HOWARD ZINN COMBATTRE LE RACISME - Numilog

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HOWARD ZINN
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                            Combattre le racisme
             « Howard Zinn a été un des rares intellectuels non noirs à s’être
             penché avec autant d’intérêt et de perspicacité sur les souffrances
             et la résistance des Noirs dans la formation des États-Unis comme
                                                                                                                                  COMBATTRE LE RACISME
             démocratie et comme puissance impériale. »
                                                                    Cornel West                                                       Essais sur l’émancipation des Afro-Américains
             En 1956, Howard Zinn s’installe à Atlanta afin d’enseigner au                                                                                    Traduit de l’anglais par
             département d’histoire du Spelman College, un établissement                                                                                               Nicolas Calvé

                                                                                                           COMBATTRE LE RACISME
             d’enseignement supérieur uniquement fréquenté par des femmes
             noires. Arrivant de Boston, il découvre un Sud profond secoué par
                                                                                                                                                              Préface de Cornel West
             le mouvement des droits civiques, dans lequel le militantisme étu-
             diant joue un rôle important. Intellectuel capable de penser l’his-
             toire sans renoncer à la faire, Howard Zinn s’engage sans hésiter
             dans les luttes que mènent les Afro-Américains. Et le paie cher : en
             1963, on le licencie de Spelman en raison de ses positions contre
             la ségrégation.
                 Combattre le racisme raconte ces années de résistance tout en
             les replaçant dans la longue histoire des luttes contre l’esclavage
             et le racisme aux États-Unis. Dans une prose claire, sensible et
             vivante, Zinn nous livre ses réflexions sur les abolitionnistes, la
             marche de Selma à Montgomery, John F. Kennedy, les piquets de
             grève et, pour finir, son message aux étudiants de l’université de
             New York au sujet de la question de la race, dans un discours qu’il
             a prononcé à la veille de sa mort. Il exprime la conviction inébran-
             lable que les gens ont le pouvoir de changer les choses s’ils suivent
             ensemble la tradition américaine de la désobéissance civile.

             Howard Zinn (1922-2010) a enseigné à l’université de Boston plus
             de quarante ans. De lui, Lux a notamment publié La bombe. De
             l’inutilité des bombardements aériens (2011) et Une histoire popu-
             laire des États-Unis. De 1492 à nos jours (en coédition avec
             Agone, 2006).
                                                                                     Graphisme : chamaca

                                        Prix : 29,95 $ - 22 €
                                        ISBN 978-2-89833-024-7
                                        Collection « Mémoire des Amériques »
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combattre le racisme

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howard zinn

                     combattre
                     le racisme
                   Essais sur l’émancipation
                     des Afro-Américains

                       Préface de Cornel West

                 Traduit de l’anglais par Nicolas Calvé

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La collection « Mémoire des Amériques » est dirigée par David Ledoyen

           Dans la même collection

           – David Austin, Nègres noirs, nègres blancs. Race, sexe et politique dans les
              années 1960 à Montréal
           – Laura Castellanos, Le Mexique en armes. Guérilla et contre-insurrection
              1943-1981
           – Michel Chartrand, Charles Gagnon, Jacques Larue-Langlois, Robert
              Lemieux et Pierre Vallières, Le procès des Cinq
           – Frederick Douglass, Mémoires d’un esclave
           – Martin Duberman, Howard Zinn, une vie à gauche
           – Daniel Francis, Le péril rouge. La première guerre canadienne contre le
              terrorisme (1918-1919)
           – John Gilmore, Une histoire du jazz à Montréal
           – Jean-Pierre Le Glaunec, L’armé indigène. La défaite de Napoléon en Haïti
           – Martin Petitclerc et Martin Robert, Grève et paix. Une histoire des lois
              spéciales au Québec
           – Vladimir Pozner, Les États-Désunis
           – Arnaud Theurillat-Cloutier, Printemps de force. Une histoire du
              mouvement étudiant au Québec (1958-2013)
           – Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis. De 1492 à nos jours
           – Dave Zirin, Une histoire populaire du sport aux États-Unis

           © Howard Zinn, 2011
           Titre original : Zinn on Race
           Seven Stories Press, New York

           © Lux Éditeur, 2022
           www.luxediteur.com

           Image de la couverture : Flip Schulke / Corbis / Getty Images
           ­Manifestation en appui au Black Panther Party.

           Dépôt légal : 2e trimestre 2022
           Bibliothèque et Archives Canada
           Bibliothèque et Archives nationales du Québec

           ISBN : 978-2-89833-024-7
           ISBN (pdf) : 978-2-89833-026-1
           ISBN (epub) : 978-2-89833-025-4

           Ouvrage publié avec le concours du Programme de crédit d’impôt du
           gouvernement du Québec et de la SODEC. Nous reconnaissons l’aide
           financière du gouvernement du Canada pour nos activités d’édition.

Racisme.indb 6                                                                        2022-03-02 3:58 p.m.
liste des sigles et acronymes

             AASS    American Anti-Slavery Society (Société
                     antiesclavagiste des États-Unis)
             CORE    Congress of Racial Equality (Rassemblement
                     pour l’égalité raciale)
             NAACP   National Association for the Advancement of
                     Colored People (Association nationale pour
                     la promotion des gens de couleur)
             NSA     National Student Association (Association
                     nationale des étudiants des États-Unis)
             SCLC    Southern Christian Leadership Conference
                     (Conférence du leadership chrétien du Sud)
             SNCC    Student Nonviolent Coordinating Committee
                     (Comité de coordination non violent des
                     étudiants)
             SRC     Southern Regional Council (Conseil régional
                     du Sud)
             WPA     Works Progress Administration (Agence pour
                     l’avancement des travaux)

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Il n’est pas difficile d’imaginer ce que Martin Luther King
                         nous dirait aujourd’hui. Je crois qu’il condamnerait
                          la politique guerrière et le militarisme de l’actuelle
                            administration comme il a dénoncé les politiques
                       de l’administration Johnson. Je crois qu’il réclamerait
                  qu’on cesse de mobiliser l’immense richesse du pays pour
                   la guerre et le militarisme, et qu’on utilise plutôt celle-ci
                        pour offrir à chaque personne – à chaque personne –
                    ce dont elle a besoin pour profiter de la vie, ce qui inclut
                      des soins de santé gratuits pour tout le monde. Je crois
                     qu’il exigerait de la classe politique – et nous presserait
                       d’exiger de la classe politique – non pas les semblants
                                    de réformes dont elle bavarde au Congrès,
                                        mais des changements fondamentaux.
                                  Howard Zinn, discours de réception du prix
                                          humanitaire Martin-Luther-King-Jr.
                                  de l’université de New York, 21 janvier 2010

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préface
                                                               Cornel West

             H      oward Zinn fut l’un des plus grands intellectuels
                     démocrates de l’histoire de l’Empire américain.
             Animé d’un amour profond des gens ordinaires, il s’est
             battu avec conviction pour améliorer leur sort. Il envisa-
             geait l’histoire et la société du point de vue de ces humains
             que Frantz Fanon appelait les « damnés de la terre » : les
             pauvres, les travailleurs, les femmes, les gais et les lesbiennes,
             les Autochtones d’Amérique, les Hispaniques, les Asia-
             tiques, les Juifs, les Arabes et, surtout, les Afro-­Américains.
             En fait, Howard Zinn a été un des rares intellectuels non
             noirs à s’être penché avec autant d’intérêt et de perspica-
             cité sur les souffrances et la résistance des Noirs dans la
             formation des États-Unis comme démocratie et comme
             puissance impériale. Parmi ses collègues, seuls Eric Foner et
             David Brion Davis, deux des plus grands historiens vivants,
             partagent sa perspective. Plus qu’eux, cependant, Zinn était
             un intellectuel militant qui passait en douceur de la biblio-
             thèque à la rue, du bureau au centre de détention, de la salle
             de classe au rassemblement politique. Son influence sur le
             grand public a été plus forte que celle de tout autre intellec-
             tuel de sa génération. Par sa remarquable érudition, son
             courage politique et son charisme, il a laissé une empreinte

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12                                      combattre le racisme

           indélébile. J’éprouve un amour et un respect incommen-
           surables pour brother Howard. En tant qu’homme noir
           qui cherche à lier vie de l’esprit et lutte pour la liberté, j’ai
           toujours su que brother Howard était présent – digne de
           confiance, fiable, fidèle à notre dur combat pour la justice.
                Aux côtés des pauvres et des travailleurs du monde
           entier, Howard Zinn était un grand coureur de fond.
           Comme il est doux de se remémorer son sourire tendre,
           son esprit subtil, son courage inébranlable et son cœur
           affectueux ! Son précieux héritage doit être préservé. À la
           fois vifs et denses, ses écrits sur la question raciale rappel­
           lent que, malgré le passage d’Obama à la Maison-­Blanche,
           l’Empire américain recèle encore des formes de racisme
           institutionnel et structurel qui imprègnent les écoles, les
           prisons, les lieux de travail, le cinéma, la télévision, le web.
           Ne laissons jamais quiconque étouffer la voix de Howard
           Zinn comme l’auraient souhaité le gouvernement des
           États-Unis et le FBI !
                                                 Princeton, février 2021

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chapitre 1

                   la mystique sudiste (1963)

             Je ne cherchais pas expressément du travail dans une uni­
             versité noire. En 1956, alors que j’étais sur le point d’obtenir
             mon doctorat de l’université Columbia, je connaissais à
             peine l’existence de tels établissements quand on m’a pré-
             senté le recteur de l’université Spelman, institution d’ensei-
             gnement supérieur pour Afro-Américaines située à Atlanta,
             en Géorgie. Celui-ci m’a proposé un poste alléchant, soit celui
             de directeur du département d’histoire et de sciences sociales.
             Mon épouse, notre fils, notre fille et moi allions ainsi passer
             sept ans au sein de la communauté noire d’Atlanta. Ce furent
             certainement les sept années les plus intéressantes de ma vie.
             J’ai vite fait de m’impliquer, aux côtés de mes étudiantes,
             dans ce qu’on a fini par appeler affectueusement « le mou­
             vement ». Je ne voyais pas comment j’aurais pu enseigner les
             notions de liberté et de démocratie en classe tout en restant
             muet sur leur absence à l’extérieur de la classe. Je suis devenu
             à la fois participant et observateur de la lutte pour la liberté
             et l’égalité que les Noirs du Sud menaient avec de plus en
             plus d’ardeur contre le vieil ordre ségrégationniste sudiste.
             De vieilles idées préconçues sur le Sud et ses habitants, noirs
             comme blancs, étaient alors fortement remises en ques-
             tion. J’ai fait parvenir un article à la rédaction du Harper’s
             Maga­zine, qui, à ma grande surprise, l’a accepté. Il consti-
             tuerait la base d’un long article que j’écrirais pour le numéro

Racisme.indb 13                                                         2022-03-02 3:58 p.m.
14                                       combattre le racisme

           d’hiver 1963-1964 de la revue The American Scholar et qui
           deviendrait l’avant-propos de mon livre intitulé The Southern
           Mystique1.
                Est-ce que je maintiens tous mes propos de l’époque sur
           la question raciale aux États-Unis ? Si tel était le cas, il fau-
           drait en conclure que je n’ai rien retenu de toutes ces années
           d’agitation. Je n’écrirais certainement pas ce texte de la même
           façon aujourd’hui, mais j’ose croire que ce que j’y affirme est
           resté valable, si bien que je le reproduis ici tel quel, sans la
           moindre honte.

           T     out dernièrement, j’ai constaté que l’évolution la
                   plus frappante que connaît actuellement le sud des
           États-Unis n’est pas tant le processus de déségrégation
           en cours que le début de la fin d’une mystique dont les
           ­Américains ont toujours entouré la région.
                 Alors que, par une nuit du mois d’août 1956, sous une
            forte pluie, j’entrais dans Atlanta en voiture en compagnie
            de mon épouse et de mes deux bambins qui venaient de
            s’éveiller pour observer le scintillement des lumières de
            la ville sur la chaussée mouillée, je me suis trouvé plongé
            dans cette mystique comme l’aurait été n’importe quel visi-
            teur. Depuis le début de cette dernière journée de route,
            les gens n’avaient plus le même accent ni la même appa-
            rence, les arbres et les champs semblaient différents, l’air
            lui-même avait une autre odeur. Nous venions d’arriver
            dans le Sud, le mystérieux et terrifiant Deep South, impré-
            gné de sang et d’histoire, décor des romans de William
            Faulkner ainsi que des écrits de Margaret Mitchell et de
            Wilbur J. Cash. L’Atlanta blanche avait été ravagée et ne
            l’avait pas oublié. Les Noirs avaient été des esclaves et ne
            l’avaient pas oublié. Les gens du Nord, eux, étaient des

              1. Howard Zinn, The Southern Mystique, Chicago, Haymarket Books,
           2014 [1964].

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chapitre 1. la mystique sudiste (1963)15

             étrangers, peu importe la durée de leur séjour, et ne l’ou-
             blieraient jamais.
                  Atlanta, la Géorgie, les Carolines ont un je ne sais quoi
             qui les distingue, comme si un couperet géant les avait
             séparées du reste du pays : le soleil y est plus chaud, le sol
             y est plus rouge, les gens y sont plus noirs, plus blancs, l’air
             y est plus doux, plus lourd. Mais, au-delà de la dimension
             physique, au-delà des dehors et de l’odeur énigmatiques
             de ce coin de pays, se trouve un élément plus déterminant,
             qui remonte à la culture du coton et à l’esclavage, et dont
             les racines plongent aussi loin qu’on puisse imaginer – un
             brouillard invisible qui enveloppe l’ensemble du Deep
             South, désorientant la justice et voilant les regards, un
             brouillard que la raison ne saurait dissiper.
                  Six années et demie se sont écoulées. Je les ai vécues
             dans la communauté noire du Deep South, laquelle est
             souvent qualifiée de matrice du mystère du Sud. J’y ai passé
             l’essentiel de mon temps en compagnie de mes remarqua­
             bles étudiantes de Spelman, mais aussi avec leurs dignes
             camarades masculins de l’université Morehouse, située de
             l’autre côté de la rue, avec le corps professoral hétéroclite
             des universités noires (constitué de Blancs et de Noirs, de
             discrets et d’emportés, de conservateurs et de gauchistes),
             avec des recteurs et des gens d’affaires issus de la bourgeoi-
             sie noire, et avec des familles noires démunies qui vivaient
             dans des bicoques et dont les enfants jouaient avec les
             nôtres sur la pelouse du campus. C’est de là que j’ai pu
             m’aventurer sous la lumière aveuglante du Sud blanc, ou
             me réfugier, à l’abri des regards, dans la tranquillité de l’œil
             du cyclone, où des gens de toutes les couleurs se rencon­
             trent en leur qualité d’êtres humains.
                  La mystique sudiste planait toujours, même en ce bel
             après-midi de printemps où nous bavardions calmement
             en classe. Parfois, le brouillard s’épaississait soudain, impla-
             cable et étouffant. On nous a expulsés, mes étudiantes et

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           moi, de la tribune de l’Assemblée générale de Géorgie
           sous les cris rauques de son président. Par une nuit ­d’hiver
           cauchemardesque, on m’a arrêté et envoyé derrière les
           barreaux. Un jour, nous avons marché par centaines vers
           le Capitole de l’État, où des soldats casqués nous atten-
           daient, fusil à la main et masque à gaz au visage. Au casse-
           croûte d’un grand magasin, un groupe de dix personnes,
           dont j’étais, a fait un sit-in en silence pendant que le gérant
           tamisait l’éclairage, fermait la cuisine et empilait les chaises
           sur les tables. J’ai fait quatre heures de route en direction
           d’Albany, dans la Black Belt géorgienne, pour parler à une
           de mes étudiantes à travers la fenêtre grillagée de la prison
           ceinturée d’une clôture de barbelés où elle était incarcé-
           rée. C’est aussi à Albany, chef-lieu du comté de Dougherty,
           que je me suis assis dans le bureau d’un shérif qui, un
           mois auparavant, avait sauvagement battu un jeune avocat
           noir à coups de bâton. Mais nulle part ailleurs en Géorgie
           la mystique sudiste n’était-elle aussi concrète et suffocante
           qu’au crépuscule sur un chemin de terre du comté de Lee,
           pays du coton et de l’arachide où justice et raison n’avaient
           jamais mis les pieds, où la nuit précédente on avait tiré sur
           une ferme appartenant à l’agriculteur noir James Mays,
           les balles sifflant autour des têtes d’enfants endormis.
                 Malgré tout, je puis affirmer, après avoir vécu intensé-
           ment ces six années parmi les plus intenses de l’histoire du
           Deep South, que la mystique sudiste est en train de s’étio-
           ler, pour moi comme pour d’autres. Le Sud reste la région
           la plus épouvantable des États-Unis. Parce qu’il regorge de
           héros. Le Sud est à la fois monstrueux et merveilleux. Tous
           les clichés qui perdurent à son sujet, tous les stéréotypes
           qui circulent à propos de sa population, blanche comme
           noire, sont fondés ; mille autres caractéristiques, aussi
           complexes que subtiles, sont vraies elles aussi. Le Sud n’a
           rien perdu de son attrait. Mais il a perdu son mystère. J’ai-
           merais vous expliquer ce phénomène en vous parlant des

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chapitre 1. la mystique sudiste (1963)17

             deux groupes qui ont été au cœur du mystère : les Blancs
             et les Noirs du Deep South.
                  Bien que la peau foncée du Noir puisse inspirer le
             mystère, c’est l’habitant blanc du Sud qu’on a enveloppé
             d’une grande énigme nationale. Cela malgré la blancheur
             de sa peau, sur laquelle défauts, boutons et souillures sont
             plus visibles – blancheur non avilie par le sang slave et latin
             qui coule dans les veines des gens du Nord, blancheur res-
             tée homogène par le simple expédient qui consiste à balan-
             cer derrière le mur, de préférence la nuit, tout rejeton issu
             d’une relation sexuelle mixte. Son mystère, l’habitant blanc
             du Sud le doit à un trait assez saillant chez lui pour le dis-
             tinguer de tout autre Américain. Ce trait, c’est son racisme.
                  Bien entendu, les autres Blancs ont eux aussi des pré-
             jugés raciaux. Mais ceux de l’habitant blanc du sud des
             États-Unis présentent une particularité. C’est avec prag-
             matisme et indifférence que le Yankee exclut le Noir de
             certaines sphères de la vie quotidienne. Pour sa part, l’im-
             périaliste britannique était condescendant et sûr de lui.
             L’habitant blanc du Sud, lui, éprouve pour le Noir un senti-
             ment où se mêlent violence et passion meurtrière. Sa haine
             est devenue un canon de la pensée américaine, canon bien
             ancré dans notre conscience et notre littérature (et dans la
             littérature européenne, comme en fait foi, par exemple, La
             putain respectueuse de Sartre2). Plus important encore, tan-
             dis que les signes extérieurs de ce racisme sautent aux yeux,
             le pourquoi de ce sentiment irraisonné reste quant à lui un
             mystère.
                  En 1957, peu après que la Cour suprême des États-
             Unis eut statué que la discrimination raciale dans les
             écoles publiques était inconstitutionnelle, le journaliste
             John Bartlow Martin publiait un livre intitulé The Deep

                  2. Jean-Paul Sartre, « La putain respectueuse » [1946], dans Théâtre,
             t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1947.

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           South Says “Never” (Le Deep South dit « Jamais »). Il y fai-
           sait état d’une haine mystique indéracinable, si profonde
           et invisible chez le Blanc du Sud qu’aucun vent de change­
           ment social ne pourrait en venir à bout. Après avoir passé
           un an dans le Deep South à côtoyer les personnes blanches
           décrites par l’auteur, je me suis dit qu’il se trompait proba­
           blement. Six ans plus tard, j’en étais convaincu. Les préju-
           gés, la discrimination et la haine raciale sont des problèmes
           réels qui inspirent la méchanceté, voire le meurtre. Et, pour
           quiconque les considère avec attention, ces sentiments n’ont
           rien de mystérieux.
                 Je ne m’attarderai pas sur leur cause, car, dès qu’on
           affirme que le cœur d’un problème se résume à sa cause,
           on y encastre un élément qui non seulement déconcerte
           les gens, mais, pire encore, les paralyse. En plus d’être com-
           plexe, la causalité peut se révéler insoluble (comme le sou-
           tiennent certains nouveaux philosophes), faire partie des
           casse-tête métaphysiques issus de la propension de l’être
           humain à dresser des obstacles verbaux entre lui et la réa-
           lité. Pourquoi ne pas faire fi du problème philosophique
           général de la cause et se concentrer sur l’effet ? Mon argu-
           ment est d’une simplicité éhontée : si l’on peut obtenir un
           résultat escompté, il n’y a plus de mystère. On peut donc
           arrêter de se casser la tête avec la cause des préjugés, et se
           limiter aux aspects sur lesquels on peut agir. Le physicien
           peut encore ignorer ce qui se cache vraiment derrière la
           transformation de la matière en énergie, mais, s’il découvre
           un moyen de libérer cette énergie, il aura accompli un
           exploit prodigieux.

           Atlanta se situe dans le Deep South. Comme toute ville de
           la région, elle compte son lot de cinglés, de sympathisants
           du Ku Klux Klan, de suprémacistes blancs, de lyncheurs de
           salon et de policiers véreux. Si le Deep South a dit « jamais »,
           Atlanta l’a dit aussi. En 1958, une ségrégation étanche y

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chapitre 1. la mystique sudiste (1963)19

             sévissait. En 1963, les autobus sont déségrégués, de même
             que les bibliothèques publiques, les gares, certains théâtres
             et restaurants du centre-ville, les casse-croûtes des grands
             magasins, l’opéra, l’auditorium municipal, les écoles publi­
             ques, les universités publiques et privées, plusieurs hôtels,
             les brigades en civil de la police, le service d’incendie,
             l’équipe de baseball, les courts de tennis, les parcs, les ter-
             rains de golf, la Chambre de commerce, plusieurs associa-
             tions professionnelles, le comité local du Parti démocrate
             et même le Sénat de l’Assemblée générale de Géorgie !
                   Les raisons de tous ces changements sont évidentes.
             On peut les énumérer superficiellement comme suit : une
             administration municipale flexible, une classe d’intel­
             lectuels noirs, un mouvement étudiant déterminé, une
             bande de progressistes qui mettent un peu de sel cosmo-
             polite sur le jambon Talmadge3. Mais ces forces ne repré-
             sentent qu’une minorité de la population. L’immense
             majorité des 350 000 habitants d’Atlanta considèrent encore
             les Noirs comme inférieurs et préféreraient vivre dans une
             société ségréguée. Ils auraient été assez nombreux pour
             empêcher la plupart des changements (par des émeutes,
             des élections ou des boycottages) s’ils s’en étaient assez sou-
             ciés. Mais ils sont restés les bras croisés et ont accepté une
             série de transformations fondamentales de la structure
             sociojuridique de la ville en ne protestant que du bout des
             lèvres.
                   Les préjugés persistent dans l’esprit de l’habitant blanc
             du Sud ; ils le préoccupent, mais pas suffisamment. Autre-
             ment dit, s’il reste attaché à la ségrégation, il accorde plus
             d’importance à d’autres aspects de sa vie. Ici se trouve une

                3. Sénateur de 1957 à 1981, Herman Talmadge (1913-2002) s’est
             opposé à l’arrêt de la Cour suprême interdisant la ségrégation dans les
             écoles publiques et a continué de défendre la ségrégation pendant
             presque toute sa carrière. [NdT]

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           clé pour élucider le mystère des préjugés raciaux du Sud.
           Les désirs de l’habitant blanc du Sud sont classés selon
           une hiérarchie dans laquelle la ségrégation est loin d’oc-
           cuper le premier rang : réaliser des profits, avoir du pou-
           voir politique, éviter la prison, être approuvé par ses pairs,
           se conformer aux choix de la collectivité... Si la déségré­
           gation a pu être mise en œuvre à divers degrés dans une
           centaine de localités du Deep South malgré la persistance
           d’un sentiment antinoir, c’est tout simplement parce que
           la satisfaction de l’un ou l’autre de ces désirs, qui occupent
           un rang plus élevé dans l’échelle de valeurs du Blanc du
           Sud, aurait été menacée si ce dernier n’avait pas cédé.
                 Sauf en contexte de recherche universitaire, il est donc
           inutile de sonder le brouillard qui enveloppe inévitable-
           ment la question philosophique de la cause des préjugés
           raciaux. Pour s’attaquer au racisme du Sud, il convient
           plutôt de déterminer quelle valeur chaque groupe de Blancs
           d’une collectivité donnée juge la plus importante et de
           planifier un ensemble de tactiques (négociation, boycot-
           tage, poursuite, élection, manifestation) conséquentes. De
           façon plus ou moins consciente, les tribunaux fédéraux et
           les leaders noirs du Sud ont poursuivi un tel objectif ; une
           utilisation délibérée de la notion de hiérarchie des valeurs
           pourrait donner des résultats encore plus spectaculaires.
                 L’habitant blanc du Sud présente les mêmes simplici-
           tés et les mêmes complexités que les autres êtres humains,
           quelle que soit la couleur de leur peau ou la région où ils
           vivent : il éprouve des besoins biologiques qu’il cherche à
           satisfaire comme il le peut ; s’y ajoutent d’autres désirs
           transmis par la culture, lesquels, parce qu’ils sont souvent
           contradictoires, l’amènent à établir inconsciemment une
           hiérarchie de priorités qui lui permet de faire des choix. Il
           est soumis à des impératifs économiques et à l’ambition.
           En outre, si la théorie jungienne et les concepts de la socio-
           logie des rôles sont justes (et je crois qu’ils le sont), il a

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Chapitre 12. Liberté universitaire : collaboration et
             résistance (1982).........................................................227
           Chapitre 13. Personne n’est illégal (2006).....................253
           Chapitre 14. Entretien avec Howard Zinn (2008).........261
           Suggestions de lecture.....................................................269
           À propos de l’auteur.......................................................273

Racisme.indb 278                                                                      2022-03-02 3:58 p.m.
Racisme.indb 279   2022-03-02 3:58 p.m.
cet ouvrage a été imprimé en avril
                          2022 sur les presses des ateliers de
                          l’imprimerie marquis pour le compte de
                          lux, éditeur à l’enseigne d’un chien d’or
                          de légende dessiné par robert lapalme

                           La mise en page est de Claude Bergeron

                          La révision du texte est de Cécile Delbecchi

                                          Lux Éditeur
                                    C.P. 83578, BP Garnier
                                    Montréal (QC) H2J 4E9

                                   Diffusion et distribution
                                   Au Canada : Flammarion
                                 En Europe : Harmonia Mundi

                                      Imprimé au Québec
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16-Acheve-Quebec.indd 2                                                  2022-03-02 1:35 p.m.
HOWARD ZINN
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                                                                                                           HOWARD ZINN
                            Combattre le racisme
             « Howard Zinn a été un des rares intellectuels non noirs à s’être
             penché avec autant d’intérêt et de perspicacité sur les souffrances
             et la résistance des Noirs dans la formation des États-Unis comme
                                                                                                                                  COMBATTRE LE RACISME
             démocratie et comme puissance impériale. »
                                                                    Cornel West                                                       Essais sur l’émancipation des Afro-Américains
             En 1956, Howard Zinn s’installe à Atlanta afin d’enseigner au                                                                                    Traduit de l’anglais par
             département d’histoire du Spelman College, un établissement                                                                                               Nicolas Calvé

                                                                                                           COMBATTRE LE RACISME
             d’enseignement supérieur uniquement fréquenté par des femmes
             noires. Arrivant de Boston, il découvre un Sud profond secoué par
             le mouvement des droits civiques, dans lequel le militantisme étu-
                                                                                                                                                              Préface de Cornel West
             diant joue un rôle important. Intellectuel capable de penser l’his-
             toire sans renoncer à la faire, Howard Zinn s’engage sans hésiter
             dans les luttes que mènent les Afro-Américains. Et le paie cher : en
             1963, on le licencie de Spelman en raison de ses positions contre
             la ségrégation.
                 Combattre le racisme raconte ces années de résistance tout en
             les replaçant dans la longue histoire des luttes contre l’esclavage
             et le racisme aux États-Unis. Dans une prose claire, sensible et
             vivante, Zinn nous livre ses réflexions sur les abolitionnistes, la
             marche de Selma à Montgomery, John F. Kennedy, les piquets de
             grève et, pour finir, son message aux étudiants de l’université de
             New York au sujet de la question de la race, dans un discours qu’il
             a prononcé à la veille de sa mort. Il exprime la conviction inébran-
             lable que les gens ont le pouvoir de changer les choses s’ils suivent
             ensemble la tradition américaine de la désobéissance civile.

             Howard Zinn (1922-2010) a enseigné à l’université de Boston plus
             de quarante ans. De lui, Lux a notamment publié La bombe. De
             l’inutilité des bombardements aériens (2011) et Une histoire popu-
             laire des États-Unis. De 1492 à nos jours (en coédition avec
             Agone, 2006).
                                                                                     Graphisme : chamaca

                                        Collection « Mémoire des Amériques »
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