FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste
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N°221 - Nouveau Roman • Correspondance d’un septuor, 1946-1999 > été 2021 FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste Sommaire Dossier Nouveau Roman Correspondance d’un septuor, 1946-1999 02. Édito 03. Entretien avec Carrie Landfried et Olivier Wagner 07. Lettres choisies - Nouveau Roman 10. Portrait - Nathalie Sarraute 12. Séraphine, catalogue raisonné 14. Dernières parutions 16. Agenda Photo et conception graphique N. Jungerman
Édito Nouveau Roman Correspondance d’un septuor, 1946-1999 Nathalie Jungerman Carrie Landfried, universitaire (Franklin & Marshall College, Pennsylva- nie) et Olivier Wagner, conservateur au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France (BnF), ont réuni les échanges épisto- laires de sept « nouveaux romanciers » en un volume publié aujourd’hui chez Gallimard (avec le soutien de la Fondation La Poste) sous le ti- tre, Nouveau Roman. Correspondance 1946-1999.Tous deux sont aussi les éditeurs des Lettres d’Amérique de Nathalie Sarraute (Gallimard, 2017). La correspondance à plusieurs voix rassemble les écrivains embléma- tiques de ce courant littéraire dont l’existence même n’a cessé d’être contestée. Il doit son nom à un journaliste du Monde, Émile Henriot, qui emploie l’expression « nouveau roman » dans un article de 1957 pour critiquer non sans véhémence La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet et Tropismes de Nathalie Sarraute (1939, réédité en 57). Cette appel- lation est adoptée par commodité, et désigne un groupe d’auteurs, pour la plupart édités chez Minuit, qui ont en commun le rejet des éléments traditionnels de l’écriture romanesque, tout en utilisant des modes nar- ratifs très différents. Les écrivains, Michel Butor, Claude Mauriac, Claude Ollier, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et Claude Simon, – protagonistes de cet ensemble inédit qui compte 243 lettres organisées en quatre chapitres –, se soutiennent, se lisent et s’estiment. Leurs lettres sont parfois très drôles, en particulier celles de Claude Ollier ou de Robert Pinget. Elles expriment leur amitié, leur rivalité parfois, leurs recherches sur l’écriture et sont accompagnées d’une excellente introduction de Carrie Landfried et Olivier Wagner. 02
N°221 - Nouveau Roman, Correspondance > été 2021 Entretien avec Carrie Landfried et Olivier Wagner Propos recueillis par Nathalie Jungerman Vous avez établi, présenté et an- auteurs associés au Nouveau Roman noté la correspondance entre les ont bel et bien trouvé une certaine écrivains Michel Butor, Claude solidarité à une certaine époque et Mauriac, Claude Ollier, Robert ont forgé des amitiés qui ont résisté Pinget, Alain Robbe-Grillet, Na- au passage du temps. thalie Sarraute et Claude Simon, intitulée Nouveau Roman, Cor- En 1971, Jean Ricardou (1932- respondance 1946-1999, parue 2016), écrivain et théoricien de chez Gallimard le 3 juin. Votre in- la littérature, lance une invitation troduction débute par ces mots : à tous ceux qui se reconnaissent « En 1989, interrogée à l’occasion dans le Nouveau Roman pour par- de l’anniversaire des cinquante ticiper à un colloque au Centre cul- ans du nouveau roman, Nathalie turel international de Cerisy. Olivier Wagner, archiviste paléographe, Sarraute déclarait : “ Non, nous Les protagonistes de cette Cor- est conservateur au département ne nous rencontrions presque respondance (à part Claude Mau- des Manuscrits de la Bibliothèque jamais. J’ai connu Simon à New riac) acceptent et deux écrivains, nationale de France. Il y est en charge des collections du XXe siècle et plus York en 83, et Pinget en même très importants pour le Nouveau particulièrement des fonds Paul Valéry, temps.” » Une affirmation que Roman, répondent par la négati- Elsa Triolet-Louis Aragon, Nathalie cet échange collectif exhumé des ve : Samuel Beckett et Margueri- Sarraute, Michel Butor et Claude Ollier. Il a déjà publié Lettres d’Amérique de archives contredit et qui souli- te Duras (édités eux aussi par Mi- Nathalie Sarraute (avec Carrie Landfried) gne le rejet d’une appartenance nuit). Ces derniers sont également et Correspondance amoureuse de à un groupe, à un mouvement lit- absents de votre édition... Natalie Clifford Barney et Liane de Pougy (avec Suzette Robichon), aux Éditions téraire... Comment avez-vous formé ce cor- Gallimard. pus ? Et avez-vous retenu toutes Carrie Landfried et Olivier Wagner les lettres de ce « septuor qui Oui, justement, cette citation de Na- émerge des archives » ? thalie Sarraute, et des remarques si- milaires de la part d’autres écrivains C.L. et O.W. Les limites du projet se rassemblés dans ce volume, ne cor- sont imposées d’elles-mêmes. Tout respondent pas à la réalité. S’il est simplement nous n’avons pas trouvé vrai que Sarraute, Simon et Pinget ou n’avons pas eu accès à beaucoup ont passé du temps ensemble à New de correspondance de la part de York en 1982, non pas en 1983, lors Duras, Beckett, ou Ricardou avec d’un colloque à New York Universi- ces sept auteurs. Pour ne donner ty, et s’il est vrai que les échanges qu’un exemple, dans le fonds Na- épistolaires entre Sarraute et Pin- thalie Sarraute à la BnF, il y a une get ne débutent qu’à cette époque, seule lettre reçue de Duras et rien de il est non moins vrai qu’ils se sont la part de Beckett ou Ricardou. De rencontrés bien avant, comme le té- plus, nous voulions surtout publier moigne la fameuse photo de Mario des lettres inédites. La correspon- Dondero prise devant les Éditions de dance entre Pinget et Beckett a déjà Minuit en 1959. De plus, Sarraute été l’objet de plusieurs études. Carrie Landfried est professeure et Simon s’écrivent depuis la fin des En ce qui concerne les sept écrivains à Franklin & Marshall College (Pennsylvanie). Outre de nombreux années 1950 et s’estiment de bons du volume, nous avons publié la qua- articles sur Robert Pninget et Nathalie amis bien avant le colloque new-yor- si-totalité des missives contenues Sarraute, elle est co-éditrice de Nathalie kais. Par ce projet, nous avons vou- dans les archives de chacun, avec Sarraute, Lettres d’Amérique (2017) aux Éditions Gallimard. lu montrer que même s’il ne s’agit l’exception de quelques faire-part, (https://www.fandm.edu/carrie- pas d’un mouvement littéraire, les cartes de vœux ou accusés de ré- landfried) 03
N°221 - Nouveau Roman, Correspondance > été 2021 ception de livres qui, dans notre es- s’écrivent peu. Ce troisième chapitre Entretien avec Carrie Landfried et Olivier Wagner timation, n’auraient pas approfondi est donc le plus court. Mais les collo- la compréhension de leurs rapports. ques organisés à leurs sujets dans les Malheureusement certaines lettres années 1970 et 1980 les réunissent de que nous aurions bien aimé inclure, nouveau autour de préoccupations lit- surtout reçues par Pinget et Simon, téraires partagées. La correspondance ont été égarées. de 1971 à 1999 marque une longue période de détente avec l’évocation Les 243 lettres composant cet en- des souvenirs heureux et l’affirmation semble sont présentées dans un des amitiés de longue date. ordre chronologique et rassem- blées dans quatre chapitres qui Le ton des lettres est différent distinguent différents moments selon les correspondants et, en de l’histoire du Nouveau Roman. effet, témoigne parfois d’une La correspondance de 1957 à amitié de longue date, d’une 1962 évoque, notamment, un proximité. Les épistoliers font « sentiment de solidarité artisti- preuve d’humour, jouent avec que ». Pouvez-vous nous parler les mots... (Par exemple, Claude du découpage de ces échanges Ollier en 1953 et Claude Simon Nouveau Roman, Correspondance, 1946-1999 épistolaires ? en 1958 écrivent respectivement Michel Butor, Claude Mauriac, Claude Ollier, à Alain Robbe-Grillet : « lit, thé, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et Claude Simon C.L. et O.W. Comme cette publication rature » et « lis-tes-rature »). Édition de Carrie Landfried et Olivier est une entreprise inédite, nous avons Nathalie Sarraute, quant à elle, Wagner. Édition publiée sous la direction beaucoup réfléchi à la manière d’orga- est d’une autre génération, qui de Jean-Yves Tadié niser les lettres. Le travail de transcrip- plus est, la seule femme... Que Éditions Gallimard, Collection Blanche, 3 juin 2021 tion dans les archives a mis l’accent sur dire de la relation entre ces dif- l’évolution de rapports entre individus férents écrivains ? Avec le soutien de la Fondation La Poste qu’on ne voulait pas perdre dans une correspondance croisée à sept voix. C.L. et O.W. C’est probablement ce Mais, en mettant les lettres dans l’or- qui nous a le plus fasciné dans ce dre chronologique, nous avons consta- projet. Non seulement les relations té que ces échanges individuels étaient entre différents écrivains, mais aussi respectés. En plus, une telle organisa- comment certains montraient des tion nous a permis de discerner plus facettes différentes de leurs person- clairement des étapes dans ce phéno- nalités selon le correspondant. Par mène littéraire qu’on nomme « le Nou- exemple, les lettres de Claude Ollier veau Roman ». Les quatre chapitres se à Alain Robbe-Grillet, son ami de lon- sont imposés d’emblée. La première gue date, lors de son premier partie, de 1946 à 1956, commence par séjour aux États-Unis en les premiers tâtonnements littéraires 1959-1960 ne ressemblent de Claude Ollier et Alain Robbe-Grillet, pas à celles écrites à Natha- deux amis du STO passionnés de lit- lie Sarraute, cette grande térature, philosophie et musique. Vers dame de la littérature, à la la fin de cette décennie, Robbe-Grillet même époque. Le trio Ol- rejoint Minuit en tant qu’auteur et édi- lier-Pinget-Robbe-Grillet est teur et recrute Robert Pinget qui fait tellement drôle ! On aime son entrée dans le volume à la fin de particulièrement les lettres 1954. La deuxième partie, 1957-1962, en langues étrangères sous représente la période la plus riche en la plume de Pinget. Le trian- échanges, « le moment Nouveau Ro- gle formé par Butor, Mauriac De gauche à droite : man » caractérisé par des rencontres, et Sarraute est tout autre. Si Sarrau- Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, publications, voyages et récompenses te fait preuve d’une certaine pudeur Claude Mauriac, Jérôme Lindon, Robert Pinget, Samuel Beckett, Nathalie qui les soudent surtout face à la pres- dans sa correspondance, on ne peut Sarraute et Claude Ollier devant les se souvent peu compréhensive. Mais qu’être touché par l’affection que Éditions de Minuit, à Paris, en 1959. © Dondero/Leemage cette solidarité fugace va céder à des montre Claude Mauriac à son égard années d’éloignement à la fois artisti- ou les détails de la vie domestique que et géographique. De 1963 à 1971, que Butor partage volontiers avec ils poursuivent de nouveaux projets, elle. Il y a des tensions et des rivali- souvent exploitant d’autres médias, et tés aussi, surtout entre Robbe-Grillet 04
N°221 - Nouveau Roman, Correspondance > été 2021 et Sarraute, mais celles-ci sont moins frappantes de travailler et retravailler leurs textes. On sait Entretien avec Carrie Landfried et Olivier Wagner que les marques de soutien mutuel. que Sarraute a laissé beaucoup de brouillons de ses romans même s’ils ne seront pas consulta- Le « nouveau roman », terme donné par bles avant 2036. Simon parle de ses difficultés un journaliste du Monde, s’apparente à un d’écrire La Route des Flandres dans une lettre commun besoin de rupture avec des modes à Claude Ollier : « je continue à suer sang et traditionnels de narration. Il remet en ques- eau sur mon malheureux bouquin. Cette fois c’est tion les normes du roman réaliste héritées plutôt le genre “ mécanique de précision – finition du XIXe siècle. « Raconter est devenu pro- main ” que mayonnaise. Aussi, jusqu’à ce que la prement impossible », écrit Alain Robbe- dernière petite vis soit posée tout peut encore Grillet dans un article de 1957 publié dans s’en aller en morceaux. » Il est intéressant de le recueil Pour un Nouveau Roman (Minuit, noter les ressemblances entre ces deux descrip- coll. Critique, 2010). Quelles sont les carac- tions du même livre: Simon parlant de « vis » et téristiques de cette nouvelle forme d’écritu- Sarraute de « joint », deux métaphores liées à re qui regroupe des auteurs aux styles très la fabrication artisanale. Et si Sarraute apprécie différents ? l’attention portée au rythme et aux choix lexicaux chez Simon, ce dernier se dit attentif aux « sub- C.L. et O.W. Ces auteurs ne forment pas un mou- tiles et minutieuses investigations » que contient vement littéraire, et donc il est difficile d’identifier Le Planétarium dans une lettre de 1957. des caractéristiques en commun. Ce besoin de rupture avec le roman traditionnel du XIXe siè- Dans cette correspondance à sept voix, on cle se manifeste de manières fort distinctes chez découvre aussi les impressions des uns et les uns et les autres. En plus de l’impossibilité des autres quant à leur séjour aux États- de la narration que vous mentionnez, le refus de Unis. Nathalie Sarraute s’y rendra plus tar- la psychologie est souvent cité comme un trait divement, invitée à donner des conférences commun. Mais on trouve bien plus de différences et reçue en véritable star littéraire. Le re- que de similarités. cueil de ses Lettres d’Amérique (Gallimard, Comme vous l’indiquez vous-même, c’est une éti- 2017), dont vous avez aussi établi l’édition, quette qui leur est imposée de l’extérieur. Le fait la montre enjouée, enthousiaste et parfois d’avoir publié des textes phares dans la même sarcastique... période et souvent à la même maison d’édition n’a fait que renforcer un regroupement qui n’était C.L. et O.W. Cette découverte des États-Unis pas pour autant évident. Nous pensons que la tient une place importante dans cette correspon- solidarité est née d’un désir de se défendre des dance et dans la carrière de ces écrivains. L’in- attaques qu’ils ont subies et de réclamer l’appré- térêt qu’ont montré des intellectuels et universi- ciation réelle qu’ils éprouvaient pour le travail de taires américains dès 1959/1960 représente une leurs contemporains. affirmation de leur apport culturel qui tardait à se manifester en France. Plusieurs y ont trouvé À propos de La Route des Flandres, Nathalie de l’inspiration artistique, créant par la suite des Sarraute, dans une lettre de 1960, s’adresse œuvres situées en Amérique du Nord. On pense à Claude Simon en ces termes : notamment à Mobile de Michel Butor, Été indien « Jamais on n’aperçoit le moindre joint, tout de Claude Ollier, Projet pour une révolution à New vient d’une seule coulée, et si, à chaque ins- York d’Alain Robbe-Grillet et Les Corps conduc- tant, on est ébloui par des passages éton- teurs de Claude Simon. nants, ils se fondent dans le tout, animés Les lettres écrites par Butor, Ollier et Pinget lors d’un même souffle. C’est un organisme vi- de leurs séjours au début de 1960 sont à com- vant. C’est cela, je crois, une œuvre d’art. » parer avec celles de Robbe-Grillet et Sarraute à Ce commentaire sur le livre de Claude Si- leurs époux respectifs quelques années plus tard, mon confirme l’importance de la syntaxe, du les écrivains plus jeunes ayant traversé l’Atlan- tempo, de la langue prise comme objet... tique bien avant les deux « chefs de file ». Les premiers ont partagé leurs impressions et la ré- C.L. et O.W. C’est une de nos citations préfé- ception du Nouveau Roman avec les derniers, rées du volume ! Elle témoigne d’une affinité mais rien ne préparait Robbe-Grillet et Sarraute littéraire particulière entre Sarraute et Simon, à l’accueil enthousiaste qu’ils ont reçu. Ollier et une affinité qui n’est pas partagée par tous les Pinget (et aussi Simon qui n’y effectue son pre- auteurs groupés ici. Ni Sarraute ni Simon ne ca- mier voyage qu’en 1968) étaient beaucoup moins chent l’aspect laborieux de l’écriture, la nécessité séduits par le milieu universitaire américain que 05
Entretien avec Carrie Landfried et Olivier Wagner N°221 - Nouveau Roman, Correspondance > été 2021 Butor, Robbe-Grillet et Sarraute qui aussi lu L’Amant de Duras. En 1993- y sont souvent retournés par la suite 1994 j’ai suivi un cours à l’Université pour enseigner et faire des conféren- de Provence. Au programme il y avait ces. La Route des Flandres de Simon, Le Planétarium de Sarraute, La Modifi- Presque tous les auteurs du Nou- cation de Butor. De retour à Grinnell veau Roman ont investi d’autres j’ai lu Enfance, et c’était le coup de territoires artistiques : théâtre, foudre. J’ai décidé de faire une thèse cinéma, radio. Il en est question sur le rôle de l’oralité chez Sarraute dans cette correspondance. En à New York University. Je n’ai dé- quoi l’écriture pour la radio ou couvert Pinget, Ollier et Mauriac que pour le cinéma prolonge-t-elle la plus tard, grâce à leurs œuvres ra- Nathalie Sarraute Photo Jacques Sassier quête des écrivains du Nouveau diophoniques. © Éditions Gallimard Roman ? C.L. et O.W. Il est vrai que l’expéri- O.W. La rencontre avec le Nouveau mentation avec la forme romanesque Roman a un vrai caractère acciden- a souvent abouti à des explorations tel, ou providentiel peut-être. Ce avec d’autres médias, notamment le n’est qu’en devenant conservateur cinéma pour Robbe-Grillet, le théâ- au département des Manuscrits de tre pour Pinget et Sarraute, la radio la BnF que j’ai découvert d’abord pour plusieurs de ces auteurs. Un l’œuvre de Sarraute, puisque ses ar- intérêt pour l’oralité, déjà présent chives faisaient partie des fonds qui dans la prose de Pinget et Sarraute, m’ont été d’emblée confiés. Je garde par exemple, s’apprête bien à la ra- un souvenir toujours très ému de dio. Les descriptions très visuelles cette période de découverte où mon dans les premiers romans de Robbe- classement de la correspondance Grillet trouvent une suite logique de l’autrice avançait au même ryth- dans le cinéma d’avant-garde. Ollier me que ma lecture de ses œuvres et Butor font preuve d’une sensibilité complètes dans la Bibliothèque de musicale qui informe leurs créations la Pléiade. J’ai été fasciné par cette radiophoniques. Chacun continue à littérature qui, presque dix ans plus Nathalie Sarraute Lettres d’Amérique pousser les limites du médium choisi. tard, ne me quitte désormais plus. Édition de Carrie Landfried et Olivier Wagner Présentation d’Olivier Wagner Comment en êtes-vous venus à Éditions Gallimard, coll. Blanche, 2017 vous intéresser au Nouveau Ro- man et par quel auteur et quel livre avez-vous commencé ? De gauche à C.L. Ma découverte du Nouveau Ro- droite : Nathalie Sarraute man date du début des années 1990 Alain Robbe-Grillet, dans des cours de littérature fran- Michel Butor et Claude Simon, çaise à Grinnell College, une petite devant les Éditions université dans l’Iowa. Je me sou- de Minuit, à Paris, en 1959. viens surtout des textes de Sarraute © Dondero/ et Robbe-Grillet : des essais théo- Leemage riques, quelques extraits de Tropis- mes, la lecture de La Jalousie. On a 06
N°199 - Nathalie Léger et Bertrand Schefer > déc. 2018 N°221 - Nouveau Roman, Correspondance > été 2021 Lettres choisies sabotées quand JMG me l’a remis — et qui je crois — as-tu dit ? — ont été bousillées par toi). Dans les deux j’aime surtout les étonnants mouvements lents. À part ça j’ai : Debussy, Ravel, Stravinsky, Bach. Nouveau Roman Amitiés réitérées, Correspondance 1946-1999 Alain. © Gallimard, 2021 Réponse 30 rue Gassendi, Paris XIV. Lettres choisies - Nouveau Roman, Correspondance ALAIN ROBBE-GRILLET À CLAUDE OLLIER CLAUDE OLLIER À ALAIN ROBBE-GRILLET Bois-Boudran le 15 mai [1951] (on gèle !) Casablanca 6-6-55 Mon toto, Ma Vieille Branche, Si je n’ai pas accompagné le Jean Cau d’une missive person- Figure-toi que j’en étais au gruyère. J’écoutais platement à nelle, depuis longtemps projetée, si j’ai préféré donner ma la radio locale la quotidienne et vespérale relation des grands démission à l’IFAC, si je renonce à suivre ma sœur dans ce événements. Tout d’un coup le spiqueur gâteux a sauté le voyage qu’elle entreprend en Turquie, au Liban et ailleurs, si bougre de la grève des flics au Pakistan les vaches à l’attribu- je ne lis presque plus, si je suis de plus en plus insupportable tion foutre du Prix des Critiques merde à un nommé Robbe- à ceux qui me fréquentent, si je n’écoute le 4ème Quatuor de Grillet nom de Dieu pour son roman Le Voyageur (qu’il dit, le Bartok que deux fois par mois, si j’ai abandonné l’étude de con). l’anglais (méthode à 6 000), si enfin je me vois obligé de re- Mon premier réflexe a été d’avaler tout rond l’ultime parcelle pousser mon voyage à Demnate jusqu’au mois de novembre, de gruyère de mon dîner. Le second de téléphoner au gars tout cela c’est à cause des Gommes, mon idée fixe, ma joie, Balleydier pour lui annoncer la nouvelle ; puis le troisième, mon tourment, ma colique, ma migraine, en somme ce pour m’étant rappelé qu’il n’avait pas le téléphone, de te dire ins- quoi je vis, et qui en fait me parasite absolument. tantanément par écrit que j’étais bougrement content. Ce qui ne me satisfait pas, ce n’est pas tant comme tu le Voilà. C’est fait. Un truc comme ça, ça s’arrose, même en supposes (j’ai à l’instant ta lettre du 10/5) les pages terminées Suisse. Aussi vais-je absorber derechef une substantielle que je t’avais promises, non celles-là contiennent quelques quantité de cognac pour fêter l’événement. bonnes choses au milieu d’autres plus discutables, mais en C’est ton père qui doit crâner avec les collègues du bureau. somme je les ai voulues telles qu’elles sont (ou à peu près) ; J’espère qu’on aura bientôt l’occasion de déconner en famille. ce qui m’ennuie c’est le reste que je n’ai pas encore écrit et Très amicalement qui, au train où je vais, risque de m’occuper beaucoup plus Claude longtemps que je n’avais espéré. Je reçois de très nombreux encouragements, en particulier du nommé Georges Lam- brichs (rédacteur en chef et directeur littéraire des Éditions de Minuit) qui me comble de félicitations et de promesses CLAUDE OLLIER À NATHALIE SARRAUTE — mais malheureusement celles-ci ne semblent pas se réaliser souvent ! Je crois quand même que paraîtra dans un très Chicago, 10.1.60 prochain numéro de Critique une note écrite à sa demande au sujet du Coup de barre où j’expose quelques idées qui me sont Chère Nathalie, chères, concernant la littérature. Seulement Bataille a cru bon Un petit mot pour vous remercier de m’avoir un jour indiqué d’y supprimer un passage essentiel jugé irrespectueux envers l’existence de la collection James Joyce à la bibliothèque de l’intouchable mémoire du sacro-saint Raymond Roussel ; je l’Université de Buffalo. Sinon, personne ne m’en ayant parlé ne sais pas encore au juste ce qu’il en restera. Le mot d’ordre ici, je n’aurais jamais eu l’idée d’aller dans cette ville, d’ailleurs demeure : « Dites pas de conneries ! » affreuse. Les États-Unis sont, culturellement, organisés d’une Quant aux extraits du Régicide et 2 ou 3 courts textes accep- façon très bizarre : on s’ignore d’État à État ; de petits grou- tés en principe pour 84, ils risquent, s’ils voient jamais le jour, pes entretiennent un semblant d’activité intellectuelle ici et là, de ne le faire que dans de longs mois, vu les ennuis financiers mais il n’y a ni coordination ni centralisation. Ces efforts sont qui empêchent la revue de paraître. Il promet aussi (Lam- dispersés, pas absolument vains, mais perdus dans l’océan de brichs) de publier un jour ou l’autre intégralement Le Régicide la fausse culture officieuse (radio-TV-propagande). New-York et se montre aimablement très emballé par le début des ignore Boston, qui ignore Chicago, etc. Seule San-Francisco Gommes à lui soumis. Tout cela évidemment ne lui coûte pas paraît entretenir des liens réguliers avec « la plus grande très cher. Si tu veux m’envoyer des textes (courts ou longs) ville du monde », mais peut-être ces liens se limitent-ils à de toi pour les soumettre pareillement à son appréciation quelques voyages aériens de quelques spécialistes. J’ai eu généralement flatteuse et à sa très hypothétique publication, l’occasion de rencontrer Nelson Algren, ici à Chicago, et ce la chose est très aisée, tu as là, en tout cas, l’occasion de te n’est certainement pas lui qui peut contribuer à nuancer cette faire connaître dans un groupe s’intéressant sincèrement à la impression générale d’isolement, tout à fait tragique dans son littérature, ce qui peut t’être précieux si tu comptes un jour ou cas particulier. l’autre t’y consacrer un peu plus que ton métier ne te permet Dans le cadre « nouveau roman », je fais de mon mieux actuellement (et tu ne te permettras jamais probablement). pour expliquer, commenter, dans la mesure de mes moyens Tu dois savoir que Nanette a donné sa démission à la SOFCA et connaissances. Les étudiants sont attentifs, curieux de pour la fin du mois de mai. Donc me voilà sans-logis. nouveauté ; leurs professeurs aussi, mais ces derniers sont Je vais me refaire en Bretagne pour 3 ou 4 mois qui peut- tellement conditionnés par les normes du roman classique qu’il être me suffiront pour venir à bout de mon truc. Et ensuite est bien difficile de les amener sur le terrain nouveau. Et ils ne — quand ça sera fini — novembre ? (ou plus tard ?) je vou- paraissent pas toujours en avoir envie ; ils préfèrent s’exalter, drais faire le tour de la Méditerranée avec toi si tu es encore se gargariser de « liberté », d’« humanisme » et d’idéalisme disposé à me recevoir, un arrêt d’1 ou 2 mois (ou plus ?) chez traditionnels. Presque toute la vie intellectuelle, ici, donne une toi à Demnate. N’aurais-tu pas par exemple 1 mois de vacan- pénible résonance d’inauthenticité. Seuls les noirs sont dans ces au printemps suivant pour revenir en France par l’Égypte, leur peau, leur sang, leur culture, et semblent savoir où ils vont. la Turquie et la Grèce ? Ça serait drôle de faire ça ensemble. Chicago est une ville passionnante, en pleine évolution. En auto-stop à travers le désert de Libye !!! J’espère avoir de vos nouvelles prochainement, et vous Oui je rapporterai les 6 disques à moi confiés. As-tu peut-être adresse, chère Nathalie, mon amical et respectueux souvenir. une occasion de te les faire convoyer avant ? Ils sont toujours Claude Ollier en bon état (à part les 2 spires du concerto qui étaient déjà 07
N°221 - Nouveau Roman, Correspondance > été 2021 Je serais très content que vous m’écriviez un petit mot. Mon cela, je crois, une œuvre d’art. Lettres choisies - Nouveau Roman, Correspondance adresse à San-Francisco est : c/o I.I.E. 291 Geary Street. San Je souhaite à ce livre tout ce qu’il est possible de lui souhaiter. Francisco (California) Croyez, je vous prie, à ma fidèle amitié, Nathalie Sarraute NATHALIE SARRAUTE À MICHEL BUTOR ALAIN ROBBE-GRILLET À NATHALIE SARRAUTE le 22 février 1960 Istanbul le 12 novembre [1960] Cher Michel, Je me sens très intimidée : vos articles réunis dans Répertoire Chère Nathalie, confirment avec force l’impressionnante étendue de votre cul- J’ai vu avec plaisir que vous aviez pu faire ces conférences ture, l’originalité et la pénétration de vos jugements. Je sens scandinaves. Il le fallait ; et je savais bien que l’on serait prêt, que je vais vous paraître terriblement fruste en vous parlant de toute façon, à vous accueillir. Je suis curieux de savoir, de Degrés que je viens seulement de lire (interrompue par des maintenant, quel a été le comportement des autorités françai- jours mouvementés, passés en Belgique, et aussi en Suisse ses de là-bas et de Knapp en particulier. Il m’avait écrit, avant sous le patronage du charmant Jean Starobinski qui vous aime votre passage, une lettre gentille et un peu gênée, où il tentait tant et avec qui nous avons souvent parlé de vous), mais tant de m’expliquer les choses. Sans doute ne pouvait-il faire que pis, je vous dirai ce que j’ai très sincèrement éprouvé en le ce qu’il a fait ? Mais ensuite ? lisant. D’abord un grand étonnement, un dépaysement : cela Pour moi cela se passe ici de façon analogue : je parlerai à ne ressemblait à rien de déjà vu ou seulement entrevu ou Ankara devant les étudiants en lettres, et à Istanbul à l’Union pressenti. Et puis, à mesure que j’avançais, l’extraordinaire des écrivains. Mais l’attaché culturel français à Ankara a été dépouillement, la simplicité du style — extraordinaire quand ouvertement très bien. En réalité ils n’ont reçu aucun ordre on connaît la luxuriance à laquelle peuvent tout naturellement net, mais, comme cette affaire des 121 a fait pas mal de bruit vous porter vos moyens — ce style uni, gris, d’une discré- dans leur milieu, certains préfèrent ne pas se mouiller. tion parfaite, sans la moindre coquetterie, sans la plus petite Le pseudo nouveau-roman est ici aussi assez en vogue parmi fioriture, admirablement adapté à ce qui est, je crois, votre les universitaires : il y a en particulier un groupe de professeurs propos, plonge le lecteur dans cette grisaille, cet amoncelle- (des Turcs) qui préparaient, quand je suis arrivé ici, un numéro ment et cet effritement incessants, cette chute dans le vide entier de revue entièrement consacré à vous et à moi ! J’espère contre laquelle nous ne cessons de mener une lutte sourde, que les troubles intérieurs à la Faculté (dont vous avez dû obstinée et désespérée. Mais cette existence — la nôtre — à entendre parler) ne vont pas retarder un projet si louable. tout moment, des éclats — froids et durs — de diamants, des Je ne serai pas rentré pour le Médicis, et cette fois encore je particules incandescentes venues d’autres lointains, la traver- voterai donc par correspondance. Je regrette seulement de ne sent... Je me suis toujours étonnée que cette vie-là ait été si pas connaître maintenant votre position, car je tiens beaucoup totalement exclue de la littérature, que Sartre, par exemple, à notre alliance. Il me semble que Simon ferait cette année un ait montré son Mathieu, professeur de philosophie, avec un lauréat parfait. Pour moi, en tout cas, je ne vois rien d’autre. cerveau nettoyé, passé à l’aspirateur, d’un vide surprenant, Mais a-t-il vraiment des chances au Renaudot ? Vous devriez invraisemblable. C’est merveilleux que vous ayez donné à le demander clairement à Lindon et à Nadeau ; vous les con- cette culture — la secondaire — qui s’intègre à nous de façon naissez assez bien l’un et l’autre pour que cette démarche soit si complète et définitive, cette place unique, sans précédent, toute normale ; car il faut évidemment lui laisser le Renaudot dans la littérature. s’il doit vraiment l’avoir. Et dans le cas contraire je vote pour Peut-être n’est-ce pas cela que vous avez voulu nous montrer, lui de tout cœur et à tous les tours. Mais vous avez peut-être, pas ce que j’ai vu. Votre voix est si délicate et volontairement de votre côté, trouvé des chefs d’œuvre dans les romans arri- assourdie qu’elle laisse au lecteur une liberté de choix très vés après mon départ ? grande entre tous les chemins qui s’ouvrent à lui. Peut-être À bientôt en tout cas, j’ai des tas de choses à vous raconter. me suis-je égarée. Cette direction est celle où m’a poussée ma Très amicalement, vie — que j’ai retrouvée dans votre livre — mon enfance (vous Alain RG vous souvenez comme, à ce propos, notre ami André Berne- Joffroy m’avait taquinée...). Sûrement d’autres lecteurs ont suivi des voies très différentes. Maintenant vous êtes, je l’espère, heureux là-bas, ayant ter- CLAUDE SIMON À ALAIN ROBBE-GRILLET miné ce dur travail et très loin de nos miasmes. Vous pourrez, j’en suis sûre, y mûrir dans un calme, un silence relatif, votre [Lettre dactylographiée et sans date, début 1961 ?] prochain livre. J’espère que vous n’avez pas été trop dépaysés et que les Américains se sont montrés tels qu’on les dit, hos- Cher Alain et Directeur Littéraire, pitaliers et gentils. Je serais heureuse d’avoir de vos nouvelles. On cause, on cause... et puis on se trouve tout à coup dans Croyez, ainsi que Marie-Jo, à toute ma fidèle amitié. Baisers à une situation en porte à faux, dont il importe pour le bien de Cécile. tous de sortir au plus vite. Nathalie Comment ai-je pu avoir l’étourderie (moi, le Monsieur Jourdain du « Nouveau Roman » qui fais de la prose sans le savoir et place en exergue de ses bouquins d’aberrantes phrases de Pasternak ou de Malcolm de Chazal, etc.) de donner l’autre NATHALIE SARRAUTE À CLAUDE SIMON jour mon accord (sans doute l’occasion, l’herbe tendre — cela se passait à la campagne — et quelque diable aussi — en Paris, le 21 octobre 1960 l’occurrence Jérôme qui me surestime — me poussant) lorsque notre Président Directeur Général m’a proposé de collaborer à Cher Claude Simon, ce fameux Dictionnaire ? Pauvre de moi, qui n’ai ni théorie, ni d’autre préoccupation Je me dis que si j’attends pour vous écrire de pouvoir expri- que de trouver (péniblement) le meilleur moyen d’exprimer mer comme je le voudrais ce que j’ai éprouvé en lisant La (copier) mes émotions, sans plus (émotions toutes bêtes et Route des Flandres, ma lettre sera terminée en même temps toutes simples, comme la peine de perdre une vieille tante, que paraîtra votre prochain roman. Je me contenterai donc de ou le plaisir de regarder voler un oiseau, ou la trouille en vous dire tout bêtement que j’ai lu le livre tout entier, comme entendant siffler des balles, ou la perplexité dans laquelle me le début, dans la joie. Jamais on n’aperçoit le moindre joint, plonge le suicide, ou retrouver une odeur, ou une couleur, et tout vient d’une seule coulée, et si, à chaque instant, on est rien d’autre), et serais donc bien embarrassé de vous suivre ébloui par des passages étonnants, ils se fondent dans le tout, dans des considérations de haute métaphysique comme par animés d’un même souffle. C’est un organisme vivant. C’est exemple la salvation du genre humain en le débarrassant de 08
N°221 - Nouveau Roman, Correspondance > été 2021 l’angoisse (moi qui suis typiquement un angoissé), ceci étant MICHEL BUTOR À NATHALIE SARRAUTE Lettres choisies - Nouveau Roman, Correspondance obtenu par la suppression du tragique, de la « récupération » (là, je vous suis, mais sans espoir de salut, simplement parce que Berlin, le 2 juin 1964 je trouve que la récupération c’est con) et celle de l’anthro- pomorphisme (là je ne vous suis plus, parce que je n’arrive Chère Nathalie Sarraute pas à voir la diabolique malfaisance d’icelui — ce qui ne veut Ainsi vous revenez des États-Unis ! Vous imaginez à quel point pas dire que vous ayez tort là dessus : il se peut que plus je suis curieux de connaître vos impressions. Où êtes-vous tard (vous savez, je suis un peu « demeuré ») je comprenne, allée ? Qui avez-vous vu et quoi ? Je passerai quelques jours mais pour le moment non — alors pourquoi se faire violence ? à Paris à la fin du mois, du 25 juin au 1er juillet ; mais vous J’écris pas pour m’emmerder : « Ne forçons point notre talent serez sans doute déjà partie à la campagne. Si vous êtes là, nous ne ferions rien (en français « faire » veut dire chier avec et que vous ayez un instant de libre, je serais ravi de venir grâce, vous connaissez ? — et je vous signale même dans mon vous saluer où vous voulez. Je brûle de vous bombarder de prochain bouquin un passage où des chevaux et des nuages questions. font assaut de lenteur et de « majesté », ke sé, commondi, Ici, c’est déjà l’été, les filles sont toutes brunes. kelkchoz de particulièrman gratiné dan le janr (les Éditions de Amitiés de tous, Minuit vont sûrement refuser un truc comme ça...) Michel Butor Bref, si nous pouvions peut-être faire un petit bout de chemin ensemble en confrontant nos préoccupations esthétiques (et encore ! parce que des machins comme, par exemple, l’épais- seur, ou la minceur ou la transparence, ou l’obésité, ou la mai- CLAUDE MAURIAC À NATHALIE SARRAUTE greur, ou etc. du personnage, c’est complètement en dehors de mes préoccupations — en un mot je ne crois pas qu’il y ait Lettre dactylographiée du 29 avril 80 de lois en art, sinon pour être bénéfiquement transgressées), je ne vois pas trop où nous pourrions aller ensemble sur le Très chère Nathalie, terrain de l’éthique (ou si vous préférez de l’engagement, ou l’opération de mon second œil a retardé la lecture de votre si vous préférez de la littérature « utile », ou si vous préférez beau livre, au point même que j’ose à peine vous écrire à son du roman considéré comme moyen (délivrer l’humanité de son sujet. L’usage de la parole et du silence vous demeurez la angoisse) et non comme fin) qui semble vous être chère. seule à nous en découvrir les mystères, d’autant plus évidents Non que je me moque (ne croyez pas ça : vous auriez tort) de que nous en avions tous l’expérience, mais sans savoir, nous, vos théories. Simplement ce ne sont pas les miennes (et pour l’exprimer par ces paroles silencieuses et ces silences parlants. cause puisque je n’en ai pas, avance en tâtonnant), ce qui Ne croyez jamais que j’oublie ce que nous vous devons — et n’empêche pas (il faut vous dire que je ne suis pas du genre que nous vous aimons. hargneux — style : « Ceux qui ne pensent pas comme moi Claude Mauriac sont tous des cons et des salauds » — tolérant plutôt, même intéressé par tous ceux qui m’apportent quelque chose de différent, vous saisissez ?), ce qui donc ne m’empêche pas de les trouver (vos théories) passionnantes, ne serait-ce, comme ROBERT PINGET À NATHALIE SARRAUTE vous le dites très bien vous-même, que parce qu’elles vous ont permis de faire des romans pour lesquels vous connaissez Paris 2.10.89 ma très vive admiration. Ce qui suffit amplement à les justifier (je veux dire : la réussite de vos bouquins justifie l’utilité de Chère Madame, vos théories, pas mon admiration justifiant vos bouquins, bien sûr !). De retour, avant-hier, d’un bref séjour à New York (où j’ai Jérôme et vous avez beaucoup fait pour moi. Ce serait bien souffert d’un lumbago !) je trouve votre beau livre sur ma ta- mal vous manifester ma reconnaissance, me semble-t-il, ble. Impossible de ne pas vous en remercier tout de suite tant que de m’immiscer dans une équipe accomplissant un travail cela me touche. Je sais déjà que je vais trouver dans cet écrit tellement au-dessus de mes possibilités que, même avec la une foule de belles surprises telles que je les aime. meilleure volonté du monde, ma participation équivaudrait Avec toute mon amitié et ma reconnaissance, comme vous dites (ou comme dit Jérôme — on ne saura ja- Robert Pinget mais...) à un véritable sabotage. Je crois donc que le plus raisonnable est que je continue à écrire mes petites histoires (c’est déjà pour moi tellement dif- ficile et exige la totalité de mes faibles forces) que les Éditions de Minuit publieront si elles ne les trouvent pas trop anthropo- phages — je veux dire anthropomorphes (ces mots savants, je Sites Internet m’y perds...) J’espère que vous ne m’en voudrez pas de cette sage décision, France Culture • Nathalie Sarraute : en comprendrez les raisons, et même l’approuverez. https://www.franceculture.fr/personne-nathalie-sarraute.html Bien amicalement à vous Nathalie Sarraute, Lettres d’Amérique. Par Gaëlle Obiégly (FloriLettres n°185) : https:// www.fondationlaposte.org/florilettres/articles-critiques/natha- lie-sarraute-lettres-damerique-par-gaelle-obiegly France Culture • Le nouveau roman en 5 grands principes https://www.franceculture.fr/litterature/le-nouveau-roman-en- 5-grands-principes Éditions Gallimard http://www.gallimard.fr Éditions de Minuit http://www.leseditionsdeminuit.fr 09
N°221 - Nouveau Roman, Correspondance > été 2021 Nathalie Sarraute Ainsi commence le récit, Enfance, où l’enfant se parle à elle-même et s’invente un double avec Portrait qui elle converse librement, où la mère demeure beaucoup présente, sans doute parce que mys- térieuse Absente... – Sois juste, il lui est arrivé pendant cette maladie de venir s’asseoir près de ton lit avec un livre. Par Corinne Amar – C’est vrai, et pas avec un livre à elle, avec un livre à moi, je le vois maintenant, je le connais- sais bien... c’était une édition pour enfants de la Case de l’oncle Tom. (...) Maman me lit de sa voix « ... C’est vrai, qui suis-je moi ? Je ne suis grave, sans mettre le ton... les mots sortent durs Portrait - Nathalie Sarraute rien... et nets... par moments j’ai l’impression qu’elle ne ... C’est bien normal que je me désespère... » pense pas beaucoup à ce qu’elle lit... quand je lui Nathalie Sarraute – Entre la vie et la mort* dis que j’ai sommeil ou que je suis fatiguée, elle referme le livre très vite, il me semble qu’elle est Lorsqu’on cherche à connaître l’auteur de Tropis- contente de s’arrêter...*** mes au-delà de ses textes, en allant puiser dans ses entretiens ou sa rare correspondance publiée Pour faire plaisir à son père, elle entreprend des – elle avait fait le choix de s’exposer le moins études de chimie, avant de s’orienter vers le droit. possible – il arrive qu’on tombe sur ses Lettres Sur les bancs de la Sorbonne, elle rencontre ce- d’Amérique** écrites en 1964 et adressées à son lui qu’elle épousera peu après en 1925, Raymond mari, Raymond Sarraute, alors qu’elle est hap- Sarraute (1902-1985). Elle est d’abord avocate pée dans une traversée continentale des USA, ou et jeune mère de trois enfants ; c’est en 1932 encore, sur ce recueil d’entretiens avec Simone qu’elle se lance dans l’écriture et commence les Benmussa où elle tente de répondre à la question premiers textes de Tropismes, encouragée par impossible : « Qui êtes-vous, Nathalie Sarraute ? », son mari, avec la seule conviction que le roman et place en exergue ce laconique et puissant Je n’existe plus. Elle commence à écrire, juste at- ne suis rien, C’est bien normal que je me déses- tentive au mouvement pris spontanément, « com- père. me on écrit un poème, sous une impression très Française par son éducation, russe par sa famille, forte » – dira-t-elle plus tard – comme s’il était Natalia Tcherniak naît à Ivanovo, dans la Russie question de prendre la sensation en elle-même, tsariste en 1900, d’un père, docteur en sciences sans support de personnages visibles, sans aucu- et industriel, et d’une mère écrivain. Ses parents, ne action romanesque – déjà persuadée que les juifs laïcs, se séparent alors qu’elle a deux ans. intrigues étaient admirables à l’époque de Balzac, Elle vit d’abord à Paris avec sa mère qui s’y ins- mais qu’on ne pouvait plus refaire ce qui avait talle, retrouve régulièrement son père en Russie. déjà été fait. Elle a trente-neuf ans quand, en À partir de 1905, la situation s’inverse : sa mère 1939, Tropismes qui a été refusé par les Éditions retourne vivre en Russie, et son père, touché de Gallimard et Grasset, est accepté chez Denoël. près par l’antisémitisme, remarié, vient habiter Ses textes brefs, petits poèmes en prose, ont Paris. À partir de là, l’enfant vit avec son père été écrits loin de tout milieu littéraire. Elle leur et ne voit presque plus sa mère jusqu’à son âge a choisi un titre emprunté à la biologie pour rap- adulte. Enfance, écrit en 1982, évoque cette in- peler ce qu’elle veut dire, montrer l’essentiel de quiétude existentielle née de ce ballotage entre sa vision du monde et son entreprise littéraire : deux pays et deux langues, raconte l’amertume inventer un langage qui puisse exprimer l’infini- de la séparation, l’expérience de la scolarité, le ment petit en constante migration, ces mouve- besoin de trouver dans la langue un monde pro- ments imperceptibles à l’origine de nos gestes, pre et un refuge. de nos paroles, ces sentiments que nous pouvons Tout était venu de l’enfance, alors, longtemps éprouver, qu’il est possible de définir. Lors de sa après, il fallut en parler, avec la distance qui per- publication, le livre tombe dans le silence. Puis, met l’ironie. – Alors, tu vas vraiment faire ça ? la guerre éclate, Nathalie Sarraute est confrontée « Évoquer tes souvenirs d’enfance »... Comme au fait d’être juive : en 1941, en application des ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais lois antisémites, elle est radiée du barreau. Elle reconnais que ce sont les seuls mots qui convien- se met à travailler à son premier roman, Portrait nent. Tu veux « évoquer tes souvenirs »... il n’y a d’un inconnu. En 1959, la première phase de son pas à tortiller, c’est bien ça. œuvre est déjà en place, et c’est à Milan, où elle – Oui, je n’y peux rien, ça me tente, je ne sais est invitée autour d’un débat sur le Nouveau Ro- pas pourquoi... man, qu’elle se prononce. « On m’a demandé de 10
N°221 - Nouveau Roman, Correspondance > été 2021 dire quelques mots sur le nouveau roman et sur comme on l’imagine : « Parfois, l’hiver, lorsque le Portrait - Nathalie Sarraute mes propres efforts. Je n’ai pas grand-chose à jour tombait trop tôt, elle se laissait envahir par dire sur les tendances générales du nouveau ro- une mélancolie profonde dont on ne savait trop man parce que c’est un mouvement qui rassemble si elle était née de son âme russe ou de sa mé- des écrivains qui travaillent dans des domaines moire juive. Et là, dans la pénombre grise de ces très différents, parfois presque diamétralement fins d’après-midi qu’on aurait aimé voir s’attarder opposés (ainsi Robbe-Grillet et moi, nous faisons sans fin, elle vous racontait des histoires en bu- à peu près le contraire l’un de l’autre), mais s’il vant un whisky-Perrier et en fumant des cigaret- y a quelque chose qui nous unit, c’est un certain tes blondes. »***** besoin de renouvellement des formes romanes- ques, un certain désir d’acquérir une liberté d’ex- ................................................. pression que la critique officielle et traditionnelle nous a longtemps interdite puisqu’elle continuait *Nathalie Sarraute, Enfance, Gallimard, Folio, 1983, exergue et continue encore souvent à juger les romans **Nathalie Sarraute, Lettres d’Amérique, Gallimard, 2017 (édi- d’après des critères que nous considérons comme tion de Carrie Landfried et Olivier Wagner) Lire l’article de Gaëlle Obiégly, été 217, sur les Lettres d’Amérique désuets. »**** Plus loin, elle s’en expliquait en *** Enfance, op.cité, p.39 relevant le rôle du caractère du personnage dans ****Nathalie Sarraute, Portrait d’un écrivain (catalogue d’ex- le roman, l’importance exagérée selon eux accor- position), textes réunis par Annie Angremy, BnF, 1995 dée à l’anecdote. *****Michèle Gazier, « Nathalie Sarraute, une aventurière intérieure », Télérama, 26 février 2002 En 1964, elle fait son premier voyage aux États- Unis, et elle ignore encore qu’elle y retournera, par la suite, près de treize fois, le plus souvent accompagnée de son mari, jusqu’en 1995. Elle s’émerveille de l’architecture new-yorkaise, de la Sur le site de France Culture : richesse des collections des musées, est heureuse https://www.franceculture.fr/personne-nathalie-sarraute.html de la qualité d’accueil des étudiants, du travail qu’on attend d’elle, des enseignants ou des cher- Nathalie Sarraute, Lettres d’Amérique. cheurs qui l’admirent, la sollicitent. Elle s’adresse Par Gaëlle Obiégly (FloriLettres n°185) : https:// www.fondationlaposte.org/florilettres/articles-critiques/natha- toujours à son mari par son surnom, Chien-Loup, lie-sarraute-lettres-damerique-par-gaelle-obiegly l’encourage à venir la rejoindre, parce qu’il lui manque, le persuade à plusieurs reprises qu’il se- rait parfaitement en terre conquise, à San Fran- cisco, en Californie comme à New-York. Elle embrasse le siècle, morte en 1999, à Paris. Dans un doux portrait pour Télérama, Michèle Gazier qui était allée la rencontrer, la dessinait, 11
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