Hervé Guibert, témoin d'exception - Brill

La page est créée Romain Peltier
 
CONTINUER À LIRE
Hervé Guibert, témoin d’exception
          Bruno Blanckeman

La relation entre littérature et témoignage s’établit sous tension. Au recul face
à l’événement qu’appelle toute production esthétique intentionnelle s’oppose
l’implication immédiate du témoin dans l’événement auquel il assiste à son
insu. Les deux guerres mondiales constituent les événements déterminants
pour penser le statut littéraire du témoignage à l’âge moderne. En 1915, un
Poilu du nom d’Henri Barbusse consigne des scènes de guerre et de tranchées
dans un carnet qui devient roman et obtient le Prix Goncourt, Le Feu. On
­connaît l’importance des récits de déportés, qu’ils aient nom Robert Antelme
 ou Charlotte Delbo, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale1. En 1990, un
 livre, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, pose à son tour la question d’une inflexion
 testimoniale de l’écriture littéraire. D’entrée de jeu son auteur établit un paral-
 lèle entre le corps du malade et celui du déporté, au terme d’une décennie où
 s’imposa la réalité du sida, signant, avec la fin d’un siècle et d’un millénaire, celle
 potentielle de l’espèce humaine. « Le souci n’est plus tant de conserver un regard
 humain que d’acquérir un regard trop humain, comme celui des prisonniers
 de Nuit et brouillard, le documentaire sur les camps de concentration » (142).
 Le parallèle se poursuit quelques chapitres plus loin dans un effet de col-
 lage mémoriel comme les multiplie le livre, la traversée de l’hôpital Claude-
 Bernard « désaffecté dans la brume comme un hôpital fantôme du bout du
 monde » étant rapprochée de la « visite » effectuée à « Dachau » par le nar-
 rateur (53). La référence concentrationnaire sous-tend un livre qui s’écrit sur
 la ligne d’oscillation entre deux figures de soi, le déporté – celui qui éprouve à
 même un corps devenu camp l’échéance de sa condamnation – et le rescapé –
 celui qui espère une issue, une libération, en forme de guérison. On peut certes
 trouver malséant ce détournement de références historiques, s’insurger à juste
 titre contre la banalisation de la référence aux camps de la mort. C’est oublier
 qu’elle est dans ce cas, sinon exacte au regard de l’histoire, du moins authen-
 tique dans les faits, c’est-à-dire dans les premières perceptions physiques et
 mentales de la maladie. Resituée dans son contexte, elle correspond au choc

1 	Robert Antelme, L’Espèce humaine, Paris, La Pensée Universelle, 1947 ; Charlotte Delbo,
    Aucun de nous ne reviendra, Paris, Gonthier, 1965.
2 	Hervé Guibert, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Paris, Gallimard, 1990. Les références sont
    celles de l’édition « Folio », 1992.

© koninklijke brill nv, leiden, ���6 | doi ��.��63/9789004325975_004             Bruno Blanckeman - 9789004325975
                                                                     Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM
                                                                                                      via free access
28                                                                       Blanckeman

visuel et émotionnel suscité par l’apparence du corps de certains malades à
cette époque et au phénomène d’association mentale qui se faisait par auto­
matisme avec les images connues – photographies ou séquences filmées – des
déportés, quand on les croisait au quotidien, dans la rue, les frôlait dans le
métro, ou parfois, plus douloureusement, quand on les retrouvait parmi ses
proches. Ce que l’on découvrait à travers eux, c’était une maladie sans référent
singulier, en quête de repères pour se nommer et se représenter.
    Le témoin est celui qui, à même sa présence, son regard, son corps situé
dans l’espace, atteste d’un événement auquel il assiste mais aussi dans le pro-
cessus duquel il est impliqué à ses dépens. Le témoin d’exception, c’est celui
qui prend la mesure d’une situation sans commune mesure – dans le cas du
sida, sans mesure du tout, sans imageries collectives irréfutables ni discours
d’escorte scientifique spécifique. Le témoin d’exception, c’est celui qui est impli-
qué à son corps défendant dans une situation à laquelle il assiste comme
malade impuissant et participe comme écrivain réactif. Avec Hervé Guibert,
la littérature agit sur le réel : elle met des mots sur une expérience intime et
collective inédite et l’articule en récits, lui donnant ainsi consistance, sens
et relief. Elle lève l’innommable d’un état de société, ce qui ne peut se dire et
se comprendre faute d’antécédents, avec la part du non-dit qui alimente les
réactions irrationnelles et celle des fantasmes qui font traditionnellement le
lit des persécutions. Mais, témoin d’exception, Guibert l’est plus que d’autres
en ce qu’il n’est pas un écrivain d’occasion, un malade écrivant son expérience
du sida, mais un écrivain devenant malade, l’homme d’une œuvre en cours
dont la matière centrale est soi-même, l’étude de sa propre personnalité saisie
à la croisée d’une ligne biographique situationnelle et d’une ligne intimiste
existentielle. Cette croisée est dès l’origine celle des manifestations du corps
jouissant et souffrant et des états de conscience que rendent possibles la jouis-
sance et la souffrance. Le sujet vulnérable – mère atteinte d’un cancer, grand-
tantes fragilisées par l’âge, soi-même atteint d’un zona – est la cible idéale pour
l’exploration de la personnalité intime, de ses ressorts et de ses déterminations
opaques, liés à l’inconscient. En mal de défenses, en perte d’immunité, il se
trahit lui-même et peut donc être investi par cet envahisseur de l’intime auquel
s’identifie l’écrivain Hervé Guibert.
    Dans la seconde moitié des années 1980, la littérature invente en un sens le
sida, offrant les conditions de possibilité de sa représentation, indexant une
maladie qui n’a pour être figurée ni mots – juste un sigle –, ni récits hors des
emprunts historiques, ni cadrages scientifiques hors des hypothèses contrai-
res, et demeure une inconnue. Inscrite dans une histoire à la fois personnelle
et collective, c’est l’émergence de la maladie, puis son développement au plus

                                                                   Bruno Blanckeman - 9789004325975
                                                       Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM
                                                                                        via free access
Hervé Guibert, témoin d ’ exception                                                        29

près de sa réalité expérimentale que l’œuvre de Guibert, saisie dans la durée
raccourcie d’une vie d’adulte, donne à mesurer. Pour cela, elle superpose un
double régime narratif, l’un qui, en surdéterminant l’anecdote biographique
et l’insertion des realia cliniques, rapproche le texte d’un reportage-documen-
taire centré sur l’homme malade, l’autre qui, en surmotivant l’expression des
états de conscience, offre la trame d’une autofiction psychodramatique aux
multiples scènes. Assigné à une chronique qui l’inscrit dans un ordre de réali-
tés immanentes et doté d’une fable qui le projette dans un imaginaire expres-
sionniste, le sida acquiert ainsi une histoire qui lui fournit sa première lisibilité.
J’aimerais revenir sur le rôle fondateur d’À l’ami qui ne m‘a pas sauvé la vie dont
l’immense succès de vente lors de sa parution, tranchant avec l’audience plus
confidentielle des précédents ouvrages d’Hervé Guibert, montre comment
un objet littéraire, passant par le témoignage mais le dépassant tout autant,
répond à une attente collective. Par delà son propre sort, l’écrivain fraye avec
l’absolu d’un mal, c’est-à-dire avec une maladie s’éprouvant alors comme un
fléau, sinon une malédiction, dans une fin de siècle occidentale qui pensait en
avoir fini avec les grandes épidémies archaïques menaçant l’humanité et dans
une communauté qui croyait depuis Stonewall avoir conquis ses droits à aimer
comme elle l’entendait son prochain. C’est entre la figure prosaïque du trous-
seur de sa propre histoire et celle, symbolique, de l’élu auquel sa chair sup-
pliciée tient lieu d’attestation qu’oscille le statut littéraire de l’œuvre d’Hervé
Guibert. Cette œuvre seule permet à l’écrivain d’imposer, entre emphase et
ironie comme de l’acte autobiographique à la scène autofictionnelle, ce statut
d’exception que confirment ses lecteurs, premiers et successifs. Témoin de
l’ordinaire – la chronique au quotidien –, l’écrivain devient comme extérieur
à une maladie qu’il observe et commente en s’en détachant, en prenant par le
seul fait de l’écrire une distance par rapport à elle, mais surtout en conférant
à cet exercice un empan intime – approche du corps, mesure des pulsions –
et une envergure littéraire – expérimentation d’une esthétique, invention
d’un style.
    Prosaïque, le texte d’À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie l’est quand il feint avec
succès, comme le montre sa réception première, de renoncer à tout effet de
littérarité trop ostentatoire au profit d’une visée consistant à restituer littérale-
ment l’expérience de la maladie. Le livre s’identifie alors à un reportage que
son auteur, par ailleurs photographe et journaliste, conçoit comme un docu-
mentaire exhaustif. Si le témoin fait littéralement corps avec la maladie, il la
met simultanément en perspective avec un récit qui seul peut lui tenir lieu
de forme objectivable, c’est-à-dire extérieure à lui-même. Ainsi commente-t-
il régulièrement la course à la montre engagée entre sa progression et celle

                                                                        Bruno Blanckeman - 9789004325975
                                                            Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM
                                                                                             via free access
30                                                                                  Blanckeman

du livre3. Cette posture de l’impossible – l’œil se regardant lui-même – radi-
calise l’attitude fondatrice d’un écrivain qui aimait déjà à se décrire comme le
rat éventré et le savant qui le dissèque dans un laboratoire4. Le documentaire
se veut clinique, avant tout : l’interpolation régulière de données biologiques
chiffrées, ce micro-texte des examens médicaux, permet de mettre en place un
suspense hématologique que dédouble dans le dernier tiers du récit l’enquête
menée sur les conditions scientifiques et économiques de la recherche et la
production d’un éventuel vaccin autour des travaux de Mockney. Tour à tour
l’écriture resserre de façon microscopique la focale sur un organisme saisi dans
le lieu le plus infinitésimal de son délitement puis l’ouvre de façon macro-
scopique sur l’organisation scientifique, pharmaceutique et marchande de
la maladie telle qu’elle se constitue à l’échelle internationale. C’est autant
l’écologie intime du sida – impressions d’un milieu ambiant – que son écono-
mie collective – son devenir-objet culturel – qui est ainsi ciblé en temps réel5.
Biologique, le documentaire est aussi sociologique. Le témoin excelle à repérer
les récupérations mercantiles de la maladie avec les premiers symptômes d’un
sida-business qui se met en place sous forme de cliniques prospères, de pra-
tiques médicales alternatives où le charlatan revêt les habits mixtes de l’ancien
rebouteux et du praticien new age6. Il consigne les multiples états d’une corpo-
ration scientifique dépassée par l’événement-sida, son ignorance souvent, son
incompétence parfois, avec une délectation morose quoique carnavalesque
en ce qu’elle renverse la relation médecin-patient7. L’homme malade est celui
qui, par son témoignage, ausculte le corps médical, et plus généralement le
corps social. Il identifie le mal dont il souffre, recense les phobies collectives
et les marques d’obscurantisme attisées par certains politiques, établit un
diagnostic sévère sur la régression de l’intelligence civile alors que prospèrent
les fables les plus farfelues, mais pas les moins anodines, sur l’apparition du
sida (les copulations de l’humain et du grand singe vert d’Afrique) et ses cibles
premières (la maladie des quatre H, homosexuels, héroïnomanes, haïtiens,
hémophiles, quand ce sont moins les facteurs exogènes de transmission qu’il

3 	On se reportera au début des chapitres 2, 3, 23, 55, à la fin du chapitre 74, au début et à la
    fin du chapitre 18, aux chapitres 22 et 100. Les références au livre en cours alternent avec les
    mentions régulières d’un livre autobiographique dit condamné parce que l’écrivain y avait
    renoncé et que seule l’annonce de la maladie permet d’achever, comme si se projetait en lui
    l’état même de son auteur – condamné/achevé (chapitre 47, p. 145-146 ; chapitre 75, première
    phrase).
4 	Hervé Guibert, Fou de Vincent, Paris, Minuit, 1987, p. 52.
5 	On se reportera aux chapitres 67 et 61.
6 	On se reportera à l’hilarant chapitre 16 et au redoutable chapitre 58.
7 	On se reportera au chapitre 17.

                                                                              Bruno Blanckeman - 9789004325975
                                                                  Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM
                                                                                                   via free access
Hervé Guibert, témoin d ’ exception                                                                 31

s’agit de comprendre – et avec elle l’idée de prévention à initier – que l’identité
supposée viciée de certains groupes qu’il convient de dénoncer – et avec elle
l’idée de stigmatisation qui s’impose8). Mais le témoin sociologue perçoit aussi
très vite l’émergence d’un phénomène inverse : le développement ponctuel
de formes nouvelles de socialité et de solidarité entre les malades, un souci
de soi et des autres, entre attention et compassion, appelé par la situation
auquel Guibert, lecteur et ami de Foucault, dont les derniers travaux portent
sur l’herméneutique de soi, se montre particulièrement sensible9. Par son seul
montage, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie établit une correspondance entre,
d’une part, la maladie qui atteint progressivement les défenses immunitaires
de son auteur et la résistance que celui-ci lui oppose par la composition d’un
livre conçu comme un acte d’autodéfense salutaire, d’autre part le corps social
vulnérable et les anticorps civils que celui-ci génère pour résister à la multipli-
cation de ses propres agents pathogènes.
    D’entrée de jeu donc, si le sida est un référent polymorphe ramené à une
multiplicité de données concrètes d’ordre biologique, anatomique, phénomé-
nologique, géographique, sociétal qui saturent le récit, il est aussi une méta-
phore. Sa lettre s’inscrit dans un système d’analogies par lequel le régime
testimonial atteint une amplitude allégorique aux multiples résonances. Que
raconter de ce qui me met à mort ? Comment raconter ce qui en moi-même
me tue, et mes proches avec moi-même, et mes prochains avec eux, mais aussi
ce qui en moi-même, depuis le même foyer délétère, résiste à cette exécu-
tion triplement capitale (moi, eux, tous) ? Comment énoncer, par-delà le list-
ing des symptômes pathologiques, des relevés de la douleur physique et de
la souffrance mentale, l’inconnu qui agit en moi et ce moi lui-même, volatil
et volubile, qui se redéfinit de façon exclusive par la force contraire de sur-
vie l’animant ? C’est ce questionnement et le traitement littéraire qu’il appelle
qui font basculer le livre, et plus généralement le polyptique du sida, dans un
régime d’exception : comment écrire ? Comment nommer ? Comment narrer
une expérience à laquelle son seul mode de relation va donner sens et forme ?
Comment se situer à la fois dans le mime de la maladie, l’exercice scrupuleux
de connaissance, et dans le refus de sa redondance, le dépassement de sa

8 	Sur les rumeurs tenant lieu d’origine du sida, on se reportera au chapitre 6 et à la fin du cha­
    pitre 14 ainsi qu’au chapitre 61 (p. 192-193).
9 	On se reportera au chapitre 11 (p. 30) et aux chapitres qui, de la figure de Foucault à celle de
    Guibert lui-même, lui font écho en déclinant l’idée de « nouvelles solidarités » naissant de
    l’expérience commune de la maladie : chapitre 80 (p. 247) et chapitre 81 (p. 249 et 250).

                                                                                 Bruno Blanckeman - 9789004325975
                                                                     Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM
                                                                                                      via free access
32                                                                                 Blanckeman

seule progression mortifère10 ? Le texte-document s’inscrit dans un dispositif
mythographique par lequel le témoin, au travers des épreuves qu’il traverse,
s’élève lui-même au rang d’intercesseur, confronté à une forme de mal sans
recours et sans faute autre qu’une condamnation arbitraire. Il est du tragique,
au sens métaphysique du terme, dans la chronique tenue par le malade que
taraude la mécanique horlogère d’une mort minutée, comme il est du sacré
dans la figure du témoin, ramenée à son sens premier, qui fait de l’écrivain,
à même les stigmates d’un récit obscène exhibant les marques de la mala-
die, un élu – celui qui explore les affres. Ce dispositif mythographique exclut
cependant toute vision sulpicienne qui vaudrait au final pour une soumission
à l’épreuve et une approbation du mal, quand bien même l’écrivain amateur de
littérature d’épouvante ne résiste pas à la tentation de courtiser ces ­imageries11.
L’ironie tient à distance l’expression du tragique, comme la tentation du sacre,
celle du témoin privilégié, ne résiste jamais à l’appel du massacre, celui de
l’écrivain iconoclaste12. C’est par son sens de l’incongruité drolatique et par
sa veine corrosive qu’Hervé Guibert trouve la juste adéquation textuelle entre
l’expérience de la maladie, celle d’un chaos biologiquement autoprogrammé,
et la résistance qu’il lui oppose, celle d’un combat esthétiquement engagé – le
jeu de maîtrise et de lâcher prise mené avec les formes narratives tenant lieu
de corps à corps substitutif avec le mal.
    Comment écrire ce qui efface, énoncer et contrarier simultanément un
tel processus ? La phrase, comme cellule élémentaire de la forme-corps, et
la structure du livre, comme son organisme moteur, s’y emploient. Guibert
invente dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie une composition temporelle qui
confronte dans une même unité logique, qu’elle relève de la poétique macro-
narrative ou de la stylistique microphrastique, l’actualité de la maladie et son
antériorité, proche ou lointaine. Le chapitre 7 s’ouvre ainsi sur une phrase de
cinquante-cinq lignes construites par une accumulation de participes présents
actualisant successivement les différentes scènes intimes possibles d’une
généalogie de la maladie, instituée à rebours du temps présent de l’écriture.

10 	Par polyptique du sida, j’entends les récits de la maladie certifiée, écrits après À l’ami qui
     ne m’a pas sauvé la vie dans sa continuité et qui répondent aux cycles progressifs de la
     maladie : Le Protocole compassionnel, L’Homme au chapeau rouge, Le Paradis, publiés
     successivement chez Gallimard en 1991 et en 1992, et Cytomégalovirus, publié au Seuil
     en 1992.
11 	On se reportera aux chapitres 50 – le centre d’un livre qui en comporte 100 – et 75.
12 	On en donnera pour exemple, dans le rapport entretenu à Michel Foucault, les fins
     respectives des chapitres 32 – le regard iconoclaste exercé sur l’homme public – et 34 – la
     tentation de l’emphase quand il s’agit de l’ami.

                                                                             Bruno Blanckeman - 9789004325975
                                                                 Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM
                                                                                                  via free access
Hervé Guibert, témoin d ’ exception                                                            33

De même pour le chapitre 15, dont la phrase centrale juxtapose au présent des
anecdotes médicales échelonnées sur une dizaine d’années, qui produisent,
rassemblées dans une même structure d’énonciation, comme une scène syn-
crétique de l’histoire de la maladie13. Plus le livre avance, plus il progresse
ainsi à l’envers du temps. Le passé individuel et collectif devient l’objet d’une
connaissance qui, à l’éclairage nouveau du sida, reste à venir et l’objet d’une
exploration aventureuse, incarné par des figures singulières. Comme un ma-
rionnettiste, le narrateur les manipule et entrelace en fonction de sa recherche,
les plaçant sur le devant de la scène narrative puis les en éconduisant : Muzil/
Foucault (chapitres 8-41), Marine/Adjani (chapitres 26 à 44), Bill et Mockney
(l’ami et le savant qui ne lui ont pas sauvé la vie, chapitres 59 à 100). Ceux-ci
lui permettent de remonter jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mon-
diale marqués par l’épidémie de la polio, elle-même vaincue avec la découverte
d’un vaccin. Ainsi emboîtées, tour à tour étirées ou contractées, les analepses
deviennent autant de prolepses de l’événement central – signes annonciateurs
et raisons suffisantes de la maladie. La structure du livre bascule littéralement
toutes les perspectives temporelles, y compris le futur, dans le rapport présent/
passé, le temps présent s’énonçant tantôt sur le mode de l’actualité situation-
nelle ou de l’instantané phénoménologique, tantôt comme le futur immédiat
d’un passé complexe dont les circonstances enchevêtrées et les strates accu-
mulées occupent l’essentiel du récit. C’est cette perspective abyssale qui assure
la prévalence du passé et a pour effet de projeter dans le futur, à même son
énonciation, l’actualité pourtant présente de la maladie. Dans le temps où il
livre un témoignage d’autant plus saisissant qu’il participe sciemment d’une
trajectoire collective, l’écrivain invente ainsi une machine dilatoire qui oppose
au temps progressif de l’événement, à l’horloge biologique réglée sur un futur
raccourci, le temps rétractile d’une existence ressaisie dans son pullulement
anecdotique le plus vibrionnant et comme en suspens de toute temporalité.
Certes le dernier chapitre commente cette machine infernale sur le mode de
la dérision, comme un exploit de papier – « La mise en abyme de mon livre se
referme sur moi » – mais sa dernière phrase, superposant le corps du malade et
celui de l’enfant qu’il fut, en relance la dynamique – « Mes muscles ont fondu.
J’ai enfin retrouvé mes jambes et mes bras d’enfant » (284). Le corps du malade
est et n’est pas celui d’un mourant, il est celui d’un vivant qui, tel un enfant,
s’apprête à faire l’apprentissage du monde. Hervé Guibert élabore ainsi une
structure autofictionnelle qui embrouille les phénomènes de progression et

13 	On se reportera aussi au chapitre 18, pour une variation de cette structure en expansion
     segmentée, qui porte sur un rendez-vous médical à l’hôpital.

                                                                            Bruno Blanckeman - 9789004325975
                                                                Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM
                                                                                                 via free access
34                                                                      Blanckeman

de régression intrinsèquement liés à la nature pathologique et culturelle de
l’expérience dont il témoigne – celle du sida.
    L’écrivain agence les pièces d’un dispositif mythographique qui présente à la
fois un versant biographique – sa trame élémentaire demeure un entrelacs de
scènes vécues – et thanatographique – la nécessité du mythe s’impose comme
la seule réponse envisageable face au déficit de sens, au sentiment de l’absurde
et à l’angoisse de mort déjà omniprésente dans l’œuvre, mais que l’expérience
du sida radicalise en l’objectivant physiquement. À l’ami qui ne m’a pas sauvé
la vie ouvre le cycle mythographique. Le livre articule le témoignage sur la ma-
ladie dans un récit à dimension épique – l’histoire d’un combat – et tragique –
l’absence d’issue autre que celle progressivement acceptée de la mort. Dans
ce récit la figure dominante du pionnier – l’explorateur des décombres – cède
par intermittences la place à celle, fugitive, du martyr – la victime suppliciée
par les sévices de sa maladie mais qui simultanément en jouit, l’élève, fût-ce
littérairement, au rang de sacrifice consenti (faire du récit-calvaire une œuvre-
mémorial, un Mausolée). La figure du pionnier recouvre narrativement celle
du témoin qui conçoit sa maladie comme une épreuve de découverte et son
propre organisme en termes d’espace à investir.

     Et c’est vrai que je découvrais quelque chose de suave et d’ébloui dans son
     atrocité, c’était certes une maladie inexorable, mais elle n’était pas fou-
     droyante, c’était une maladie à paliers, un très long escalier qui menait
     assurément à la mort mais dont chaque marche représentait un appren-
     tissage sans pareil, c’était une maladie qui donnait le temps de mourir,
     et qui donnait à la mort le temps de vivre, le temps de découvrir le temps et
     de découvrir enfin la vie (192-193).

Le pionnier n’est pas celui qui s’enferme dans sa maladie, mais celui qui s’ouvre
à l’exploration de son corps comme à celle de quelque espace du dedans,
pour emprunter l’image d’Henri Michaux. Encore faut-il accepter d’affronter
l’inconnu, basculer de l’autre côté des lignes du méridien. Ce qui exige prépa-
ration et détermination lorsque l’inconnu se situe en soi et que les lignes en
question recoupent par superposition celles de son propre visage et l’exercice
de l’autoportrait.

     Je me suis vu à cet instant par hasard dans une glace, et je me suis trouvé
     extraordinairement beau, alors que je n’y voyais plus qu’un squelette
     depuis des mois. Je venais de découvrir quelque chose : il aurait fallu que
     je m’habitue à ce visage décharné que le miroir chaque fois me renvoie

                                                                  Bruno Blanckeman - 9789004325975
                                                      Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM
                                                                                       via free access
Hervé Guibert, témoin d ’ exception                                                              35

      comme ne m’appartenant plus mais déjà à mon cadavre, et il aurait fallu,
      comble ou interruption du narcissisme, que je réussisse à l’aimer (259).

Pour être ainsi conquis par soi, il faut se faire le conquérant de soi-même,
basculer de l’autre côté du miroir, de l’autre côté de la plainte, et se livrer à
l’aventure du corps malade, la plume à la main comme une flamberge au cœur.
C’est en termes d’itinéraire improbable et de situation périlleuse que l’écrivain
met en forme le compte rendu clinique et les arrêts sur états psychiques, spa-
tialisant son propre rapport à, et de, la maladie. Le sida est représenté comme
un itinéraire erratique – le malade ne cesse de déambuler dans des espaces
hospitaliers, des quartiers, des villes, des pays successifs – et une explora-
tion aléatoire – les symptômes, les états, les traitements, le ressenti du corps
malade ne coïncident jamais entre eux14. Littéralement, le sida déboussole
l’être qui en est atteint et la société dans laquelle il fait irruption. Horizon
et abîme se confondent dans un même terme, une même identification à la
mort, qu’il s’agit de rendre acceptable de loin, en multipliant les demi-tours
et les détours, les pistes improvisées et les chemins de traverse. L’abîme revêt
la forme géophysique d’un corps ramené à ses composantes hématologiques
les plus infimes que leur saisie en contre-plongée microscopique surdimen­
sionne à l’occasion de chaque nouvelle épreuve. Les bulletins cliniques tien-
nent lieu d’improbable feuille de route15. La mesure du corps intègre, la densité
du corps solide s’effacent au profit d’éléments particulaires constituant le sang,
les leucocytes, eux-mêmes réduits à certaines de leurs micro-composantes, les
T4 et les T8, attaqués par les agents pathogènes du HIV dévorant « le plancton
immunitaire » (14) de l’organisme dans un seul et même bain viral. Par cette
suite de zooms abyssaux grossissant à l’extrême des données biologiques élé-
mentaires, le corps devient un univers dont les contrées ignorées et les gouffres
sidérants égarent celui qui, en pionnier, les arpente et s’y égare – un univers se
contractant sur lui-même, miné par une énergie délétère qui le résorbe et par
laquelle il se délite. Face à cet abîme, l’horizon est celui d’une conscience qui,
pour mieux se diriger, pour mieux orienter l’explorateur, tente de prendre de la
hauteur par rapport à la situation, fût-ce au prix d’un insoutenable compromis

14 	On se reportera au chapitre 67 pour une description de cette discordance entre le senti-
     ment de la maladie et l’état du malade (p. 210-211).
15 	Le chapitre 4 en expose le programme didactique, les chapitres 18, 49, 53, 65, 67, 68, 73,
     92, 95 en développent le récit biographique sous forme d’un suspense hématologique – le
     processus de la corruption irréversible du sang – et scientifique – l’hypothèse du vaccin.

                                                                              Bruno Blanckeman - 9789004325975
                                                                  Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM
                                                                                                   via free access
36                                                                           Blanckeman

avec elle-même : l’illusion de la guérison, l’acceptation de la mort, mais aussi
son aménagement, dans le temps comme dans l’esprit.

      Si la vie n’était que le pressentiment de la mort en nous torturant sans
      relâche quant à l’incertitude de son échéance, le sida, en fixant un
      terme certifié à notre vie, six ans de séropositivité, plus deux ans dans
      le meilleur des cas avec l’AZT ou quelques mois sans, faisait de nous
      des hommes pleinement conscients de leur vie, nous délivrait de notre
      ignorance (193).

Que philosopher c’est apprendre à mourir . . . Il est, ici comme ailleurs,
du Montaigne dans cet exercice d’apprentissage mené sur soi-même et dans
lequel l’examen spéculatif, enchâssant l’examen biologique, retrouve les
inflexions d’une pensée stoïcienne. Mais c’est aussi le propre de tout récit
exploratoire que d’accorder leur place aux fausses routes et aux impasses,
aux faux-semblants et aux faux-fuyants de la conscience déboussolée, sans
lesquels il n’est pas d’inconnu. À l’illusion primaire de la guérison correspond
l’illusion seconde du consentement à une mort rationnellement acceptable.
Les livres sont là, qui disent l’exact contraire : plus l’écriture circonscrit la mala-
die et sa progression inexorable, plus elle semble aussi ménager la place du
plus minime espoir, retarder les échéances, nier la fatalité du mal par une effi-
cace intrinsèquement dilatoire faisant d’elle, à titre de métaphore, la seule vac-
cination possible. En amont comme en aval d’À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie,
depuis les signes suspects d’une maladie pressentie (L’Incognito16) jusqu’aux
symptômes recensés d’une agonie prochaine (Cytomégalovirus), le récit gui­
bertien accompagne la maladie pour se familiariser avec elle autant que pour
l’éconduire – l’apprivoiser pour mieux la circonvenir, la leurrer pour mieux
temporiser avec elle : « je me dis que ce livre n’a sa raison d’être que dans cette
frange d’incertitude, qui est commune à tous les malades du monde » (11).
     Le dispositif mythographique joue en cela un rôle majeur puisqu’il permet
d’insérer le témoignage clinique dans une structure littéraire pleinement réac-
tive. Combattre la maladie : la formule usuelle est remotivée par la structura-
tion épique du récit qui élève la maladie, depuis son propre inconnu, au rang
de force surnaturelle. Mais par extrapolation, c’est tout le texte qui s’inscrit
dans une structure d’adversité, faisant de l’homme malade un lutteur univer-
sel qui engage, avec sa voix singulière, celle de la communauté balbutiante
des malades. Faute de pouvoir affronter directement, à la loyale, un ennemi
polymorphe qui n’offre aucune identité stable, le lutteur déplace les termes de

16 	Hervé Guibert, L’Incognito, Paris, Gallimard, 1989.

                                                                       Bruno Blanckeman - 9789004325975
                                                           Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM
                                                                                            via free access
Hervé Guibert, témoin d ’ exception                                                            37

l’affrontement en terrain connu, dans sa relation aux autres, les proches qui le
trahissent (un éditeur17, Marine, Bill) ou aggravent sa maladie du poids de la
leur (Jules), les institutions hospitalières, si peu hospitalières, les modèles lit-
téraires eux-mêmes, boucliers substitutifs d’une piètre stratégie d’autodéfense
quand il n’est plus d’immunité possible que symbolique et qu’au terme du livre
ce même narrateur dresse un constat d’échec, retors parce que réversible :
« et moi, pauvre Guibert, je jouais de plus belle, je fourbissais mes armes pour
égaler le maître contemporain, moi, pauvre petit Guibert, ex-maître du monde
qui avait trouvé plus fort que lui et avec le sida et avec Thomas Bernhard »
(233).
     L’ironie tragique dicte cette phrase, qui dénonce et entretient tout à la fois
l’illusion d’une puissance victorieuse propre à ce moi conjugué ici à la troisième
personne, qui ne baisse pas plus les bras que la plume y compris lorsqu’il feint
d’être terrassé. Le combat se poursuit en d’autres termes, en d’autres livres.
Si cette distance est nécessaire à la fabrication de l’œuvre comme à
l’objectivation de la maladie, elle exerce toutefois un effet de renchérissement
radical sur la conscience de sa nature. L’ironie transforme l’expression des états
de la maladie, ses marques et son sentiment, en la formulation d’une mort
annoncée. Tel est, dès le chapitre 4, le sens de la comparaison entre la progres-
sion du virus dans l’organisme et un jeu électronique pour enfant, le Pacman,
sur fond de « shadoks » jaunes et rouges « avides de bouloter de plus en plus
de plancton immunitaire » (13-14).
     Ainsi Hervé Guibert propose-t-il en 1990 une visibilité première de la mala-
die en l’intégrant dans le cycle d’une vie qui s’œuvre elle-même en continu
depuis 197718. De cette vie élevée au rang d’objet de connaissance esthétique et
de cette œuvre qui obéit à une dynamique existentielle, la maladie réoriente
tragiquement le cours sans en redéfinir fondamentalement le sens. Il est en
cela une exception Guibert. Son œuvre n’est pas soluble dans la seule catégorie
de la littérature de témoignage parce qu’elle rétroagit sur la représentation de la
maladie elle-même depuis ses acquis littéraires, depuis la démarche fondatrice
qui est la sienne. Le sida ne détermine pas en sa qualité d’inconnu la nécessité
éprouvante d’en écrire le récit : c’est la nécessité éprouvée d’écrire l’inconnu de
soi, de repousser à l’extrême les limites de la connaissance de soi, qui trouve
avec le sida un objet déterminant – à sa démesure. C’est donc aussi une lisi-
bilité première que l’œuvre de Guibert propose de la maladie en l’insérant
dans le cadre d’une œuvre qui d’emblée donne sens aux états seconds et

17 	Chapitre 28 (Jérôme Lindon).
18 	Premier ouvrage publié par Hervé Guibert : La Mort propagande, Paris, Régine Desforges,
     1977.

                                                                            Bruno Blanckeman - 9789004325975
                                                                Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM
                                                                                                 via free access
38                                                                       Blanckeman

déliquescents de l’être. Elle privilégie leur approche comme l’épreuve probatoire
de toute construction identitaire et de toute affirmation de soi. L’expérience
de la maladie et l’hypothèse de la mort sont abordées frontalement, glosées,
mais aussi projetées sur la scène expressionniste d’une écriture outrepassant la
seule scène biographique et forçant le trait à des fins de connaissance. Quand
l’objet même de la représentation fuit toute mesure, ce qui alors est le cas du
sida, l’hallucination de l’objet devient une méthode d’approche. Elle seule
permet de le nommer depuis sa propre insaisissabilité, raison pour laquelle
le texte guibertien oscille toujours entre la compulsion monstrative et la
projection métaphorique, entre une adhésion littérale aux états organiques du
corps malade et une transposition phénoménologique des états de vertige sus-
cités par cette non-maladie aux effets bel et bien mortels. Le sida pour Guibert,
c’est l’expérience incertaine, puis peu à peu attestée de sa propre mort, dont
le récit constitue un foyer d’étude expérimental, une centrale d’extrapolation
énergique, l’aiguillon extrême d’une œuvre entendant repousser les limites de
la figuration (représenter le monde souterrain des pulsions).
    C’est aussi avec cet enfant de la modernité, cette étoile filante de Minuit,
les Éditions, alors que s’achève l’ère du soupçon, une expérience qui para-
doxalement redonne à la littérature de la chair et de la vitalité, du contenu
et de la nécessité organique. L’écriture substitue une voix humaine à la figure
de l’innommable héritée de Beckett et accorde un timbre singulier à celle de
l’indicible propre à Blanchot. Un contenu et une nécessité autres que le seul
référent, indescriptible et imprescriptible, des camps de la mort qui hantait
leur œuvre. Avec À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, l’évidence du sida s’impose
et se transpose : selon l’image employée par l’écrivain, elle se transfuse. Non que
l’écrivain accrédite l’idée par trop romantique d’une purification par l’écriture
à laquelle serait assignée une valeur rédemptrice. L’œuvre initie plutôt un iti-
néraire de la contamination à l’envers, du sang épuré par son passage à l’encre,
comme du texte par le regard de ses lecteurs, exerçant en retour quelque effet
de décontamination sur leur propre source. Si une œuvre génère son auteur,
l’auteur se régénère en chacun des récits qui la composent. La métaphore
convenue devient avec certaines œuvres extrêmes – ou de l’extrême –
une expérience littérale. Ainsi d’Hervé Guibert, témoin d’exception parce
qu’écrivain de vocation.

                                                                   Bruno Blanckeman - 9789004325975
                                                       Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM
                                                                                        via free access
Vous pouvez aussi lire