HITLER, ÉMANATION DU DIABLE - Eryck de Rubercy - Revue Des Deux Mondes

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HITLER, ÉMANATION
   DU DIABLE
   › Eryck de Rubercy

L              a nature du diable n’est pas d’apparaître tout entier en
               sa terreur. Comme son nom l’indique (le mot « diable »
               étant issu du verbe grec diabállô, « qui divise » ou « qui
               désunit » ou encore « qui détruit »), c’est plutôt dans
               un chaos d’actions contaminées par le mal que son être
se manifeste. Le diable exerce une fonction annihilatrice, il est une
antinature dont l’être vise à défaire ce qui est. Ses caractères du mul-
tiple et du négatif obscurcissent donc notre perception de son action
lorsqu’elle sévit dans le cours tumultueux des événements historiques.
Un exemple de cette manière de saisir le diable à l’œuvre dans le deve-
nir d’une nation et du monde tout en soulignant la grandeur morale
de l’être humain nous est donné par le Doktor Faustus de Thomas
Mann, publié en 1947 et tenu pour son ultime chef-d’œuvre.
    Le contexte de ce sombre livre est celui de ce que d’aucuns ont
appelé l’« abîme » ou la « catastrophe » allemande, à savoir le triomphe
puis l’anéantissement du IIIe Reich. Dans ce cadre historique de bou-
leversements s’esquisse, selon un jeu de résonances orchestrées par l’art
narratif de Thomas Mann, la vie du musicien Adrian Leverkühn, qui
en est le personnage central. Vie qui reflète ce qu’est au fond l’histoire
de l’Allemagne, hantée, selon l’auteur, par un démon dont la présence
n’est attestée que par le récit qu’en a fait Adrian Leverkühn à son ami

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     d’enfance Serenus Zeitblom, le narrateur. Pour autant le compte rendu
     des événements, qui reprend plus ou moins les accents de Mann lui-
     même remplissant à la radio américaine son rôle de praeceptor Germa-
     niae, reste accessoire au drame intérieur, à la tragédie de l’homme de
     génie inféodé à la transcendance du mal. Le « génie » ayant partie liée,
     pour Thomas Mann, avec « l’événement démoniaque et irrationnel »
     (1) qui y joue « un rôle inquiétant », qu’il s’agisse « d’un génie pur et
     authentique à la fois béni et infligé par Dieu » ou « d’un génie acquis
     et funeste, corruption coupable et morbide de dons naturels, résultat
     d’un effroyable pacte » (2).
         Cela dit, si l’ambition de ce livre consiste à reprendre le point de
     vue de la morale dans sa mise en garde contre toute tractation de
     l’homme avec les puissances du mal, sa grandeur réside dans le fait
     d’embrasser l’histoire de l’Allemagne et d’en donner une interprétation
     de grande portée. Marguerite Yourcenar,
                                                       Eryck de Rubercy, essayiste, critique,
     dans sa superbe étude sur Thomas Mann, auteur avec Dominique Le Buhan de
     remarquait avec beaucoup de justesse, Douze questions à Jean Beaufret à
     qu’« à coup sûr, l’ambigu Docteur Faustus propos de Martin Heidegger (Aubier,
                                                       1983 ; Pocket, 2011), est traducteur,
     semble parfois pouvoir se réduire à une allé- notamment de Max Kommerell, de
     gorie relativement simple de l’état politique Stefan George et d’August von Platen.
     de l’Allemagne, puisque à la fin de l’ouvrage Dernier ouvrage publié : la Matière
                                                       des arbres (Klincksieck, 2018).
     le personnage central est presque expressé-
     ment identifié avec la patrie allemande périssant du fait de l’aventure
     nazie » (3). Bien plus, ajoute-t-elle, on est tenté « de penser à Hitler
     et au millénium promis par lui au national-socialisme triomphant,
     dès le moment où l’esprit du mal, matérialisé sous la forme d’un petit
     homme mesquin et vulgaire, propose au tragique Leverkühn le pacte
     qui assurera à son génie un développement surhumain » (4).
         Ainsi le diable, qui apparaît à Adrian Leverkühn, possède-t-il les
     mêmes capacités d’adaptation et de déguisement que Méphistophélès
     dans Faust, qui représente l’éternel combat de l’homme entre le bien
     et le mal : le très célèbre Méphisto, né du génie du jeune Goethe, qui y
     est tantôt l’être mettant Dieu au défi au début du Livre de Job, tantôt
     un homme du monde dont les pouvoirs ne satisfont que piètrement
     ses aspirations de débauche. Personnage tiraillé entre un idéal noble et

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pur et l’assouvissement bestial et immédiat de ses passions. Et il n’est
pas jusqu’à son nom qui ne signale sa puanteur : Méphisto le méphi-
tique, source d’exhalaisons sulfureuses et infernales. Goethe hésite,
est-il un représentant des Enfers, le suppôt insignifiant de Belzébuth,
ou la personne qui elle-même est le mal ? Est-il un diable ou véritable-
ment le diable ? Quoi qu’il en soit, le Faust de Goethe meurt sauvé car,
toujours selon Marguerite Yourcenar, « l’humanisme de la Renaissance
revu par le rationalisme de l’ère des Lumières ne pouvait faire qu’il en
fût autrement, ni que l’aspiration infinie de l’homme fût en elle-même
un péché contre l’Esprit » (5), tandis qu’au contraire, dans le Faustus
de Mann, Adrian Leverkühn appartient à jamais au diable.
    Et Thomas Mann de se demander à son tour quel est le rang du
démon allemand dans l’armée infernale des diables et autres serviteurs
de Satan. Son interrogation sur la présence de forces démoniaques
s’y fait même brûlante au point de susciter la théorie d’une singula-
rité sinon d’une anomalie allemande. Théorie qui veut que le cours
apocalyptique pris par les événements soit le produit d’une voie par-
ticulière allemande, d’un Sonderweg, tant Thomas Mann est certain
qu’un démon hante suffisamment l’histoire de son pays pour y revenir
périodiquement. Et de situer ainsi sa réflexion dans une perspective
historique. Or sa réponse, en affirmant qu’une démence criminelle
n’est jamais si apocalyptique pour parvenir à offusquer la bonté dont
est capable l’homme, ne sombre pas dans le désespoir. D’ailleurs, tout
chez le narrateur, qui rapporte pour le lecteur le récit posthume de la
vie de son ami Adrian Leverkühn, invite à faire sienne la recherche
d’une certaine « noblesse de l’esprit ». La citation de l’Enfer de Dante
placée en épigraphe du livre, ajoutée après sa relecture par Thomas
Mann, résume à cet égard son impression finale, celle, en des temps
troublés, d’une « confiance antidiabolique », d’une foi en l’autre de
Méphistophélès.
    En tout cas, hasard ou pas, c’est en 1942, date à laquelle Thomas
Mann, exilé aux États-Unis, s’apprêtait à se mettre à la rédaction du Doc-
teur Faustus, que l’écrivain suisse Denis de Rougemont y faisait paraître
à New York son livre la Part du diable, né d’une interrogation sur le
nazisme et sur le phénomène de l’hitlérisme (6). Partant d’une phrase

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     de Baudelaire, « La plus belle ruse du diable est de nous persuader qu’il
     n’existe pas », son auteur tente d’abord d’y cerner la figure du diable, du
     malin, de l’imposteur. Car comment identifier celui-ci puisque « le pre-
     mier tour du diable est son incognito » (7) ? Comment dès lors dépouil-
     ler Lucifer des trop nombreux déguisements dont il se pare pour nous
     perdre ? C’est finalement dans la figure de Hitler que Rougemont trouve
     la manifestation la plus forte du diable. Ainsi celui que beaucoup avaient
     dès 1933 décrit comme subissant un envoûtement satanique, comme
     une sorte de possédé sinon de maniaque, avait-il réussi à communiquer
     à de grandes masses d’hommes la même passion démoniaque, et cela
     « par une espèce de contagion ou plutôt d’induction spirituelle », précise
     Rougemont avant d’expliquer que « son œuvre de tentateur a consisté
     à priver les individus du sentiment de leur responsabilité morale, donc
     du sens de leur culpabilité. En les fondant dans une masse passionnée,
     il exalte dans l’âme des plus déshérités une sensation de puissance invin-
     cible. Il leur répète les vieux slogans du diable ».
          Cependant la pire ruse de la puissance des ténèbres n’est-elle pas de
     nous inciter à admettre qu’elle s’est totalement incarnée en Hitler ? Car,
     si Hitler est le mal, tout le mal, nous appartenons au parti qui représente
     et possède le bien, tout le bien. Mais prenons garde, s’exclame Rouge-
     mont, « nous avons fait de Hitler une image du démon tout extérieure
     à notre réalité. Et, pendant que nous la regardions, fascinés, le démon
     est revenu par derrière nous tourmenter sous des déguisements qui ne
     pouvaient éveiller nos soupçons » (8). C’est que le diable est légion tant
     il trouve de formes dans les insignifiances, les lâchetés et les hypocrisies
     humaines. Sur le terrain politique, il est partout et nulle part, derrière
     les masques totalitaires aussi bien que derrière les masques démocrates.
     Rougemont d’énumérer les principaux démons qui guettent les démo-
     craties comme entre autres le « démon de la popularité » qui consiste,
     pour les dirigeants politiques, à tromper, à ruser et à flatter par des stra-
     tagèmes subtils. Et puis, avec une rare lucidité, Rougemont, emporté
     par l’esprit prophétique, imagine et prévoit en effet l’avènement d’un
     nouvel âge de l’humanité en se demandant si les démocraties pourront
     se sauver d’un pullulement de religions de l’immanence, de religions
     folles qui entameront la lutte contre le christianisme.

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   L’écrivain américain Norman Mailer est le dernier en date à avoir
personnifié le diable en Hitler. Son ultime roman encore publié de son
vivant en 2007, Un château en forêt, repose en effet sur cette affirma-
tion que Hitler, pour présenter dès son enfance tous les stigmates d’un
monstre, était une émanation du diable.

    « Hitler n’était pas un être humain ordinaire, il était
    habité par le diable. […] Il a décidé que les juifs étaient
    un virus, et qu’il fallait les éliminer pour sauver la civi-
    lisation […] Pour lui, tuer les juifs était plus important
    que de gagner la guerre. Il était habité par le démon, et
    on ne peut pas expliquer ça autrement. (9) »

    En tout cas, ce qui frappe, c’est que Hitler, se plaçant à l’opposé
du diable, utilise justement le mot « diable » dans Mein Kampf pour
désigner le juif quand on lit au chapitre sur « Le peuple et la race » :
« personne ne s’étonnera si, dans notre peuple, la personnification du
diable comme symbole de tout ce qui est mal prend la figure corpo-
relle du juif (10) ». De même avec le mot « démon » pour le marxisme
lorsqu’il déclare que « les auteurs responsables de cette maladie qui
avait infecté les peuples, avaient été de vrais démons : car seul le cer-
veau d’un monstre, non celui d’un homme, pouvait concevoir le plan
d’une organisation dont l’action devait avoir pour résultat dernier
l’effondrement de la civilisation » (11).
1. Thomas Mann, le Docteur Faustus, traduit par Louise Servicen, Albin Michel, 1950, p. 4.
2. Idem.
3. Marguerite Yourcenar, « Humanisme et hermétisme chez Thomas Mann » in Essais et mémoires, Galli-
mard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 188.
4. Idem.
5. Idem, p. 179.
6. Denis de Rougemont, la Part du diable, Gallimard, 1982.
7. Idem, p. 46.
8. Idem, p. 85.
9. Entretien de Norman Mailer dans Libération, 4 octobre 2007.
10. Adolf Hitler, Mein Kampf, Franz Eher Nachfolger, 1932, p. 355.
11. Adolf Hitler, Mon combat, traduction intégrale par Jean Gaudefroy-Demombynes et Augustin Cal-
mettes, Nouvelles éditions latines [Fernand Sorlot], 1934, p. 569.

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