ENTRE LITTÉRATURE ET POÉSIE, QUELQUES LECTURES DE/SUR L'ORGASME FÉMININ - Marie-Noëlle Chaban

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                  ENTRE
          LITTÉRATURE ET POÉSIE,
                      QUELQUES LECTURES
                   DE/SUR L’ORGASME FÉMININ
                                       Par Marie-Noëlle Chaban

           EN PRÉLIMINAIRE(S) : QUEL JOLI DÉFI QUE DE TENTER DE VOUS EMMENER, EN GUISE
           DE PRÉAMBULE ET EN UN TEMPS CONTÉ, À LA RECHERCHE DU MYSTÈRE DE
           L’ORGASME FÉMININ. DANS CE VOYAGE LITTÉRAIRE, NOUS APPROCHERONS DES
           LECTURES, QUI SELON LE GENRE, LE STYLE ET LE VÉCU DES AUTEURS/AUTRICES
           SONT À CHAQUE FOIS DES TENTATIVES DE DIRE L’INDICIBLE, DE DÉCRIRE L’INDE-
           SCRIPTIBLE. OU COMMENT, AVEC DES MOTS, POÉTIQUES, COLORÉS, FLOUS OU
           PRÉCIS, IMAGÉS OU CRUS, APPROCHER OU FAIRE APPROCHER LE MYTHE, L’ÉNIGME
           DE LA JOUISSANCE FÉMININE…

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                                                        DOSSIER LES COULEURS DE L’ORGASME

         De l’éprouvé des femmes à l’observé            « Que l’homme prête aussi attention à ce
         des hommes, je vais donc vous propo-           chapitre, parce qu’il ne va pas de soi
         ser, en guise de préliminaire… d’intro-        qu’avant la copulation, il lui faut, pendant
         duction… quelques morceaux choisis.            environ une heure, jouer avec la femme,
         Bien sûr, ces extraits pourront ensuite        et inversement ; lui donner des baisers, lui
         être relus, ou donnés à lire, en propo-        toucher les seins, les mamelons et les par-
         sant peut-être à nos patients impatients       ties génitales. Il faut occuper ce temps
         un autre langage, évocateur, imagé,            jusqu’à ce que l’homme voie la femme
         inspirant !                                    passer de pâle à rouge, que sa respiration
                                                        devienne un court instant plus fréquente,
         Mon parti pris sera, dans ces lectures,        et qu’il sente sous ses doigts un léger
         non pas de procéder à une analyse              soubresaut autour des parties du bas-
         comparative « genrée », mais bien de           ventre et des mamelles. (…) »
         vous laisser ressentir, dans le style, les
         tournures, les langages et les mots uti-       Avicenne développe donc déjà l’idée
         lisés, ce que cela suggère à chacun et         que l’amour charnel est un art, même si
         chacune, en particulier, mais pas que,         la procréation était le but ultime de la
         dans une identité cisgenre. Entre le vécu      chose, et que la position du mission-
         des femmes et l’observation érotisée           naire semblait optimale pour favoriser
         des hommes, qui pourra approcher au            une grossesse… Cependant les détails
         plus près les rives de ce mystère qu’on        et positions en étaient déjà très précis et
         ne décrira surtout pas ici en termes           relativement complexes, le Kamasutra
         techniques, mécaniques, analytiques ?          n’étant donc pas l’unique référence en
                                                        matière d’acrobaties…
         Mes choix, éclectiques et intuitifs sou-
         vent, seront présentés selon une trame         Car il s’agit bien déjà de privilégier les
         « orale » (pas d’images autres que celles      chemins buissonniers, les explorations
         évoquées par les mots). Mon idée étant         savantes, les jeux de mains, de doigts,
         de vous emmener en voyage…                     de bouches, la littérature permettant de
                                                        retranscrire d’un langage plus précis et
         EMBARQUONS-NOUS…                               plus évocateur ce que l’observation
         Pour embarquer, prémunissons-nous de           médicale explique sans émotions.
         ce premier conseil d’Avicenne, philo-
         sophe et médecin perse du XIe siècle qui       LES CHEMINS BUISSONNIERS
         sera repris en chœur par les médecins          Ovide, dans son fameux L’Art d’aimer,
         jusqu’à la fin du XVe siècle : prendre son     s’adresse clairement au public romain –
         temps ! Le Canon de la médecine insiste        aux femmes surtout, dont il est le
         sur l’importance du « ludus » (le jeu) entre   chantre – sans l’écran d’une poésie trop
         l’homme et la femme, ce qu’on appelle-         savante. Cette œuvre a valu au poète
         rait aujourd’hui les préliminaires. Et bien    l’exil définitif hors de Rome… « Si tu
         souvent quelques petites précisions s’im-      veux m’en croire, lecteur, ne hâte pas le
         posent pour le lecteur masculin :              plaisir de Vénus. Sache le retarder, le faire

                                                                                                        09
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     DOSSIER LES COULEURS DE L’ORGASME

         venir peu à peu, doucement. Quand tu           confondre tantra hindouiste et tantra
         auras trouvé l’endroit sensible, l’organe      bouddhiste, revêtus chacun d’un sens
         féminin de la jouissance, pas de sotte         qui leur est propre, même si les deux
         pudeur : caresse-le, tu verras dans ses        voies sont nées en Inde.
         yeux brillants une tremblante lueur, flaque
         de soleil à la surface des eaux…               Le tantrisme n’est pas réductible au seul
         Viendront alors les plaintes et un tendre      érotisme, le désir sexuel étant un puis-
         murmure, de doux gémissements – et ces         sant moyen d’accès à des états médita-
         mots excitants qui fouaillent le désir… Ne     tifs libérateurs, la sexualité étant trans-
         va pas, voguant à pleines voiles, la laisser   cendée par le rituel et les visualisations.
         en arrière !                                   Comme le montre le texte qui suit, le
         Evite, aussi, qu’elle ne te précède ; qu’un    corps, lié aux états de l’esprit, est un
         même élan pousse vos navires vers le           support physique de notre vie en ce
         port. Quand, vaincus tous deux en même         monde, il nous y relie par la porte des
         temps, l’homme et la femme retombent           cinq sens. Eros et Thanatos y sont de
         ensemble, c’est là le comble du plaisir !      connivence, l’union sexuelle sacrée
         (…) »                                          étant la meilleure préparation à la mort,
                                                        permettant la transmutation de la pas-
         Certes, cette vision d’une jouissance          sion en sagesse, du désir en félicité non
         « en même temps » pourrait aujourd’hui         duelle… Tous les sens sont convoqués,
         nous faire sourire… Idéal romantique,          et l’art d’aimer se décline ici dans l’ou-
         ou difficulté à penser que la femme peut       verture et l’exploration des cinq sens,
         être, elle aussi, capitaine du navire ?…       avec l’alternance d’immobilité, d’écoute
         Car l’homme aurait la carte, les clés, et      de soi et de l’autre, de mouvements
         serait seul détenteur d’un savoir perme-       savamment dosés conduisant lentement
         ttant l’accès au suprême plaisir, à la         et sûrement à une extase particulière.
         suprême volupté que toute femme
         (aimant les hommes) serait en droit            Ainsi Padmasambhava dans
         d’espérer...                                   La clé du sens profond du livre
                                                        des morts tibétain dit :
         SOUS D’AUTRES LATITUDES,                       « (…) Tout d’abord, la pratique des
         VERS LE SEPTIÈME CIEL                          formes consiste à échanger de brefs
         En Asie cependant la voie du tantrisme         regards passionnés ; la pratique du son, à
         ouvre un autre regard sur l’accès à la         prononcer des mots d’amour et des
         félicité, pour peu que la femme soit une       paroles suscitant la passion ; la pratique
         mudrã ou karmamudrã, c’est-à-dire une          des odeurs, à sentir les fragrances de la
         partenaire qualifiée et initiée. Le mot        mudrâ et de son lotus. Pour ce qui est des
         sanscrit tantra, commun au bouddhisme          saveurs, mordez et sucez du sucre cristal
         et à l’hindouisme, signifie « trame » ou       et du sucre brut. Pour le toucher, caressez
         « continuité », et désigne l’art de            et sucez les seins, embrassez doucement,
         percevoir l’univers comme un tout,             effleurez et frottez le centre du lotus.
         comme un tissu de phénomènes purs et           Reculez et contemplez vajra (le “sceptre”
         interdépendants. Sans pour autant              masculin) et lotus (la “fleur” féminine),

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                                                          DOSSIER LES COULEURS DE L’ORGASME

         éveillez la passion et quand la mudrã sera       doigts (comme l’éléphant frotte avec sa
         folle de désir, le vajra étant prêt, offrez-le   trompe) avant de réengager le congrès,
         doucement au lotus. Après l’avoir mû de          jusqu’à ce que l’irrigation soit calmée (…)
         haut en bas, demeurez un instant sans            » Anthologie historique des lectures
         bouger. En recommençant à bouger                 érotiques, Jean-Jacques Pauvert, Stock/
         doucement, sans perdre cette expé-               Spengler, 1995-1996.
         rience, la première joie se fera jour (…)
         Avec ce ressenti, demeurez complète-             CE QUE DISENT LES FEMMES
         ment dans la félicité-vacuité. Si la félicité    Il y aurait donc des initiations et des
         vient à s’évanouir, en bougeant et en            apprentissages, jouir n’est pas naturel,
         pénétrant plus vigoureusement selon              la fonction érotique est un art qui peut
         votre expérience, le plaisir croîtra et vous     rejoindre le sacré. Sans idéaliser l’éro-
         connaîtrez la joie suprême (…) puis la           tique orientale ou asiatique, et si nous
         joie non duelle et enfin la joie unie à la       revenons à nos pratiques occidentales,
         vacuité. (…) Dans le meilleur des cas, lors      nombre de femmes racontent, dans
         de la mort (…) la personne qui a ainsi           l’ouvrage de Philippe Brenot, Les
         pratiqué les quatre félicités et reconnu la      femmes, le sexe et l’amour, qu’elles ont
         joie innée (…) sera instantanément élevée        parfois découvert fort tard cet acmé du
         à un état sans limites. »                        plaisir, ce torrent, cet orage qui les trans-
                                                          porte au septième ciel, voire… au para-
         Dans Le Kâma Sûtra, Règles de l’Amour,           dis ! Pour cela, et de façon plus pro-
         Alain Daniélou propose en 1992 une               saïque, la connaissance pour une femme
         version française, les différentes versions      de son intimité, ses découvertes anato-
         ayant toujours paru sous la signature de         miques, visuelles, sensuelles, rythmi-
         Vatsyayana, brahmane lettré du IVe siè-          ques, constituent sans doute un premier
         cle, les soutras étant des « fils conduc-        chemin…
         teurs traitant de différents sujets et
         présentés sous forme de recueils d’apho-         Anaïs Nin, dans son Journal, raconte :
         rismes de versets, augmentés au cours            « Dans les éroticas, j’ai écrit avant tout
         des siècles de commentaires ». « Les             pour divertir, poussée par un client qui
         signes de jouissance et de satisfaction de       désirait que je laisse de côté la poésie. Je
         la femme sont les suivants : son corps se        croyais que mon style était plus ou moins
         relâche, elle ferme les yeux, oublie toute       emprunté aux ouvrages écrits par des
         pudeur, et montre un désir croissant             hommes sur ce sujet. Pour cette raison,
         d’unir les deux organes aussi étroitement        j’ai longtemps cru que j’avais compromis
         que possible. D’un autre côté, voici les         ma véritable féminité dans ces textes. Et
         signes auxquels on reconnaît qu’elle ne          je les ai mis de côté. En les relisant, bien
         jouit pas et n’est pas satisfaite : elle         des années plus tard, je m’aperçois que
         choque ses mains, ne laisse pas l’homme          ma propre voix n’a pas été complètement
         se lever, semble abattue, mord l’homme,          étouffée. Dans de nombreux passages,
         le frappe, et continue à s’agiter après que      de façon intuitive, j’ai utilisé le langage
         l’homme a fini. En pareil cas, l’homme           d’une femme, décrivant les rapports
         doit lui frotter le yoni avec sa main et ses     sexuels comme les vit une femme. J’ai

                                                                                                          11
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     DOSSIER LES COULEURS DE L’ORGASME

         finalement décidé de publier ces textes         prendre”. Comme dans la Belle au bois
         érotiques, parce qu’ils représentent les        dormant, il se penche sur la belle et la fait
         premiers efforts d’une femme pour parler        grimper aux rideaux.
         d’un domaine qui avait été jusqu’alors
         réservé aux hommes. »                           Les femmes entendent le message, et
                                                         comme d’habitude prennent à cœur de
         « Comment me voit-il, lui ? se demanda-         ne pas offenser le sexe susceptible. C’est
         t-elle. Elle se leva et alla chercher un        ainsi qu’en 2006, on entend de très
         grand miroir qu’elle posa face à la fenêtre,    jeunes filles raconter qu’elles attendent
         par terre contre une chaise. Puis elle s’as-    qu’un homme les fasse jouir. Comme ça,
         sit sur un tapis, en se regardant, et écarta    tout le monde est mal à l’aise : les garçons
         doucement les jambes. Le spectacle était        qui se demandent bien comment s’y
         un enchantement. (…) En remuant d’a-            prendre, et les filles, frustrées de ce qu’ils
         vant en arrière, elle sentait tour à tour les   ne connaissent pas mieux qu’elles-
         deux doigts comme cela lui arrivait par-        mêmes leurs propres anatomies, et leurs
         fois lorsque Martinez et un ami la cares-       domaines fantasmagoriques.
         saient en même temps. L’approche de
         l’orgasme l’excita, elle se mit à faire des     La masturbation féminine, il suffit d’en
         gestes convulsifs, comme pour attraper le       parler autour de soi : “ça ne m’intéresse
         dernier fruit d’une branche ; tirant, tirant    pas toute seule”, “je le fais seulement
         sur la branche pour faire éclater le tout en    quand je suis sans mec pendant long-
         un orgasme sauvage, qui l’envahit alors         temps”, “je préfère qu’on s’occupe de
         qu’elle se regardait dans la glace, et voy-     moi”, “je ne le fais pas, je n’aime pas ça”.
         ait ses mains actives, et le miel briller,      Je ne sais pas ce qu’elles font de leur
         mouillant tout son sexe et ses fesses,          temps libre, toutes, mais en tout cas, si
         entre les jambes. » Vénus Erotica, Anaïs        elles ne se masturbent pas, on comprend
         Nin, 1940.                                      bien qu’elles ne risquent pas de se sentir
                                                         concernées par des films porno, qui ne
         Ainsi l’orgasme que l’on se donne à soi-        sont pas à vocations variables. Un film de
         même serait la première pierre à cet            cul, c’est fait pour se branler.
         édifice sans cesse à inventer, qui permet
         de monter toujours plus haut…                   Je sais bien que ce que font les filles
         Après la prose poétique d’Anaïs Nin, et         toutes seules avec leurs clitoris ne me
         pour continuer avec « ce que disent les         regarde pas, mais cette indifférence à la
         femmes dans leur recherche de l’orgasme         masturbation me trouble quand même
         », une autre prose, certes très directe, et     un peu : à quel moment les femmes se
         qui a été à son époque subversive, celle        connectent-elles avec leurs propres fan-
         de Virginie Despentes dans King Kong            tasmes, si elles ne se touchent que quand
         Théorie, paru en 2006…                          elles sont seules ? Qu’est-ce qu’elles con-
         « La masturbation féminine continue             naissent de ce qui les excite vraiment ? Et
         d’être méprisable, annexe. L’orgasme            si on ne sait pas ça de soi, qu’est-ce qu’on
         qu’on doit atteindre, c’est celui prodigué      connaît de soi, au juste ? Quel contact
         par le mâle. L’homme doit “savoir s’y           établit-on avec soi-même quand son

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                                                          DOSSIER LES COULEURS DE L’ORGASME

         propre sexe est systématiquement an-             de le clamer : j'ai joui pour la première fois
         nexé par un autre ? »                            à trente-cinq ans. La jouissance féminine
                                                          est une grande fête. Elle est puissante,
         Ainsi, la découverte de l’orgasme est            belle, c'est une joie qui transporte, dans
         pour nombre de femmes une révolution,            laquelle on lâche prise, on lâche tout, on
         celle qu’Adeline Fleury nous donne à             laisse échapper. »
         découvrir dans Petit éloge de la jouis-
         sance féminine.                                  Dans la littérature érotique des femmes
                                                          qui aiment les femmes, comment ne pas
         Au travers de ses lectures, de son               évoquer une femme qui, de façon poé-
         expérience personnelle, avec des mots            tique, métaphorique et amoureuse,
         ou poétiques ou parfois crus, l’auteure          parle du plaisir que se donnent entre
         nous fait ressentir, à chaque page, que          elles les jeunes filles ? « Les petites
         jouissance et renaissance sont unies et          lumières dans ma peau convoitèrent les
         que plaisir et liberté sont indissociables.      petites lumières dans la peau d'Isabelle,
         « Et puis, un jour, j'ai joui. Tout mon corps,   l'air se raréfia. Nous ne pouvions rien sans
         toute mon âme. Enfin ! Je n'ai pas honte         les météores qui nous entraîneraient dans

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     DOSSIER LES COULEURS DE L’ORGASME

         leur course, qui nous jetteraient l'une        l’océan roulant sa sombre masse muette.
         dans l'autre. Nous dépendions des forces       Ah, et loin au tréfonds d’elle-même, les
         irrésistibles. Nous avons perdu cons-          profondeurs de la mer s’ouvraient et
         cience mais nous avons opposé notre            s’écartaient en roulant en longues vagues
         bloc à la nuit du dortoir. La mort nous        onduleuses qui se poursuivaient très loin,
         rappelait à la vie : nous sommes entrées       et encore au vif de sa chair (…). »
         dans plusieurs ports. » Thérèse et
         Isabelle, Violette Leduc, 1966.                En matière de volupté, explique Robert
                                                        Muchembled dans L’orgasme et l’Occi-
         CE QUE DISENT LES HOMMES                       dent : Une histoire du plaisir du XVIe siècle
         DU PLAISIR DES FEMMES                          à nos jours, Angleterre et France ont
         Comment donc les femmes peuvent-               suivi des chemins parallèles et les Etats-
         elles avoir accès à un imaginaire et à une     Unis conservent la profonde empreinte
         érotisation qu’elles se sont souvent           de ce modèle répressif commun, récem-
         interdits, et comment décrire de façon à       ment abandonné par l’Europe hédon-
         la fois poétique et imagée l’éveil éro-        iste au profit d’une sexualité plastique
         tique d’une femme, bridée par sa con-          dont les femmes sont les principales
         dition sociale et un mariage ennuyeux.         bénéficiaires. Libérées par la pilule des
         L’ouvrage de D. H. Lawrence, censuré           dangers et des angoisses liées aux obli-
         d’abord en 1927, a été magistralement          gations de reproduction, elles peuvent
         mis en image dans le film de Pascale           désormais réclamer l’égalité avec les
         Ferran en 2006.                                hommes et rechercher sans complexe
                                                        ce plaisir qu’on dit charnel...
         Dans L’amant de Lady Chatterley, et
         même si l’on a taxé Lawrence de                Pour continuer avec un auteur masculin,
         machiste, de misogyne et de phallocen-         Marcel Guersant, cité par Jean-Jacques
         tré (le phallus lui apparaissant prioritaire   Pauvert dans son Anthologie historique
         dans la jouissance des femmes), l’évoca-       des lectures érotiques, est un écrivain
         tion poétique, métaphorique et lyrique         peu connu, édité en 1953 aux Editions
         de la campagne anglaise des Midlands           de Minuit, et jamais réédité depuis ; il
         se confond avec une ode à l’amour char-        traduit bien dans Jean-Paul combien,
         nel, à la jouissance et à la puissance         pour un homme, la montée vers l’or-
         de la sexualité féminine libérée de ses        gasme de sa partenaire est totalement
         carcans. C’est aussi une réflexion sur les     imprévisible, ce qui pourrait redonner
         rapports hommes/femmes, dont d’au-             espoir à certains...
         cuns à l’époque se seraient indignés…
                                                        « C’est l’échec dans toute son horreur. Et
         « Et il sembla qu’elle était comme la mer,     maintenant déjà, Jean-Paul ne pense
         toute en sombres vagues s’élevant et           plus qu’à cet échec… Alors, c’est bien
         gonflant, gonflant en une grande houle,        fini, c’est bien réellement fichu. Mais la
         et que lentement toute sa chair obscure        jeune femme, cependant, serre brus-
         se mettait en mouvement et qu’elle était       quement le garçon ; elle se soulève en

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         soubresauts involontaires, tourne la tête       Diderot dans La Religieuse décrit ainsi la
         à gauche, à droite et à gauche encore ;         pâmoison à laquelle sœur Suzanne
         elle se mord les lèvres comme si elle           amène sa « Mère supérieure » : « La main
         souffrait trop et ne voulait le dévoiler ;      qu’elle avait posée sur mon genou se
         soudain, davantage levée et cambrée,            promenait sur tous mes vêtements,
         elle retombe morte, essoufflée, hale-           depuis l'extrémité de mes pieds jusqu'à
         tante, geignante, apaisée, mutilée. La          ma ceinture, me pressant tantôt dans un
         rage de ses ongles enfoncés, lentement          endroit, tantôt dans un autre ; elle m'ex-
         s’apaise et se détend en une caresse            hortait en bégayant, et d’une voix altérée
         lasse. Elle enfouit son visage défait dans      et basse à redoubler mes caresses, je les
         l’oreiller. Jean-Paul, surpris, la considère    redoublais; enfin il vint un moment, je ne
         et suspend son effort. »                        sais si ce fut de plaisir ou de peine, où elle
                                                         devint pâle comme la mort ; ses yeux se
         La difficulté que semblent rencontrer           fermèrent, tout son corps se tendit avec
         certains à « procurer » un orgasme à leur       violence, ses lèvres se pressèrent d’abord,
         partenaire se retrouve dans cet extrait         elles étaient humectées comme d’une
         de Milan Kundera, Le livre du rire et de        mousse légère ; puis sa bouche s’entr’
         l’oubli, paru en 1978 aux éditions              ouvrit, et elle me parut mourir en pous-
         Gallimard : « C’était une fanatique de          sant un profond soupir. »
         l‘orgasme. L‘orgasme était pour elle une
         religion, un but, un impératif suprême de       LE PLAISIR DES FEMMES
         l’hygiène, un symbole de santé, mais            D’AUJOURD’HUI !
         aussi son orgueil qui la distinguait de         Depuis deux mille ans, on dit que les
         femmes moins chanceuses comme le                femmes mènent le monde. Cependant,
         ferait un yacht ou un fiancé illustre. Et il    si elles ont été inspiratrices, objets de
         n’était pas facile de lui donner du plaisir.    désir, c’est seulement dans les années
         Elle lui criait plus vite, plus vite, puis au   1970 qu’elles s’autorisent enfin à être
         contraire doucement, doucement, et de           infidèles, inconvenantes, voire impudi-
         nouveau plus fort, plus fort, comme un          ques, voire débauchées… De divines
         entraîneur crie ses ordres aux rameurs          elles peuvent être diaboliques, tout en
         d’un huit. Concentrée toute entière sur les     s’autorisant une élégance d’écriture, qui
         points sensibles de sa peau, elle guidait       exprime leurs désirs et fantasmes.
         sa main pour qu’il la pose au bon endroit
         au moment voulu. Il était en sueur et voy-      « Le plaisir me transperce de toute part,
         ait les regards impatients de la jeune          un plaisir douloureux fait d’envie, d’at-
         femme et les gestes fiévreux de son             tente, d’espoir, d’impatience. Je perds
         corps, cet appareil mobile à produire une       toute pudeur, je le supplie. Esclave, je
         petite explosion qui était le sens et le but    m’effondre devant l’autel d’un désir fou.
         de toute chose. »                               Je lâche prise. Je deviens un sexe géant,
                                                         béant. Je monte dans une spirale infer-
         ET COMMENT EN PARLAIT UN                        nale. Mes fesses se mettent à bander de
         HOMME À L’ÉPOQUE DES LUMIÈRES ?                 désir, afin d’être saisies, meurtries à pleine

                                                                                                          15
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     DOSSIER LES COULEURS DE L’ORGASME

         main. Il résiste, veut m’emmener aux limi-
         tes de l’imaginable. Je lâche, je tremble,                         BIBLIOGRAPHIE
         je meurs, j’inonde. Je jouis tellement fort                         • Avicenne (980-1037), « Le Canon de la
         que l’incroyable arrive. Mon plaisir éjacule                        médecine ».
         sous la forme de jets transparents, eau de                 • Ovide, An 1, « L’Art d’aimer ».
         pureté d’un plaisir éperdu. Sa queue me                    • Padmasambhava (XIVe siècle), « La clé du sens
                                                                    profond du livre des morts tibétain ».
         caresse. Chaque effleurement me brûle.                     • Vatsyayana (entre Ier et VIe siècle), « Le Kâma
         Il a réussi à faire naître l’impossible : une              Sûtra, Règles de l’Amour ».
         éjaculation au féminin. Je spasme de                       • « Les textes fondamentaux de l’érotisme », Le
         plaisir. Ma peau se lifte de la jeunesse du                Point Hors-Série, 2006.
                                                                    • Brenot P. (2012), « Les femmes, le sexe et
         plaisir. J’aime, j’aime infiniment le jardin               l’amour », Payot.
         d’Eden où l’être abandonne raison et                       • Nin A. (1940, parution 1978), « Vénus Erotica »,
         retenue. Je cours dans ce jardin, m’enivre                 Stock.
         de cette jouissance qui surdimensionne                     • Despentes V. (2006), « King Kong Théorie »,
                                                                    Grasset.
         mon corps, qui le déstructure, le méta-                    • Fleury A. (2015), « Petit éloge de la jouissance
         morphose en objet d’extase (…). » Extrait                  féminine », Editions François Bourin.
         de Caprices de femmes. Nouvelles éro-                      • D. H. Lawrence (1ère parution en 1931, 1993), «
         tiques, paru en 2000 aux Editions                          L’amant de Lady Chatterley », Gallimard.
                                                                    • Leduc V. (rédigé en 1954, paru sous forme cen-
         Blanche, de l’auteure Agnès M.                             surée en 1966, puis en version intégrale en 2000),
                                                                    « Thérèse et Isabelle », Gallimard.
                                                                    • Kundera M. (1978), « Le livre du rire et de l’ou-
          ET POUR CONCLURE,                                         bli », Gallimard.
                                                                    • Diderot D. (1796), « La Religieuse », Pocket
          MAIS PAS TROP VITE…                                       classiques.
                                                                    • « Caprices de femmes. Nouvelles érotiques »,
           Il est difficile de conclure alors que les               Editions Blanche, 2000.
                                                                    • « Poèmes érotiques de la littérature en bandes
           préliminaires pourraient prendre des
                                                                    dessinées », Petit à Petit, 2009.
           heures…                                                  • Pauvert J.-J. (1995-1996), « Anthologie his-
           En résumé : la littérature érotique est                  torique des lectures érotiques », Stock/Spengler.
           comme le plaisir féminin, elle demande                   • Muchembled R. (2005), « L’orgasme et
                                                                    l’Occident : Une histoire du plaisir du XVIe siècle
           recherche curieuse et inspirée, imagi-
                                                                    à nos jours », Seuil.
           nation débridée, goût pour le mot, et
           pour la chose, et… « trouver chaussure
           à son pied », ou toute autre image à
           votre convenance, le défi est lancé !
           « La femme est un délicieux instrument
           de plaisir, mais il faut en connaître les
           frémissantes cordes, en étudier la pose,
           le clavier timide, le doigté changeant et
           capricieux. » Honoré de Balzac.

         Marie-Noëlle CHABAN
         Conseillère conjugale et familiale, thérapeute de couple
         et sexologue clinicienne. Angoulême.

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