HOWARD ZINN COMBATTRE LE RACISME - Numilog
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HOWARD ZINN couv_combattre-le-racisme-qc-final.qxp_couv_zinn_reimp2.qxd 22-03-03 15:03 Page1 HOWARD ZINN Combattre le racisme « Howard Zinn a été un des rares intellectuels non noirs à s’être penché avec autant d’intérêt et de perspicacité sur les souffrances et la résistance des Noirs dans la formation des États-Unis comme COMBATTRE LE RACISME démocratie et comme puissance impériale. » Cornel West Essais sur l’émancipation des Afro-Américains En 1956, Howard Zinn s’installe à Atlanta afin d’enseigner au Traduit de l’anglais par département d’histoire du Spelman College, un établissement Nicolas Calvé COMBATTRE LE RACISME d’enseignement supérieur uniquement fréquenté par des femmes noires. Arrivant de Boston, il découvre un Sud profond secoué par Préface de Cornel West le mouvement des droits civiques, dans lequel le militantisme étu- diant joue un rôle important. Intellectuel capable de penser l’his- toire sans renoncer à la faire, Howard Zinn s’engage sans hésiter dans les luttes que mènent les Afro-Américains. Et le paie cher : en 1963, on le licencie de Spelman en raison de ses positions contre la ségrégation. Combattre le racisme raconte ces années de résistance tout en les replaçant dans la longue histoire des luttes contre l’esclavage et le racisme aux États-Unis. Dans une prose claire, sensible et vivante, Zinn nous livre ses réflexions sur les abolitionnistes, la marche de Selma à Montgomery, John F. Kennedy, les piquets de grève et, pour finir, son message aux étudiants de l’université de New York au sujet de la question de la race, dans un discours qu’il a prononcé à la veille de sa mort. Il exprime la conviction inébran- lable que les gens ont le pouvoir de changer les choses s’ils suivent ensemble la tradition américaine de la désobéissance civile. Howard Zinn (1922-2010) a enseigné à l’université de Boston plus de quarante ans. De lui, Lux a notamment publié La bombe. De l’inutilité des bombardements aériens (2011) et Une histoire popu- laire des États-Unis. De 1492 à nos jours (en coédition avec Agone, 2006). Graphisme : chamaca Prix : 29,95 $ - 22 € ISBN 978-2-89833-024-7 Collection « Mémoire des Amériques »
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combattre le racisme Racisme.indb 3 2022-03-02 3:58 p.m.
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howard zinn combattre le racisme Essais sur l’émancipation des Afro-Américains Préface de Cornel West Traduit de l’anglais par Nicolas Calvé Racisme.indb 5 2022-03-02 3:58 p.m.
La collection « Mémoire des Amériques » est dirigée par David Ledoyen Dans la même collection – David Austin, Nègres noirs, nègres blancs. Race, sexe et politique dans les années 1960 à Montréal – Laura Castellanos, Le Mexique en armes. Guérilla et contre-insurrection 1943-1981 – Michel Chartrand, Charles Gagnon, Jacques Larue-Langlois, Robert Lemieux et Pierre Vallières, Le procès des Cinq – Frederick Douglass, Mémoires d’un esclave – Martin Duberman, Howard Zinn, une vie à gauche – Daniel Francis, Le péril rouge. La première guerre canadienne contre le terrorisme (1918-1919) – John Gilmore, Une histoire du jazz à Montréal – Jean-Pierre Le Glaunec, L’armé indigène. La défaite de Napoléon en Haïti – Martin Petitclerc et Martin Robert, Grève et paix. Une histoire des lois spéciales au Québec – Vladimir Pozner, Les États-Désunis – Arnaud Theurillat-Cloutier, Printemps de force. Une histoire du mouvement étudiant au Québec (1958-2013) – Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis. De 1492 à nos jours – Dave Zirin, Une histoire populaire du sport aux États-Unis © Howard Zinn, 2011 Titre original : Zinn on Race Seven Stories Press, New York © Lux Éditeur, 2022 www.luxediteur.com Image de la couverture : Flip Schulke / Corbis / Getty Images Manifestation en appui au Black Panther Party. Dépôt légal : 2e trimestre 2022 Bibliothèque et Archives Canada Bibliothèque et Archives nationales du Québec ISBN : 978-2-89833-024-7 ISBN (pdf) : 978-2-89833-026-1 ISBN (epub) : 978-2-89833-025-4 Ouvrage publié avec le concours du Programme de crédit d’impôt du gouvernement du Québec et de la SODEC. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada pour nos activités d’édition. Racisme.indb 6 2022-03-02 3:58 p.m.
liste des sigles et acronymes AASS American Anti-Slavery Society (Société antiesclavagiste des États-Unis) CORE Congress of Racial Equality (Rassemblement pour l’égalité raciale) NAACP National Association for the Advancement of Colored People (Association nationale pour la promotion des gens de couleur) NSA National Student Association (Association nationale des étudiants des États-Unis) SCLC Southern Christian Leadership Conference (Conférence du leadership chrétien du Sud) SNCC Student Nonviolent Coordinating Committee (Comité de coordination non violent des étudiants) SRC Southern Regional Council (Conseil régional du Sud) WPA Works Progress Administration (Agence pour l’avancement des travaux) Racisme.indb 7 2022-03-02 3:58 p.m.
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Il n’est pas difficile d’imaginer ce que Martin Luther King nous dirait aujourd’hui. Je crois qu’il condamnerait la politique guerrière et le militarisme de l’actuelle administration comme il a dénoncé les politiques de l’administration Johnson. Je crois qu’il réclamerait qu’on cesse de mobiliser l’immense richesse du pays pour la guerre et le militarisme, et qu’on utilise plutôt celle-ci pour offrir à chaque personne – à chaque personne – ce dont elle a besoin pour profiter de la vie, ce qui inclut des soins de santé gratuits pour tout le monde. Je crois qu’il exigerait de la classe politique – et nous presserait d’exiger de la classe politique – non pas les semblants de réformes dont elle bavarde au Congrès, mais des changements fondamentaux. Howard Zinn, discours de réception du prix humanitaire Martin-Luther-King-Jr. de l’université de New York, 21 janvier 2010 Racisme.indb 9 2022-03-02 3:58 p.m.
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préface Cornel West H oward Zinn fut l’un des plus grands intellectuels démocrates de l’histoire de l’Empire américain. Animé d’un amour profond des gens ordinaires, il s’est battu avec conviction pour améliorer leur sort. Il envisa- geait l’histoire et la société du point de vue de ces humains que Frantz Fanon appelait les « damnés de la terre » : les pauvres, les travailleurs, les femmes, les gais et les lesbiennes, les Autochtones d’Amérique, les Hispaniques, les Asia- tiques, les Juifs, les Arabes et, surtout, les Afro-Américains. En fait, Howard Zinn a été un des rares intellectuels non noirs à s’être penché avec autant d’intérêt et de perspica- cité sur les souffrances et la résistance des Noirs dans la formation des États-Unis comme démocratie et comme puissance impériale. Parmi ses collègues, seuls Eric Foner et David Brion Davis, deux des plus grands historiens vivants, partagent sa perspective. Plus qu’eux, cependant, Zinn était un intellectuel militant qui passait en douceur de la biblio- thèque à la rue, du bureau au centre de détention, de la salle de classe au rassemblement politique. Son influence sur le grand public a été plus forte que celle de tout autre intellec- tuel de sa génération. Par sa remarquable érudition, son courage politique et son charisme, il a laissé une empreinte Racisme.indb 11 2022-03-02 3:58 p.m.
12 combattre le racisme indélébile. J’éprouve un amour et un respect incommen- surables pour brother Howard. En tant qu’homme noir qui cherche à lier vie de l’esprit et lutte pour la liberté, j’ai toujours su que brother Howard était présent – digne de confiance, fiable, fidèle à notre dur combat pour la justice. Aux côtés des pauvres et des travailleurs du monde entier, Howard Zinn était un grand coureur de fond. Comme il est doux de se remémorer son sourire tendre, son esprit subtil, son courage inébranlable et son cœur affectueux ! Son précieux héritage doit être préservé. À la fois vifs et denses, ses écrits sur la question raciale rappel lent que, malgré le passage d’Obama à la Maison-Blanche, l’Empire américain recèle encore des formes de racisme institutionnel et structurel qui imprègnent les écoles, les prisons, les lieux de travail, le cinéma, la télévision, le web. Ne laissons jamais quiconque étouffer la voix de Howard Zinn comme l’auraient souhaité le gouvernement des États-Unis et le FBI ! Princeton, février 2021 Racisme.indb 12 2022-03-02 3:58 p.m.
chapitre 1 la mystique sudiste (1963) Je ne cherchais pas expressément du travail dans une uni versité noire. En 1956, alors que j’étais sur le point d’obtenir mon doctorat de l’université Columbia, je connaissais à peine l’existence de tels établissements quand on m’a pré- senté le recteur de l’université Spelman, institution d’ensei- gnement supérieur pour Afro-Américaines située à Atlanta, en Géorgie. Celui-ci m’a proposé un poste alléchant, soit celui de directeur du département d’histoire et de sciences sociales. Mon épouse, notre fils, notre fille et moi allions ainsi passer sept ans au sein de la communauté noire d’Atlanta. Ce furent certainement les sept années les plus intéressantes de ma vie. J’ai vite fait de m’impliquer, aux côtés de mes étudiantes, dans ce qu’on a fini par appeler affectueusement « le mou vement ». Je ne voyais pas comment j’aurais pu enseigner les notions de liberté et de démocratie en classe tout en restant muet sur leur absence à l’extérieur de la classe. Je suis devenu à la fois participant et observateur de la lutte pour la liberté et l’égalité que les Noirs du Sud menaient avec de plus en plus d’ardeur contre le vieil ordre ségrégationniste sudiste. De vieilles idées préconçues sur le Sud et ses habitants, noirs comme blancs, étaient alors fortement remises en ques- tion. J’ai fait parvenir un article à la rédaction du Harper’s Magazine, qui, à ma grande surprise, l’a accepté. Il consti- tuerait la base d’un long article que j’écrirais pour le numéro Racisme.indb 13 2022-03-02 3:58 p.m.
14 combattre le racisme d’hiver 1963-1964 de la revue The American Scholar et qui deviendrait l’avant-propos de mon livre intitulé The Southern Mystique1. Est-ce que je maintiens tous mes propos de l’époque sur la question raciale aux États-Unis ? Si tel était le cas, il fau- drait en conclure que je n’ai rien retenu de toutes ces années d’agitation. Je n’écrirais certainement pas ce texte de la même façon aujourd’hui, mais j’ose croire que ce que j’y affirme est resté valable, si bien que je le reproduis ici tel quel, sans la moindre honte. T out dernièrement, j’ai constaté que l’évolution la plus frappante que connaît actuellement le sud des États-Unis n’est pas tant le processus de déségrégation en cours que le début de la fin d’une mystique dont les Américains ont toujours entouré la région. Alors que, par une nuit du mois d’août 1956, sous une forte pluie, j’entrais dans Atlanta en voiture en compagnie de mon épouse et de mes deux bambins qui venaient de s’éveiller pour observer le scintillement des lumières de la ville sur la chaussée mouillée, je me suis trouvé plongé dans cette mystique comme l’aurait été n’importe quel visi- teur. Depuis le début de cette dernière journée de route, les gens n’avaient plus le même accent ni la même appa- rence, les arbres et les champs semblaient différents, l’air lui-même avait une autre odeur. Nous venions d’arriver dans le Sud, le mystérieux et terrifiant Deep South, impré- gné de sang et d’histoire, décor des romans de William Faulkner ainsi que des écrits de Margaret Mitchell et de Wilbur J. Cash. L’Atlanta blanche avait été ravagée et ne l’avait pas oublié. Les Noirs avaient été des esclaves et ne l’avaient pas oublié. Les gens du Nord, eux, étaient des 1. Howard Zinn, The Southern Mystique, Chicago, Haymarket Books, 2014 [1964]. Racisme.indb 14 2022-03-02 3:58 p.m.
chapitre 1. la mystique sudiste (1963)15 étrangers, peu importe la durée de leur séjour, et ne l’ou- blieraient jamais. Atlanta, la Géorgie, les Carolines ont un je ne sais quoi qui les distingue, comme si un couperet géant les avait séparées du reste du pays : le soleil y est plus chaud, le sol y est plus rouge, les gens y sont plus noirs, plus blancs, l’air y est plus doux, plus lourd. Mais, au-delà de la dimension physique, au-delà des dehors et de l’odeur énigmatiques de ce coin de pays, se trouve un élément plus déterminant, qui remonte à la culture du coton et à l’esclavage, et dont les racines plongent aussi loin qu’on puisse imaginer – un brouillard invisible qui enveloppe l’ensemble du Deep South, désorientant la justice et voilant les regards, un brouillard que la raison ne saurait dissiper. Six années et demie se sont écoulées. Je les ai vécues dans la communauté noire du Deep South, laquelle est souvent qualifiée de matrice du mystère du Sud. J’y ai passé l’essentiel de mon temps en compagnie de mes remarqua bles étudiantes de Spelman, mais aussi avec leurs dignes camarades masculins de l’université Morehouse, située de l’autre côté de la rue, avec le corps professoral hétéroclite des universités noires (constitué de Blancs et de Noirs, de discrets et d’emportés, de conservateurs et de gauchistes), avec des recteurs et des gens d’affaires issus de la bourgeoi- sie noire, et avec des familles noires démunies qui vivaient dans des bicoques et dont les enfants jouaient avec les nôtres sur la pelouse du campus. C’est de là que j’ai pu m’aventurer sous la lumière aveuglante du Sud blanc, ou me réfugier, à l’abri des regards, dans la tranquillité de l’œil du cyclone, où des gens de toutes les couleurs se rencon trent en leur qualité d’êtres humains. La mystique sudiste planait toujours, même en ce bel après-midi de printemps où nous bavardions calmement en classe. Parfois, le brouillard s’épaississait soudain, impla- cable et étouffant. On nous a expulsés, mes étudiantes et Racisme.indb 15 2022-03-02 3:58 p.m.
16 combattre le racisme moi, de la tribune de l’Assemblée générale de Géorgie sous les cris rauques de son président. Par une nuit d’hiver cauchemardesque, on m’a arrêté et envoyé derrière les barreaux. Un jour, nous avons marché par centaines vers le Capitole de l’État, où des soldats casqués nous atten- daient, fusil à la main et masque à gaz au visage. Au casse- croûte d’un grand magasin, un groupe de dix personnes, dont j’étais, a fait un sit-in en silence pendant que le gérant tamisait l’éclairage, fermait la cuisine et empilait les chaises sur les tables. J’ai fait quatre heures de route en direction d’Albany, dans la Black Belt géorgienne, pour parler à une de mes étudiantes à travers la fenêtre grillagée de la prison ceinturée d’une clôture de barbelés où elle était incarcé- rée. C’est aussi à Albany, chef-lieu du comté de Dougherty, que je me suis assis dans le bureau d’un shérif qui, un mois auparavant, avait sauvagement battu un jeune avocat noir à coups de bâton. Mais nulle part ailleurs en Géorgie la mystique sudiste n’était-elle aussi concrète et suffocante qu’au crépuscule sur un chemin de terre du comté de Lee, pays du coton et de l’arachide où justice et raison n’avaient jamais mis les pieds, où la nuit précédente on avait tiré sur une ferme appartenant à l’agriculteur noir James Mays, les balles sifflant autour des têtes d’enfants endormis. Malgré tout, je puis affirmer, après avoir vécu intensé- ment ces six années parmi les plus intenses de l’histoire du Deep South, que la mystique sudiste est en train de s’étio- ler, pour moi comme pour d’autres. Le Sud reste la région la plus épouvantable des États-Unis. Parce qu’il regorge de héros. Le Sud est à la fois monstrueux et merveilleux. Tous les clichés qui perdurent à son sujet, tous les stéréotypes qui circulent à propos de sa population, blanche comme noire, sont fondés ; mille autres caractéristiques, aussi complexes que subtiles, sont vraies elles aussi. Le Sud n’a rien perdu de son attrait. Mais il a perdu son mystère. J’ai- merais vous expliquer ce phénomène en vous parlant des Racisme.indb 16 2022-03-02 3:58 p.m.
chapitre 1. la mystique sudiste (1963)17 deux groupes qui ont été au cœur du mystère : les Blancs et les Noirs du Deep South. Bien que la peau foncée du Noir puisse inspirer le mystère, c’est l’habitant blanc du Sud qu’on a enveloppé d’une grande énigme nationale. Cela malgré la blancheur de sa peau, sur laquelle défauts, boutons et souillures sont plus visibles – blancheur non avilie par le sang slave et latin qui coule dans les veines des gens du Nord, blancheur res- tée homogène par le simple expédient qui consiste à balan- cer derrière le mur, de préférence la nuit, tout rejeton issu d’une relation sexuelle mixte. Son mystère, l’habitant blanc du Sud le doit à un trait assez saillant chez lui pour le dis- tinguer de tout autre Américain. Ce trait, c’est son racisme. Bien entendu, les autres Blancs ont eux aussi des pré- jugés raciaux. Mais ceux de l’habitant blanc du sud des États-Unis présentent une particularité. C’est avec prag- matisme et indifférence que le Yankee exclut le Noir de certaines sphères de la vie quotidienne. Pour sa part, l’im- périaliste britannique était condescendant et sûr de lui. L’habitant blanc du Sud, lui, éprouve pour le Noir un senti- ment où se mêlent violence et passion meurtrière. Sa haine est devenue un canon de la pensée américaine, canon bien ancré dans notre conscience et notre littérature (et dans la littérature européenne, comme en fait foi, par exemple, La putain respectueuse de Sartre2). Plus important encore, tan- dis que les signes extérieurs de ce racisme sautent aux yeux, le pourquoi de ce sentiment irraisonné reste quant à lui un mystère. En 1957, peu après que la Cour suprême des États- Unis eut statué que la discrimination raciale dans les écoles publiques était inconstitutionnelle, le journaliste John Bartlow Martin publiait un livre intitulé The Deep 2. Jean-Paul Sartre, « La putain respectueuse » [1946], dans Théâtre, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1947. Racisme.indb 17 2022-03-02 3:58 p.m.
18 combattre le racisme South Says “Never” (Le Deep South dit « Jamais »). Il y fai- sait état d’une haine mystique indéracinable, si profonde et invisible chez le Blanc du Sud qu’aucun vent de change ment social ne pourrait en venir à bout. Après avoir passé un an dans le Deep South à côtoyer les personnes blanches décrites par l’auteur, je me suis dit qu’il se trompait proba blement. Six ans plus tard, j’en étais convaincu. Les préju- gés, la discrimination et la haine raciale sont des problèmes réels qui inspirent la méchanceté, voire le meurtre. Et, pour quiconque les considère avec attention, ces sentiments n’ont rien de mystérieux. Je ne m’attarderai pas sur leur cause, car, dès qu’on affirme que le cœur d’un problème se résume à sa cause, on y encastre un élément qui non seulement déconcerte les gens, mais, pire encore, les paralyse. En plus d’être com- plexe, la causalité peut se révéler insoluble (comme le sou- tiennent certains nouveaux philosophes), faire partie des casse-tête métaphysiques issus de la propension de l’être humain à dresser des obstacles verbaux entre lui et la réa- lité. Pourquoi ne pas faire fi du problème philosophique général de la cause et se concentrer sur l’effet ? Mon argu- ment est d’une simplicité éhontée : si l’on peut obtenir un résultat escompté, il n’y a plus de mystère. On peut donc arrêter de se casser la tête avec la cause des préjugés, et se limiter aux aspects sur lesquels on peut agir. Le physicien peut encore ignorer ce qui se cache vraiment derrière la transformation de la matière en énergie, mais, s’il découvre un moyen de libérer cette énergie, il aura accompli un exploit prodigieux. Atlanta se situe dans le Deep South. Comme toute ville de la région, elle compte son lot de cinglés, de sympathisants du Ku Klux Klan, de suprémacistes blancs, de lyncheurs de salon et de policiers véreux. Si le Deep South a dit « jamais », Atlanta l’a dit aussi. En 1958, une ségrégation étanche y Racisme.indb 18 2022-03-02 3:58 p.m.
chapitre 1. la mystique sudiste (1963)19 sévissait. En 1963, les autobus sont déségrégués, de même que les bibliothèques publiques, les gares, certains théâtres et restaurants du centre-ville, les casse-croûtes des grands magasins, l’opéra, l’auditorium municipal, les écoles publi ques, les universités publiques et privées, plusieurs hôtels, les brigades en civil de la police, le service d’incendie, l’équipe de baseball, les courts de tennis, les parcs, les ter- rains de golf, la Chambre de commerce, plusieurs associa- tions professionnelles, le comité local du Parti démocrate et même le Sénat de l’Assemblée générale de Géorgie ! Les raisons de tous ces changements sont évidentes. On peut les énumérer superficiellement comme suit : une administration municipale flexible, une classe d’intel lectuels noirs, un mouvement étudiant déterminé, une bande de progressistes qui mettent un peu de sel cosmo- polite sur le jambon Talmadge3. Mais ces forces ne repré- sentent qu’une minorité de la population. L’immense majorité des 350 000 habitants d’Atlanta considèrent encore les Noirs comme inférieurs et préféreraient vivre dans une société ségréguée. Ils auraient été assez nombreux pour empêcher la plupart des changements (par des émeutes, des élections ou des boycottages) s’ils s’en étaient assez sou- ciés. Mais ils sont restés les bras croisés et ont accepté une série de transformations fondamentales de la structure sociojuridique de la ville en ne protestant que du bout des lèvres. Les préjugés persistent dans l’esprit de l’habitant blanc du Sud ; ils le préoccupent, mais pas suffisamment. Autre- ment dit, s’il reste attaché à la ségrégation, il accorde plus d’importance à d’autres aspects de sa vie. Ici se trouve une 3. Sénateur de 1957 à 1981, Herman Talmadge (1913-2002) s’est opposé à l’arrêt de la Cour suprême interdisant la ségrégation dans les écoles publiques et a continué de défendre la ségrégation pendant presque toute sa carrière. [NdT] Racisme.indb 19 2022-03-02 3:58 p.m.
20 combattre le racisme clé pour élucider le mystère des préjugés raciaux du Sud. Les désirs de l’habitant blanc du Sud sont classés selon une hiérarchie dans laquelle la ségrégation est loin d’oc- cuper le premier rang : réaliser des profits, avoir du pou- voir politique, éviter la prison, être approuvé par ses pairs, se conformer aux choix de la collectivité... Si la déségré gation a pu être mise en œuvre à divers degrés dans une centaine de localités du Deep South malgré la persistance d’un sentiment antinoir, c’est tout simplement parce que la satisfaction de l’un ou l’autre de ces désirs, qui occupent un rang plus élevé dans l’échelle de valeurs du Blanc du Sud, aurait été menacée si ce dernier n’avait pas cédé. Sauf en contexte de recherche universitaire, il est donc inutile de sonder le brouillard qui enveloppe inévitable- ment la question philosophique de la cause des préjugés raciaux. Pour s’attaquer au racisme du Sud, il convient plutôt de déterminer quelle valeur chaque groupe de Blancs d’une collectivité donnée juge la plus importante et de planifier un ensemble de tactiques (négociation, boycot- tage, poursuite, élection, manifestation) conséquentes. De façon plus ou moins consciente, les tribunaux fédéraux et les leaders noirs du Sud ont poursuivi un tel objectif ; une utilisation délibérée de la notion de hiérarchie des valeurs pourrait donner des résultats encore plus spectaculaires. L’habitant blanc du Sud présente les mêmes simplici- tés et les mêmes complexités que les autres êtres humains, quelle que soit la couleur de leur peau ou la région où ils vivent : il éprouve des besoins biologiques qu’il cherche à satisfaire comme il le peut ; s’y ajoutent d’autres désirs transmis par la culture, lesquels, parce qu’ils sont souvent contradictoires, l’amènent à établir inconsciemment une hiérarchie de priorités qui lui permet de faire des choix. Il est soumis à des impératifs économiques et à l’ambition. En outre, si la théorie jungienne et les concepts de la socio- logie des rôles sont justes (et je crois qu’ils le sont), il a Racisme.indb 20 2022-03-02 3:58 p.m.
Chapitre 12. Liberté universitaire : collaboration et résistance (1982).........................................................227 Chapitre 13. Personne n’est illégal (2006).....................253 Chapitre 14. Entretien avec Howard Zinn (2008).........261 Suggestions de lecture.....................................................269 À propos de l’auteur.......................................................273 Racisme.indb 278 2022-03-02 3:58 p.m.
Racisme.indb 279 2022-03-02 3:58 p.m.
cet ouvrage a été imprimé en avril 2022 sur les presses des ateliers de l’imprimerie marquis pour le compte de lux, éditeur à l’enseigne d’un chien d’or de légende dessiné par robert lapalme La mise en page est de Claude Bergeron La révision du texte est de Cécile Delbecchi Lux Éditeur C.P. 83578, BP Garnier Montréal (QC) H2J 4E9 Diffusion et distribution Au Canada : Flammarion En Europe : Harmonia Mundi Imprimé au Québec sur papier recyclé 100 % postconsommation 16-Acheve-Quebec.indd 2 2022-03-02 1:35 p.m.
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