Entre social et humanitaire : générations militantes à Emmaüs (1949-2009)
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Entre social et humanitaire : générations militantes à Emmaüs (1949–2009) Axelle Brodiez Le mouvement social, Number 227, avril-juin 2009, pp. 85-100 (Article) Published by Association Le Mouvement Social For additional information about this article https://muse.jhu.edu/article/266359 [ This content has been declared free to read by the pubisher during the COVID-19 pandemic. ]
Entre social et humanitaire : générations militantes à Emmaüs (1949-2009) par Axelle Brodiez* S i se développent depuis quelques années en France des travaux historiques sur les organisations humanitaires contemporaines 1, le plus souvent appréhendées au prisme de leur matrice religieuse, très peu abordent frontalement la question de l’engagement et des engagés, pourtant renouvelée par la sociologie politique. Le traitement médiatique et associatif en reste, quant à lui, souvent à une image double et caricaturale : d’une part, le modèle ancien des hommes et des dames « d’œuvre », qui seraient issus des classes aisées et viendraient en amateurs gagner leur paradis en aidant « leurs » pauvres ; d’autre part, un archétype de modernité que serait le French doctor, héros professionnalisé au secours de l’humanité mourante. Et au milieu, temporellement comme dans les modèles, une zone de flou – qu’il s’agit d’appréhender ici. En outre, si caritatif et humanitaire constituent bien deux pôles entre lesquels évoluent les engagements de solidarité contemporains, ils ne sont curieusement jamais pensés ensemble. Nombre d’organisations se situent pourtant simultané- ment sur ces deux terrains, qu’elles y soient venues d’un même mouvement (ainsi le Secours populaire français 2), qu’elles aient élargi leur activité du secteur national à l’international (Secours catholique 3) ou aient inversement ajouté à l’international un volet national (Médecins du monde) ; enfin, qu’elles aient conçu l’action natio- nale en temps de paix comme préparation à la guerre (Croix-Rouges 4). De même, on retrouve souvent sur les deux volets les mêmes militants à des périodes différentes de leur vie ; on observe des transferts de pratiques, de discours et d’images ; etc. De façon révélatrice, le terme « humanitaire » est ainsi devenu englobant, désignant aujourd’hui aussi bien les organisations oeuvrant sur le terrain national (humanitaire parfois aussi dit « interne ») que celles agissant à l’étranger (humanitaire alors dit « international », comprenant les actions d’urgence et de développement). On étu- diera ici le cas d’Emmaüs : née d’une mobilisation strictement française, l’organisa- tion s’est ouverte dès le printemps 1954 à l’international et est aujourd’hui présente dans 39 pays sur tous les continents, via 327 structures propres et 442 structures Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte * Chargée de recherche au CNRS (LARHRA). 1. Voir en particulier D. Pelletier (dir.), « Utopie missionnaire, militantisme catholique », Le Mouvement Social, octobre-décembre 1996 ; « Les secours du religieux », Genèses, n° 48, septembre 2002 ; B. Duriez, F. Mabille et K. Rousselet (dir.), Les ONG confessionnelles, Religions et action internationale, Paris, L’Harmattan, 2007. 2. Nous nous permettons de renvoyer à A. Brodiez, Le Secours populaire français, 1945-2000 : du communisme à l’humanitaire, Paris, Presses de Sciences Po, 2006. 3. L. Dubrulle, Mgr Rodhain et le Secours catholique, Paris, Desclée de Brouwer, 2008. 4. Si l’on ne possède pas encore d’histoire exhaustive sur la Croix-Rouge française, voir sur la Croix- Rouge allemande D. Riesenberger, Das Deutsche Rote Kreuz. Eine Geschichte, 1864-1990, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2002. Sur le CICR de sa création aux années 1920, J. F. Hutchinson, Champions of charity. War and the rise of the Red Cross, Oxford, Westview Press, 1996. Axelle Brodiez, Entre social et humanitaire : générations militantes à Emmaüs (1949-2009), Le Mouvement Social, avril-juin 2009.
86 n Axelle Brodiez partenaires ; en raison des fortes spécificités nationales, l’accent sera toutefois mis sur l’organisation française. Pour éviter le double écueil d’une vision trop micro-sociologique (exclusivement centrée sur les individus) ou trop macro-sociologique (déconnectée des acteurs), il s’agira d’articuler les niveaux en prenant en compte aussi bien les carrières 5 indivi- duelles que les spécificités de l’organisation étudiée (niveau « méso ») : car « l’engage- ment est toujours le produit d’une rencontre entre des dispositions et des expériences socialement construites avec un groupe ou une institution, sauf dans les moments fondateurs. C’est en ce sens que l’on peut dire que le groupe fabrique ses militants autant que l’inverse. Cette fabrication consiste en un processus d’ajustement entre les propriétés de l’institution et du champ où elle intervient et les propriétés des engagés » 6. On ajoutera la nécessité d’intégrer à l’analyse le contexte historique dans la pluralité de ses dimensions (sociales, économiques, politiques, etc.). Même en travaillant sur les époques contemporaines, la constitution d’un panel contraint au fameux « bricolage » 7 et porte une part d’aléatoire : nombre de militants importants dans l’histoire d’Emmaüs sont en effet décédés ou ont rompu tout lien avec l’organisation, tandis que les sources écrites portent souvent une faible attention au rôle des individus. Le travail d’élaboration du panel s’est donc d’abord appuyé sur une étude exhaustive de l’organisation 8 et le repérage de plusieurs centaines d’indivi- dus. En fonction des sources orales et écrites disponibles, et de la diversité des profils, trente-quatre ont ensuite été retenus pour des biographies approfondies, dont une seule femme (fait peu original dans le monde associatif, même caritatif : les principaux militants à Emmaüs, salariés comme bénévoles, ont quasi toujours été des hommes) ; ce panel mêle ainsi salariés et bénévoles, étale régulièrement les dates d’adhésion (hors abbé Pierre lui-même, militants ayant adhéré de 1953 à 2006) et englobe les différents courants et activités développés par l’organisation (logement social, communautés, structures d’insertion, etc.). Nous avons toutefois fait le choix délibéré, et fortement biaisé, de ne retenir que des militants très engagés, soit des « biographies exemplaires » 9 non de la base, mais du niveau médian et du sommet de l’organisation. Pour des raisons très pragmati- ques d’une part : « sans doute n’est-il pas rare que l’historien rencontre les listes des personnalités qui dirigent une association [...] et il n’est pas impossible, au prix d’une patiente investigation, d’établir sur chacun des individus qui en font partie une fiche assez bien renseignée. La sociologie des cadres, du personnel dirigeant, est de celles qui se peuvent entreprendre. Mais les adhérents restent dans l’anonymat : impossible 5. Au sens sociologique du terme (H. S. Becker, Outsiders, Paris, Métailié, 1985). Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte 6. F. Sawicki, « Les temps de l’engagement. À propos de l’institutionnalisation d’une association de défense de l’environnement », in J. Lagroye (dir.), La politisation, Paris, Belin, 2003, p. 145. 7. A. Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Le Seuil, 1996, p. 145 : « L’histoire apparaît plutôt comme une pratique empirique, une sorte de bricolage où des ajustements chaque fois différents font tenir ensemble des matériaux de texture variée… » ; et de renvoyer aux conceptions de Marc Bloch du « métier » d’historien comme « artisan » ou « compagnon » dans son « établi ». 8. A. Brodiez-Dolino, Emmaüs et l’abbé Pierre, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, appuyé sur un dépouillement de la plupart des archives du mouvement Emmaüs (fédérations de communautés UCC et UACE, Association Emmaüs, Emmaüs-Habitat, Fondation abbé Pierre pour le logement des défa- vorisés, CNAE, SOS-Familles, Emmaüs France, Emmaüs International) ainsi que sur une quinzaine d’entretiens. 9. P. Dauvin et J. Siméant, Le travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au terrain, Paris, Presses de Sciences Po, 2002, p. 39.
Entre social et humanitaire : générations militantes à Emmaüs (1949-2009) n 87 de connaître les obscurs, les sans-grade ; nous n’en avons même pas une liste [...]. C’est assez dire les limites, sinon l’impossibilité radicale, de toute analyse détaillée du recrutement d’une association quand elle n’est pas menée, sur le moment même, avec la participation de ses responsables » 10. Mais ce « choix contraint » répond aussi à un constat : si bien des innovations viennent de la base, l’effet d’entraî- nement et d’image provient, lui, du sommet, et « une règle qui ne souffre guère d’exception veut que l’inspiration d’une société se révèle beaucoup plus à l’identité de ses instances dirigeantes que par les différentes composantes de l’ensemble de son personnel souscripteur » 11. Étudier ces « biographies exemplaires », qui sont donc de fait aussi des biographies d’exception, permet ainsi de voir qui est parvenu à monter et s’imposer dans la hiérarchie associative, et quelle est l’image reflétée (au niveau tant interne qu’externe) par l’association. Outre mettre en évidence les porosités entre humanitaire « interne » et « interna- tional », en analysant historiquement le brouillage des frontières entre engagement social et humanitaire au second xxe siècle, cet article vise à mieux comprendre pour- quoi l’on s’engage dans l’humanitaire « interne » et comment « le groupe fabrique ses militants autant que l’inverse », dans un processus complexe et non linéaire d’ajustements. Il s’agit aussi de montrer comment l’engagement humanitaire (salarié comme bénévole), au-delà d’une façade parfois neutre ou neutralisée, constitue tant un report qu’une transformation des traditionnels engagements politiques et religieux aujourd’hui en crise. Ces questions seront abordées via le repérage de trois temps et six générations : le temps des pionniers (1953-1956), militants de la première heure puis de « l’hiver 54 » ; l’engagement alternatif des Trente Glorieuses, social dans les années 1960 puis plus utopique dans les années 1970 ; enfin l’investissement de crise, fait de chrétiens de la deuxième gauche puis de figures plus institutionnelles. Un engagement pionnier (1953-1956) L’après-guerre voit, en France, un profond renouvellement du paysage caritatif, avec la naissance des principales grandes organisations actuelles. En 1946 sont ainsi créés le Secours catholique, le Secours populaire et les Petits frères des Pauvres ; en 1949 Emmaüs puis en 1961, par scission, ATD-Quart monde. Inversement, les traditionnelles organisations charitables (Soeurs, Dames et Conférences Saint- Vincent-de-Paul, Petites sœurs des pauvres, etc.) s’étiolent fortement. Les nouvelles associations sont en partie fondées sur une rupture avec le modèle classique et de nouveaux modes d’expression : idéologiquement, elles tentent de passer du faire pour au faire avec (l’abbé Pierre avec les chiffonniers, l’abbé Wresinski avec les familles des bidonvilles, Armand Marquiset avec les personnes âgées…) 12 ; dans la méthode et la Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte parole publique, elles développent de grandes campagnes de communication (cf. le Secours catholique ou le Secours populaire) et une expression plus politique (ainsi Emmaüs, qui organise dès le début des années 1950 de grands rassemblements de tentes pour montrer la misère et la dénoncer). 10. A. Prost, Les anciens combattants et la société française, 1914-1939, Paris, Presses de la FNSP, 1978, t. II, p. 101. 11. C. Duprat, Usage et pratiques de la philanthropie. Pauvreté, action sociale et lien social à Paris au cours du premier xixe siècle, Paris, Comité d’histoire pour la sécurité sociale, 1996, p. 493. 12. E Fouilloux, « Le devoir de charité », in J.-M. Mayeur, C. Pietri, A. Vauchez et M. Venard (dir.), Histoire du christianisme, t. XII, Paris, Fayard, 1997, p. 218-221.
88 n Axelle Brodiez Emmaüs apparaît donc assez emblématique de cette nouvelle génération d’or- ganisations ; pour autant, sa naissance est bien plus pragmatique et progressive que préméditée et organisée. À l’été 1949 est en effet créée une association pour le fonctionnement d’une auberge de jeunesse dans la grande maison louée par l’abbé Pierre, alors député MRP 13, à Neuilly-Plaisance ; en octobre, l’abbé y accueille un homme désespéré, Georges Legay, qui devient le premier « compagnon » ; puis en décembre, la première famille sans-logis. L’abbé Pierre transforme ainsi un double problème (l’arrivée d’un nombre croissant d’hommes brisés par la vie, la guerre, les ruptures familiales, la désocialisation et l’alcool ; et de familles sans-logis, dans un contexte de crise aiguë du logement) en solution et en action, mettant les uns au service des autres par la construction de logements qui donnent aux désespérés tant de quoi vivre qu’une raison de vivre. D’où une action aussi profondément originale, qui rompt le traditionnel binôme aidant-aidé en instaurant un nouveau triptyque de la solidarité. Jusqu’en 1951, l’indemnité parlementaire suffit à faire bouillir la marmite ; mais l’abbé n’est ensuite pas réélu et à partir du début 1952, le travail de chiffonniers prend le relais. Militants de la première heure Rapidement convaincu de la nécessité de la médiatisation pour s’attirer des soutiens, l’abbé Pierre s’ouvre régulièrement aux journalistes curieux et parvient même, en 1952, à décrocher un passage radio à « Quitte ou double » chez Zappy Max 14 ; il met aussi à profit, autant qu’il peut, ses réseaux catholiques. Les premiers mili- tants durables arrivent ainsi en 1952-1953 ; peu nombreux, ils relèvent de trois catégories. D’une part, des hommes endurcis au profil chaotique, prêts à s’investir dans le pénible travail de récupération et l’encadrement des compagnons. Les deux bras droits de l’abbé des années 1952-1953 sont ainsi deux anciens détenus, qui confon- dent sans grands scrupules la caisse d’Emmaüs et leurs fonds personnels. Paul Desort (1908-1998) est la figure la plus marquante. Né dans une famille de la bourgeoisie bancaire lilloise, scolarisé chez les Jésuites, il vit une adolescence confortable et artiste puis bascule dans une vie aventureuse et instable : il part au Maroc, s’engage un temps dans la Légion étrangère, trempe dans des affaires douteuses qui lui valent quelques années de prison. Très croyant, il arrive à Emmaüs pour une retraite à Pâques 1953 – l’organisation est à ses débuts une auberge de jeunesse mais aussi un lieu de rencontre pour prêtres, séminaristes et militants de l’Action catholique. Il y restera jusqu’en 1975, avec une personnalité à double facette : côté pile, un tribun génie de l’organisation, capable de mobiliser les habitants des contrées qu’il sillonne pour de gigantesques ramassages et les jeunes pour de vastes camps d’été, ce qui fera Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte de lui l’un des plus grands fondateurs de structures Emmaüs en France ; côté face, longtemps ignoré et tu, un joueur maladif aimant le luxe et les femmes, et détournant régulièrement des fonds pour assouvir ses pulsions. D’autre part, des chrétiens solides, ouverts à l’international. Ainsi Henri Camus (1925-2008), né dans la Sarthe de parents charcutiers. Monté à Paris pour des études 13. Député de 1945 à 1951, l’abbé Pierre est durant son premier mandat apparenté au Mouvement républicain populaire ; il en devient ensuite membre (deuxième mandat) avant de démissionner en 1950 en opposition à la répression des grévistes à Brest et à la politique française en Indochine. En 1951, il se présente comme candidat indépendant mais – loi des apparentements n’aidant pas – n’est pas réélu. 14. Z. Max, Mes quitte ou double, Paris, Dreamland, 2000.
Entre social et humanitaire : générations militantes à Emmaüs (1949-2009) n 89 d’économie, il souhaite travailler au service de la décolonisation mais celle-ci est déjà en marche lorsqu’il décroche son examen. Catholique pratiquant aux convictions sociales, il se recentre sur le Secrétariat social de Versailles et y rencontre l’abbé Pierre qui le débauche pour la gestion des nouvelles constructions en dur ; il devient ainsi le premier salarié du mouvement. Dans les années sombres de l’organisation au tournant des décennies 1950-1960, période de reflux d’Emmaüs et de grave crise interne, il cumulera les casquettes présidentielles pour porter, à bout de bras, plusieurs structures Emmaüs. Il vit parallèlement de son salaire de permanent du mouvement (directeur des Cités coopératives de 1953 à 1992) et ne quittera la présidence de l’Association Emmaüs, association matricielle relancée au début des années 1980 sur la grande exclusion, qu’en 1992. Plus tourné vers l’international, Yves Goussault (1923-2003) naît lui aussi dans la Sarthe. Alors qu’il vient d’achever son noviciat chez les Jésuites, il découvre Emmaüs par Henri Camus ; il demande à l’évêché d’y faire son stage, se passionne pour les cités d’urgence et les coopératives ouvrières, puis rapidement les questions mondiales. Dès l’automne 1954, il fonde l’Institut de recherche et d’action contre la misère mondiale (IRAMM), qui se déta- che d’Emmaüs en 1957 15 ; il quitte alors les Jésuites pour se marier et se consacrer au développement du Tiers monde. Il se rapproche à nouveau d’Henri Camus et de l’Association Emmaüs dans les années 1990. Enfin, Emmaüs parvient dès 1952-1953 à attirer plusieurs journalistes, de la presse écrite et de la radio, qui resteront durablement engagés. La génération « hiver 54 » Emmaüs est alors une très petite organisation, dotée de faibles moyens financiers, matériels et humains. L’extraordinaire mobilisation suscitée par l’appel du 1er février 1954 (en trois semaines, un milliard de francs recueillis en argent et en nature 16, une exceptionnelle unanimité médiatique et politique) change la donne. La petite association réduite à quelques implantations dans l’est de la banlieue parisienne devient nationale ; les compagnons, qui ne faisaient parfois qu’un repas par jour, sont désormais à la tête de baignoires entières de billets. Deux nouveaux types de militants viennent s’investir durablement. D’abord, des hommes hautement qualifiés et expérimentés, bien qu’encore jeu- nes : Jacques Lazard, gérant éponyme de la grande banque familiale (35 ans), Georges Lillaz, directeur du Bazar de l’Hôtel de Ville (43 ans) ou André Bercher, industriel dans la confection (30 ans), tous trois nés à Paris ; Jean Bouchy, ingénieur-conseil (53 ans), né dans le Nord. Ces quatre hommes constituent le noyau de l’Association Emmaüs, créée en mars 1954 pour gérer les fonds récoltés et organiser l’action. Si Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte Georges Lillaz fera défection à la fin des années 1950 et si Jean Bouchy décédera rapi- dement, Jacques Lazard et André Bercher resteront au conseil d’administration de l’Association Emmaüs, aux côtés d’Henri Camus, jusqu’à leur mort dans les années 1990. Ces personnalités aisées relèvent plutôt du profil classique de « l’homme d’oeuvre », avec une grande discrétion sur leur engagement et une remarquable assi- duité. Ils viennent à Emmaüs pour rendre une part de ce qu’ils ont reçu : « Lazard était presque honteux d’être né avec de l’argent ; il ne supportait pas de voir des gens 15. En se détachant d’Emmaüs, l’IRAMM se rapproche d’Économie et humanisme, organisation dont Emmaüs est également proche dans les années 1954-1957. L’IRAMM existe toujours aujourd’hui. 16. Soit l’équivalent aujourd’hui de 17,6 millions d’euros.
90 n Axelle Brodiez qui n’avaient rien malgré tous les efforts qu’ils faisaient pour s’en sortir » 17. Emmaüs leur doit d’être parvenu à gérer le succès de 1954, alors que l’abbé Pierre n’y était nullement préparé ; d’avoir aussi surmonté les absences, les maladies et les frasques du fondateur dans les années 1954-1958. Mais l’organisation attire aussi, plus lentement, des hommes de terrain solides à qui l’on confie la responsabilité des structures locales naissantes. La plupart viennent d’abord par attrait pour la figure de l’abbé Pierre. Dans les communautés, certains sont en disponibilité biographique et arrivent sur le tard, d’autres sont très jeunes ; parmi les plus solides et les plus durables, beaucoup sont bretons 18 et issus de milieux bourgeois. D’autres prennent la tête de nouvelles associations au sein d’Emmaüs, ainsi Michel Lefebvre, orphelin de mère et de père, élevé dans une structure catholique et devenu archiviste photo. Arrivé dès février 1954 comme bénévole pour l’aide aux sans-logis, il devient rapidement permanent (directeur de la Confédération générale du logement de 1957 à 1979, puis secrétaire général de l’Association Emmaüs de 1980 à 1992), tout en assumant bénévolement de nombreuses présidences (fédéra- tion de communauté, foyer de réinsertion, etc.). Un engagement catholique marginal Tous ces militants arrivés avant 1957 sont soudés par la foi catholique. Leurs opi- nions politiques, pour celles qui sont connues, sont en revanche très diverses : un MRP, un communiste, d’autres dont on sait qu’ils seront plus tard socialistes et / ou PSU. La plupart sont d’origine aisée. Un trait saillant, commun avec les fondateurs de l’humanitaire French doctors étudiés par Johanna Siméant et Pascal Dauvin 19, est l’importance des parcours marqués par les ruptures biographiques (deux orphelins, un homosexuel en rupture avec sa famille, deux anciens détenus, etc.). On note en revanche une forte dichotomie entre les profils militants, très carac- térisés pour certains par « l’éthique de conviction » et pour d’autres par « l’éthique de responsabilité » 20. L’abbé Pierre ne parvenant pas à trancher entre ces deux ten- dances aussi opposées que complémentaires, Emmaüs se développera dès lors en deux grands courants : l’un centrifuge, soucieux de faire perdurer l’esprit aventureux et prophétique des origines, qui prônera la pauvreté, le nomadisme et la spontanéité (Paul Desort) ; l’autre centripète, tenant de la stabilité et de la solidité, qui prendra dès le début des années 1960 le tournant de la professionnalisation (responsables de l’Association Emmaüs et de certaines communautés). Bien que l’adjectif puisse paraître incongru au regard de l’extraordinaire mobili- sation de l’hiver 54, cet engagement est alors assez marginal. Il l’est de façon évidente pour les militants arrivés avant 1954 : Emmaüs est alors une petite association de chiffonniers, pour beaucoup repris de justice, qui vit de récupération. Mais il l’est Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte aussi pour les militants arrivés après, Emmaüs n’ayant encore rien d’une grande association instituée et le soufflé étant vite retombé avec les Trente Glorieuses et la résorption de la crise du logement. Ainsi, si l’appel de l’hiver 54 donne à 17. Entretien avec Christiane Lefebvre. 18. Cette surreprésentation du grand Ouest, véritable matrice catholique, dans le recrutement d’Em- maüs restera une constante historique jusqu’au milieu des années 1980. On la retrouve dans d’autres engagements liés au catholicisme, ainsi la CFTC (F. Sawicki et L. Berlivet, « La foi dans l’engagement. Les militants syndicalistes CFTC de Bretagne dans l’après-guerre », Politix, n° 27, 1994, p. 111-142). 19. P. Dauvin et J. Siméant, Le travail humanitaire…, op. cit. 20. M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964.
Entre social et humanitaire : générations militantes à Emmaüs (1949-2009) n 91 l’organisation une visibilité médiatique et des possibilités financières nouvelles, peu de militants choisissent de s’investir durablement. En l’absence de candidats solides aux postes de direction, nationaux comme locaux, les quelques volontaires motivés et valables sont alors rapidement promus aux plus hauts postes de responsabilité. Les Trente Glorieuses : des engagements alternatifs Dans les années 1960 et 1970, Emmaüs entre dans une phase de consolidation dis- crète, à l’instar des autres associations de solidarité sur le terrain national, en partie invisibilisées par la prospérité des Trente Glorieuses. Le regard solidaire se tourne alors vers le Tiers monde, avec d’importantes mobilisations catholiques en faveur du développement (fin des années 1950-années 1960) 21 puis une montée en puissance de l’humanitaire urgentiste suite au drame du Biafra. Après l’intense mobilisation de 1954, Emmaüs reflue fortement, en termes de dons comme de militants. Suite à l’émancipation, dans les années 1955-1958, de nombreuses structures nées dans son giron, l’organisation française ne repose plus durant cette période que sur deux grands secteurs : le logement social, avec la Société anonyme d’HLM Emmaüs créée en février 1954, et les communautés de compagnons récupérateurs. La SA d’HLM relevant de plus en plus de l’entreprise, on y trouve surtout des salariés peu militants. Les communautés sont, elles, clivées en deux tendances depuis la fin des années 1950. L’une (fédération UACE) 22 repose avant tout sur l’éthique de convic- tion, avec une légitimité fondée sur la fidélité à l’abbé Pierre ; elle fait le pari social de mettre à la tête des communautés des compagnons promus responsables. L’autre (fédération UCC) 23, distante du fondateur, est davantage caractérisée par l’éthique de responsabilité ; elle fonde sa légitimité sur la compétence et la professionnalisation du travail social. L’engagement social (fin des années 1950-années 1960) Durant la décennie 1957-1967 arrive alors une nouvelle génération de militants, au profil très différent de la période précédente. D’une part, car la majorité sont issus de familles modestes (parents instituteurs ou agriculteurs ; père tapissier et mère au foyer ; ...) et nombreuses (plusieurs sont d’une fratrie de 7 à 9 enfants) ; d’autre part, car ils sont très souvent passés par des organisations de jeunesse catholiques (scouts, JOC) ; enfin, car ils viennent moins par attrait pour la figure de l’abbé Pierre que pour le projet social des communautés 24. Certains deviennent responsables salariés. Ils arrivent à Emmaüs souvent très jeunes (25-30 ans), sans avoir fait de grandes études, après une brève expérience professionnelle qui les a peu enthousiasmés (comptable, petits boulots dans la publi- Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte cité, chef de chantier, ouvrier dans une filature) ; dans un contexte de plein emploi, ils se mettent sans difficulté en disponibilité professionnelle et finissent par choisir 21. F. Mabille, Approches de l’internationalisme catholique, Paris, L’Harmattan, 2001 et « L’action humanitaire comme registre d’intervention de l’Église catholique sur la scène internationale : l’exemple du CCFD », Genèses, n° 48, 2002, p. 30-51 ; D. Pelletier, « Économie et humanisme ». De l’utopie communautaire au combat pour le tiers-monde, Paris, Cerf, 1996 ; S. Toscer, Les catholiques allemands à la conquête du développement, Paris, L’Harmattan, 1997. 22. Union des amis et compagnons d’Emmaüs. 23. Union centrale des communautés Emmaüs. 24. Dans les années 1960, la fonction « d’éducateur pour adultes » est très atypique et dans le monde social, le mode communautaire marginal.
92 n Axelle Brodiez Emmaüs. Plusieurs ont un tropisme prononcé pour l’Afrique et ont fait des tentatives avortées pour y partir. La plupart semblent avoir des convictions de gauche mais tous restent très discrets sur leurs opinions politiques. Si la majorité opteront l’ensemble de leur vie professionnelle pour un engagement local, quelques-uns prendront d’importantes responsabilités nationales – ainsi Raymond Étienne, responsable de la communauté de Metz (fédération UCC) depuis 1968, premier président d’Emmaüs France et premier dirigeant non croyant du mouvement (1985-1996), et président de la Fondation abbé Pierre pour le logement des défavorisés (depuis 1993). D’autres s’engagent à titre bénévole pour prendre la présidence de communau- tés. On retrouve chez eux les profils plus bourgeois des débuts : ainsi un militant né à Reims en 1929, qui arrive en 1957 à la communauté Emmaüs de Metz par simple souhait de faire du bénévolat. Il a perdu son père, directeur de la maison de champagne Veuve Clicquot, à 7 ans ; scout, placé en pension chez les Jésuites, il est devenu ingénieur électricien. Président de la communauté de 1962 à 1974, avant d’être muté sur Paris, il s’est réengagé à Emmaüs depuis sa préretraite (1984) et s’occupe aujourd’hui d’une petite structure caritative du mouvement tournée vers l’international, SOS-Boîtes de lait. Il ne cache ni ses convictions catholiques ni ses opinions de droite modérée. L’engagement communautaire peut aussi prendre une troisième forme, avec la fonction de « fraternitaire » (devenu dans les années 1960 « animateur »). Celle-ci est instituée par l’abbé Pierre dès 1952-1953, dans l’espoir – vite déçu – de créer un nouvel ordre de « moines de la misère » 25. Réservée aux prêtres, elle fait d’eux des autorités morales et des garants des orientations. Plusieurs prêtres venus à Emmaüs dans les années 1960 quittent ensuite le sacerdoce pour devenir responsables de communauté 26. L’un d’eux accède quant à lui à des fonctions nationales au sein du mouvement. Né en 1932 dans le Finistère, fils de petits commerçants, il est ordonné prêtre en 1957. Il commence une thèse d’art religieux mais l’abandonne pour « entrer dans l’action », comme responsable d’Action catholique puis de la Mission ouvrière. Il semble alors promis à un bel avenir dans l’Église. Sollicité au milieu des années 1960 pour être animateur de la communauté de Brest, opposé aux « mesures dogma- tiques de l’Église » 27 et ayant rencontré en communauté une bénévole qu’il souhaite épouser, il quitte le sacerdoce et devient salarié national de l’UCC, responsable de la formation (1972-1976) puis secrétaire général (1976-1997). L’engagement utopique et politisé post-68 Si les événements de 1968 ne sont pas vécus avec effervescence à Emmaüs, ils pro- voquent en revanche un important renouvellement générationnel, avec l’arrivée de profils plus utopistes et plus politisés qui s’inscrivent pleinement dans le contexte Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte post-68 d’engagements contestataires et alternatifs 28. Ces nouveaux engagés fécon- 25. Avec la condamnation par Rome des prêtres-ouvriers, le projet devient à contre-courant et n’est pas soutenu par l’Église. 26. Ce mouvement s’insère dans celui, plus large, de forte montée des réductions à l’état laïc à partir du milieu des années 1960. Voir D. Pelletier, La crise catholique. Religion, société, politique en France (1965-1978), Paris, Payot, 2002. 27. Entretien avec un militant. 28. Voir notamment P. Artières et M. Zancarini-Fournel (dir.), 68, Une histoire collective (1962- 1981), Paris, La Découverte, 2008 ; H. Hatzfeld, Faire de la politique autrement. Les expériences inache- vées des années 1970, Rennes, PUR, 2005.
Entre social et humanitaire : générations militantes à Emmaüs (1949-2009) n 93 dent les principes propres à Emmaüs et l’utopie communautaire de ces années pour articuler joie d’être ensemble et souci de militer autrement 29, dans une dimension indissociablement sociale, religieuse et politique. La communauté Emmaüs peut alors devenir un mode parmi d’autres de « communautés de base ». Contrairement à la première génération de communautés Emmaüs ou à la communauté de boîtiers de montres du Dauphiné fondée par Marcel Barbu en 1940, cette nouvelle vague revendique l’égalité totale entre membres – non sans ambiguïté, puisqu’émergent des chefs charismatiques dans les faits plus égaux que les autres. Elle affiche aussi fortement sa foi – voire sa pratique – catholique 30 et sa volonté de changer le monde, dans un double contexte d’hypertrophie du politique 31 et de réacceptation du poli- tique chez les catholiques 32. Dans un mouvement de causalité circulaire entre profil des nouveaux arrivants et nouvelles orientations de certaines communautés, ceux qui s’engagent à Emmaüs dans ces années sont marqués par la force de leurs convictions religieuses (sur cinq individus arrivés entre 1969 et 1975, quatre sont passés par le petit séminaire et deux sont devenus prêtres) et politiques (gauche allant du socialisme à l’extrême gauche en passant par le communisme). Tous sont issus de milieu familial modeste et plusieurs de familles nombreuses ; tous ont un fort tropisme pour le Tiers monde (attrait pour l’Afrique, et désormais aussi l’Asie et l’Amérique latine). Ils influent toutefois inégalement sur les évolutions du mouvement. À l’UCC, fédération structurée et de plus en plus professionnalisée, cette nouvelle généra- tion, qui pousse à un mode de vie moins axé sur le travail et plus écologique, doit rapidement s’incliner devant les militants arrivés dans les années 1950 et 1960. À l’UACE en revanche, elle engendre la création par scission de deux nouveaux cou- rants communautaires, « Liberté » (1975) et « Fraternité » (1982) 33. Le fondateur de Liberté, Henri le Boursicaud, naît en 1920 dans le Morbihan. D’une famille pauvre, entré à onze ans au séminaire, il devient missionnaire rédemptoriste pour aller à la rencontre des plus démunis ; il effectue dans les années 1950 et 1960 des missions régionales en France et choisit en 1965 de devenir prêtre au travail 34, puis fait, à l’instigation de ses supérieurs, une formation professionnelle accélérée qu’il valide sur des chantiers au Portugal. De retour en France, il refuse de rejoindre son couvent et s’implante fin 1966 près du bidonville portugais de Champigny (Val-de- Marne), affecté à la chapelle la plus proche ; il s’ouvre alors aux milieux syndicalistes, 29. B. Lacroix, L’utopie communautaire. Mai 68, histoire sociale d’une révolte, Paris, PUF, 1981 ; L. Quéré, « L’utopie communautaire », in P. Artières et M. Zancarini-Fournel (dir.), 68..., op. cit., Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte p. 528-533. 30. Si celle-ci est loin d’être absente des communautés Emmaüs créées dans les années 1950 et 1960, elle n’est pas revendiquée ; au contraire, les communautés se veulent ouvertes, laïques et aconfessionnelles. 31. H. Hatzfeld, Faire de la politique autrement…, op. cit. 32. La lettre de Paul VI au cardinal Roy (1971) engendre l’année suivante une reconnaissance par les évêques du pluralisme politique des chrétiens et de la compatibilité du socialisme avec la foi. 33. Il peut paraître curieux que ces courants aient pris pour nom des bribes de la devise républi- caine, et plus encore qu’aucun, en ces années d’utopie égalitaire, ne se soit appelé « Égalité »... En fait, « Liberté » provient du nom de la rue du siège (rue de la Liberté à Charenton-le-Pont, à côté de l’ap- partement de l’abbé Pierre) et n’a théorisé la « libération » de l’homme en communauté que quelques années après ; le fondateur de « Fraternité » affirme, lui, avoir choisi ce nom sans lien avec le précédent, pour souligner la dimension fraternelle chrétienne vécue dans les communautés. 34. En 1965, l’Église catholique autorise le rétablissement des prêtres au travail.
94 n Axelle Brodiez fréquente le Mouvement de la Paix (d’obédience communiste) et milite dans des associations d’accueil des étrangers. Il rencontre l’abbé Pierre en 1971, s’engage en communauté, devient rapidement responsable puis crée, avec l’aval du fondateur, son propre courant. À partir des années 1980, il part implanter Emmaüs au Portugal puis en Amérique latine. On a donc ici un parcours erratique, à la fois religieux, social et politisé, et une arrivée sur le tard à Emmaüs. Les camps de jeunes, terreau d’engagement Inversement, d’autres arrivent très jeunes et sont plus caractéristiques de la jeu- nesse post-68. Le principal canal d’arrivée est le camp de jeunes, qui se développe à Emmaüs à partir de 1963. Étalés sur les deux mois d’été, ces camps connaissent une croissance exponentielle : une vingtaine de participants en 1963 au Havre, 350 en 1965 dans la Manche, 1500 en 1968 dans le sud-ouest, 3800 en 1970 dans la Vallée du Rhône ; ils refluent ensuite en France car, après s’être internationalisés (4000 participants en 1967 en Italie, 5500 en 1969 au Danemark), ils sont dans les années 1970 organisés simultanément dans différents pays d’Europe. Peut y participer tout jeune de plus de 18 ans acceptant d’y travailler (bénévolement) au moins 20 jours. Les bénéfices sont affectés en tiers égaux à des actions sociales locales, au développe- ment de communautés Emmaüs et à l’aide aux pays en développement. Ces camps permettent de sensibiliser toute une génération de jeunes, souvent hippies, contestataires, anticonformistes, politisés parfois radicaux, oeuvrant non sans frictions aux côtés des traditionnels « amis » plus bourgeois des communautés. Lieux de passage et d’expérience au même titre que d’autres engagements commu- nautaires de l’époque – nombre de jeunes circulent alors entre les chantiers d’été d’Emmaüs et Taizé 35 –, ils permettent l’importation de nouvelles conceptions et pratiques. Ils constituent aussi un vivier d’engagements plus durables, comme pour Yves Godard, fondateur de Fraternité en 1982. Né en 1951 dans les Deux-Sèvres, quatrième d’une famille très catholique de six enfants, fils d’agriculteurs, il est prédestiné à la prêtrise mais décide finalement de quitter le petit séminaire. Alors qu’il est dépressif, sa vie bascule en découvrant dans les médias l’horreur du Biafra (automne 1968). Il retrouve en 1969 espoir avec les camps de jeunes d’Emmaüs, y reste comme volontaire permanent puis responsable de communauté – engagement qu’il conçoit comme une forme de ré-accomplissement de la prêtrise. Passé quelques mois par l’Arche de Lanza del Vasto, il importe à Emmaüs l’engagement commu- nautaire en couple (il se marie en 1971 avec une volontaire) et des conceptions non- violentes ; radical dans ses opinions politiques, il s’insère aussi dans le « ‘moment gauchiste’ du catholicisme français » 36. Responsable de fédération dans les années Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte 1980, il s’implique dans les années 1990 au niveau national et quitte finalement Emmaüs, dans le déchirement, à la fin des années 1990. Les années 1960-1970 sont donc marquées à Emmaüs par l’importance du facteur religieux, même si celui-ci s’affiche davantage au niveau des convictions individuelles que comme socle explicite. L’arrivée de nouvelles strates militantes, 35. Communauté d’origine protestante créée dans les années 1940 et devenue oecuménique, qui connaît un spectaculaire succès dans les années 1970 auprès des jeunes comme « lieu de liberté », « de libre parole » et « de prière » (J.-C. Escaffit et M. Rasiwala, Histoire de Taizé, Paris, Le Seuil, 2008 ; D. Pelletier, La crise catholique, op. cit., chap. 9). 36. D. Pelletier, La crise catholique..., op. cit., p. 11.
Entre social et humanitaire : générations militantes à Emmaüs (1949-2009) n 95 différentes au plan générationnel mais aussi idéologique, se fait d’abord en douceur (militants sociaux des années 1960) puis de façon plus heurtée (militants politisés et utopistes des années 1970) ; l’abbé Pierre donne alors sa bénédiction pour la défec- tion interne et la création de nouveaux courants 37. Cette génération de la prospérité montre la très grande porosité militante au contexte social et politique ; elle est enfin en partie caractérisée par un important tropisme international. Engagements de crise et institutionnalisation (années 1980-2000) La seconde moitié des années 1970 constitue ensuite un tournant dans l’histoire des organisations de solidarité : alors que les engagements plus radicaux s’étiolent, celles-ci reviennent bientôt, avec la crise économique et sociale, sur le devant de la scène ; elles sont dès lors contraintes à des recentrages métropolitains et des appro- ches d’urgence et pragmatiques. En 1983-1984, les pouvoirs publics et les médias, à la recherche d’interlocuteurs sur les « nouveaux pauvres » 38, re-sollicitent l’abbé Pierre après 30 ans de silence. En 1985, une nouvelle organisation, Emmaüs France, est créée pour fédérer l’ensemble des associations alors éclatées du mouvement et substituer, à terme, à la parole individuelle du fondateur une représentation institu- tionnelle. Alors qu’il ne reposait plus, à l’orée des années 1980, que sur les commu- nautés et le logement HLM, le mouvement Emmaüs entre dans une nouvelle phase de croissance et de diversification de ses activités, s’insérant sur le terrain de la grande urgence sociale, diversifiant son approche du logement (création fin 1987 de l’as- sociation abbé Pierre pour le logement des défavorisés, devenue en 1992 fondation reconnue d’utilité publique 39) ou innovant par la création de structures d’insertion. Cette spectaculaire croissance, par capacité d’adaptation au contexte, médiatisation, prolifération du nombre de structures et forte augmentation de la taille de chacune, fait aujourd’hui d’Emmaüs la plus grande des organisations de solidarité françaises indépendantes des pouvoirs publics 40. Chrétiens de la deuxième gauche (1977-années 1980) Les premiers militants de crise sont, comme les précédents, des chrétiens de gauche ; à la notable différence près qu’il ne s’agit désormais plus de la gauche radicale post- 68 mais de la « deuxième gauche » – on connaît la méfiance réciproque, jusqu’aux années 1970, entre catholiques et SFIO 41. Cette gauche était déjà représentée à Emmaüs depuis les années 1960, mais peu visible ; elle arrive en revanche, à partir de 1977, en partie aux commandes. À la SA d’HLM Emmaüs, elle s’impose à la suite Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte 37. A. O. Hirschman, Défection et prise de parole. Théories et applications, Paris, Fayard, 1995 pour l’édition française. 38. L’expression date de 1984. Alors que la pauvreté des Trente Glorieuses était plutôt celle des per- sonnes âgées et de la très grande exclusion souvent plurigénérationnelle, la crise fait basculer dans la pré- carité de nouveaux profils : couches plus aisées brutalement touchées par le chômage, jeunes, couples. 39. La Fondation abbé Pierre repose essentiellement sur des dons privés (18 millions d’euros en 2004) ; elle compte aujourd’hui plus de 80 salariés. 40. La Croix-Rouge, para-publique, est très loin devant, avec 910 millions d’euros de budget. Arrivent ensuite Emmaüs (265 millions d’euros) puis le Secours catholique (130 millions d’euros). Toutes les autres « grandes » organisations humanitaires (Médecins sans frontières, Secours populaire, ATD-Quart-monde, Médecins du Monde...) ont moins de 100 millions d’euros de budget annuel (chiffres de 2005). 41. D. Pelletier, La crise catholique…, op. cit., chap. 4.
96 n Axelle Brodiez d’une profonde restructuration en 1976-77. Le nouveau président (1977-1992), André Chaudières, né en 1925, directeur de sociétés d’HLM et à ce titre membre du conseil d’administration de la SA d’HLM Emmaüs depuis 1966, est parallèlement dans les années 1960-1970 militant national de la CFTC puis de la CFDT, membre du PSU, et président de l’ADELS 42 en 1973-1974. Il entraîne avec lui l’un de ses collaborateurs, Claude Néry, né en 1929, catholique passé par la JEC, directeur de sociétés HLM puis, à partir de 1977, de la SA d’HLM Emmaüs ; lui aussi militant de la CFDT, de la Nouvelle gauche puis du PSU et de l’ADELS, il remplacera Chaudières à la présidence (1992-1998). À la fin des années 1980, les deux hommes impulsent la création de la Fondation abbé Pierre pour le logement des défavorisés, organisation d’expertise, d’expérimentation et de dénonciation. L’arrivée à Emmaüs, à la fin des années 1970, de cette nouvelle génération mili- tante renvoie autant au déclin des expériences de « politique autrement » 43 des années 1970 (PSU, fonction politique de la CFDT, militance locale ici représentée par l’ADELS...) qu’à la montée des conséquences sociales de la crise économique, induisant de nouvelles urgences sociales mais aussi, rapidement, une valorisation de l’engagement auprès des plus démunis. Ces militants importent à Emmaüs leur idéologie et leurs pratiques militantes, et apportent à l’association une dimension politique nouvelle. Cette deuxième gauche ensuite refondue dans le Parti socialiste s’efface au fil des années 1980 ; elle perd du même coup de son influence à Emmaüs mais la matrice reste prégnante – dans les communautés en particulier, nombre de militants qui arrivent à la fin des années 1980 et dans les années 1990 s’en disent encore empreints, par leur ancien militantisme PSU ou celui de leurs parents. La mise au service militante de compétences professionnelles (années 1980) Si cette deuxième gauche apparaît très située dans le temps, elle inaugure une carac- téristique nouvelle, la mise au service militante de compétences professionnelles. La fin des années 1970 et les années 1980 voient ainsi l’engagement à Emmaüs de militants de formation juridique (avocat, juriste, etc.) mais aussi de profils plus « entrepreneurs » ayant fait des études commerciales ou d’ingénieur. Par leur socialisation, ces militants des années 1980 forment une génération très homogène. De culture chrétienne (plusieurs ont été scolarisée chez les Jésuites et nom- breux ont des parents catholiques pratiquants, pour certains également militants), de milieu souvent rural, de famille assez nombreuse, ils ont déjà connu d’autres enga- gements de jeunesse mais moins spécifiquement catholiques (ainsi avec ATD-Quart- monde aux côtés des jeunes de banlieues défavorisées) et, surtout, d’autres horizons : plusieurs ont choisi la coopération en Afrique. Comme les militants des années 1960, Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte Le Mouvement Social, avril-juin 2009 © La Découverte ils arrivent très jeunes (25 à 30 ans) et par souci social ; mais contrairement à la génération des Trente Glorieuses, ils sont rapidement confrontés à la déferlante des « nouveaux pauvres ». Certains restent comme bénévoles, d’autres deviennent salariés du mouvement. Hommes de terrain, ils impulsent une nouvelle dynamique locale et régionale et sont de véritables ferments d’innovation : ainsi Pierre Duponchel, né en 1952 dans le Nord et arrivé à Emmaüs en 1980, qui monte en 1985 la première entreprise 42. Association pour la démocratie et l’éducation locale et sociale, créée en 1959. 43. H. Hatzfeld, Faire de la politique autrement…, op. cit.
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