L'échec est-il une maladie ? - DOSSIER LES CONDUITES D'ÉCHEC - Guillaume von der Weid
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
DOSSIER LES CONDUITES D’ÉCHEC L’échec est-il une maladie ? L’échec n’est pas seulement un accident regrettable, il peut être aussi un événement soutenu, approfondi, voire intentionnellement provoqué. Mais pourquoi se mettre soi- même en échec ? Et si cette conduite est maladive, comment pourrait-elle être soignée ? L’échec est redouté comme un la plus irrémédiable, et le roi la plus prise de conscience ou une résolution jugement, une sanction, une blessure peut- importante. Ce serait ainsi une erreur – morale renverse, ou s’impose-t-elle au être plus grave qu’une atteinte physique, au premier sens – de traiter l’échec à la contraire à l’individu comme une maladie parce que le corps sait souvent mieux façon des manuels de développement ou une fatalité, une défaillance dont la se réparer que l’esprit. On le redoute au personnel qui se contentent d’expliquer causalité matérielle condamne l’esprit à point d’en être tétanisé, de s’épuiser à aux gens heureux comment habiller intel- des combats fantomatiques ? s’en prémunir et parfois de le causer par ligemment leurs petites contrariétés. Si – Et du coup, dernière question : est-il pos- la crainte même qu’on en a. l’échec n’est pas indépassable, comme sible d’aider des personnes qui se jugent Et pourtant, l’échec est à la fois utile et un crime impardonnable ou un serment en échec, qui se mettent elles-mêmes en inévitable. Utile pour avancer quand on impossible, il n’est qu’une dramatisation échec, et semblent ainsi délibérément ne sait pas tout, inévitable pour vivre des anicroches de l’ennui bourgeois. choisir le malheur dont on voudrait les gué- quand on ne contrôle pas tout. Mais – La première question qui se pose donc rir ? Comment soigner contre les malades, peut-on encore le considérer comme un est : d’où vient l’échec, qui est un juge- et supporter soi-même l’éventuel échec du échec lorsqu’il nous permet d’apprendre ? ment subjectif de terminaison plutôt soin ? Où la liberté individuelle des uns Suis-je vraiment en échec quand je le qu’une réalité objective de progression ? appelle paradoxalement la foi des autres. dépasse ? De même, en quoi un échec Comment se fait-il qu’un individu se nécessaire, c’est-à-dire une conséquence juge en échec, alors qu’il pourrait se L’ASSISE DU NARCISSISME indépendante de mes choix, est-il encore considérer en progrès s’il envisageait Si les animaux ne connaissent pas un échec ? Dans le premier cas, on parlera l’insuccès comme une étape – certes l’échec, c’est qu’ils ne jouent pas au d’étape – certes difficile, ou laborieuse, ou négative mais peut-être d’autant plus loto. Ils ne reportent pas à plus tard leur humiliante – dans l’autre d’accident, ou instructive – dans la réalisation de son bonheur. Pour échouer, il faut être séparé de malheur. Il faut ainsi distinguer deux projet ? Question d’autant plus cruciale de ce qu’on convoite par un vide que nous types d’échec : celui qui est apparent, que cet échec n’est pas seulement un avons introduit dans la nature, quand temporaire, lié à la logique isolée d’une jugement théorique sur le passé, mais un nous avons voulu la faire plus grande, action et qui sera dépassé, et celui qui engagement pratique sur l’avenir, auquel plus rapide, plus riche qu’elle n’était. est réel et termine quelque chose abso- le jugement d’échec met un terme (« Je L’échec est en effet la réaction à un pro- lument. C’est ce qu’appuie l’étymologie n’y arriverai jamais », « J’ai échoué pour jet contrarié. Tandis que les actions des du mot, qui vient du persan shâh mât : toujours », « Je suis nul »). végétaux sont internes et immanentes, « le roi est mort ». La mort est la chose Autrement dit, comment l’échec conta- que celles des animaux sont externes mais mine-t-il un individu qui finit par le cher- immédiates, les actions humaines sont cher, de façon plus ou moins délibérée, externes et médiates, à distance de leur comme l’issue de situations où la réus- objectif : elles réclament un apprentissage, site paraît d’emblée soit impossible, soit une délibération, la mise en œuvre de © Lucien Ruimy. Guillaume VON DER WEID intolérable ? moyens complexes, l’attente, le concours – Deuxième question : cette conduite d’autrui, l’incertitude, bref, ce que Sim- Professeur de philosophie, d’échec est-elle pathologique ? Appar- mel appelle l’allongement de la chaîne intervenant à Sciences-po Paris et à l’Essec. tient-elle à la sphère des choix qu’une téléologique (c’est-à-dire l’enchaînement 30 SANTÉ MENTALE | 229 | JUIN 2018
DOSSIER LES CONDUITES D’ÉCHEC de la finalité des choses) et qui est, selon de soi (3). Combien d’enfants mal aimés le veut. L’enfant qui boude le sait bien : lui, intrinsèquement lié à l’utilisation de recherchent, durant toute leur vie, dans son échec est une revanche, une force, l’argent (1) : l’arbre pompe ses nutriments un combat à la fois enragé et mélanco- une attestation de soi. L’adulte aussi, qui de la terre, le prédateur attaque sa proie, lique, l’écho réparateur de cette première claque les portes, hurle, s’assomme de l’être humain remplit un tableur pour bénédiction manquante ? C’est cette quête jeux, de drogues, de paroles, se suicide : imputer le coût des mètres carrés immo- d’approbation qui, infiltrée derrière le la destruction est sûre, et spectaculaire bilisés sur le chiffre d’affaires annuel rideau des yeux de l’autre (4), imbibe (6) ; on s’y affirme davantage que par une d’une entreprise qui lui versera un salaire tous nos projets personnels, profession- réussite réelle, toujours précaire, limitée, à la fin du mois sur son compte bancaire. nels, sociaux, nous rendant si sensibles le critiquable. La peur d’échouer peut rendre C’est le jeu entre chaque maillon qui aug- succès ou l’échec. Le gain ou la perte qui l’échec désirable. « Quand l’âme reçoit mente le risque de brisure : l’imputation en découle, exactement comme aux jeux une trop grande souffrance, il lui vient du calcul est fausse, ou révèle un déficit d’argent, n’est en réalité qu’un prétexte un appétit de malheur », dit Camus (7). rédhibitoire, ou le poste convoité est pris à cette revendication intime. C’est l’inertie d’une impuissance initiale par quelqu’un d’autre ou l’on est tout Or c’est précisément la qualité du narcis- qui vient dévaster les petits arrangements simplement remplacé par une machine. sisme intégré dans l’enfance qui rend l’in- nécessaires aux réussites quotidiennes. L’échec, c’est la décorrélation entre le dividu plus ou moins capable de surmonter La meilleure façon de surmonter certaines désir humain et la réalité sociale dont il ses échecs, à la manière d’une batterie humiliations, c’est de se les approprier réclame l’adoubement. On veut autre chose rechargeable, ou plutôt d’un moteur qui en faisant comme si elles avaient été que moi, et c’est bien normal puisque pourrait s’alimenter d’une grande diversité choisies, et quelle meilleure preuve que tout le monde veut la même chose ou à de carburants, y compris de ses propres de les provoquer à nouveau (8) ? Le mal- peu près, et dans tous les cas m’évincer. résidus (5). Un narcissisme bien assis heur n’est ainsi plus un échec qui vient L’action humaine, par sa complexité et sa dépassera échecs et désapprobations frapper l’individu, mais son affirmation compétition, renforce son bénéfice mais comme des accidents ou même des défis absolue, inconditionnelle. On se colle au fragilise sa réussite. alors qu’à l’inverse, les individus en insé- malheur comme le boxeur éreinté à son Seulement, s’il ne s’agissait que de cela, curité affective y verront la confirmation de adversaire, pour échapper à ses coups. il n’y aurait que des questions d’organi- leur manque de valeur, la révélation d’un sation collective, et non d’échecs indivi- être plutôt que la correction d’un acte. LE NORMAL ET LE PATHOLOGIQUE duels. Il faudrait sécuriser les chaînons, Les uns s’alimenteront de leur succès, Ce qui débouche sur la question de la distribuer les tâches, mutualiser les res- des à-côtés de leurs échecs, voire de leurs pathologie : en quoi une conduite d’échec, sources à la manière d’un corps dont échecs eux-mêmes perçus comme des c’est-à-dire la tendance, non plus seulement chaque organe contribue au fonctionne- incitations à redoubler d’effort, les autres à interpréter ses échecs comme signes ment, ou une fourmilière dont chaque en seront écrasés, qui ployaient déjà sous d’une insuffisance personnelle, mais à les fourmi remplit un besoin. Or, le but de les difficultés de leurs tentatives voire les causer soi-même, est-elle une maladie ? la collaboration humaine n’est pas juste aspérités de leur réussite. Car on pourrait dessiner trois routes, l’une la survie, le confort ou même l’enrichis- où l’échec apparent devient une étape au sement indéfini, mais la reconnaissance, L’ÉCHEC COMME UNE REVANCHE… regard des succès ou des réorientations la prédominance, la réussite individuelle. D’où deux routes alternatives à ce qui qui le suivent, l’autre où l’échec s’installe Être aimé de nos parents puis de nos n’est pas encore un échec mais un trébu- comme une révélation ou une confirmation proches, retenir leur attention, déclencher chement : l’indifférence relative, condui- de l’insuffisance de l’individu, et une troi- leur approbation, c’est là non seulement sant à de nouvelles tentatives qui feront sième où celui-ci va répéter l’échec, le pro- notre première impulsion lorsque nous apparaître rétrospectivement l’échec voquer, soit par autosabotage sur le chemin naissons à la conscience, mais le foyer comme une étape dont le désagrément du succès, soit par fixation de buts ou de de notre personnalité et le moteur de était précisément l’aiguillon, ou bien la contraintes irréalistes. Il me semble que ces notre éducation. Le processus de subjec- vexation, qui en déduira un jugement sans deux dernières routes sont une modulation tivation implique qu’un autre s’adresse appel. Mais si l’échec n’est rien d’autre d’une même réaction consistant à utiliser à moi comme à une personne, et donc qu’un cul-de-sac subjectif, pourquoi se les événements malheureux pour valider un se comporte comme si j’existais déjà, et l’infliger à soi-même ? sentiment préconçu. La conduite d’échec renfermais par conséquent une valeur (2). C’est que la conclusion de l’échec est ras- à proprement parler ne serait alors qu’une Démarche primordiale dont le snobisme surante, et le choix du définitif gratifiant. radicalisation du jugement d’échec. Que consistant à ignorer les personnes dans La réussite ne se définit pas seulement par je rate un concours, me fasse rejeter lors une interaction sociale est l’exact inverse, l’obtention du bénéfice de mes actions, d’une tentative amoureuse ou fasse faillite, et a une signification aussi violente que mais aussi par le fait même d’atteindre je peux repasser le concours, reporter mon cet amour a de vertus créatrices. Alors mon objectif, indépendamment de ses affection sur quelqu’un d’autre, recréer une même qu’il n’y a encore pour l’enfant dans bienfaits. En travaillant, je peux réussir entreprise ou me reconvertir. Rester bloqué cette première relation, aucun enjeu réel, à gagner mon indépendance financière, sur l’échec, c’est le causer subjectivement ; tout son avenir social s’y joue. Winnicott mais aussi à me faire virer. Il y a réus- c’est aimer sa perte (9) ; l’autosabotage n’en y voit le moment fondateur où le « vrai site dans les deux cas, même si l’intérêt est que le prolongement concret. soi » pourra se déployer, ou au contraire matériel de la deuxième est moins clair. Mais où s’arrêtent les pouvoirs de l’alchi- s’atrophier derrière un « faux soi » de Aussi peut-on décider d’échouer, quand mie narcissique transformant le plomb de façade, destiné à couvrir une mésestime il paraît impossible de réussir comme on l’échec en or de l’étape, et où commence 32 SANTÉ MENTALE | 229 | JUIN 2018
LES CONDUITES D’ÉCHEC DOSSIER © Lucien Ruimy. SANTÉ MENTALE | 229 | JUIN 2018 33
DOSSIER LES CONDUITES D’ÉCHEC le sortilège du désamour infantile ? Quelle le réel pour se verrouiller. Comment juger – Le deuxième obstacle, plus délicat, frontière entre complainte légitime et qu’un individu est passé d’une réaction concerne le soignant lui-même, qui n’est complaisance maladive ? normale de découragement à la réaction pas seulement confronté à une défail- Il faut d’abord s’entendre sur la notion de catastrophique de la conduite d’échec ? Le lance physiologique, objective, mais à maladie. Si l’on en croit la définition de principe en étant non seulement subjectif, une résistance subjective (voir aussi l’ar- Canguilhem, la maladie est une normativité mais coulé dans une vision du monde ticle de J.-P. Vignat, p. 36). L’ennemi, biologique de qualité inférieure à la santé cohérente, on ne le peut pas plus que en un sens, c’est la victime elle-même (10). Or, cette conduite d’échec est bien de démontrer la beauté d’une œuvre d’art qu’on doit aider, ou aimer, même dans une normativité inférieure de la vie : elle ou la folie d’un délire de persécution. On sa conduite autodestructrice. Comme fait des choix négatifs, interrompt des pro- peut juste constater le problème face dit Proust, il faut aimer l’orgueil triom- jets, casse des dynamiques, tout en produi- à ses effets indiscutables, comme la phant et non « le vaincre par un plus sant des sentiments inhibants et pénibles. maigreur cadavérique de l’anorexique, puissant orgueil » (14). Problématique C’est moins un échec de la vie – qui serait l’ivresse camouflée de l’alcoolique ou qu’on retrouve avec ces autres conduites la mort, suivant l’étymologie du mot –, mais l’isolement complet du paranoïaque (12). d’échec que sont les addictions – à la une conduite adaptative à un problème que Mais alors, est-ce trop tard pour agir ? fois par la déréliction sociale qu’elles la vie ne parvient pas à résoudre autrement. Serions-nous condamnés à l’échec ? entraînent et les tentatives d’arrêts La capacité d’adaptation aux conditions qu’elles désavouent. Peut-on prendre externes, qui est le signe de la santé selon LE SOIN DES CONDUITES D’ÉCHEC soin de quelqu’un qui produit sa propre Canguilhem, se trouve monopolisée par la Ce qui nous renvoie à la dernière question, maladie ? Comment traiter un complice ? compensation d’un déséquilibre interne. celle de la liberté : peut-on se sortir d’une La clé bien sûr, c’est l’individu, dans sa Pour Freud, c’est exactement le rôle de conduite d’échec ? Pour Freud, l’individu puissance, même négative, dans sa vérité, la névrose qui, pour écarter le retour d’un ne peut pas se guérir lui-même. Le seul dans sa relation à lui-même. La première traumatisme insupportable, réorganise la moyen d’enrayer le déterminisme psy- étape, la seule, mais longue et aride, c’est vie de l’individu autour de cet évitement chologique, c’est la scène intersubjective d’amener l’autre à s’accepter lui-même. La plus ou moins coûteux (11). La maladie psychanalytique où l’individu va revivre le cure analytique n’a pas d’autre visée. Mais est le meilleur moyen trouvé par la vie traumatisme originaire pour retrouver, dans cette acceptation est moins un problème psychique pour résister au risque de sa cette re-présentation dont l’œil impartial et de contenu que de résistance au contenu, dislocation. Il ne faut donc pas oppo- bienveillant de l’analyste garantit l’objecti- dont la conduite d’échec est l’un des ver- ser normal à pathologique – puisqu’il est vité, une conscience claire de la situation rous. Freud a montré qu’il ne suffisait pas normal d’être malade –, mais à anormal, initiale, et se dissocier d’elle. C’est à cette de révéler aux patients leurs traumatismes, c’est-à-dire à l’incapacité de s’adapter et condition qu’il récupérera une capacité en utilisant l’hypnose par exemple, car la de normaliser son environnement. Aussi affective propre, débarrassée de ce qu’il vérité semblait sans incidence sur leur vie n’y aurait-il que deux routes, celle d’une pensait en être la forme naturelle, la pre- réelle, où les symptômes finissaient par santé parfois échouant dans la maladie, mière, la plus forte, la plus profonde. En réapparaître. Le centre de la névrose, c’est parfois malade de son échec, mais dont pratique toutefois, les conditions idéales précisément la structure d’une vie orga- l’état pathologique serait déjà une forme d’un regard neutre sont rarement réunies, nisée autour d’une absence, d’un motif de rétablissement, et une maladie des- et les aidants sont le plus souvent parties enseveli dans une évaluation du monde tructrice qui s’installerait dans un échec prenantes du problème à résoudre. dont, par projection, la blessure psychique interminable et désastreux. La question Le soin des conduites d’échec rencontre constitue la charpente. C’est ainsi que le est donc : à partir de quand la maladie de deux obstacles. monde nous renvoie systématiquement à l’échec devient-elle destructrice ? – D’abord, comme il renforce le sentiment la même logique qui semble confirmer nos La maladie est contre-productive dès d’insuffisance de l’individu, il doit se insuffisances. La répétition de l’échec, qu’elle accroît le mal auquel elle est cacher, traiter l’autre comme un égal en que l’individu ne cesse de s’inoculer en supposée s’ajuster, dès qu’elle provoque faisant abstraction de ses motivations contaminant le monde, vient revivifier un cercle vicieux où la réaction au poison réelles. Simple application du principe un sentiment intime, un sens exclusif, produit un poison plus toxique. Cercle de respect que le soin doit témoigner au une impasse vitale pouvant déboucher vicieux qui est le propre des sentiments patient, alors qu’il doit en même temps aussi bien sur des conduites d’échec, des négatifs (on est énervé d’être énervé, on le traiter comme un objet dans sa partie stratégies d’évitement, de la culpabilité a honte d’avoir honte), mais qui dans le technique quand il l’ausculte, le manipule ou du masochisme (15). cas de la conduite d’échec s’appuie sur ou l’opère (13). Dès lors, où trouver le point fixe, à l’extérieur de cette vision du monde, qui permette de la transformer ? Si « le À lire. La chose qui donne à penser cœur de l’homme est creux et plein d’or- Obscurcie par l’érudition des uns et galvaudée par la vulgarisation des autres, la philosophie n’est dures » (16), si la conscience est précaire pas mieux comprise aujourd’hui qu’hier. Ce livre veut lui rendre sa véritable destination, celle de la et de mauvaise foi, c’est pourtant le seul vie, de la vie qui entend vivre aux trois sens de vouloir, d’écouter et de comprendre. À mi-chemin endroit où un commencement – ou un entre le récit et l’essai, cet ouvrage se présente comme une pensée en première personne sans recommencement – est possible. Il faut référence extérieure, en abordant quelques problèmes centraux de l’existence, abruptement et donc s’appuyer sur elle pour l’ouvrir à justement, comme ils se donnent. d’autres horizons, même si l’on ressemble • G. von der Weid, ed. Arche, 2013. alors un peu au Baron de Münchausen 34 SANTÉ MENTALE | 229 | JUIN 2018
LES CONDUITES D’ÉCHEC DOSSIER qui, pour s’éviter la noyade, se tire lui- humaine qui, malgré ses « pulsions de 7– Camus (Albert) : Le premier homme, Gallimard, 2016. même par les cheveux. Comment tirer mort », dispose toujours des moyens de 8– « Nous croyons comprendre que si l’enfant reproduit la conscience, de l’intérieur, hors de sa sa recréation, de son dépassement et de et répète un évènement même désagréable, c’est pour sphère maladive ? Par un événement sans sa liberté. Rien n’est moins simple que pouvoir, par son activité, maîtriser la forte impression qu’il doute. Une autocritique. Un accident. Un cette foi, comme en témoigne le sacrifice en a reçue, au lieu de se borner à la subir, en gardant une accroc qu’on éclaire brutalement, sans d’Abraham qui, pour prouver son amour, attitude purement passive. » Freud (Sigmund) : Au-delà du concession. Ainsi, les femmes ou les doit tuer son fils (17). On touche ici principe de plaisir, Quadrige, PUF, 2013, chapitre 5, « La maris d’alcooliques témoignent de ce qu’il au plus profond du sens de l’existence contrainte de répétition. Obstacle au principe de plaisir ». ne faut pas aider l’alcoolique à reprendre humaine. Car s’il faut accepter l’échec, 9– « Un système devient pathologique lorsque ce qui est perdu pied, à cacher son addiction ou limiter c’est que la vie n’est pas seulement une résiste à l’insignifiance, (…) lorsque ce qui est perdu devient ses conséquences, car ce serait lui fournir force qui résiste à la mort, mais un projet sa signification principale. » Vincent Delecroix, conférence à les moyens de perdurer. Il faut le laisser libre qui ne peut être dicté, pressé ou l’ENS du 9 janvier 2017, à écouter sur http://savoirs.ens.fr/ sombrer, pour que la honte, l’irréversible, même protégé contre lui-même. Il s’agit expose.php?id=2904 l’effondrement interne initient une prise donc de résister à la fois aux exigences 10– « L’état pathologique n’est pas fait de l’absence de toute de conscience. Ce n’est pas ici vengeance de résultats et aux enchantements de norme. La maladie est encore une norme de vie, mais c’est une ou abandon, mais, en un sens, respect la destructivité. C’est à cette condition norme inférieure en ce sens qu’elle ne tolère aucun écart des de la logique d’une maladie détraquée qu’on pourra passer d’une maladie de conditions dans lesquelles elle vaut, incapable qu’elle est de qui, au lieu de permettre au métabolisme l’échec à un soin de l’échec. se changer en une autre norme. » Canguilhem (George) : Le de revenir à un état de santé, secrète normal et le pathologique, PUF, Quadrige, 2005, p. 119-120. au contraire ce qui l’en empêche. La 11– Freud (Sigmund) : Névrose, psychose et perversion, logique toxique doit atteindre sa propre 1– Simmel (Georg) : Philosophie de l’argent, PUF, Chapitre 3 PUF, 1999. contradiction. La bienveillance doit laisser « L’argent dans les séries téléologiques », p. 241-245. 12– On écoutera sur ce sujet la conférence puissante et mourir. Charge à l’individu de reprendre 2– Gaulejac (Vincent de) : « Grand résumé de Qui est lumineuse du Dr Philippe Jeammet du 18 mai 2005 à l’ENS, pied. Car de lui seul dépend le travail de « je » ? Sociologie clinique du sujet, Paris, Éditions du « Anorexie et boulimie, nourriture et dépendances » : www.dif- reconstruction. C’est là que le soignant Seuil, 2009 », Sociologies, http://journals.openedition. fusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=718 (11 juin 2018). doit lui-même accepter l’échec, ou du org/sociologies/3362 (11 juin 2018). 13– Paul Ricœur décrit ainsi le rapport indissolublement moins l’absence de résultat probant. 3– Winnicott (Donald) : « Ego distortion in terms of true objectif (au corps qu’il faut traiter) et subjectif (à la per- En tant qu’aidant ou soignant, on est and false self ». The Maturational Process and the Faci- sonne qu’il faut soigner) du médecin à son patient. Ricœur ainsi renvoyé à notre propre besoin de litating Environment : Studies in the Theory of Emotional (Paul) : Médecins tortionnaires, médecins résistants, La reconnaissance et d’approbation, et des Development. New York : International Universities Press. Découverte, 1990, préface, p. 6. raisons qui nous poussent à soigner les 4– « Les grandes, les implacables passions amoureuses sont 14– « Comme les neurasthéniques ou les morphinomanes autres, qui sont très souvent liées à nos toutes liées au fait qu’un être s’imagine voir son moi le plus qui voudraient bien être guéris, mais pourtant qu’on ne les propres besoins, comme on le voit avec secret l’épier derrière le rideau des yeux d’un autre. » MUSIL privât pas de leurs manies ou de leur morphine, comme les les alcooliques qui, une fois abstinents, (Robert) : L’homme sans qualité, Points, tome 2, p. 272. cœurs religieux ou les esprits artistes attachés au monde deviennent les « sponsors » d’autres 5– C’est tout l’enjeu du passage, selon Freud du « narcissisme qui souhaitent la solitude mais veulent se la représenter alcooliques en quête de sobriété. La primaire » où l’enfant s’aime lui-même dans un monde qu’il pourtant comme n’impliquant pas un renoncement absolu meilleure façon d’éviter ses démons, ne distingue pas encore de lui-même et un « narcissisme à leur vie antérieure – Andrée était prête à aimer toutes les c’est d’en désenvoûter les autres, mais secondaire » où cet amour transite par le monde extérieur qui créatures, mais à condition d’avoir réussi d’abord à ne pas à la condition d’accepter l’échec, ou du le lui rend avec plus ou moins de fidélité. Freud (Sigmund) : se les représenter comme triomphantes, et pour cela de les moins la réussite partielle, ou différée. Pour introduire le narcissisme, PUF, 2004. humilier préalablement. Elle ne comprenait pas qu’il fallait Patiente étoffe des actions humaines, 6– Jean-Pierre Dupuy revient à la conception rousseauiste du aimer même les orgueilleux et vaincre leur orgueil par l’amour dans laquelle les relations sont de part mal pour repenser le monde après le 11 septembre 2001, et non par un plus puissant orgueil. » Proust (Marcel) : en part enchevêtrées. N’est-ce pas le critiquant les théories morales qui s’arrêtent à une géométrie Albertine disparue, Pléiade, Gallimard, 1994, p. 183-184. principe même de la culture qui, par du désir, plutôt qu’à la réalité affective des relations humaines. 15– Freud (Sigmund) : Au-delà du principe de plaisir, détour, se prive et se dépasse ? Dupuy (Jean-Pierre) : Avions-nous oublié le mal ? Penser la Quadrige, PUF, 2013, chapitre 5, « La contrainte de politique après le 11 septembre, Bayard, 2002. On pourra répétition. Obstacle au principe de plaisir ». LA FOI CONTRE LA FAILLE aussi écouter la splendide conférence qui en reprend les 16– Pascal (Blaise) : Les pensées, Éditions de Port-Royal : Le soin des conduites d’échec renvoie éléments essentiels : « Inégalité, ressentiment, humiliation », Chap. XXVI, « Misère de l’homme » 1669 et janv. 1670 donc, en dernier lieu, à une force morale, donnée à l’ENS le 24 octobre 2005 (http://www.diffusion. p. 202-203 / 1678 n° 1 p. 197-198. la force de garder foi dans cette réalité ens.fr/index.php?res=conf&idconf=827), le 11 juin 2018) 17– Genèse, 22. Résumé : Qu’est-ce que l’échec, pour un individu, dans son environnement ? Si un « ratage » permet d’apprendre, peut-on parler d’échec ? La philosophie permet d’envisager trois questions : d’où vient l’échec, jugement subjectif de terminaison plutôt que réalité objective ? Une conduite d’échecs est-elle pathologique ? Enfin, est-il possible d’aider les personnes qui se jugent en échec, qui se mettent elles-mêmes en échec et semblent ainsi délibérément choisir un malheur dont on voudrait les guérir ? Mots-clés : Apprentissage – Choix – Concept – Échec – Estime de soi – Liberté individuelle – Narcissisme – Normal pathologique – Philosophie – Psychopathologie – Subjectivité. SANTÉ MENTALE | 229 | JUIN 2018 35
Vous pouvez aussi lire