Hervé Guibert, témoin d'exception - Brill
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Hervé Guibert, témoin d’exception Bruno Blanckeman La relation entre littérature et témoignage s’établit sous tension. Au recul face à l’événement qu’appelle toute production esthétique intentionnelle s’oppose l’implication immédiate du témoin dans l’événement auquel il assiste à son insu. Les deux guerres mondiales constituent les événements déterminants pour penser le statut littéraire du témoignage à l’âge moderne. En 1915, un Poilu du nom d’Henri Barbusse consigne des scènes de guerre et de tranchées dans un carnet qui devient roman et obtient le Prix Goncourt, Le Feu. On connaît l’importance des récits de déportés, qu’ils aient nom Robert Antelme ou Charlotte Delbo, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale1. En 1990, un livre, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, pose à son tour la question d’une inflexion testimoniale de l’écriture littéraire. D’entrée de jeu son auteur établit un paral- lèle entre le corps du malade et celui du déporté, au terme d’une décennie où s’imposa la réalité du sida, signant, avec la fin d’un siècle et d’un millénaire, celle potentielle de l’espèce humaine. « Le souci n’est plus tant de conserver un regard humain que d’acquérir un regard trop humain, comme celui des prisonniers de Nuit et brouillard, le documentaire sur les camps de concentration » (142). Le parallèle se poursuit quelques chapitres plus loin dans un effet de col- lage mémoriel comme les multiplie le livre, la traversée de l’hôpital Claude- Bernard « désaffecté dans la brume comme un hôpital fantôme du bout du monde » étant rapprochée de la « visite » effectuée à « Dachau » par le nar- rateur (53). La référence concentrationnaire sous-tend un livre qui s’écrit sur la ligne d’oscillation entre deux figures de soi, le déporté – celui qui éprouve à même un corps devenu camp l’échéance de sa condamnation – et le rescapé – celui qui espère une issue, une libération, en forme de guérison. On peut certes trouver malséant ce détournement de références historiques, s’insurger à juste titre contre la banalisation de la référence aux camps de la mort. C’est oublier qu’elle est dans ce cas, sinon exacte au regard de l’histoire, du moins authen- tique dans les faits, c’est-à-dire dans les premières perceptions physiques et mentales de la maladie. Resituée dans son contexte, elle correspond au choc 1 Robert Antelme, L’Espèce humaine, Paris, La Pensée Universelle, 1947 ; Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra, Paris, Gonthier, 1965. 2 Hervé Guibert, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Paris, Gallimard, 1990. Les références sont celles de l’édition « Folio », 1992. © koninklijke brill nv, leiden, ���6 | doi ��.��63/9789004325975_004 Bruno Blanckeman - 9789004325975 Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM via free access
28 Blanckeman visuel et émotionnel suscité par l’apparence du corps de certains malades à cette époque et au phénomène d’association mentale qui se faisait par auto matisme avec les images connues – photographies ou séquences filmées – des déportés, quand on les croisait au quotidien, dans la rue, les frôlait dans le métro, ou parfois, plus douloureusement, quand on les retrouvait parmi ses proches. Ce que l’on découvrait à travers eux, c’était une maladie sans référent singulier, en quête de repères pour se nommer et se représenter. Le témoin est celui qui, à même sa présence, son regard, son corps situé dans l’espace, atteste d’un événement auquel il assiste mais aussi dans le pro- cessus duquel il est impliqué à ses dépens. Le témoin d’exception, c’est celui qui prend la mesure d’une situation sans commune mesure – dans le cas du sida, sans mesure du tout, sans imageries collectives irréfutables ni discours d’escorte scientifique spécifique. Le témoin d’exception, c’est celui qui est impli- qué à son corps défendant dans une situation à laquelle il assiste comme malade impuissant et participe comme écrivain réactif. Avec Hervé Guibert, la littérature agit sur le réel : elle met des mots sur une expérience intime et collective inédite et l’articule en récits, lui donnant ainsi consistance, sens et relief. Elle lève l’innommable d’un état de société, ce qui ne peut se dire et se comprendre faute d’antécédents, avec la part du non-dit qui alimente les réactions irrationnelles et celle des fantasmes qui font traditionnellement le lit des persécutions. Mais, témoin d’exception, Guibert l’est plus que d’autres en ce qu’il n’est pas un écrivain d’occasion, un malade écrivant son expérience du sida, mais un écrivain devenant malade, l’homme d’une œuvre en cours dont la matière centrale est soi-même, l’étude de sa propre personnalité saisie à la croisée d’une ligne biographique situationnelle et d’une ligne intimiste existentielle. Cette croisée est dès l’origine celle des manifestations du corps jouissant et souffrant et des états de conscience que rendent possibles la jouis- sance et la souffrance. Le sujet vulnérable – mère atteinte d’un cancer, grand- tantes fragilisées par l’âge, soi-même atteint d’un zona – est la cible idéale pour l’exploration de la personnalité intime, de ses ressorts et de ses déterminations opaques, liés à l’inconscient. En mal de défenses, en perte d’immunité, il se trahit lui-même et peut donc être investi par cet envahisseur de l’intime auquel s’identifie l’écrivain Hervé Guibert. Dans la seconde moitié des années 1980, la littérature invente en un sens le sida, offrant les conditions de possibilité de sa représentation, indexant une maladie qui n’a pour être figurée ni mots – juste un sigle –, ni récits hors des emprunts historiques, ni cadrages scientifiques hors des hypothèses contrai- res, et demeure une inconnue. Inscrite dans une histoire à la fois personnelle et collective, c’est l’émergence de la maladie, puis son développement au plus Bruno Blanckeman - 9789004325975 Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM via free access
Hervé Guibert, témoin d ’ exception 29 près de sa réalité expérimentale que l’œuvre de Guibert, saisie dans la durée raccourcie d’une vie d’adulte, donne à mesurer. Pour cela, elle superpose un double régime narratif, l’un qui, en surdéterminant l’anecdote biographique et l’insertion des realia cliniques, rapproche le texte d’un reportage-documen- taire centré sur l’homme malade, l’autre qui, en surmotivant l’expression des états de conscience, offre la trame d’une autofiction psychodramatique aux multiples scènes. Assigné à une chronique qui l’inscrit dans un ordre de réali- tés immanentes et doté d’une fable qui le projette dans un imaginaire expres- sionniste, le sida acquiert ainsi une histoire qui lui fournit sa première lisibilité. J’aimerais revenir sur le rôle fondateur d’À l’ami qui ne m‘a pas sauvé la vie dont l’immense succès de vente lors de sa parution, tranchant avec l’audience plus confidentielle des précédents ouvrages d’Hervé Guibert, montre comment un objet littéraire, passant par le témoignage mais le dépassant tout autant, répond à une attente collective. Par delà son propre sort, l’écrivain fraye avec l’absolu d’un mal, c’est-à-dire avec une maladie s’éprouvant alors comme un fléau, sinon une malédiction, dans une fin de siècle occidentale qui pensait en avoir fini avec les grandes épidémies archaïques menaçant l’humanité et dans une communauté qui croyait depuis Stonewall avoir conquis ses droits à aimer comme elle l’entendait son prochain. C’est entre la figure prosaïque du trous- seur de sa propre histoire et celle, symbolique, de l’élu auquel sa chair sup- pliciée tient lieu d’attestation qu’oscille le statut littéraire de l’œuvre d’Hervé Guibert. Cette œuvre seule permet à l’écrivain d’imposer, entre emphase et ironie comme de l’acte autobiographique à la scène autofictionnelle, ce statut d’exception que confirment ses lecteurs, premiers et successifs. Témoin de l’ordinaire – la chronique au quotidien –, l’écrivain devient comme extérieur à une maladie qu’il observe et commente en s’en détachant, en prenant par le seul fait de l’écrire une distance par rapport à elle, mais surtout en conférant à cet exercice un empan intime – approche du corps, mesure des pulsions – et une envergure littéraire – expérimentation d’une esthétique, invention d’un style. Prosaïque, le texte d’À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie l’est quand il feint avec succès, comme le montre sa réception première, de renoncer à tout effet de littérarité trop ostentatoire au profit d’une visée consistant à restituer littérale- ment l’expérience de la maladie. Le livre s’identifie alors à un reportage que son auteur, par ailleurs photographe et journaliste, conçoit comme un docu- mentaire exhaustif. Si le témoin fait littéralement corps avec la maladie, il la met simultanément en perspective avec un récit qui seul peut lui tenir lieu de forme objectivable, c’est-à-dire extérieure à lui-même. Ainsi commente-t- il régulièrement la course à la montre engagée entre sa progression et celle Bruno Blanckeman - 9789004325975 Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM via free access
30 Blanckeman du livre3. Cette posture de l’impossible – l’œil se regardant lui-même – radi- calise l’attitude fondatrice d’un écrivain qui aimait déjà à se décrire comme le rat éventré et le savant qui le dissèque dans un laboratoire4. Le documentaire se veut clinique, avant tout : l’interpolation régulière de données biologiques chiffrées, ce micro-texte des examens médicaux, permet de mettre en place un suspense hématologique que dédouble dans le dernier tiers du récit l’enquête menée sur les conditions scientifiques et économiques de la recherche et la production d’un éventuel vaccin autour des travaux de Mockney. Tour à tour l’écriture resserre de façon microscopique la focale sur un organisme saisi dans le lieu le plus infinitésimal de son délitement puis l’ouvre de façon macro- scopique sur l’organisation scientifique, pharmaceutique et marchande de la maladie telle qu’elle se constitue à l’échelle internationale. C’est autant l’écologie intime du sida – impressions d’un milieu ambiant – que son écono- mie collective – son devenir-objet culturel – qui est ainsi ciblé en temps réel5. Biologique, le documentaire est aussi sociologique. Le témoin excelle à repérer les récupérations mercantiles de la maladie avec les premiers symptômes d’un sida-business qui se met en place sous forme de cliniques prospères, de pra- tiques médicales alternatives où le charlatan revêt les habits mixtes de l’ancien rebouteux et du praticien new age6. Il consigne les multiples états d’une corpo- ration scientifique dépassée par l’événement-sida, son ignorance souvent, son incompétence parfois, avec une délectation morose quoique carnavalesque en ce qu’elle renverse la relation médecin-patient7. L’homme malade est celui qui, par son témoignage, ausculte le corps médical, et plus généralement le corps social. Il identifie le mal dont il souffre, recense les phobies collectives et les marques d’obscurantisme attisées par certains politiques, établit un diagnostic sévère sur la régression de l’intelligence civile alors que prospèrent les fables les plus farfelues, mais pas les moins anodines, sur l’apparition du sida (les copulations de l’humain et du grand singe vert d’Afrique) et ses cibles premières (la maladie des quatre H, homosexuels, héroïnomanes, haïtiens, hémophiles, quand ce sont moins les facteurs exogènes de transmission qu’il 3 On se reportera au début des chapitres 2, 3, 23, 55, à la fin du chapitre 74, au début et à la fin du chapitre 18, aux chapitres 22 et 100. Les références au livre en cours alternent avec les mentions régulières d’un livre autobiographique dit condamné parce que l’écrivain y avait renoncé et que seule l’annonce de la maladie permet d’achever, comme si se projetait en lui l’état même de son auteur – condamné/achevé (chapitre 47, p. 145-146 ; chapitre 75, première phrase). 4 Hervé Guibert, Fou de Vincent, Paris, Minuit, 1987, p. 52. 5 On se reportera aux chapitres 67 et 61. 6 On se reportera à l’hilarant chapitre 16 et au redoutable chapitre 58. 7 On se reportera au chapitre 17. Bruno Blanckeman - 9789004325975 Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM via free access
Hervé Guibert, témoin d ’ exception 31 s’agit de comprendre – et avec elle l’idée de prévention à initier – que l’identité supposée viciée de certains groupes qu’il convient de dénoncer – et avec elle l’idée de stigmatisation qui s’impose8). Mais le témoin sociologue perçoit aussi très vite l’émergence d’un phénomène inverse : le développement ponctuel de formes nouvelles de socialité et de solidarité entre les malades, un souci de soi et des autres, entre attention et compassion, appelé par la situation auquel Guibert, lecteur et ami de Foucault, dont les derniers travaux portent sur l’herméneutique de soi, se montre particulièrement sensible9. Par son seul montage, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie établit une correspondance entre, d’une part, la maladie qui atteint progressivement les défenses immunitaires de son auteur et la résistance que celui-ci lui oppose par la composition d’un livre conçu comme un acte d’autodéfense salutaire, d’autre part le corps social vulnérable et les anticorps civils que celui-ci génère pour résister à la multipli- cation de ses propres agents pathogènes. D’entrée de jeu donc, si le sida est un référent polymorphe ramené à une multiplicité de données concrètes d’ordre biologique, anatomique, phénomé- nologique, géographique, sociétal qui saturent le récit, il est aussi une méta- phore. Sa lettre s’inscrit dans un système d’analogies par lequel le régime testimonial atteint une amplitude allégorique aux multiples résonances. Que raconter de ce qui me met à mort ? Comment raconter ce qui en moi-même me tue, et mes proches avec moi-même, et mes prochains avec eux, mais aussi ce qui en moi-même, depuis le même foyer délétère, résiste à cette exécu- tion triplement capitale (moi, eux, tous) ? Comment énoncer, par-delà le list- ing des symptômes pathologiques, des relevés de la douleur physique et de la souffrance mentale, l’inconnu qui agit en moi et ce moi lui-même, volatil et volubile, qui se redéfinit de façon exclusive par la force contraire de sur- vie l’animant ? C’est ce questionnement et le traitement littéraire qu’il appelle qui font basculer le livre, et plus généralement le polyptique du sida, dans un régime d’exception : comment écrire ? Comment nommer ? Comment narrer une expérience à laquelle son seul mode de relation va donner sens et forme ? Comment se situer à la fois dans le mime de la maladie, l’exercice scrupuleux de connaissance, et dans le refus de sa redondance, le dépassement de sa 8 Sur les rumeurs tenant lieu d’origine du sida, on se reportera au chapitre 6 et à la fin du cha pitre 14 ainsi qu’au chapitre 61 (p. 192-193). 9 On se reportera au chapitre 11 (p. 30) et aux chapitres qui, de la figure de Foucault à celle de Guibert lui-même, lui font écho en déclinant l’idée de « nouvelles solidarités » naissant de l’expérience commune de la maladie : chapitre 80 (p. 247) et chapitre 81 (p. 249 et 250). Bruno Blanckeman - 9789004325975 Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM via free access
32 Blanckeman seule progression mortifère10 ? Le texte-document s’inscrit dans un dispositif mythographique par lequel le témoin, au travers des épreuves qu’il traverse, s’élève lui-même au rang d’intercesseur, confronté à une forme de mal sans recours et sans faute autre qu’une condamnation arbitraire. Il est du tragique, au sens métaphysique du terme, dans la chronique tenue par le malade que taraude la mécanique horlogère d’une mort minutée, comme il est du sacré dans la figure du témoin, ramenée à son sens premier, qui fait de l’écrivain, à même les stigmates d’un récit obscène exhibant les marques de la mala- die, un élu – celui qui explore les affres. Ce dispositif mythographique exclut cependant toute vision sulpicienne qui vaudrait au final pour une soumission à l’épreuve et une approbation du mal, quand bien même l’écrivain amateur de littérature d’épouvante ne résiste pas à la tentation de courtiser ces imageries11. L’ironie tient à distance l’expression du tragique, comme la tentation du sacre, celle du témoin privilégié, ne résiste jamais à l’appel du massacre, celui de l’écrivain iconoclaste12. C’est par son sens de l’incongruité drolatique et par sa veine corrosive qu’Hervé Guibert trouve la juste adéquation textuelle entre l’expérience de la maladie, celle d’un chaos biologiquement autoprogrammé, et la résistance qu’il lui oppose, celle d’un combat esthétiquement engagé – le jeu de maîtrise et de lâcher prise mené avec les formes narratives tenant lieu de corps à corps substitutif avec le mal. Comment écrire ce qui efface, énoncer et contrarier simultanément un tel processus ? La phrase, comme cellule élémentaire de la forme-corps, et la structure du livre, comme son organisme moteur, s’y emploient. Guibert invente dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie une composition temporelle qui confronte dans une même unité logique, qu’elle relève de la poétique macro- narrative ou de la stylistique microphrastique, l’actualité de la maladie et son antériorité, proche ou lointaine. Le chapitre 7 s’ouvre ainsi sur une phrase de cinquante-cinq lignes construites par une accumulation de participes présents actualisant successivement les différentes scènes intimes possibles d’une généalogie de la maladie, instituée à rebours du temps présent de l’écriture. 10 Par polyptique du sida, j’entends les récits de la maladie certifiée, écrits après À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie dans sa continuité et qui répondent aux cycles progressifs de la maladie : Le Protocole compassionnel, L’Homme au chapeau rouge, Le Paradis, publiés successivement chez Gallimard en 1991 et en 1992, et Cytomégalovirus, publié au Seuil en 1992. 11 On se reportera aux chapitres 50 – le centre d’un livre qui en comporte 100 – et 75. 12 On en donnera pour exemple, dans le rapport entretenu à Michel Foucault, les fins respectives des chapitres 32 – le regard iconoclaste exercé sur l’homme public – et 34 – la tentation de l’emphase quand il s’agit de l’ami. Bruno Blanckeman - 9789004325975 Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM via free access
Hervé Guibert, témoin d ’ exception 33 De même pour le chapitre 15, dont la phrase centrale juxtapose au présent des anecdotes médicales échelonnées sur une dizaine d’années, qui produisent, rassemblées dans une même structure d’énonciation, comme une scène syn- crétique de l’histoire de la maladie13. Plus le livre avance, plus il progresse ainsi à l’envers du temps. Le passé individuel et collectif devient l’objet d’une connaissance qui, à l’éclairage nouveau du sida, reste à venir et l’objet d’une exploration aventureuse, incarné par des figures singulières. Comme un ma- rionnettiste, le narrateur les manipule et entrelace en fonction de sa recherche, les plaçant sur le devant de la scène narrative puis les en éconduisant : Muzil/ Foucault (chapitres 8-41), Marine/Adjani (chapitres 26 à 44), Bill et Mockney (l’ami et le savant qui ne lui ont pas sauvé la vie, chapitres 59 à 100). Ceux-ci lui permettent de remonter jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mon- diale marqués par l’épidémie de la polio, elle-même vaincue avec la découverte d’un vaccin. Ainsi emboîtées, tour à tour étirées ou contractées, les analepses deviennent autant de prolepses de l’événement central – signes annonciateurs et raisons suffisantes de la maladie. La structure du livre bascule littéralement toutes les perspectives temporelles, y compris le futur, dans le rapport présent/ passé, le temps présent s’énonçant tantôt sur le mode de l’actualité situation- nelle ou de l’instantané phénoménologique, tantôt comme le futur immédiat d’un passé complexe dont les circonstances enchevêtrées et les strates accu- mulées occupent l’essentiel du récit. C’est cette perspective abyssale qui assure la prévalence du passé et a pour effet de projeter dans le futur, à même son énonciation, l’actualité pourtant présente de la maladie. Dans le temps où il livre un témoignage d’autant plus saisissant qu’il participe sciemment d’une trajectoire collective, l’écrivain invente ainsi une machine dilatoire qui oppose au temps progressif de l’événement, à l’horloge biologique réglée sur un futur raccourci, le temps rétractile d’une existence ressaisie dans son pullulement anecdotique le plus vibrionnant et comme en suspens de toute temporalité. Certes le dernier chapitre commente cette machine infernale sur le mode de la dérision, comme un exploit de papier – « La mise en abyme de mon livre se referme sur moi » – mais sa dernière phrase, superposant le corps du malade et celui de l’enfant qu’il fut, en relance la dynamique – « Mes muscles ont fondu. J’ai enfin retrouvé mes jambes et mes bras d’enfant » (284). Le corps du malade est et n’est pas celui d’un mourant, il est celui d’un vivant qui, tel un enfant, s’apprête à faire l’apprentissage du monde. Hervé Guibert élabore ainsi une structure autofictionnelle qui embrouille les phénomènes de progression et 13 On se reportera aussi au chapitre 18, pour une variation de cette structure en expansion segmentée, qui porte sur un rendez-vous médical à l’hôpital. Bruno Blanckeman - 9789004325975 Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM via free access
34 Blanckeman de régression intrinsèquement liés à la nature pathologique et culturelle de l’expérience dont il témoigne – celle du sida. L’écrivain agence les pièces d’un dispositif mythographique qui présente à la fois un versant biographique – sa trame élémentaire demeure un entrelacs de scènes vécues – et thanatographique – la nécessité du mythe s’impose comme la seule réponse envisageable face au déficit de sens, au sentiment de l’absurde et à l’angoisse de mort déjà omniprésente dans l’œuvre, mais que l’expérience du sida radicalise en l’objectivant physiquement. À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie ouvre le cycle mythographique. Le livre articule le témoignage sur la ma- ladie dans un récit à dimension épique – l’histoire d’un combat – et tragique – l’absence d’issue autre que celle progressivement acceptée de la mort. Dans ce récit la figure dominante du pionnier – l’explorateur des décombres – cède par intermittences la place à celle, fugitive, du martyr – la victime suppliciée par les sévices de sa maladie mais qui simultanément en jouit, l’élève, fût-ce littérairement, au rang de sacrifice consenti (faire du récit-calvaire une œuvre- mémorial, un Mausolée). La figure du pionnier recouvre narrativement celle du témoin qui conçoit sa maladie comme une épreuve de découverte et son propre organisme en termes d’espace à investir. Et c’est vrai que je découvrais quelque chose de suave et d’ébloui dans son atrocité, c’était certes une maladie inexorable, mais elle n’était pas fou- droyante, c’était une maladie à paliers, un très long escalier qui menait assurément à la mort mais dont chaque marche représentait un appren- tissage sans pareil, c’était une maladie qui donnait le temps de mourir, et qui donnait à la mort le temps de vivre, le temps de découvrir le temps et de découvrir enfin la vie (192-193). Le pionnier n’est pas celui qui s’enferme dans sa maladie, mais celui qui s’ouvre à l’exploration de son corps comme à celle de quelque espace du dedans, pour emprunter l’image d’Henri Michaux. Encore faut-il accepter d’affronter l’inconnu, basculer de l’autre côté des lignes du méridien. Ce qui exige prépa- ration et détermination lorsque l’inconnu se situe en soi et que les lignes en question recoupent par superposition celles de son propre visage et l’exercice de l’autoportrait. Je me suis vu à cet instant par hasard dans une glace, et je me suis trouvé extraordinairement beau, alors que je n’y voyais plus qu’un squelette depuis des mois. Je venais de découvrir quelque chose : il aurait fallu que je m’habitue à ce visage décharné que le miroir chaque fois me renvoie Bruno Blanckeman - 9789004325975 Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM via free access
Hervé Guibert, témoin d ’ exception 35 comme ne m’appartenant plus mais déjà à mon cadavre, et il aurait fallu, comble ou interruption du narcissisme, que je réussisse à l’aimer (259). Pour être ainsi conquis par soi, il faut se faire le conquérant de soi-même, basculer de l’autre côté du miroir, de l’autre côté de la plainte, et se livrer à l’aventure du corps malade, la plume à la main comme une flamberge au cœur. C’est en termes d’itinéraire improbable et de situation périlleuse que l’écrivain met en forme le compte rendu clinique et les arrêts sur états psychiques, spa- tialisant son propre rapport à, et de, la maladie. Le sida est représenté comme un itinéraire erratique – le malade ne cesse de déambuler dans des espaces hospitaliers, des quartiers, des villes, des pays successifs – et une explora- tion aléatoire – les symptômes, les états, les traitements, le ressenti du corps malade ne coïncident jamais entre eux14. Littéralement, le sida déboussole l’être qui en est atteint et la société dans laquelle il fait irruption. Horizon et abîme se confondent dans un même terme, une même identification à la mort, qu’il s’agit de rendre acceptable de loin, en multipliant les demi-tours et les détours, les pistes improvisées et les chemins de traverse. L’abîme revêt la forme géophysique d’un corps ramené à ses composantes hématologiques les plus infimes que leur saisie en contre-plongée microscopique surdimen sionne à l’occasion de chaque nouvelle épreuve. Les bulletins cliniques tien- nent lieu d’improbable feuille de route15. La mesure du corps intègre, la densité du corps solide s’effacent au profit d’éléments particulaires constituant le sang, les leucocytes, eux-mêmes réduits à certaines de leurs micro-composantes, les T4 et les T8, attaqués par les agents pathogènes du HIV dévorant « le plancton immunitaire » (14) de l’organisme dans un seul et même bain viral. Par cette suite de zooms abyssaux grossissant à l’extrême des données biologiques élé- mentaires, le corps devient un univers dont les contrées ignorées et les gouffres sidérants égarent celui qui, en pionnier, les arpente et s’y égare – un univers se contractant sur lui-même, miné par une énergie délétère qui le résorbe et par laquelle il se délite. Face à cet abîme, l’horizon est celui d’une conscience qui, pour mieux se diriger, pour mieux orienter l’explorateur, tente de prendre de la hauteur par rapport à la situation, fût-ce au prix d’un insoutenable compromis 14 On se reportera au chapitre 67 pour une description de cette discordance entre le senti- ment de la maladie et l’état du malade (p. 210-211). 15 Le chapitre 4 en expose le programme didactique, les chapitres 18, 49, 53, 65, 67, 68, 73, 92, 95 en développent le récit biographique sous forme d’un suspense hématologique – le processus de la corruption irréversible du sang – et scientifique – l’hypothèse du vaccin. Bruno Blanckeman - 9789004325975 Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM via free access
36 Blanckeman avec elle-même : l’illusion de la guérison, l’acceptation de la mort, mais aussi son aménagement, dans le temps comme dans l’esprit. Si la vie n’était que le pressentiment de la mort en nous torturant sans relâche quant à l’incertitude de son échéance, le sida, en fixant un terme certifié à notre vie, six ans de séropositivité, plus deux ans dans le meilleur des cas avec l’AZT ou quelques mois sans, faisait de nous des hommes pleinement conscients de leur vie, nous délivrait de notre ignorance (193). Que philosopher c’est apprendre à mourir . . . Il est, ici comme ailleurs, du Montaigne dans cet exercice d’apprentissage mené sur soi-même et dans lequel l’examen spéculatif, enchâssant l’examen biologique, retrouve les inflexions d’une pensée stoïcienne. Mais c’est aussi le propre de tout récit exploratoire que d’accorder leur place aux fausses routes et aux impasses, aux faux-semblants et aux faux-fuyants de la conscience déboussolée, sans lesquels il n’est pas d’inconnu. À l’illusion primaire de la guérison correspond l’illusion seconde du consentement à une mort rationnellement acceptable. Les livres sont là, qui disent l’exact contraire : plus l’écriture circonscrit la mala- die et sa progression inexorable, plus elle semble aussi ménager la place du plus minime espoir, retarder les échéances, nier la fatalité du mal par une effi- cace intrinsèquement dilatoire faisant d’elle, à titre de métaphore, la seule vac- cination possible. En amont comme en aval d’À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, depuis les signes suspects d’une maladie pressentie (L’Incognito16) jusqu’aux symptômes recensés d’une agonie prochaine (Cytomégalovirus), le récit gui bertien accompagne la maladie pour se familiariser avec elle autant que pour l’éconduire – l’apprivoiser pour mieux la circonvenir, la leurrer pour mieux temporiser avec elle : « je me dis que ce livre n’a sa raison d’être que dans cette frange d’incertitude, qui est commune à tous les malades du monde » (11). Le dispositif mythographique joue en cela un rôle majeur puisqu’il permet d’insérer le témoignage clinique dans une structure littéraire pleinement réac- tive. Combattre la maladie : la formule usuelle est remotivée par la structura- tion épique du récit qui élève la maladie, depuis son propre inconnu, au rang de force surnaturelle. Mais par extrapolation, c’est tout le texte qui s’inscrit dans une structure d’adversité, faisant de l’homme malade un lutteur univer- sel qui engage, avec sa voix singulière, celle de la communauté balbutiante des malades. Faute de pouvoir affronter directement, à la loyale, un ennemi polymorphe qui n’offre aucune identité stable, le lutteur déplace les termes de 16 Hervé Guibert, L’Incognito, Paris, Gallimard, 1989. Bruno Blanckeman - 9789004325975 Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM via free access
Hervé Guibert, témoin d ’ exception 37 l’affrontement en terrain connu, dans sa relation aux autres, les proches qui le trahissent (un éditeur17, Marine, Bill) ou aggravent sa maladie du poids de la leur (Jules), les institutions hospitalières, si peu hospitalières, les modèles lit- téraires eux-mêmes, boucliers substitutifs d’une piètre stratégie d’autodéfense quand il n’est plus d’immunité possible que symbolique et qu’au terme du livre ce même narrateur dresse un constat d’échec, retors parce que réversible : « et moi, pauvre Guibert, je jouais de plus belle, je fourbissais mes armes pour égaler le maître contemporain, moi, pauvre petit Guibert, ex-maître du monde qui avait trouvé plus fort que lui et avec le sida et avec Thomas Bernhard » (233). L’ironie tragique dicte cette phrase, qui dénonce et entretient tout à la fois l’illusion d’une puissance victorieuse propre à ce moi conjugué ici à la troisième personne, qui ne baisse pas plus les bras que la plume y compris lorsqu’il feint d’être terrassé. Le combat se poursuit en d’autres termes, en d’autres livres. Si cette distance est nécessaire à la fabrication de l’œuvre comme à l’objectivation de la maladie, elle exerce toutefois un effet de renchérissement radical sur la conscience de sa nature. L’ironie transforme l’expression des états de la maladie, ses marques et son sentiment, en la formulation d’une mort annoncée. Tel est, dès le chapitre 4, le sens de la comparaison entre la progres- sion du virus dans l’organisme et un jeu électronique pour enfant, le Pacman, sur fond de « shadoks » jaunes et rouges « avides de bouloter de plus en plus de plancton immunitaire » (13-14). Ainsi Hervé Guibert propose-t-il en 1990 une visibilité première de la mala- die en l’intégrant dans le cycle d’une vie qui s’œuvre elle-même en continu depuis 197718. De cette vie élevée au rang d’objet de connaissance esthétique et de cette œuvre qui obéit à une dynamique existentielle, la maladie réoriente tragiquement le cours sans en redéfinir fondamentalement le sens. Il est en cela une exception Guibert. Son œuvre n’est pas soluble dans la seule catégorie de la littérature de témoignage parce qu’elle rétroagit sur la représentation de la maladie elle-même depuis ses acquis littéraires, depuis la démarche fondatrice qui est la sienne. Le sida ne détermine pas en sa qualité d’inconnu la nécessité éprouvante d’en écrire le récit : c’est la nécessité éprouvée d’écrire l’inconnu de soi, de repousser à l’extrême les limites de la connaissance de soi, qui trouve avec le sida un objet déterminant – à sa démesure. C’est donc aussi une lisi- bilité première que l’œuvre de Guibert propose de la maladie en l’insérant dans le cadre d’une œuvre qui d’emblée donne sens aux états seconds et 17 Chapitre 28 (Jérôme Lindon). 18 Premier ouvrage publié par Hervé Guibert : La Mort propagande, Paris, Régine Desforges, 1977. Bruno Blanckeman - 9789004325975 Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM via free access
38 Blanckeman déliquescents de l’être. Elle privilégie leur approche comme l’épreuve probatoire de toute construction identitaire et de toute affirmation de soi. L’expérience de la maladie et l’hypothèse de la mort sont abordées frontalement, glosées, mais aussi projetées sur la scène expressionniste d’une écriture outrepassant la seule scène biographique et forçant le trait à des fins de connaissance. Quand l’objet même de la représentation fuit toute mesure, ce qui alors est le cas du sida, l’hallucination de l’objet devient une méthode d’approche. Elle seule permet de le nommer depuis sa propre insaisissabilité, raison pour laquelle le texte guibertien oscille toujours entre la compulsion monstrative et la projection métaphorique, entre une adhésion littérale aux états organiques du corps malade et une transposition phénoménologique des états de vertige sus- cités par cette non-maladie aux effets bel et bien mortels. Le sida pour Guibert, c’est l’expérience incertaine, puis peu à peu attestée de sa propre mort, dont le récit constitue un foyer d’étude expérimental, une centrale d’extrapolation énergique, l’aiguillon extrême d’une œuvre entendant repousser les limites de la figuration (représenter le monde souterrain des pulsions). C’est aussi avec cet enfant de la modernité, cette étoile filante de Minuit, les Éditions, alors que s’achève l’ère du soupçon, une expérience qui para- doxalement redonne à la littérature de la chair et de la vitalité, du contenu et de la nécessité organique. L’écriture substitue une voix humaine à la figure de l’innommable héritée de Beckett et accorde un timbre singulier à celle de l’indicible propre à Blanchot. Un contenu et une nécessité autres que le seul référent, indescriptible et imprescriptible, des camps de la mort qui hantait leur œuvre. Avec À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, l’évidence du sida s’impose et se transpose : selon l’image employée par l’écrivain, elle se transfuse. Non que l’écrivain accrédite l’idée par trop romantique d’une purification par l’écriture à laquelle serait assignée une valeur rédemptrice. L’œuvre initie plutôt un iti- néraire de la contamination à l’envers, du sang épuré par son passage à l’encre, comme du texte par le regard de ses lecteurs, exerçant en retour quelque effet de décontamination sur leur propre source. Si une œuvre génère son auteur, l’auteur se régénère en chacun des récits qui la composent. La métaphore convenue devient avec certaines œuvres extrêmes – ou de l’extrême – une expérience littérale. Ainsi d’Hervé Guibert, témoin d’exception parce qu’écrivain de vocation. Bruno Blanckeman - 9789004325975 Downloaded from Brill.com10/07/2021 08:51:08PM via free access
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