis et ne décrira surtout pas ici en termes relativement complexes, le Kamasutra techniques, mécaniques, analytiques ? n’étant donc pas l’unique référence en matière d’acrobaties… Mes choix, éclectiques et intuitifs sou- vent, seront présentés selon une trame Car il s’agit bien déjà de privilégier les « orale » (pas d’images autres que celles chemins buissonniers, les explorations évoquées par les mots). Mon idée étant savantes, les jeux de mains, de doigts, de vous emmener en voyage… de bouches, la littérature permettant de retranscrire d’un langage plus précis et EMBARQUONS-NOUS… plus évocateur ce que l’observation Pour embarquer, prémunissons-nous de médicale explique sans émotions. ce premier conseil d’Avicenne, philo- sophe et médecin perse du XIe siècle qui LES CHEMINS BUISSONNIERS sera repris en chœur par les médecins Ovide, dans son fameux L’Art d’aimer, jusqu’à la fin du XVe siècle : prendre son s’adresse clairement au public romain – temps ! Le Canon de la médecine insiste aux femmes surtout, dont il est le sur l’importance du « ludus » (le jeu) entre chantre – sans l’écran d’une poésie trop l’homme et la femme, ce qu’on appelle- savante. Cette œuvre a valu au poète rait aujourd’hui les préliminaires. Et bien l’exil définitif hors de Rome… « Si tu souvent quelques petites précisions s’im- veux m’en croire, lecteur, ne hâte pas le posent pour le lecteur masculin : plaisir de Vénus. Sache le retarder, le faire 09
P08-17-Chaban.qxp_Chaban 23/11/2019 15:31 Page 46 DOSSIER LES COULEURS DE L’ORGASME venir peu à peu, doucement. Quand tu confondre tantra hindouiste et tantra auras trouvé l’endroit sensible, l’organe bouddhiste, revêtus chacun d’un sens féminin de la jouissance, pas de sotte qui leur est propre, même si les deux pudeur : caresse-le, tu verras dans ses voies sont nées en Inde. yeux brillants une tremblante lueur, flaque de soleil à la surface des eaux… Le tantrisme n’est pas réductible au seul Viendront alors les plaintes et un tendre érotisme, le désir sexuel étant un puis- murmure, de doux gémissements – et ces sant moyen d’accès à des états médita- mots excitants qui fouaillent le désir… Ne tifs libérateurs, la sexualité étant trans- va pas, voguant à pleines voiles, la laisser cendée par le rituel et les visualisations. en arrière ! Comme le montre le texte qui suit, le Evite, aussi, qu’elle ne te précède ; qu’un corps, lié aux états de l’esprit, est un même élan pousse vos navires vers le support physique de notre vie en ce port. Quand, vaincus tous deux en même monde, il nous y relie par la porte des temps, l’homme et la femme retombent cinq sens. Eros et Thanatos y sont de ensemble, c’est là le comble du plaisir ! connivence, l’union sexuelle sacrée (…) » étant la meilleure préparation à la mort, permettant la transmutation de la pas- Certes, cette vision d’une jouissance sion en sagesse, du désir en félicité non « en même temps » pourrait aujourd’hui duelle… Tous les sens sont convoqués, nous faire sourire… Idéal romantique, et l’art d’aimer se décline ici dans l’ou- ou difficulté à penser que la femme peut verture et l’exploration des cinq sens, être, elle aussi, capitaine du navire ?… avec l’alternance d’immobilité, d’écoute Car l’homme aurait la carte, les clés, et de soi et de l’autre, de mouvements serait seul détenteur d’un savoir perme- savamment dosés conduisant lentement ttant l’accès au suprême plaisir, à la et sûrement à une extase particulière. suprême volupté que toute femme (aimant les hommes) serait en droit Ainsi Padmasambhava dans d’espérer... La clé du sens profond du livre des morts tibétain dit : SOUS D’AUTRES LATITUDES, « (…) Tout d’abord, la pratique des VERS LE SEPTIÈME CIEL formes consiste à échanger de brefs En Asie cependant la voie du tantrisme regards passionnés ; la pratique du son, à ouvre un autre regard sur l’accès à la prononcer des mots d’amour et des félicité, pour peu que la femme soit une paroles suscitant la passion ; la pratique mudrã ou karmamudrã, c’est-à-dire une des odeurs, à sentir les fragrances de la partenaire qualifiée et initiée. Le mot mudrâ et de son lotus. Pour ce qui est des sanscrit tantra, commun au bouddhisme saveurs, mordez et sucez du sucre cristal et à l’hindouisme, signifie « trame » ou et du sucre brut. Pour le toucher, caressez « continuité », et désigne l’art de et sucez les seins, embrassez doucement, percevoir l’univers comme un tout, effleurez et frottez le centre du lotus. comme un tissu de phénomènes purs et Reculez et contemplez vajra (le “sceptre” interdépendants. Sans pour autant masculin) et lotus (la “fleur” féminine), 10
P08-17-Chaban.qxp_Chaban 23/11/2019 15:31 Page 47 DOSSIER LES COULEURS DE L’ORGASME éveillez la passion et quand la mudrã sera doigts (comme l’éléphant frotte avec sa folle de désir, le vajra étant prêt, offrez-le trompe) avant de réengager le congrès, doucement au lotus. Après l’avoir mû de jusqu’à ce que l’irrigation soit calmée (…) haut en bas, demeurez un instant sans » Anthologie historique des lectures bouger. En recommençant à bouger érotiques, Jean-Jacques Pauvert, Stock/ doucement, sans perdre cette expé- Spengler, 1995-1996. rience, la première joie se fera jour (…) Avec ce ressenti, demeurez complète- CE QUE DISENT LES FEMMES ment dans la félicité-vacuité. Si la félicité Il y aurait donc des initiations et des vient à s’évanouir, en bougeant et en apprentissages, jouir n’est pas naturel, pénétrant plus vigoureusement selon la fonction érotique est un art qui peut votre expérience, le plaisir croîtra et vous rejoindre le sacré. Sans idéaliser l’éro- connaîtrez la joie suprême (…) puis la tique orientale ou asiatique, et si nous joie non duelle et enfin la joie unie à la revenons à nos pratiques occidentales, vacuité. (…) Dans le meilleur des cas, lors nombre de femmes racontent, dans de la mort (…) la personne qui a ainsi l’ouvrage de Philippe Brenot, Les pratiqué les quatre félicités et reconnu la femmes, le sexe et l’amour, qu’elles ont joie innée (…) sera instantanément élevée parfois découvert fort tard cet acmé du à un état sans limites. » plaisir, ce torrent, cet orage qui les trans- porte au septième ciel, voire… au para- Dans Le Kâma Sûtra, Règles de l’Amour, dis ! Pour cela, et de façon plus pro- Alain Daniélou propose en 1992 une saïque, la connaissance pour une femme version française, les différentes versions de son intimité, ses découvertes anato- ayant toujours paru sous la signature de miques, visuelles, sensuelles, rythmi- Vatsyayana, brahmane lettré du IVe siè- ques, constituent sans doute un premier cle, les soutras étant des « fils conduc- chemin… teurs traitant de différents sujets et présentés sous forme de recueils d’apho- Anaïs Nin, dans son Journal, raconte : rismes de versets, augmentés au cours « Dans les éroticas, j’ai écrit avant tout des siècles de commentaires ». « Les pour divertir, poussée par un client qui signes de jouissance et de satisfaction de désirait que je laisse de côté la poésie. Je la femme sont les suivants : son corps se croyais que mon style était plus ou moins relâche, elle ferme les yeux, oublie toute emprunté aux ouvrages écrits par des pudeur, et montre un désir croissant hommes sur ce sujet. Pour cette raison, d’unir les deux organes aussi étroitement j’ai longtemps cru que j’avais compromis que possible. D’un autre côté, voici les ma véritable féminité dans ces textes. Et signes auxquels on reconnaît qu’elle ne je les ai mis de côté. En les relisant, bien jouit pas et n’est pas satisfaite : elle des années plus tard, je m’aperçois que choque ses mains, ne laisse pas l’homme ma propre voix n’a pas été complètement se lever, semble abattue, mord l’homme, étouffée. Dans de nombreux passages, le frappe, et continue à s’agiter après que de façon intuitive, j’ai utilisé le langage l’homme a fini. En pareil cas, l’homme d’une femme, décrivant les rapports doit lui frotter le yoni avec sa main et ses sexuels comme les vit une femme. J’ai 11
P08-17-Chaban.qxp_Chaban 23/11/2019 15:31 Page 48 DOSSIER LES COULEURS DE L’ORGASME finalement décidé de publier ces textes prendre”. Comme dans la Belle au bois érotiques, parce qu’ils représentent les dormant, il se penche sur la belle et la fait premiers efforts d’une femme pour parler grimper aux rideaux. d’un domaine qui avait été jusqu’alors réservé aux hommes. » Les femmes entendent le message, et comme d’habitude prennent à cœur de « Comment me voit-il, lui ? se demanda- ne pas offenser le sexe susceptible. C’est t-elle. Elle se leva et alla chercher un ainsi qu’en 2006, on entend de très grand miroir qu’elle posa face à la fenêtre, jeunes filles raconter qu’elles attendent par terre contre une chaise. Puis elle s’as- qu’un homme les fasse jouir. Comme ça, sit sur un tapis, en se regardant, et écarta tout le monde est mal à l’aise : les garçons doucement les jambes. Le spectacle était qui se demandent bien comment s’y un enchantement. (…) En remuant d’a- prendre, et les filles, frustrées de ce qu’ils vant en arrière, elle sentait tour à tour les ne connaissent pas mieux qu’elles- deux doigts comme cela lui arrivait par- mêmes leurs propres anatomies, et leurs fois lorsque Martinez et un ami la cares- domaines fantasmagoriques. saient en même temps. L’approche de l’orgasme l’excita, elle se mit à faire des La masturbation féminine, il suffit d’en gestes convulsifs, comme pour attraper le parler autour de soi : “ça ne m’intéresse dernier fruit d’une branche ; tirant, tirant pas toute seule”, “je le fais seulement sur la branche pour faire éclater le tout en quand je suis sans mec pendant long- un orgasme sauvage, qui l’envahit alors temps”, “je préfère qu’on s’occupe de qu’elle se regardait dans la glace, et voy- moi”, “je ne le fais pas, je n’aime pas ça”. ait ses mains actives, et le miel briller, Je ne sais pas ce qu’elles font de leur mouillant tout son sexe et ses fesses, temps libre, toutes, mais en tout cas, si entre les jambes. » Vénus Erotica, Anaïs elles ne se masturbent pas, on comprend Nin, 1940. bien qu’elles ne risquent pas de se sentir concernées par des films porno, qui ne Ainsi l’orgasme que l’on se donne à soi- sont pas à vocations variables. Un film de même serait la première pierre à cet cul, c’est fait pour se branler. édifice sans cesse à inventer, qui permet de monter toujours plus haut… Je sais bien que ce que font les filles Après la prose poétique d’Anaïs Nin, et toutes seules avec leurs clitoris ne me pour continuer avec « ce que disent les regarde pas, mais cette indifférence à la femmes dans leur recherche de l’orgasme masturbation me trouble quand même », une autre prose, certes très directe, et un peu : à quel moment les femmes se qui a été à son époque subversive, celle connectent-elles avec leurs propres fan- de Virginie Despentes dans King Kong tasmes, si elles ne se touchent que quand Théorie, paru en 2006… elles sont seules ? Qu’est-ce qu’elles con- « La masturbation féminine continue naissent de ce qui les excite vraiment ? Et d’être méprisable, annexe. L’orgasme si on ne sait pas ça de soi, qu’est-ce qu’on qu’on doit atteindre, c’est celui prodigué connaît de soi, au juste ? Quel contact par le mâle. L’homme doit “savoir s’y établit-on avec soi-même quand son 12
P08-17-Chaban.qxp_Chaban 23/11/2019 15:31 Page 49 DOSSIER LES COULEURS DE L’ORGASME propre sexe est systématiquement an- de le clamer : j'ai joui pour la première fois nexé par un autre ? » à trente-cinq ans. La jouissance féminine est une grande fête. Elle est puissante, Ainsi, la découverte de l’orgasme est belle, c'est une joie qui transporte, dans pour nombre de femmes une révolution, laquelle on lâche prise, on lâche tout, on celle qu’Adeline Fleury nous donne à laisse échapper. » découvrir dans Petit éloge de la jouis- sance féminine. Dans la littérature érotique des femmes qui aiment les femmes, comment ne pas Au travers de ses lectures, de son évoquer une femme qui, de façon poé- expérience personnelle, avec des mots tique, métaphorique et amoureuse, ou poétiques ou parfois crus, l’auteure parle du plaisir que se donnent entre nous fait ressentir, à chaque page, que elles les jeunes filles ? « Les petites jouissance et renaissance sont unies et lumières dans ma peau convoitèrent les que plaisir et liberté sont indissociables. petites lumières dans la peau d'Isabelle, « Et puis, un jour, j'ai joui. Tout mon corps, l'air se raréfia. Nous ne pouvions rien sans toute mon âme. Enfin ! Je n'ai pas honte les météores qui nous entraîneraient dans 13
P08-17-Chaban.qxp_Chaban 23/11/2019 15:31 Page 50 DOSSIER LES COULEURS DE L’ORGASME leur course, qui nous jetteraient l'une l’océan roulant sa sombre masse muette. dans l'autre. Nous dépendions des forces Ah, et loin au tréfonds d’elle-même, les irrésistibles. Nous avons perdu cons- profondeurs de la mer s’ouvraient et cience mais nous avons opposé notre s’écartaient en roulant en longues vagues bloc à la nuit du dortoir. La mort nous onduleuses qui se poursuivaient très loin, rappelait à la vie : nous sommes entrées et encore au vif de sa chair (…). » dans plusieurs ports. » Thérèse et Isabelle, Violette Leduc, 1966. En matière de volupté, explique Robert Muchembled dans L’orgasme et l’Occi- CE QUE DISENT LES HOMMES dent : Une histoire du plaisir du XVIe siècle DU PLAISIR DES FEMMES à nos jours, Angleterre et France ont Comment donc les femmes peuvent- suivi des chemins parallèles et les Etats- elles avoir accès à un imaginaire et à une Unis conservent la profonde empreinte érotisation qu’elles se sont souvent de ce modèle répressif commun, récem- interdits, et comment décrire de façon à ment abandonné par l’Europe hédon- la fois poétique et imagée l’éveil éro- iste au profit d’une sexualité plastique tique d’une femme, bridée par sa con- dont les femmes sont les principales dition sociale et un mariage ennuyeux. bénéficiaires. Libérées par la pilule des L’ouvrage de D. H. Lawrence, censuré dangers et des angoisses liées aux obli- d’abord en 1927, a été magistralement gations de reproduction, elles peuvent mis en image dans le film de Pascale désormais réclamer l’égalité avec les Ferran en 2006. hommes et rechercher sans complexe ce plaisir qu’on dit charnel... Dans L’amant de Lady Chatterley, et même si l’on a taxé Lawrence de Pour continuer avec un auteur masculin, machiste, de misogyne et de phallocen- Marcel Guersant, cité par Jean-Jacques tré (le phallus lui apparaissant prioritaire Pauvert dans son Anthologie historique dans la jouissance des femmes), l’évoca- des lectures érotiques, est un écrivain tion poétique, métaphorique et lyrique peu connu, édité en 1953 aux Editions de la campagne anglaise des Midlands de Minuit, et jamais réédité depuis ; il se confond avec une ode à l’amour char- traduit bien dans Jean-Paul combien, nel, à la jouissance et à la puissance pour un homme, la montée vers l’or- de la sexualité féminine libérée de ses gasme de sa partenaire est totalement carcans. C’est aussi une réflexion sur les imprévisible, ce qui pourrait redonner rapports hommes/femmes, dont d’au- espoir à certains... cuns à l’époque se seraient indignés… « C’est l’échec dans toute son horreur. Et « Et il sembla qu’elle était comme la mer, maintenant déjà, Jean-Paul ne pense toute en sombres vagues s’élevant et plus qu’à cet échec… Alors, c’est bien gonflant, gonflant en une grande houle, fini, c’est bien réellement fichu. Mais la et que lentement toute sa chair obscure jeune femme, cependant, serre brus- se mettait en mouvement et qu’elle était quement le garçon ; elle se soulève en 14
P08-17-Chaban.qxp_Chaban 23/11/2019 15:31 Page 51 DOSSIER LES COULEURS DE L’ORGASME soubresauts involontaires, tourne la tête Diderot dans La Religieuse décrit ainsi la à gauche, à droite et à gauche encore ; pâmoison à laquelle sœur Suzanne elle se mord les lèvres comme si elle amène sa « Mère supérieure » : « La main souffrait trop et ne voulait le dévoiler ; qu’elle avait posée sur mon genou se soudain, davantage levée et cambrée, promenait sur tous mes vêtements, elle retombe morte, essoufflée, hale- depuis l'extrémité de mes pieds jusqu'à tante, geignante, apaisée, mutilée. La ma ceinture, me pressant tantôt dans un rage de ses ongles enfoncés, lentement endroit, tantôt dans un autre ; elle m'ex- s’apaise et se détend en une caresse hortait en bégayant, et d’une voix altérée lasse. Elle enfouit son visage défait dans et basse à redoubler mes caresses, je les l’oreiller. Jean-Paul, surpris, la considère redoublais; enfin il vint un moment, je ne et suspend son effort. » sais si ce fut de plaisir ou de peine, où elle devint pâle comme la mort ; ses yeux se La difficulté que semblent rencontrer fermèrent, tout son corps se tendit avec certains à « procurer » un orgasme à leur violence, ses lèvres se pressèrent d’abord, partenaire se retrouve dans cet extrait elles étaient humectées comme d’une de Milan Kundera, Le livre du rire et de mousse légère ; puis sa bouche s’entr’ l’oubli, paru en 1978 aux éditions ouvrit, et elle me parut mourir en pous- Gallimard : « C’était une fanatique de sant un profond soupir. » l‘orgasme. L‘orgasme était pour elle une religion, un but, un impératif suprême de LE PLAISIR DES FEMMES l’hygiène, un symbole de santé, mais D’AUJOURD’HUI ! aussi son orgueil qui la distinguait de Depuis deux mille ans, on dit que les femmes moins chanceuses comme le femmes mènent le monde. Cependant, ferait un yacht ou un fiancé illustre. Et il si elles ont été inspiratrices, objets de n’était pas facile de lui donner du plaisir. désir, c’est seulement dans les années Elle lui criait plus vite, plus vite, puis au 1970 qu’elles s’autorisent enfin à être contraire doucement, doucement, et de infidèles, inconvenantes, voire impudi- nouveau plus fort, plus fort, comme un ques, voire débauchées… De divines entraîneur crie ses ordres aux rameurs elles peuvent être diaboliques, tout en d’un huit. Concentrée toute entière sur les s’autorisant une élégance d’écriture, qui points sensibles de sa peau, elle guidait exprime leurs désirs et fantasmes. sa main pour qu’il la pose au bon endroit au moment voulu. Il était en sueur et voy- « Le plaisir me transperce de toute part, ait les regards impatients de la jeune un plaisir douloureux fait d’envie, d’at- femme et les gestes fiévreux de son tente, d’espoir, d’impatience. Je perds corps, cet appareil mobile à produire une toute pudeur, je le supplie. Esclave, je petite explosion qui était le sens et le but m’effondre devant l’autel d’un désir fou. de toute chose. » Je lâche prise. Je deviens un sexe géant, béant. Je monte dans une spirale infer- ET COMMENT EN PARLAIT UN nale. Mes fesses se mettent à bander de HOMME À L’ÉPOQUE DES LUMIÈRES ? désir, afin d’être saisies, meurtries à pleine 15
P08-17-Chaban.qxp_Chaban 23/11/2019 15:31 Page 52 DOSSIER LES COULEURS DE L’ORGASME main. Il résiste, veut m’emmener aux limi- tes de l’imaginable. Je lâche, je tremble, BIBLIOGRAPHIE je meurs, j’inonde. Je jouis tellement fort • Avicenne (980-1037), « Le Canon de la que l’incroyable arrive. Mon plaisir éjacule médecine ». sous la forme de jets transparents, eau de • Ovide, An 1, « L’Art d’aimer ». pureté d’un plaisir éperdu. Sa queue me • Padmasambhava (XIVe siècle), « La clé du sens profond du livre des morts tibétain ». caresse. Chaque effleurement me brûle. • Vatsyayana (entre Ier et VIe siècle), « Le Kâma Il a réussi à faire naître l’impossible : une Sûtra, Règles de l’Amour ». éjaculation au féminin. Je spasme de • « Les textes fondamentaux de l’érotisme », Le plaisir. Ma peau se lifte de la jeunesse du Point Hors-Série, 2006. • Brenot P. (2012), « Les femmes, le sexe et plaisir. J’aime, j’aime infiniment le jardin l’amour », Payot. d’Eden où l’être abandonne raison et • Nin A. (1940, parution 1978), « Vénus Erotica », retenue. Je cours dans ce jardin, m’enivre Stock. de cette jouissance qui surdimensionne • Despentes V. (2006), « King Kong Théorie », Grasset. mon corps, qui le déstructure, le méta- • Fleury A. (2015), « Petit éloge de la jouissance morphose en objet d’extase (…). » Extrait féminine », Editions François Bourin. de Caprices de femmes. Nouvelles éro- • D. H. Lawrence (1ère parution en 1931, 1993), « tiques, paru en 2000 aux Editions L’amant de Lady Chatterley », Gallimard. • Leduc V. (rédigé en 1954, paru sous forme cen- Blanche, de l’auteure Agnès M. surée en 1966, puis en version intégrale en 2000), « Thérèse et Isabelle », Gallimard. • Kundera M. (1978), « Le livre du rire et de l’ou- ET POUR CONCLURE, bli », Gallimard. • Diderot D. (1796), « La Religieuse », Pocket MAIS PAS TROP VITE… classiques. • « Caprices de femmes. Nouvelles érotiques », Il est difficile de conclure alors que les Editions Blanche, 2000. • « Poèmes érotiques de la littérature en bandes préliminaires pourraient prendre des dessinées », Petit à Petit, 2009. heures… • Pauvert J.-J. (1995-1996), « Anthologie his- En résumé : la littérature érotique est torique des lectures érotiques », Stock/Spengler. comme le plaisir féminin, elle demande • Muchembled R. (2005), « L’orgasme et l’Occident : Une histoire du plaisir du XVIe siècle recherche curieuse et inspirée, imagi- à nos jours », Seuil. nation débridée, goût pour le mot, et pour la chose, et… « trouver chaussure à son pied », ou toute autre image à votre convenance, le défi est lancé ! « La femme est un délicieux instrument de plaisir, mais il faut en connaître les frémissantes cordes, en étudier la pose, le clavier timide, le doigté changeant et capricieux. » Honoré de Balzac. Marie-Noëlle CHABAN Conseillère conjugale et familiale, thérapeute de couple et sexologue clinicienne. Angoulême. 16
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