Marianne et son âne Martin, si n'en parlions ?
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1 « Marianne et son âne Martin, si n’en parlions ? » par Michèle Gardré-Valière * Comme suite à l’article de La Petite Châtenette sur la fête du 14 juillet et de la chanson qui accompagnait l’envoi et qui figure dans ce numéro-ci d’Aguiaine (n° 263, nov.-déc. 2007, pp.17-18), sous le titre de Marianne et son âne Martin, je vous propose (pp. 25) quelques remarques sur les chansons relevant de la même rubrique (21) du Répertoire établi par Patrice Coirault et al. . L’auteure nous dit « tenir » cette chanson de sa grand-mère maternelle qui la détenait elle- même de sa propre grand-mère. C’est dire si ce texte chanté s’inscrit bien dans sa tradition orale familiale, aux origines lointaines et à des temps indéterminés. De son côté, une de nos informatrices de Champagne-Mouton (Charente), Marie Vidaud, nous dit un jour à propos d’une version qu’elle connaissait : « Celle-ci, c’est une chanson vraiment populaire ». Elle l’estimait ainsi en regard de toutes les autres, plus rares, qu’elle nous avait chantées et que nous avions enregistrées d’elle. « Populaire », en effet, elle l’est bien, comme le justifiera un rapide survol de la littérature ethnographique. Pour en juger, il suffit de se reporter au tome I du Répertoire des chansons françaises de tradition orale de Patrice Coirault (BNF, 1996), qui en a regroupé de nombreuses références, sous la rubrique 21 – LARCINS I, Filles au moulin, sous le numéro 2112, Marianne au moulin, ou L’âne mangé à la porte du Moulin. De son côté, l’ethnomusicologue Conrad Laforte, au Québec, propose, pour le corpus de textes comparables qu’il a pu compiler, la cote O-70, dans son volume II consacré aux chansons strophiques, avec pour titre générique : Marianne s’en va-t-au moulin. Ce choix de prénom pour l’héroïne, fait par les catalogueurs, doit pouvoir se légitimer eu égard à la fréquence de son apparition dans les textes. Certes ! Pourtant, un examen des versions qui nous apparaissent comme les plus anciennes ne plaide pas dans ce sens-là. En effet, la mention « première » remontant au XVe siècle, selon Gaston Paris, fait état d’une jeune femme répondant au prénom de Penotte, comme en témoignent les deux seuls vers qu’il nous en reste : « Penotte s’en va au moulin Dessus son asne Baudouyn. » Une version de 15361, que nous reproduisons ci-après, évite de nommer la jeune personne qu’elle représente seulement par : « La Jeusne Dame. »
2 La Jeusne Dame va au molin Dessus son asne Bauduin, Tout chargé de grenade2, La sombredondon Tout chargé de grenade, La sombredondon. Quand le mosnier la vit venir : « Belle, viendrez-vous moudre icy ? Et deschargerons l’asne ! » La sombredondon. Et deschargerons l’asne ! » La sombredondon. Tandis que le molin moloit, Le mosnier fesoit son devoir, Et le loup mangeoit l’asne ? La sombredondon. Et le loup mangeoit l’asne ? La sombredondon. Quant à J.B. Weckerlin3 il en a retenu une version qu’il situe en 1602 (pp. 232-233), c’est tout simplement « La Belle ». Il précise en outre qu’elle a été plusieurs fois éditée (Paris : 1600 ; Rouen : 1602 ; Poitiers : 1607...). En voici le texte établi par l’auteur du recueil : La Belle s’en va au moulin Dessus son âne beaudoin, Pour gaigner4 sa mouture. Lanfrin, lanfra, la mirligaudichon, La dondaine, la dondon, Pour gaigner sa mouture A l’ombre d’un buisson. Quand le musnier la vit venir, De rire ne se peut tenir : Voici la femme à l’asne, Lanfrin, lanfra... — Musnier, me moudras-tu mon grain ? — Ouy, Madame, je le veux bien, Vous moudrez la première, Lanfrin, lanfra... Tandis que le moulin mouloit Le musnier la belle baisoit Et le loup mengeoit l’asne Lanfrin, lanfra... Hélas, dit-elle, beau musnier,
3 Que maudit en soit le mestier, Le loup a mangé l’asne, Lanfrin, lanfra... « En ma bourse j’ay de l’argent, Prenez deus escus tout contant, Achaptez un autre asne, » Lanfrin, lanfra... La Belle s’en va au marché, Pour là un autre asne achapter, Achapta une asnesse, Lanfrin, lanfra... Quand son mary la vit venir De crier ne se peut tenir : Ce n’est pas là nostre asne ! Lanfrin, lanfra... Mary, tu as beu vin nouveau, Qui t’a faict troubler le cerveau, As mescongnu nostre asne, Lanfrin, lanfra... Voicy le joly mois de may, Que toutes bestes changent poil, Aussi a faict nostre asne, Lanfrin, lanfra... On aura constaté sans peine que le déroulement du texte est déjà bien établi au début du XVIIe siècle (refrain mis à part, comme bien souvent). Et cela seulement suffit à ne pas retenir l’hypothèse d’une chanson née pendant la Révolution sous le seul prétexte que l’héroïne porte le même prénom que la figure emblématique de la République : Marianne. D’ailleurs les appellatifs génériques de la chanson sont divers et tout autres avant cette période (Belle ; La Belle ; Penotte ; La Jeusne Dame...). Pour les temps post-révolutionnaires, sur vingt-neuf versions (dans un premier repérage) rassemblées par treize collecteurs, on en compte treize avec le prénom Marion (en français ou en occitan), onze avec Marianne et cinq avec d’autres prénoms voisins, tous à l’initiale en « M+a » : Madelon, Margot, Margui, Mariton, Marie-Jeanne, sauf Nanon ( qui apparaît seulement dans un refrain, cf. infra). Cependant si celui de Marion est bien représenté au XIXe siècle et jusqu’à nos jours, Marianne, lui, n’apparaît, sauf erreur, qu’au XXe siècle, parfois d’ailleurs en compétition, au sein du même texte, avec Marion, comme on le voit dans cet exemple de Saint-Romain-en-Charroux, en Pays civraisien5 : Quand Marianne s’en va-t-au moulin (bis) Assise sur son âne, Nanon de la Sambre dondon
4 Assise sur son âne, ma jolie Marion, ma jolie Marion Quand le meunier la vit venir (bis) De rire il put s’en retenir (bis) Attache là ton âne, Nanon de la Sambre dondon Attache là ton âne, ma jolie Marion, ma jolie Marion Pendant que le moulin moulait (bis) Le meunier la caressait (bis) Le loup caressait l’âne, Nanon de la Sambre dondon Le loup caressait l’âne, ma jolie Marion, ma jolie Marion Meunier, meunier, oh qu’as-tu fait (bis) Le loup a mangé l’âne, Nanon de la Sambre dondon Le loup a mangé l’âne, ma jolie Marion, ma jolie Marion. Prends sept écus dans ma sacoche (bis) T’iras acheter un âne, Nanon de la Sambre dondon T’iras acheter un âne, ma jolie Marion, ma jolie Marion. Quand son mari la vit venir (bis) De pleurs il ne peut se retenir (bis) Oh qu’as-tu fait de notre âne, Nanon de la Sambre dondon Oh qu’as-tu fait de notre âne, ma jolie Marion, ma jolie Marion. Mon âne avait les oreilles en rabattant (bis) Et le bout de la queue blanche, Nanon de la Sambre dondon Et le bout de la queue blanche, ma jolie Marion, ma jolie Marion. Mais tu sais bien qu’à la Saint-Michel (bis) Que tous les ânes changent de poils (bis) C’est ça qu’a fait notre âne, Nanon de la Sambre dondon C’est ça qu’a fait notre âne, ma jolie Marion, ma jolie Marion. On ne doit pas s’étonner de la vitalité et de la résistance du prénom Marion, dans la mesure où il était déjà attesté au XIe siècle et chanté au XIIIe siècle comme le montre Roger VAULTIER6 (1965 : p. 85) : « Le frère Daniel, un prédicateur du XIIIe siècle, a laissé au moins le titre d’une chanson en vogue de son temps, il s’écrie, en effet ‘Ô jour [de Noël] pourquoi as-tu été fait ?Est-ce pour être employé à chanter la Marion ?’ » Mais d’abord, un petit rappel historique et... citoyen. Marion a longtemps fait figure de « prénom rural », de « chambrère7 », comme nous l’avons entendu en 1970 de la bouche de notre propre grand-mère maternelle de Poursay-Garnaud (Charente-Maritime). Si Marianne fut porté dès le XVIe siècle comme prénom très populaire en raison de la double dédicace, chez les Catholiques, à la Sainte-Vierge Marie et à sa mère Anne, le terme Marianne comme symbole de la République8 est postérieur à la Révolution française. De fait, la figuration symbolique de La Liberté aurait pris naissance dès 1789, sous la forme de statues, vêtues à l’antique et coiffées principalement du bonnet phrygien, que l’on voit
5 s’ériger un peu partout en France. Mais l’historien Maurice Agulhon9 a bien reconnu que c’est en octobre 1792, au village de Puylaurens, dans le Tarn10, qu’elle a été nommée pour la première fois dans un texte de chanson11, imprimé en langue d’oc sous le titre La Garisou de Marianno (= La Guérison de Marianne), et dont l’argument repose sur la joie de « la malade » d’avoir recouvré son appétit à la suite de la « prise des Tuileries », le 10 août 1792. Notons que Frédéric Mistral l’avait déjà citée dans son illustre Trésor du Félibrige (1878-1886), non sans l’avoir qualifiée, vu ses orientations idéologiques et politiques, de « détestable chanson » (sic). On rapporte aussi que « Marianne » était le nom de code de sociétés secrètes républicaines qui s’étaient fixé pour objectif de mettre à bas le Second Empire. C’est pourquoi ce « prénom » a aussi été utilisé par les anti-républicains à l’encontre de la République française, mais celui-ci, ayant acquis une valeur de symbole, a perdu de fait toute sa valeur péjorative. Et pour cette raison, chaque mairie se dotera d’au moins un buste de Marianne à l’effigie d’une belle femme12, diffusé massivement à partir de 1880. Ainsi ce symbole de la République connaîtra- t-il son apothéose et sa sacralisation. On comprend que le rapprochement entre la fête nationale et la chanson de Mam’zelle Marianne ait pu être fait, d’autant que l’École laïque et républicaine l’a diffusée à sa manière, un tantinet expurgée de toute connotation érotique et sexuelle, et sur un refrain très rythmé, qui maintes fois a fait considérer cette chanson « d’école » comme une comptine, celle-la même que nous chantions à la sortie de l’école de Villeneuve-la-Comtesse (Charente - maritime), dans les années d’après-guerre. « Au p’tit trot, p’tit trot, p’tit trot, C’est le refrain de la meunière Au p’tit trot, p’tit trot, p’tit trot, C’est le refrain Du vieux moulin. » Si certains de nos informateurs ont conservé en mémoire cet héritage scolaire, d’autres véhiculent des textes à coup sûr beaucoup plus « historiques », comme en témoignent plusieurs versions au refrain de « la sombre dondon », déjà connu au XVIe siècle, et retrouvé encore « sur le terrain » dans les années 1970, quatre siècles plus tard. Belle longévité, donc, pour cette Marion-Marianne ! NOTES 1 Dans La Couronne et Fleur des chansons à troys (imprimé à Venise...). Cette référence est citée par Théodore Gérold, p. 57 de Chansons populaires des XVe et XVIe siècles, avec leurs mélodies, Genève Slatkine Reprints, 1976 (1re éd. Strasbourg, 1913). 2 « Grenade » est le calque français de l’occitan « granada » (du latin granata, abondante en grains) : littéralement, en français, « grainée », récolte de blé. 3 L’Ancienne chanson populaire en France (16e et 17e siècle), Paris, Garnier, 1887. 4 « Obtenir ». 5 Cf. L’Almanach du Poitevin 2008, Romorantin, CPE, p. 76, texte établi à partir de notre enquête du 1967 en Pays charlois (Vienne). (Phonogramme de Michel Valière, encore non indexé). Une autre version, parmi la dizaine entendues et recueillies en Pays civraisien, Quand Marion va-t-au moulin (La sombre dondon), que nous avions proposée lors d’un concours pédagogique en tant qu’enseignants et « chasseur de sons », a été diffusée le 30 mai 1970 sur France-Inter par l’ORTF. Ce sera là l’origine du prénom de notre fille, justement née ce même
6 jour (cf… Michel Valière, « Je l’appellerai Catherine… », dans Joël Clerget (dir.), Le Nom et la nomination : source, sens et pouvoir, Toulouse, ÉRÈS, 1990, p. 227-233). 6 Le folklore pendant la guerre de Cent ans d'après les lettres de rémission du Trésor des chartes), Paris, Librairie Guénégaud, 1965. 7 Chambrière, femme de chambre, servante. 8 Sur ce sujet, cf. Maurice Agulhon, Marianne au combat, l’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 180, Paris, 1979. 9 Discours d'ouverture du Colloque de Puylaurens " La Révolution vécue par la Province" 15 et 16 avril 1989 - Maurice Agulhon :"C'est bien en effet la chanson de Guillaume Lavabre, le chansonnier puylaurentais qui en donnant la première occurrence du prénom de Marianne pour désigner la République, fait de cette invention un fait méridional ou, pour mieux dire, occitan." Son manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale (Ye 3293) est le plus ancien témoin, ce qui autorise Puylaurens à se proclamer « Berceau occitan de Marianne » (cf. le site de notre ami et collègue : http://lamblard.typepad.com/weblog/2007/05/marianne_et_14_.html). Cf. aussi : Maurice Agulhon et Pierre Bonte, Marianne : les visages de la République, Gallimard (coll. La découverte), 1992, p. 18-19. 10 Cf. Michel Vovelle, « Cultes révolutionnaires et religions laïques », dans Jacques Le Goff et René Rémond (dir.) Histoire de la France Religieuse, t. 3, Paris, Seuil, 1991, pp. 510-526. 11 Composée par le chansonnier d’expression occitane mais aussi française, Guillaume Lavabre (1755-1845), cordonnier de son état, jacobin et de confession protestante, qui fut un temps instituteur. 12 Parmi les dernières en date, des actrices telles que Brigitte Bardot, Catherine Deneuve, Laetitia Casta, une animatrice de la télévision, Evelyne Thomas se sont prêté comme modèles de Marianne.
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