Pamphlet contre le tribalisme au Congo - Odilon Obami - Edilivre

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Odilon Obami

         Pamphlet
    contre le tribalisme
        au Congo

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Avant-propos

          A ma fille, Jenny Obami, dont la curiosité
    intellectuelle est avide de comprendre l’histoire du Congo,
    pays d’origine de tes parents, pour en avoir une idée réelle
    afin de ne pas sombrer dans l’acculturation dont sont
    victimes la plupart de nos enfants nés et vivant en
    Occident.
          C’est en considération de cet aspect historico-culturel
    que je me suis évertué de creuser profondément le
    gisement de l’histoire du Congo et ceux d’autres pays, à
    chaque fois que cela semblait nécessaire, pour faire
    partager des pans historiques ignorés susceptibles
    d’éveiller les consciences enténébrées. Tel un réverbère qui
    jamais ne s’éteint, l’histoire de l’humanité, à travers ses
    pages glorieuses et sombres, éclaire le présent et permet de
    bien préparer l’avenir.
          Mes remerciements à mon frère Cyriaque Magloire
    Mongo Dzon, pour son apport personnel et livresque qui
    m’a permis d’accéder à la documentation idoine sur
    l’histoire politique du Congo. Aussi, à mon neveu Ray
    Okana pour sa virilité intellectuelle.

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Mes remerciements ensuite à tous les intellectuels
africains, en général, et congolais, en particulier, qui ne
ménagent aucun effort pour éveiller les consciences à
travers leurs écrits souvent négligés par leurs compatriotes,
dont l’immense majorité préfère lire ce qui est écrit par les
européens sur les mêmes sujets : « Nul n’est prophète en
son pays », dit une maxime. Par complexe ou négligence,
cette attitude est triste et erronée, car le talent n’a pas de
continent, ni de nationalité, encore moins de race. Il est
simplement humain. C’est en puisant dans le sous-sol local
qu’on trouve parfois ce qu’on recherche loin de soi.
     Mes remerciements enfin, à tous ces vendeurs
ambulants qui arpentent les différentes allées du centre-
ville de Brazzaville, s’introduisent dans des cafés, bars et
restaurants, jalonnent les bords des avenues de nos
quartiers populaires et quelques espaces de nos marchés
pour vendre le savoir à travers de vieux livres et documents
le plus souvent dépareillés et dépenaillés, récupérés çà et là,
qu’ils essaient de relier et d’écouler tant bien que mal.

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Introduction

         Aux termes de l’article 15 de la Constitution
    congolaise du 06 Novembre 2015 :
         « Tous les citoyens congolais sont égaux devant la loi
    et ont droit à la protection de l’Etat.
         Nul ne peut être favorisé ou désavantagé en raison de
    son origine familiale, ethnique, de sa condition sociale, de
    ses convictions politiques, religieuses, philosophiques ou
    autres. »
         Pour lui conférer une véritable force ou une puissante
    onction, il aurait été souhaitable que le verbe « devoir »
    supplantât le verbe « pouvoir » dans la rédaction de l’alinéa
    2 de cet article. Ainsi, aurait-on écrit : « Nul ne DOIT être
    favorisé ou désavantagé en raison de son origine… » et
    non : « Nul ne PEUT être favorisé ou désavantagé en
    raison de son origine… » Car, le verbe « devoir » induit
    ipso facto une obligation ferme à la charge de l’Etat, alors
    que le verbe « pouvoir » ne semble lui octroyer qu’une
    faculté. Hypothèse d’école, diraient les uns ou il ne faut pas
    se focaliser sur la lettre mais sur l’esprit du texte, diraient
    les autres.

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Quoiqu’il en soit, il appert de cette disposition
principielle qu’il incombe à l’Etat l’obligation de veiller à la
protection de tous les citoyens et de leur garantir l’égalité
réelle dans la quête du bonheur ou dans l’accomplissement
des tâches qui sont les leurs. Comme on peut le constater, le
principe d’égalité entre tous est un principe à valeur
constitutionnelle qui milite en faveur de l’unité nationale et
constitue l’une des bases solides qui fondent la République.
     Du latin « res » qui signifie chose et « publica » qui
signifie peuple, la République est la chose du peuple, c’est-
à-dire un bien commun et non un patrimoine personnel
ou clanique. En conséquence, pour que la République
trouve la plénitude de son sens exact, il faut que tous ses
enfants soient protégés et traités équitablement. C’est dire
que les principes de la protection et d’égalité consacrés par
l’acte fondamental de la République doivent concrètement
profiter à tous les congolais, sans exclusive, afin qu’ils en
jouissent harmonieusement, en participant à l’essor de la
nation et en tirant profit de toutes ses ressources. Or, la
jouissance du principe d’égalité républicaine n’est possible
que si les pouvoirs publics mettent tout en œuvre pour
lutter efficacement contre les discriminations et toutes les
autres formes d’exclusion qui sapent les fondements de la
République, entravent l’unité nationale et le
développement intégral. Parmi ces maux, il en est un qui
cause affreusement la désolation et affecte la cohésion
nationale au préjudice de l’évolution de la société tout
entière : LE TRIBALISME !
     En effet, le tribalisme est si présent et profondément
enraciné dans le continent africain qu’il constitue un
énorme fléau qui y sévit ardemment depuis belle lurette et
mine malencontreusement son développement. Tous les

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systèmes de domination politique en Afrique s’abreuvent
    abondamment à la source de l’ethnisme pour manipuler
    les sentiments ethniques aux fins de conquête, d’exercice et
    de conservation du pouvoir. Comme l’écrit l’ethnologue
    Jean Pierre Chrétien : « L’ethnisme est, hélas, une forme de
    la modernité en Afrique. »
         C’est triste à dire, mais c’est malheureusement vrai car
    cette pratique délétère a tellement gangrené les mentalités
    de la majorité des acteurs sociaux, qu’elle pervertit les
    institutions sociales et trouve son apogée dans le domaine
    politique.
         Le CONGO-BRAZZAVILLE, pays auquel ce livre est
    particulièrement destiné, quand bien même il s’adresserait
    à toute l’Afrique en général, n’échappe pas à l’influence
    néfaste du tribalisme.
         En effet, bien avant les indépendances de 1960 et
    jusqu’à nos jours, tous les gouvernants successifs qui ont
    conduit et conduisent les affaires de la nation congolaise se
    sont servis et se servent à satiété de cette pratique perverse,
    à des degrés différents, certes, comme d’un fonds de
    commerce qu’ils exploitent avec cynisme, en opposant les
    uns aux autres afin de diviser pour mieux régner. Tel un
    virus dévastateur, le tribalisme sévit copieusement en
    Afrique, en général, et au Congo, en particulier, où il
    provoque des conséquences désastreuses. Des simples
    conflits sociaux à connotation inter-ethnique de moindre
    importance aux véritables guerres civiles avec leur cortège
    de malheur et de désolation, à l’aune de celles qui
    déchirèrent le Congo en 1959, 1993 et 1997 et surtout le
    Rwanda, en 1994, le tribalisme prouve à foison qu’il est
    comme une bombe atomique aux effets effroyablement
    apocalyptiques.

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Non seulement il affecte la cohésion nationale et le
développement des pays concernés, il provoque également
le repli identitaire des différentes entités ethniques
calfeutrées dans le communautarisme. Par conséquent, les
conflits qui lui sont inhérents ou afférents génèrent un
esprit vindicatif à l’endroit de ceux qui se sentent lésés.
Ainsi, ces derniers n’hésitent point, tôt ou tard, à la
moindre occasion et en vertu du rapport de forces factuel,
de recourir aux mêmes procédés pour se venger des autres.
A ce jeu de ping-pong inextinguible qui confine les
protagonistes dans un cercle vicieux, aucun pays ne peut
réellement évoluer.
      On ne saurait correctement étudier le tribalisme au
Congo sans remonter à l’histoire de ce pays. Car,
contrairement à ce que pense une orthodoxie congolaise
obtuse, le tribalisme au Congo n’a pas commencé à partir
de 1968 avec l’avènement de Marien Ngouabi au pouvoir.
Cette affirmation tendancieuse, à l’analyse partielle et
partiale, est complètement aberrante et scabreuse. Elle
élude un pan essentiel de l’histoire du Congo en la
saucissonnant maladroitement au gré de l’appétence
négationniste de certains extrémistes et ignorants achevés.
Ce qui ne permet pas de saisir les contours complets des
faits historiques importants qui ont marqué notre pays.
      Historiquement, pour bien saisir les tenants et les
aboutissants de ce fléau au Congo, il sied de remonter à
l’époque coloniale. Or, un coup d’œil dans le rétroviseur de
l’histoire du Congo nous montre que les graines du
tribalisme     furent    concrètement      semées      avant
l’indépendance et vraisemblablement en 1957, deux ans
avant la première guerre civile qui opposa deux des grands
leaders politiques de l’époque, l’abbé Fulbert Youlou,

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ressortissant du sud, à Jacques Opangault, ressortissant du
    nord.
         Avant de continuer sur ce premier conflit fratricide
    qui ébranla la jeune république congolaise, il serait
    souhaitable, dans un souci de compréhension historique,
    de préciser qu’au-delà des causes lointaines qui avaient
    contribué à l’indépendance via l’enfantement de la
    République du Congo et qui se résument essentiellement à
    l’impact des mouvements de résistance nationale contre les
    abus du colonialisme, cette émancipation résulte surtout
    des circonstances politiques et historiques favorables à
    l’autodétermination des peuples colonisés à cette époque.
         En effet, la participation massive et importante des
    combattants africains, fédérés au sein des « Tirailleurs
    sénégalais » en faveur de la France pendant la deuxième
    guerre mondiale, conjuguée à la défaite des forces
    françaises dans la guerre d’Indochine le 07 Mai 1954 et le
    début de la guerre d’Algérie le 1er Novembre de la même
    année, avaient considérablement fait évoluer la posture
    politique des autorités colonialistes françaises. Ainsi, ne
    pouvant plus ouvrir d’autres fronts face aux velléités
    indépendantistes, elles s’engagèrent progressivement vers
    la décolonisation. Pour ce faire, deux actes majeurs
    marquèrent le fléchissement de leur politique colonialiste.
         D’une part, il y eut la loi cadre de 1956 de Gaston
    Deferre, ancien Ministre français d’Outre-mer, ayant pour
    but notamment de reconnaître une autonomie partielle
    aux Etats africains et de Madagascar. C’est l’africanisation
    des cadres et la création dans chaque territoire d’un
    Conseil de gouvernement.
         D’autre part, il y eut aussi la loi de 1958 par laquelle
    fut créée la « Communauté franco-africaine » proposée par

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le général De Gaulle, afin d’accompagner progressivement
les colonies françaises vers les indépendances.
      Comme on le voit, c’est dans cette perspective que le
Congo proclama la République le 28 Novembre 1958,
après avoir manifesté sa ferme volonté d’intégrer la
nouvelle communauté franco-africaine. Cet acte de grande
envergure aurait pu se faire sans heurts ni fracas et
accompagner paisiblement la jeune République vers la
souveraineté internationale. Mais, c’était sans compter sur
l’influence néfaste des démons du tribalisme que
« l’homme de Dieu », l’abbé Fulbert Youlou, n’avait pas pu
exorciser en lui-même.
      En effet, avant la proclamation de la République et la
conquête de la primature, l’abbé Fulbert Youlou usa du
tribalisme pour arriver à ses fins comme en témoigne son
discours sulfurique et irresponsable, rapporté par Médard
Gauhy Dzingou, cité par Bernard Ngoyi Moudouhi dans
DERIVES POLITIQUES AU CONGO-BRAZZAVILLE, de
la page 41 à 42. Ce discours fut prononcé lors d’une
tournée qu’il effectua dans la région du Niari au sud du
Congo, et plus particulièrement dans la ville de Mossendjo,
afin de capter son électorat et celui des contrées
environnantes, dont était issu le député Georges Yambot
qui appartenait au parti politique de son principal
adversaire, Jacques Opangault. En voici la teneur :
      « Mes frères, mes sœurs, en tant que NSOUNDI, je
suis chez moi, car je suis sur la terre des Nsoundis et mon
frère Bayonne Mavoungou m’est témoin. Je suis aussi ici à
Mossendjo, en tant que MIKALI et mon frère Gaston
Bouma Biyoho m’est témoin.
      Mais surtout, je suis parmi vous ce jour en tant que
MINGOMBE. Or, vous avez commencé une lutte avec

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mon frère François Charles Gongaud D’Outremer et on
    nous l’a arraché. C’est pourquoi, je vous demande chers
    amis, de venir avec moi afin de continuer ce combat pour
    l’essor et le progrès de Mossendjo. »
         Ce discours très marqué du sceau du tribalisme et du
    régionalisme primaires, fut une bombe à retardement aux
    effets pervers. D’une part, il avait galvanisé les énergies des
    ressortissants du sud, plus particulièrement ceux de la
    région du Niari, afin de voter pour Fulbert Youlou. D’autre
    part, il influença sans doute le député Georges Yambot qui
    n’hésitera point à faire volteface au détriment de Jacques
    Opangault pour soutenir son adversaire, Fulbert Youlou.
         En effet, les élections subséquentes du 31 Mars 1957
    donnèrent une infime majorité à la coalition dirigée par
    Jacques Opangault, avec seulement 23 sièges contre 22
    pour Fulbert Youlou. Un gouvernement paritaire d’union
    nationale, fédérant l’UDDIA de Youlou et la coalition des
    partis menés par Jacques Opangault, fut ainsi formé et ce
    dernier en devint Premier Ministre le 14 Mai 1957. Mais,
    quelques mois après, le député Georges Yambot, inféodé à
    la coalition favorable au Premier Ministre, tourna sa veste
    et bascula en faveur de Youlou, conférant ainsi la majorité
    à ce dernier puisque l’UDDIA se retrouva avec 23 députés
    contre 22 pour la coalition favorable à Jacques Opangault.
    En conséquence, Fulbert Youlou réclama le poste de
    Premier Ministre tandis que le MSA d’Opangault exigea,
    en vain, la démission de Georges Yambot. Il sera même
    kidnappé le 24 Novembre 1957 pour l’empêcher de siéger à
    l’Assemblée. En dépit de la gravité de la situation, un
    compromis fut trouvé afin que Jacques Opangault
    conservât le poste de Premier Ministre.
         Cependant, le 28 Novembre 1958 cette crise atteignit

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son point culminant. En effet, l’Assemblée territoriale se
réunissait en session ordinaire pour voter des nouvelles
lois constitutionnelles afin de doter le pays des nouvelles
institutions. La tension était à son comble et les députés
fédérés au sein de la coalition menée par Jacques
Opangault décidèrent de quitter l’enceinte de l’Assemblée
territoriale pour manifester leur indignation à l’extérieur.
Sans leur présence, la majorité UDDIA conduite par l’abbé
Fulbert Youlou procéda au vote des nouvelles lois
constitutionnelles. C’est ainsi qu’à 11h30 la République du
Congo fut proclamée à Pointe Noire. Ensuite, cette
assemblée se mua en assemblée législative et les 23 députés
de la nouvelle majorité votèrent à l’unanimité en faveur de
l’abbé Fulbert Youlou qui devint officiellement Premier
Ministre le 08 Décembre 1958, en remplacement de
Jacques Opangault. En procédant de la sorte, l’abbé Fulbert
Youlou et ses alliés commirent rien de moins qu’un coup
d’Etat constitutionnel.
     En définitive, c’est par son acte politique que
l’honorable, devenu déshonorable, député Georges
Yambot inaugura à coup sûr une pratique politique
obscène, encline à la corruption des consciences et à la
trahison, ayant surtout comme support le tribalisme et le
régionalisme. Cette trahison grotesque et enrobée de
turpitude était considérée par certains comme une
forfaiture ourdie par les cadres politiques du sud contre
ceux du nord, pour évincer le premier Premier Ministre
que le Congo ait connu, en la personne de Jacques
Opangault, au profit du sudiste abbé Fulbert Youlou.
     C’est ainsi que la jeune République du Congo bascula,
quelques mois après les premières échauffourées à Dolisie

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12
et à Pointe Noire, dans une guerre civile entre les
    ressortissants du nord, fédérés autour de Jacques
    Opangault, et ceux du sud, rassemblés autour de l’abbé
    Fulbert Youlou.
         Cette guerre atroce inaugura l’ère de la violence
    politique au Congo et entraîna l’incarcération de Jacques
    Opangault. Elle ne dura que cinq jours, soit du 16 au 20
    Février 1959, c’est-à-dire avant que le Congo ne devînt
    indépendant. Mais, nonobstant sa très courte durée, elle
    laissa des traces durables et surtout transmissibles dans la
    conscience collective comme les biens d’un patrimoine
    commun, plus lourd en passif qu’en actifs.
         Quoiqu’il en soit, le tribalisme étant l’un des freins à la
    construction de la démocratie et au développement mérite
    d’être cerné pour en juguler les effets pervers à défaut de
    l’éradiquer. C’est le but assigné à ce livre qui se propose de
    mettre modestement au service de l’Afrique, en général, et
    du Congo en particulier, une expertise qui vise notamment
    à apporter des solutions pour remédier à ce fléau, non sans
    en avoir d’abord établi un diagnostic objectif. Mais avant
    d’aller plus loin, comme dans tout travail pédagogique et
    épistémologique, il sied de définir ce qu’on entend par
    « Tribalisme ».
         Le tribalisme qui vient du mot « tribu » est un concept
    qui revêt plusieurs acceptions. Au sens propre, eu égard à
    la définition donnée par le dictionnaire, c’est un mode
    d’organisation social basé sur la tribu. Au sens figuré, c’est
    un mode d’organisation social basé sur le sentiment
    d’appartenance à un groupe comme fondement essentiel
    de la vie. C’est aussi un mode d’organisation politique basé
    sur la lutte entre les groupes au profit de leurs dirigeants.
         Que cette organisation soit sociale ou politique, elle

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s’appuie sur des éléments objectifs qui gravitent autour de
la tribu et subjectifs, qui se fondent sur le sentiment
d’appartenir à un groupe spécifique.
     Si de prime à bord et en théorie, ce mot semble facile à
définir, il n’en est pas toujours le cas en pratique comme le
montre l’abondante littérature ethnologique à ce sujet.
     Telle une coque d’arachides qui renferme deux
cacahuètes en son sein, le mot tribalisme renferme aussi
deux notions clés qui en constituent la sève. Il s’agit des
mots « tribu » et « ethnie ».
     De même que deux cacahuètes contenues dans une
coque peuvent être semblables ou différentes, les mots
« tribu » et « ethnie » qui composent le concept de
tribalisme sont tantôt employés indistinctement, tantôt
différemment ou confusément selon les approches
ethnologiques variables dans l’espace et dans le temps. Ce
qui a souvent conféré une connotation idéologique à
l’ethnologie coloniale, en ce qu’elle qualifie parfois de tribu
ou d’ethnie ce qui ne l’est pas à proprement parler.
     L’exemple par excellence de cette tendance
colonialiste erronée est celui des « Mau-Mau » du Kenya
qui sont en réalité un groupe de personnes disparates,
composés en majorité des Kikuyus, certes, mais qui ne sont
pas à proprement parler une ethnie. En effet, en 1952 ce
groupe cosmopolite des kenyans avait déclenché un
mouvement de grande envergure, appelé « la révolte Mau-
Mau », pour protester contre les colons britanniques. Au
cœur de leurs revendications il y avait la volonté de
reprendre la possession des « terres volées », à la suite de la
politique de modernisation agricole imposée par la force,
le renouveau culturel, et la mauvaise gouvernance
coloniale comme le témoigne un extrait du mémorandum

2
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que les responsables de la KAU, principal parti kényan,
    adressèrent au Secrétaire d’Etat britannique :
          « Les troubles actuels sont dus en grande partie au fait
    que les Africains ne sont pas suffisamment associés à la
    machine gouvernementale pour avoir le sentiment d’être
    des éléments ou des partenaires véritables du
    gouvernement du pays. »
          Comme on peut le constater, l’ethnicité attribuée aux
    « Mau-Mau » relève d’une construction ethnologique
    coloniale erronée. Pire, les populations locales se sont
    ensuite réapproprié ce concept en l’imprégnant dans leurs
    mentalités comme une véritable entité ethnique. C’est
    pareil au Congo, à propos des « Nibolek » et des « Ngalas »
    que certaines personnes ont ethnicisé par mépris
    ethnocentriste ou simplement par ignorance de la
    structure sociologique du Congo. Alors que ni l’une ou
    l’autre de ses entités ne sont à proprement parler des
    ethnies. Par analogie, on peut transposer la même
    aberration intellectuelle à l’organisation administrative du
    Congo et préciser que la région des Plateaux, par exemple,
    n’est pas à vrai dire située au nord, mais au centre comme
    le montre la carte géographique de la République du
    Congo. Or, dans la conscience collective les ressortissants
    des Plateaux sont considérés comme des « nordistes ». En
    fait, la « nordisation » de la région des Plateaux relève plus
    d’une logomachie politique erronée que de la réalité
    géographique. Comme quoi, une erreur maintes fois
    répétée par un grand nombre d’individus finit par
    s’imposer malheureusement comme une vérité.
          Par conséquent, pour réparer cette imperfection qui
    emberlificote et confine dans l’amphigouri conceptuel, une
    frange des tenants de l’anthropologie dynamique, dite

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africaniste, ont entendu déconstruire ces notions afin de
restituer à ces concepts leur vrai sens. Pour appréhender de
manière apodictique le sens du mot « tribu », il faut
remonter à l’antiquité avant de choir dans l’époque
contemporaine, en passant par la Bible, toujours à l’aune
des acceptions lexicologiques et de la littérature
anthropologique.
      En effet, dans l’antiquité gréco-romaine, la tribu
désignait une division de la population vivant dans la cité.
Dans la Bible, ce concept désigne chacun des douze
groupes qui constituent le peuple d’Israël, issu des douze
fils de Jacob.
      D’une façon générale, le terme « tribu » désigne un
groupe présentant une unité politique, linguistique et
culturelle dont les membres vivent le plus souvent sur un
même territoire. Familièrement, cette notion désigne aussi
des membres d’une famille étroitement unis par leurs
centres d’intérêts. A la page 45 de son ouvrage intitulé
BYZANCE NOIRE, Nadel considère « la tribu ou peuple »
comme « un groupement unitaire dont les membres
revendiquent leur appartenance à un tel groupement. »
Enfin, du point de vue des sciences naturelles, la tribu
s’entend comme la subdivision d’une famille d’animaux ou
de végétaux.
      Tout compte fait, la tribu est un concept qui recèle des
caractéristiques essentielles qui se résument d’abord en
l’existence d’un groupe d’individus, d’animaux ou de
végétaux. Détaché du domaine animal et végétal, qui ne
nous intéresse pas dans le cadre de cette étude à vocation
anthropologique, ce groupe d’individus peut, ensuite, être
une division ou une subdivision d’un ensemble plus grand.
Et puis ce groupe parle une langue commune, a la même

2
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culture, est situé le plus souvent sur un territoire commun
    et a enfin, les mêmes ancêtres. Au-delà de ces aspects
    objectifs, ces individus sont aussi unis parce qu’ils
    partagent subjectivement les mêmes centres d’intérêts.
         Historiquement, ce concept qui a les mêmes
    caractéristiques que la nation, au stade primaire, revêt une
    connotation fortement idéologique. Car, mus par un
    complexe de supériorité, les colons ne voulaient pas
    reconnaître aux groupements d’humains colonisés la
    nature de nation. Ainsi, ils ont préféré les considérer
    comme faisant partie d’une tribu, concept conçu à
    connotation péjorative, réservant le concept de nation
    pour qualifier leur propre mode d’organisation social.
    Cette mégalomanie est d’autant plus misérabiliste qu’elle
    confine sciemment ces peuples dans la catégorie des êtres
    jugés inférieurs.
         Par ailleurs, le vocable « ethnie » usité indistinctement,
    différemment ou confusément par rapport à celui de
    « tribu » mérite aussi une attention particulière pour en
    préciser le sens, afin de définir, in fine, celui de tribalisme
    qui constitue la moelle de cette étude.
         Etymologiquement, le mot « ethnie » vient du grec
    « ethnos » qui signifie l’ensemble des peuples qui n’étaient
    pas organisés en cité, polis. C’est-à-dire ceux qui
    constituent un fragment de la société grecque, dont les
    modes d’organisation et de fonctionnement étaient
    différents des autres. On retrouve ici le même jugement
    péjoratif et misérabiliste utilisé à propos de la tribu.
         Plus généralement en science naturelle, ce mot désigne
    également, autant que celui de « tribu », un groupe d’êtres
    vivants, humains, végétaux et animaux qui vivent
    ensemble. Mais comme pour la tribu, nous ne nous

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appesantirons que sur le sens anthropologique du terme
« ethnie ».
     Ce qui évacue à dessein la conception animale et
botanique de cette notion, qui n’intéresse pas cette étude
quand bien même elle serait utile pour meubler notre
culture générale.
     Si d’emblée le mot « ethnie », qui n’est apparu dans la
langue française qu’à la fin du XIXe siècle, semble facile à
définir du point de vue de la sémantique, il n’en est pas
toujours le cas sur le plan anthropologique.
     En effet, du point de vue anthropologique, ce concept
a fait couler beaucoup d’encre et de salive et continue à en
faire couler davantage dans la littérature ethnologique.
Ainsi, certains ethnologues la définissent en mettant
l’accent sur les critères objectifs tandis que d’autres
mettent en lumière les critères subjectifs. Les uns la
définissent indistinctement comme synonyme du mot
« tribu », d’autres différemment ou confusément comme
un terme qui lui est voisin. Cette difficulté d’approche fait
dire à Jean-Pierre Chrétien que « l’ethnie est le fantôme de
référence de l’ethnologie. »
     En effet, selon Paul Mercier « l’ethnie est un groupe
fermé descendant d’un ancêtre commun ou plus
généralement ayant une même origine, possédant une
culture homogène et parlant une langue commune. C’est
également une unité d’ordre politique. »
     Pour G. Nicolas « une ethnie, à l’origine, c’est avant
tout un ensemble social relativement clos et durable,
enraciné dans un passé plus ou moins mythique. Ce
groupe a un nom, des coutumes, des valeurs, une langue
propres et s’affirme comme différent de ses voisins.
L’univers ethnique est une mosaïque de lignages. » Ensuite,

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dans la même trajectoire, il considère qu’une « ethnie peut
    aussi correspondre à une ou plusieurs tribus ou nations,
    comme une culture ou une civilisation. » Enfin, cet auteur
    estime également qu’une ethnie n’est ni une culture, ni une
    société, mais un composé spécifique.
         Selon Barth, le terme groupe ethnique désigne une
    population qui a plusieurs caractéristiques : « une grande
    autonomie de reproduction biologique, un partage des
    valeurs culturelles, un champ de communication et
    d’interaction, un mode d’appartenance qui le distingue lui-
    même et qui est distingué par les autres en tant qu’il
    constitue une catégorie distincte d’autres catégories de
    même sorte. »
         Comme le résument si bien Marie-Odile Géraud, Olivier
    Leservoisier et Richard Pottier dans leur ouvrage commun
    intitulé LES NOTIONS CLES DE L’ETHNOLOGIE :
         « Au sens anthropologique courant, l’ethnie est un
    groupe humain caractérisé par une culture et une langue
    communes, formant un ensemble relativement homogène
    se référant à une histoire et un territoire partagés. »
         Ainsi défini, il appert de la combinaison des éléments
    composant ces deux concepts que l’ethnie autant que la
    tribu ont les mêmes caractéristiques qui s’articulent autour
    de l’existence d’un groupement d’individus, d’une langue
    et d’une culture communes, d’un espace géographique,
    d’une descendance d’ancêtres communs, d’une histoire
    partagée ou des intérêts communs.
         Cependant, la tribu étant une division ou une
    subdivision d’un groupe humain beaucoup plus large qu’on
    appelle groupe ethnique, en constitue donc un segment,
    c’est-à-dire une infime partie. A cet effet, l’ethnie est une

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entité englobante qui contient en son sein une ou plusieurs
tribus en tant qu’éléments englobés. Par conséquent,
transposée à l’espace sociologique congolais, cette définition
conduit à la déduction que le groupe ethnique Téké recèle
donc une mosaïque de tribus que sont notamment les Tékés
proprement dits, éparpillés à travers tout le territoire
congolais autant au nord, au centre, qu’au sud, les
Koukouyas, les Babomas, les Dzindzios, les Gangoulous, les
Mbétis, les Lalis, les Yakas…
     Le groupe ethnique Mbochi est donc un ensemble très
vaste qui renferme les Mbochis proprement dits, les
Kouyous et les Makouas. De même que le groupe ethnique
Kongo est un conglomérat de tribus qui sont les kongos
proprement dits, les Laris, les Soundis… Enfin, le groupe
ethnique Loango est composé des tribus multiples que sont
les Vilis, les Kougnis, les Yombés, les Pounous…
     En définitive, il ressort de la synthèse de toutes ces
acceptions lexicologiques et anthropologiques, ainsi que
du vécu réel, que le Tribalisme peut être défini comme une
pratique qui implique un mode d’organisation et de
fonctionnement socio-politique basé sur la tribu. Dans son
expression la plus usitée, le tribalisme est une idéologie
promue par les esprits intolérants dans le but de favoriser
les personnes appartenant à leur tribu au détriment des
autres. De ce point de vue, le tribalisme est une forme de
discrimination et d’exclusion basée sur l’appartenance à
une tribu.
     Après avoir défini cette notion, force est constater
qu’en tant qu’idéologie qui prône l’exclusion et la
discrimination des uns par rapport aux autres, le tribalisme
est un vrai fléau qui mine l’unité nationale et, par-delà
tout, le développement de notre pays autant que d’autres à

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