L'échec est-il une maladie ? - DOSSIER LES CONDUITES D'ÉCHEC - Guillaume von der Weid

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L'échec est-il une maladie ? - DOSSIER LES CONDUITES D'ÉCHEC - Guillaume von der Weid
DOSSIER LES CONDUITES D’ÉCHEC

L’échec
est-il une maladie ?
L’échec n’est pas seulement un accident regrettable, il peut être aussi un événement
soutenu, approfondi, voire intentionnellement provoqué. Mais pourquoi se mettre soi-
même en échec ? Et si cette conduite est maladive, comment pourrait-elle être soignée ?

           L’échec est redouté comme un          la plus irrémédiable, et le roi la plus        prise de conscience ou une résolution
jugement, une sanction, une blessure peut-       importante. Ce serait ainsi une erreur –       morale renverse, ou s’impose-t-elle au
être plus grave qu’une atteinte physique,        au premier sens – de traiter l’échec à la      contraire à l’individu comme une maladie
parce que le corps sait souvent mieux            façon des manuels de développement             ou une fatalité, une défaillance dont la
se réparer que l’esprit. On le redoute au        personnel qui se contentent d’expliquer        causalité matérielle condamne l’esprit à
point d’en être tétanisé, de s’épuiser à         aux gens heureux comment habiller intel-       des combats fantomatiques ?
s’en prémunir et parfois de le causer par        ligemment leurs petites contrariétés. Si       – Et du coup, dernière question : est-il pos-
la crainte même qu’on en a.                      l’échec n’est pas indépassable, comme          sible d’aider des personnes qui se jugent
Et pourtant, l’échec est à la fois utile et      un crime impardonnable ou un serment           en échec, qui se mettent elles-mêmes en
inévitable. Utile pour avancer quand on          impossible, il n’est qu’une dramatisation      échec, et semblent ainsi délibérément
ne sait pas tout, inévitable pour vivre          des anicroches de l’ennui bourgeois.           choisir le malheur dont on voudrait les gué-
quand on ne contrôle pas tout. Mais              – La première question qui se pose donc        rir ? Comment soigner contre les malades,
peut-on encore le considérer comme un            est : d’où vient l’échec, qui est un juge-     et supporter soi-même l’éventuel échec du
échec lorsqu’il nous permet d’apprendre ?        ment subjectif de terminaison plutôt           soin ? Où la liberté individuelle des uns
Suis-je vraiment en échec quand je le            qu’une réalité objective de progression ?      appelle paradoxalement la foi des autres.
dépasse ? De même, en quoi un échec              Comment se fait-il qu’un individu se
nécessaire, c’est-à-dire une conséquence         juge en échec, alors qu’il pourrait se         L’ASSISE DU NARCISSISME
indépendante de mes choix, est-il encore         considérer en progrès s’il envisageait         Si les animaux ne connaissent pas
un échec ? Dans le premier cas, on parlera       l’insuccès comme une étape – certes            l’échec, c’est qu’ils ne jouent pas au
d’étape – certes difficile, ou laborieuse, ou    négative mais peut-être d’autant plus          loto. Ils ne reportent pas à plus tard leur
humiliante – dans l’autre d’accident, ou         instructive – dans la réalisation de son       bonheur. Pour échouer, il faut être séparé
de malheur. Il faut ainsi distinguer deux        projet ? Question d’autant plus cruciale       de ce qu’on convoite par un vide que nous
types d’échec : celui qui est apparent,          que cet échec n’est pas seulement un           avons introduit dans la nature, quand
temporaire, lié à la logique isolée d’une        jugement théorique sur le passé, mais un       nous avons voulu la faire plus grande,
action et qui sera dépassé, et celui qui         engagement pratique sur l’avenir, auquel       plus rapide, plus riche qu’elle n’était.
est réel et termine quelque chose abso-          le jugement d’échec met un terme (« Je         L’échec est en effet la réaction à un pro-
lument. C’est ce qu’appuie l’étymologie          n’y arriverai jamais », « J’ai échoué pour     jet contrarié. Tandis que les actions des
du mot, qui vient du persan shâh mât :           toujours », « Je suis nul »).                  végétaux sont internes et immanentes,
« le roi est mort ». La mort est la chose        Autrement dit, comment l’échec conta-          que celles des animaux sont externes mais
                                                 mine-t-il un individu qui finit par le cher-   immédiates, les actions humaines sont
                                                 cher, de façon plus ou moins délibérée,        externes et médiates, à distance de leur
                                                 comme l’issue de situations où la réus-        objectif : elles réclament un apprentissage,
                                                 site paraît d’emblée soit impossible, soit     une délibération, la mise en œuvre de
                                                                                                                                                © Lucien Ruimy.

Guillaume VON DER WEID                           intolérable ?                                  moyens complexes, l’attente, le concours
                                                 – Deuxième question : cette conduite           d’autrui, l’incertitude, bref, ce que Sim-
Professeur de philosophie,                       d’échec est-elle pathologique ? Appar-         mel appelle l’allongement de la chaîne
intervenant à Sciences-po Paris et à l’Essec.    tient-elle à la sphère des choix qu’une        téléologique (c’est-à-dire l’enchaînement

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LES CONDUITES D’ÉCHEC DOSSIER

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DOSSIER LES CONDUITES D’ÉCHEC

de la finalité des choses) et qui est, selon   de soi (3). Combien d’enfants mal aimés         le veut. L’enfant qui boude le sait bien :
lui, intrinsèquement lié à l’utilisation de    recherchent, durant toute leur vie, dans        son échec est une revanche, une force,
l’argent (1) : l’arbre pompe ses nutriments    un combat à la fois enragé et mélanco-          une attestation de soi. L’adulte aussi, qui
de la terre, le prédateur attaque sa proie,    lique, l’écho réparateur de cette première      claque les portes, hurle, s’assomme de
l’être humain remplit un tableur pour          bénédiction manquante ? C’est cette quête       jeux, de drogues, de paroles, se suicide :
imputer le coût des mètres carrés immo-        d’approbation qui, infiltrée derrière le        la destruction est sûre, et spectaculaire
bilisés sur le chiffre d’affaires annuel       rideau des yeux de l’autre (4), imbibe          (6) ; on s’y affirme davantage que par une
d’une entreprise qui lui versera un salaire    tous nos projets personnels, profession-        réussite réelle, toujours précaire, limitée,
à la fin du mois sur son compte bancaire.      nels, sociaux, nous rendant si sensibles le     critiquable. La peur d’échouer peut rendre
C’est le jeu entre chaque maillon qui aug-     succès ou l’échec. Le gain ou la perte qui      l’échec désirable. « Quand l’âme reçoit
mente le risque de brisure : l’imputation      en découle, exactement comme aux jeux           une trop grande souffrance, il lui vient
du calcul est fausse, ou révèle un déficit     d’argent, n’est en réalité qu’un prétexte       un appétit de malheur », dit Camus (7).
rédhibitoire, ou le poste convoité est pris    à cette revendication intime.                   C’est l’inertie d’une impuissance initiale
par quelqu’un d’autre ou l’on est tout         Or c’est précisément la qualité du narcis-      qui vient dévaster les petits arrangements
simplement remplacé par une machine.           sisme intégré dans l’enfance qui rend l’in-     nécessaires aux réussites quotidiennes.
L’échec, c’est la décorrélation entre le       dividu plus ou moins capable de surmonter       La meilleure façon de surmonter certaines
désir humain et la réalité sociale dont il     ses échecs, à la manière d’une batterie         humiliations, c’est de se les approprier
réclame l’adoubement. On veut autre chose      rechargeable, ou plutôt d’un moteur qui         en faisant comme si elles avaient été
que moi, et c’est bien normal puisque          pourrait s’alimenter d’une grande diversité     choisies, et quelle meilleure preuve que
tout le monde veut la même chose ou à          de carburants, y compris de ses propres         de les provoquer à nouveau (8) ? Le mal-
peu près, et dans tous les cas m’évincer.      résidus (5). Un narcissisme bien assis          heur n’est ainsi plus un échec qui vient
L’action humaine, par sa complexité et sa      dépassera échecs et désapprobations             frapper l’individu, mais son affirmation
compétition, renforce son bénéfice mais        comme des accidents ou même des défis           absolue, inconditionnelle. On se colle au
fragilise sa réussite.                         alors qu’à l’inverse, les individus en insé-    malheur comme le boxeur éreinté à son
Seulement, s’il ne s’agissait que de cela,     curité affective y verront la confirmation de   adversaire, pour échapper à ses coups.
il n’y aurait que des questions d’organi-      leur manque de valeur, la révélation d’un
sation collective, et non d’échecs indivi-     être plutôt que la correction d’un acte.        LE NORMAL ET LE PATHOLOGIQUE
duels. Il faudrait sécuriser les chaînons,     Les uns s’alimenteront de leur succès,          Ce qui débouche sur la question de la
distribuer les tâches, mutualiser les res-     des à-côtés de leurs échecs, voire de leurs     pathologie : en quoi une conduite d’échec,
sources à la manière d’un corps dont           échecs eux-mêmes perçus comme des               c’est-à-dire la tendance, non plus seulement
chaque organe contribue au fonctionne-         incitations à redoubler d’effort, les autres    à interpréter ses échecs comme signes
ment, ou une fourmilière dont chaque           en seront écrasés, qui ployaient déjà sous      d’une insuffisance personnelle, mais à les
fourmi remplit un besoin. Or, le but de        les difficultés de leurs tentatives voire les   causer soi-même, est-elle une maladie ?
la collaboration humaine n’est pas juste       aspérités de leur réussite.                     Car on pourrait dessiner trois routes, l’une
la survie, le confort ou même l’enrichis-                                                      où l’échec apparent devient une étape au
sement indéfini, mais la reconnaissance,       L’ÉCHEC COMME UNE REVANCHE…                     regard des succès ou des réorientations
la prédominance, la réussite individuelle.     D’où deux routes alternatives à ce qui          qui le suivent, l’autre où l’échec s’installe
Être aimé de nos parents puis de nos           n’est pas encore un échec mais un trébu-        comme une révélation ou une confirmation
proches, retenir leur attention, déclencher    chement : l’indifférence relative, condui-      de l’insuffisance de l’individu, et une troi-
leur approbation, c’est là non seulement       sant à de nouvelles tentatives qui feront       sième où celui-ci va répéter l’échec, le pro-
notre première impulsion lorsque nous          apparaître rétrospectivement l’échec            voquer, soit par autosabotage sur le chemin
naissons à la conscience, mais le foyer        comme une étape dont le désagrément             du succès, soit par fixation de buts ou de
de notre personnalité et le moteur de          était précisément l’aiguillon, ou bien la       contraintes irréalistes. Il me semble que ces
notre éducation. Le processus de subjec-       vexation, qui en déduira un jugement sans       deux dernières routes sont une modulation
tivation implique qu’un autre s’adresse        appel. Mais si l’échec n’est rien d’autre       d’une même réaction consistant à utiliser
à moi comme à une personne, et donc            qu’un cul-de-sac subjectif, pourquoi se         les événements malheureux pour valider un
se comporte comme si j’existais déjà, et       l’infliger à soi-même ?                         sentiment préconçu. La conduite d’échec
renfermais par conséquent une valeur (2).      C’est que la conclusion de l’échec est ras-     à proprement parler ne serait alors qu’une
Démarche primordiale dont le snobisme          surante, et le choix du définitif gratifiant.   radicalisation du jugement d’échec. Que
consistant à ignorer les personnes dans        La réussite ne se définit pas seulement par     je rate un concours, me fasse rejeter lors
une interaction sociale est l’exact inverse,   l’obtention du bénéfice de mes actions,         d’une tentative amoureuse ou fasse faillite,
et a une signification aussi violente que      mais aussi par le fait même d’atteindre         je peux repasser le concours, reporter mon
cet amour a de vertus créatrices. Alors        mon objectif, indépendamment de ses             affection sur quelqu’un d’autre, recréer une
même qu’il n’y a encore pour l’enfant dans     bienfaits. En travaillant, je peux réussir      entreprise ou me reconvertir. Rester bloqué
cette première relation, aucun enjeu réel,     à gagner mon indépendance financière,           sur l’échec, c’est le causer subjectivement ;
tout son avenir social s’y joue. Winnicott     mais aussi à me faire virer. Il y a réus-       c’est aimer sa perte (9) ; l’autosabotage n’en
y voit le moment fondateur où le « vrai        site dans les deux cas, même si l’intérêt       est que le prolongement concret.
soi » pourra se déployer, ou au contraire      matériel de la deuxième est moins clair.        Mais où s’arrêtent les pouvoirs de l’alchi-
s’atrophier derrière un « faux soi » de        Aussi peut-on décider d’échouer, quand          mie narcissique transformant le plomb de
façade, destiné à couvrir une mésestime        il paraît impossible de réussir comme on        l’échec en or de l’étape, et où commence

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LES CONDUITES D’ÉCHEC DOSSIER

                                                      © Lucien Ruimy.

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DOSSIER LES CONDUITES D’ÉCHEC

le sortilège du désamour infantile ? Quelle          le réel pour se verrouiller. Comment juger          – Le deuxième obstacle, plus délicat,
frontière entre complainte légitime et               qu’un individu est passé d’une réaction             concerne le soignant lui-même, qui n’est
complaisance maladive ?                              normale de découragement à la réaction              pas seulement confronté à une défail-
Il faut d’abord s’entendre sur la notion de          catastrophique de la conduite d’échec ? Le          lance physiologique, objective, mais à
maladie. Si l’on en croit la définition de           principe en étant non seulement subjectif,          une résistance subjective (voir aussi l’ar-
Canguilhem, la maladie est une normativité           mais coulé dans une vision du monde                 ticle de J.-P. Vignat, p. 36). L’ennemi,
biologique de qualité inférieure à la santé          cohérente, on ne le peut pas plus que               en un sens, c’est la victime elle-même
(10). Or, cette conduite d’échec est bien            de démontrer la beauté d’une œuvre d’art            qu’on doit aider, ou aimer, même dans
une normativité inférieure de la vie : elle          ou la folie d’un délire de persécution. On          sa conduite autodestructrice. Comme
fait des choix négatifs, interrompt des pro-         peut juste constater le problème face               dit Proust, il faut aimer l’orgueil triom-
jets, casse des dynamiques, tout en produi-          à ses effets indiscutables, comme la                phant et non « le vaincre par un plus
sant des sentiments inhibants et pénibles.           maigreur cadavérique de l’anorexique,               puissant orgueil » (14). Problématique
C’est moins un échec de la vie – qui serait          l’ivresse camouflée de l’alcoolique ou              qu’on retrouve avec ces autres conduites
la mort, suivant l’étymologie du mot –, mais         l’isolement complet du paranoïaque (12).            d’échec que sont les addictions – à la
une conduite adaptative à un problème que            Mais alors, est-ce trop tard pour agir ?            fois par la déréliction sociale qu’elles
la vie ne parvient pas à résoudre autrement.         Serions-nous condamnés à l’échec ?                  entraînent et les tentatives d’arrêts
La capacité d’adaptation aux conditions                                                                  qu’elles désavouent. Peut-on prendre
externes, qui est le signe de la santé selon         LE SOIN DES CONDUITES D’ÉCHEC                       soin de quelqu’un qui produit sa propre
Canguilhem, se trouve monopolisée par la             Ce qui nous renvoie à la dernière question,         maladie ? Comment traiter un complice ?
compensation d’un déséquilibre interne.              celle de la liberté : peut-on se sortir d’une       La clé bien sûr, c’est l’individu, dans sa
Pour Freud, c’est exactement le rôle de              conduite d’échec ? Pour Freud, l’individu           puissance, même négative, dans sa vérité,
la névrose qui, pour écarter le retour d’un          ne peut pas se guérir lui-même. Le seul             dans sa relation à lui-même. La première
traumatisme insupportable, réorganise la             moyen d’enrayer le déterminisme psy-                étape, la seule, mais longue et aride, c’est
vie de l’individu autour de cet évitement            chologique, c’est la scène intersubjective          d’amener l’autre à s’accepter lui-même. La
plus ou moins coûteux (11). La maladie               psychanalytique où l’individu va revivre le         cure analytique n’a pas d’autre visée. Mais
est le meilleur moyen trouvé par la vie              traumatisme originaire pour retrouver, dans         cette acceptation est moins un problème
psychique pour résister au risque de sa              cette re-présentation dont l’œil impartial et       de contenu que de résistance au contenu,
dislocation. Il ne faut donc pas oppo-               bienveillant de l’analyste garantit l’objecti-      dont la conduite d’échec est l’un des ver-
ser normal à pathologique – puisqu’il est            vité, une conscience claire de la situation         rous. Freud a montré qu’il ne suffisait pas
normal d’être malade –, mais à anormal,              initiale, et se dissocier d’elle. C’est à cette     de révéler aux patients leurs traumatismes,
c’est-à-dire à l’incapacité de s’adapter et          condition qu’il récupérera une capacité             en utilisant l’hypnose par exemple, car la
de normaliser son environnement. Aussi               affective propre, débarrassée de ce qu’il           vérité semblait sans incidence sur leur vie
n’y aurait-il que deux routes, celle d’une           pensait en être la forme naturelle, la pre-         réelle, où les symptômes finissaient par
santé parfois échouant dans la maladie,              mière, la plus forte, la plus profonde. En          réapparaître. Le centre de la névrose, c’est
parfois malade de son échec, mais dont               pratique toutefois, les conditions idéales          précisément la structure d’une vie orga-
l’état pathologique serait déjà une forme            d’un regard neutre sont rarement réunies,           nisée autour d’une absence, d’un motif
de rétablissement, et une maladie des-               et les aidants sont le plus souvent parties         enseveli dans une évaluation du monde
tructrice qui s’installerait dans un échec           prenantes du problème à résoudre.                   dont, par projection, la blessure psychique
interminable et désastreux. La question              Le soin des conduites d’échec rencontre             constitue la charpente. C’est ainsi que le
est donc : à partir de quand la maladie de           deux obstacles.                                     monde nous renvoie systématiquement à
l’échec devient-elle destructrice ?                  – D’abord, comme il renforce le sentiment           la même logique qui semble confirmer nos
La maladie est contre-productive dès                 d’insuffisance de l’individu, il doit se            insuffisances. La répétition de l’échec,
qu’elle accroît le mal auquel elle est               cacher, traiter l’autre comme un égal en            que l’individu ne cesse de s’inoculer en
supposée s’ajuster, dès qu’elle provoque             faisant abstraction de ses motivations              contaminant le monde, vient revivifier
un cercle vicieux où la réaction au poison           réelles. Simple application du principe             un sentiment intime, un sens exclusif,
produit un poison plus toxique. Cercle               de respect que le soin doit témoigner au            une impasse vitale pouvant déboucher
vicieux qui est le propre des sentiments             patient, alors qu’il doit en même temps             aussi bien sur des conduites d’échec, des
négatifs (on est énervé d’être énervé, on            le traiter comme un objet dans sa partie            stratégies d’évitement, de la culpabilité
a honte d’avoir honte), mais qui dans le             technique quand il l’ausculte, le manipule          ou du masochisme (15).
cas de la conduite d’échec s’appuie sur              ou l’opère (13).                                    Dès lors, où trouver le point fixe, à
                                                                                                         l’extérieur de cette vision du monde,
                                                                                                         qui permette de la transformer ? Si « le
À lire. La chose qui donne à penser                                                                      cœur de l’homme est creux et plein d’or-
Obscurcie par l’érudition des uns et galvaudée par la vulgarisation des autres, la philosophie n’est     dures » (16), si la conscience est précaire
pas mieux comprise aujourd’hui qu’hier. Ce livre veut lui rendre sa véritable destination, celle de la   et de mauvaise foi, c’est pourtant le seul
vie, de la vie qui entend vivre aux trois sens de vouloir, d’écouter et de comprendre. À mi-chemin       endroit où un commencement – ou un
entre le récit et l’essai, cet ouvrage se présente comme une pensée en première personne sans            recommencement – est possible. Il faut
référence extérieure, en abordant quelques problèmes centraux de l’existence, abruptement et             donc s’appuyer sur elle pour l’ouvrir à
justement, comme ils se donnent.                                                                         d’autres horizons, même si l’on ressemble
• G. von der Weid, ed. Arche, 2013.                                                                      alors un peu au Baron de Münchausen

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LES CONDUITES D’ÉCHEC DOSSIER

qui, pour s’éviter la noyade, se tire lui-            humaine qui, malgré ses « pulsions de                                7– Camus (Albert) : Le premier homme, Gallimard, 2016.
même par les cheveux. Comment tirer                   mort », dispose toujours des moyens de                               8– « Nous croyons comprendre que si l’enfant reproduit
la conscience, de l’intérieur, hors de sa             sa recréation, de son dépassement et de                              et répète un évènement même désagréable, c’est pour
sphère maladive ? Par un événement sans               sa liberté. Rien n’est moins simple que                              pouvoir, par son activité, maîtriser la forte impression qu’il
doute. Une autocritique. Un accident. Un              cette foi, comme en témoigne le sacrifice                            en a reçue, au lieu de se borner à la subir, en gardant une
accroc qu’on éclaire brutalement, sans                d’Abraham qui, pour prouver son amour,                               attitude purement passive. » Freud (Sigmund) : Au-delà du
concession. Ainsi, les femmes ou les                  doit tuer son fils (17). On touche ici                               principe de plaisir, Quadrige, PUF, 2013, chapitre 5, « La
maris d’alcooliques témoignent de ce qu’il            au plus profond du sens de l’existence                               contrainte de répétition. Obstacle au principe de plaisir ».
ne faut pas aider l’alcoolique à reprendre            humaine. Car s’il faut accepter l’échec,                             9– « Un système devient pathologique lorsque ce qui est perdu
pied, à cacher son addiction ou limiter               c’est que la vie n’est pas seulement une                             résiste à l’insignifiance, (…) lorsque ce qui est perdu devient
ses conséquences, car ce serait lui fournir           force qui résiste à la mort, mais un projet                          sa signification principale. » Vincent Delecroix, conférence à
les moyens de perdurer. Il faut le laisser            libre qui ne peut être dicté, pressé ou                              l’ENS du 9 janvier 2017, à écouter sur http://savoirs.ens.fr/
sombrer, pour que la honte, l’irréversible,           même protégé contre lui-même. Il s’agit                              expose.php?id=2904
l’effondrement interne initient une prise             donc de résister à la fois aux exigences                             10– « L’état pathologique n’est pas fait de l’absence de toute
de conscience. Ce n’est pas ici vengeance             de résultats et aux enchantements de                                 norme. La maladie est encore une norme de vie, mais c’est une
ou abandon, mais, en un sens, respect                 la destructivité. C’est à cette condition                            norme inférieure en ce sens qu’elle ne tolère aucun écart des
de la logique d’une maladie détraquée                 qu’on pourra passer d’une maladie de                                 conditions dans lesquelles elle vaut, incapable qu’elle est de
qui, au lieu de permettre au métabolisme              l’échec à un soin de l’échec.                                        se changer en une autre norme. » Canguilhem (George) : Le
de revenir à un état de santé, secrète                                                                                     normal et le pathologique, PUF, Quadrige, 2005, p. 119-120.
au contraire ce qui l’en empêche. La                                                                                       11– Freud (Sigmund) : Névrose, psychose et perversion,
logique toxique doit atteindre sa propre              1– Simmel (Georg) : Philosophie de l’argent, PUF, Chapitre 3         PUF, 1999.
contradiction. La bienveillance doit laisser          « L’argent dans les séries téléologiques », p. 241-245.              12– On écoutera sur ce sujet la conférence puissante et
mourir. Charge à l’individu de reprendre              2– Gaulejac (Vincent de) : « Grand résumé de Qui est                 lumineuse du Dr Philippe Jeammet du 18 mai 2005 à l’ENS,
pied. Car de lui seul dépend le travail de            « je » ? Sociologie clinique du sujet, Paris, Éditions du            « Anorexie et boulimie, nourriture et dépendances » : www.dif-
reconstruction. C’est là que le soignant              Seuil, 2009 », Sociologies, http://journals.openedition.             fusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=718 (11 juin 2018).
doit lui-même accepter l’échec, ou du                 org/sociologies/3362 (11 juin 2018).                                 13– Paul Ricœur décrit ainsi le rapport indissolublement
moins l’absence de résultat probant.                  3– Winnicott (Donald) : « Ego distortion in terms of true            objectif (au corps qu’il faut traiter) et subjectif (à la per-
En tant qu’aidant ou soignant, on est                 and false self ». The Maturational Process and the Faci-             sonne qu’il faut soigner) du médecin à son patient. Ricœur
ainsi renvoyé à notre propre besoin de                litating Environment : Studies in the Theory of Emotional            (Paul) : Médecins tortionnaires, médecins résistants, La
reconnaissance et d’approbation, et des               Development. New York : International Universities Press.            Découverte, 1990, préface, p. 6.
raisons qui nous poussent à soigner les               4– « Les grandes, les implacables passions amoureuses sont           14– « Comme les neurasthéniques ou les morphinomanes
autres, qui sont très souvent liées à nos             toutes liées au fait qu’un être s’imagine voir son moi le plus       qui voudraient bien être guéris, mais pourtant qu’on ne les
propres besoins, comme on le voit avec                secret l’épier derrière le rideau des yeux d’un autre. » MUSIL       privât pas de leurs manies ou de leur morphine, comme les
les alcooliques qui, une fois abstinents,             (Robert) : L’homme sans qualité, Points, tome 2, p. 272.             cœurs religieux ou les esprits artistes attachés au monde
deviennent les « sponsors » d’autres                  5– C’est tout l’enjeu du passage, selon Freud du « narcissisme       qui souhaitent la solitude mais veulent se la représenter
alcooliques en quête de sobriété. La                  primaire » où l’enfant s’aime lui-même dans un monde qu’il           pourtant comme n’impliquant pas un renoncement absolu
meilleure façon d’éviter ses démons,                  ne distingue pas encore de lui-même et un « narcissisme              à leur vie antérieure – Andrée était prête à aimer toutes les
c’est d’en désenvoûter les autres, mais               secondaire » où cet amour transite par le monde extérieur qui        créatures, mais à condition d’avoir réussi d’abord à ne pas
à la condition d’accepter l’échec, ou du              le lui rend avec plus ou moins de fidélité. Freud (Sigmund) :        se les représenter comme triomphantes, et pour cela de les
moins la réussite partielle, ou différée.             Pour introduire le narcissisme, PUF, 2004.                           humilier préalablement. Elle ne comprenait pas qu’il fallait
Patiente étoffe des actions humaines,                 6– Jean-Pierre Dupuy revient à la conception rousseauiste du         aimer même les orgueilleux et vaincre leur orgueil par l’amour
dans laquelle les relations sont de part              mal pour repenser le monde après le 11 septembre 2001,               et non par un plus puissant orgueil. » Proust (Marcel) :
en part enchevêtrées. N’est-ce pas le                 critiquant les théories morales qui s’arrêtent à une géométrie       Albertine disparue, Pléiade, Gallimard, 1994, p. 183-184.
principe même de la culture qui, par                  du désir, plutôt qu’à la réalité affective des relations humaines.   15– Freud (Sigmund) : Au-delà du principe de plaisir,
détour, se prive et se dépasse ?                      Dupuy (Jean-Pierre) : Avions-nous oublié le mal ? Penser la          Quadrige, PUF, 2013, chapitre 5, « La contrainte de
                                                      politique après le 11 septembre, Bayard, 2002. On pourra             répétition. Obstacle au principe de plaisir ».
LA FOI CONTRE LA FAILLE                               aussi écouter la splendide conférence qui en reprend les             16– Pascal (Blaise) : Les pensées, Éditions de Port-Royal :
Le soin des conduites d’échec renvoie                 éléments essentiels : « Inégalité, ressentiment, humiliation »,      Chap. XXVI, « Misère de l’homme » 1669 et janv. 1670
donc, en dernier lieu, à une force morale,            donnée à l’ENS le 24 octobre 2005 (http://www.diffusion.             p. 202-203 / 1678 n° 1 p. 197-198.
la force de garder foi dans cette réalité             ens.fr/index.php?res=conf&idconf=827), le 11 juin 2018)              17– Genèse, 22.

Résumé : Qu’est-ce que l’échec, pour un individu, dans son environnement ? Si un « ratage » permet d’apprendre, peut-on parler d’échec ? La
philosophie permet d’envisager trois questions : d’où vient l’échec, jugement subjectif de terminaison plutôt que réalité objective ? Une conduite d’échecs
est-elle pathologique ? Enfin, est-il possible d’aider les personnes qui se jugent en échec, qui se mettent elles-mêmes en échec et semblent ainsi délibérément
choisir un malheur dont on voudrait les guérir ?

Mots-clés : Apprentissage – Choix – Concept – Échec – Estime de soi – Liberté individuelle – Narcissisme – Normal pathologique –
Philosophie – Psychopathologie – Subjectivité.

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