Introduction - Presses Universitaires de ...

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Introduction
                                                                                                                                          Jean-Patrice Boudet

                                                                                                Cet ouvrage est le fruit d’un colloque organisé par l’Équipe d’accueil 3272,
[« De Socrate à Tintin », Jean-Patrice Boudet, Philippe Faure et Christian Renoux (dir.)]

                                                                                            SAVOURS, qui regroupe la plupart des historiens de l’université d’Orléans. Ce
[ISBN 978-2-7535-1388-4 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]

                                                                                            laboratoire s’intitulait « Les territoires de l’identité » jusqu’à la fin de 2005, lorsque
                                                                                            nous avons pris l’initiative de cette rencontre : anges gardiens et démons familiers
                                                                                            posent en effet le problème de l’identité de l’individu, de son rapport au moi, à sa
                                                                                            conscience intellectuelle et morale, à son inconscient, à sa personnalité et à l’éventuel
                                                                                            dédoublement de celle-ci. C’est au croisement de l’histoire de la spiritualité et de la
                                                                                            magie, de l’histoire intellectuelle et de la psychanalyse que nous pourrions situer nos
                                                                                            travaux : la communication de Christian Renoux sur le cas Haizmann († 1700) est
                                                                                            exemplaire à cet égard.
                                                                                                L’idée d’organiser à Orléans une rencontre sur ce thème remonte à l’automne 2004,
                                                                                            lorsque je suis arrivé comme professeur dans cette Université, mais elle trouve en fait
                                                                                            son origine, beaucoup plus lointaine, en 1989, lorsque j’ai rencontré pour la première
                                                                                            fois Philippe Faure, alors jeune ATER à Orléans, lors d’un colloque organisé par
                                                                                            Bernard Ribémont sur le ciel au Moyen Âge 1 : moi qui travaillais sur les astrologues et
                                                                                            lui qui préparait sa thèse sur les anges, il était logique que nous nous rencontrions lors
                                                                                            d’une réunion scientifique consacrée au ciel... Notre première discussion a précisément
                                                                                            porté sur le sujet dont nous allons débattre, et voici pourquoi. Ma thèse de doctorat
                                                                                            avait pour sujet le Recueil des plus célèbres astrologues, une histoire apologétique de
                                                                                            l’astrologie des origines à la fin du xve siècle, rédigée par un astrologue de Charles VIII,
                                                                                            Simon de Phares 2. Or ce personnage avait eu des ennuis avec la justice à la suite d’un
                                                                                            séjour de Charles VIII à Lyon en novembre 1490, dans « l’estude » lyonnaise de Simon
                                                                                            de Phares, « estude » qui comportait, au dire de ce dernier, une bibliothèque de deux
                                                                                            cents volumes, et qui lui servait de cabinet de consultation astrologique :
                                                                                                     « Le roy Charles VIIIe de ce nom fut meu ung jour de Toussains de venir veoir madite
                                                                                                     estude et oÿr de mes jugemens, et y continua plusieurs jours. Au moien de quoy, se

                                                                                            1. Observer, lire, écrire le ciel au Moyen Âge. Actes du colloque d’Orléans (22-23 avril 1989), B. Ribémont (dir.),
                                                                                                Paris, 1991.
                                                                                            2. Thèse soutenue en 1991 et publiée en trois volumes : J.-P. Boudet, Lire dans le ciel. La bibliothèque de Simon de
                                                                                                Phares, astrologue du XVe siècle, Bruxelles (Les publications de Scriptorium, X), 1994, et Le « Recueil des plus célèbres
                                                                                               astrologues » de Simon de Phares, tome Ier, édition critique, t. II, présentation et commentaire, Paris, 1997-1999.

                                                                                                                                                         9
Jean-Patrice Boudet

                                                                                                     detracteur glosa que j’avoye ung esperit famillier, pour ce que je respondoye si souldain
                                                                                                     aux questions qui me estoient faictes 3. »
                                                                                                Le détracteur en question n’était autre que le chancelier de France, Guillaume de
                                                                                            Rochefort, et l’esprit familier étant assimilé, en l’occurrence, à un démon portatif
                                                                                            doué d’un pouvoir divinatoire, Simon de Phares fut accusé d’être un devin auprès de
                                                                                            l’official de Lyon, qui lui interdit de pratiquer désormais l’astrologie et lui confisqua
                                                                                            onze des plus précieux volumes de sa bibliothèque. Simon fit appel de cette sentence
                                                                                            auprès du parlement de Paris qui, malgré l’intervention de Charles VIII en sa faveur,
                                                                                            condamna l’astrologue aux dépens et le renvoya à l’official de Paris. C’est dans ce
                                                                                            contexte répressif qu’il entreprit de rédiger un Elucidaire pour défendre l’astrologie,
                                                                                            texte dont il ne rédigea que la première partie historique, connue à partir de la seconde
                                                                                            moitié du xvie siècle sous le titre de Recueil des plus célèbres astrologues.
                                                                                                Bien sûr, je m’étais mis en quête, bien avant de connaître Philippe Faure, de ce que
                                                                                            signifiait au juste le syntagme « esprit familier » et quels étaient les antécédents d’une
                                                                                            telle accusation. Et j’avais fait part de mes interrogations à ce sujet à mon maître,
[« De Socrate à Tintin », Jean-Patrice Boudet, Philippe Faure et Christian Renoux (dir.)]

                                                                                            Bernard Guenée, qui m’avait dit qu’il fallait s’interroger sur les rapports éventuels entre
[ISBN 978-2-7535-1388-4 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]

                                                                                            cette notion d’esprit familier et celle d’ange gardien. D’où mon enthousiasme lorsque
                                                                                            j’ai rencontré Philippe Faure et que j’ai appris qu’il travaillait sur les anges : « Vous
                                                                                            êtes l’homme qu’il me faut ! », lui ai-je dis alors. Mais Philippe, qui est un homme
                                                                                            prudent et pondéré, modéra mon enthousiasme, et à juste titre : d’abord, parce qu’il
                                                                                            n’avait pas encore, à l’époque, particulièrement travaillé sur les anges gardiens, ce qu’il
                                                                                            a fait depuis 4 ; ensuite, parce qu’il se doutait que les rapports entre anges gardiens et
                                                                                            démon familiers n’étaient guère faciles à étudier, au Moyen Âge comme pour les autres
                                                                                            périodes de l’histoire. De fait, l’avenir lui a donné raison et c’est précisément ce que
                                                                                            nous allons prendre en compte pour essayer de faire avancer les choses.
                                                                                                J’ai mentionné les travaux de Philippe Faure sur les anges gardiens et je dois signaler
                                                                                            que le présent recueil s’inscrit dans la continuité logique de trois publications récentes
                                                                                            à la réalisation desquelles ont participé plusieurs membres de notre équipe orléanaise
                                                                                            actuelle et plusieurs intervenants ici présents : La protection spirituelle au Moyen Âge,
                                                                                            n° 8 (2001) des Cahiers de Recherches Médiévales (xiiie-xve siècle), volume dirigé par
                                                                                            Philippe Faure ; Les anges et la magie au Moyen Âge, table ronde tenue à l’Université
                                                                                            de Paris X-Nanterre en décembre 2000, dont les actes sont parus dans le tome 114-2
                                                                                            (2002) des Mélanges de l’École Française de Rome. Moyen Âge, sous la direction d’Henri
                                                                                            Bresc, Benoît Grévin et moi-même, table ronde à laquelle a participé Julien Véronèse,
                                                                                            qui nous a rejoint comme maître de conférences à Orléans en 2005 ; et enfin Anges
                                                                                            et esprits médiateurs, un numéro spécial de la revue Connaissance des Religions, paru
                                                                                            en 2004, volume dans lequel on trouve des articles de Philippe Faure sur l’Occident
                                                                                            médiéval chrétien, de Pierre Lory sur l’Islam et d’une douzaine de collègues spécia-
                                                                                            listes d’autres traditions religieuses. Mais si l’initiative revient ici une nouvelle fois
                                                                                            aux médiévistes, auxquels notre collègue moderniste Christian Renoux a bien voulu
                                                                                            s’associer, elle envisage une période beaucoup plus large. Il s’agit, en effet, de remonter

                                                                                            3. Ibid., t. I, p. 567.
                                                                                            4. P. Faure, « L’homme accompagné. Origines et développements du thème de l’ange gardien en Occident », dans Les
                                                                                                anges et les archanges dans l’art et la société à l’époque préromane et romane, Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, XXVIII,
                                                                                                1997, p. 199-212 ; Id., « Les anges gardiens (xiiie-xve siècle). Modes et finalités d’une protection rapprochée »,
                                                                                                Cahiers de Recherches Médiévales, 8, 2001, p. 23-49.

                                                                                                                                                        10
Introduction

                                                                                            au moins jusqu’au démon de Socrate et de s’intéresser aux développements conjoints
                                                                                            de l’angélologie et de la démonologie dans les différentes civilisations et dans les diffé-
                                                                                            rents systèmes de pensée, notamment dans les religions du Livre, de l’Antiquité au
                                                                                            xxie siècle.
                                                                                                On ne se privera donc pas de remonter beaucoup plus haut, mais un bon point de
                                                                                            départ de notre réflexion pourrait être ce passage du commentaire du grammairien du
                                                                                            ive siècle Servius au vers 743 de l’Enéide de Virgile : « Lorsque nous naissons, notre sort
                                                                                            est déterminé par deux génies : l’un qui nous pousse au bien, l’autre qui nous pervertit
                                                                                            vers le mal 5. » Imprégné de néo-platonisme, le commentaire de Servius a été abondam-
                                                                                            ment lu au Moyen Âge et à l’époque moderne, et il pose le problème de la coexistence
                                                                                            de deux entités, bonne et mauvaise, destinées à accompagner tout individu durant sa
                                                                                            vie terrestre, voire dans l’au-delà. Sans connaître Servius ni même Virgile, bien des
                                                                                            auteurs et des acteurs de l’histoire médiévale, moderne et contemporaine auraient
                                                                                            pu, me semble-t-il, se reconnaître dans cette phrase, ne serait-ce qu’en substituant
                                                                                            au mot « génie » celui d’« ange » ou d’« esprit ». C’est donc cette histoire – conjointe
                                                                                            ou distincte, interdépendante ou pas, telle est la question – des anges gardiens et des
[« De Socrate à Tintin », Jean-Patrice Boudet, Philippe Faure et Christian Renoux (dir.)]
[ISBN 978-2-7535-1388-4 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]

                                                                                            démons familiers que nous voudrions essayer de retracer dans la longue durée, en nous
                                                                                            intéressant aux points suivants :
                                                                                                1) Quelle est la place et quel est le rôle de ces entités respectives dans les civilisations
                                                                                                    et dans les religions environnantes ? Sont-elles susceptibles d’intervenir au profit
                                                                                                    de quelques individus d’exception ou dans un contexte plus large ?
                                                                                                2) Dans quelle mesure les deux notions d’ange gardien et de démon familier
                                                                                                    sont nées et se sont développées l’une par rapport à l’autre ? L’ange gardien
                                                                                                    du christianisme a-t-il quelque chose à voir avec le bon génie du néo-plato-
                                                                                                    nisme ? Le démon familier des magiciens, des exorcistes et des aventuriers
                                                                                                    des xiie-xviiie siècles est-il une résurgence du daimōn platonicien, du paredros
                                                                                                    des papyrus gréco-égyptiens, ou n’est-il qu’un alter ego démoniaque de l’ange
                                                                                                    gardien ?
                                                                                                3) Quelle est la nature des liens établis entre les individus et leurs interlocuteurs
                                                                                                    angéliques et démoniaques : intercession, invocation, supplication, domestica-
                                                                                                    tion, contrainte, exorcisme, etc. ? Quelles sont les relations éventuelles entre ces
                                                                                                    différentes entités : conflictuelles, pacifiées, hiérarchiques ?
                                                                                                C’est dans ce cadre que nous pouvons poser, d’emblée, quelques jalons chronolo-
                                                                                            giques en même temps que thématiques.
                                                                                                On commencera logiquement avec le démon de Socrate, en rappelant ce que
                                                                                            rapporte Platon à son sujet dans l’Apologie de Socrate, 31 d, lorsqu’il fait dire à son
                                                                                            maître la raison pour laquelle ce dernier « n’ose pas agir publiquement, parler au
                                                                                            peuple ni donner des conseils à la ville ». Cela tient, dit Socrate,
                                                                                                     « à une certaine manifestation d’un dieu ou d’un esprit divin, qui se produit en moi,
                                                                                                     et dont Mélétos a fait le sujet de son accusation, en s’en moquant. C’est quelque chose
                                                                                                     qui a commencé dès mon enfance, une certaine voix, qui, lorsqu’elle se fait entendre,

                                                                                            5. Servii Grammatici qui feruntur in Vergilii carmina commentarii, G. Thilo et H. Hagen (éd.), Hildesheim, 1961,
                                                                                                vol. I, p. 105 : nam cum nascimur, duos genios sortimur : unus est qui hortatur ad bona, alter qui depravat ad mala.
                                                                                               Sur cette phrase, voir notamment P. Boyancé, « Les deux démons personnels dans l’Antiquité grecque et latine »,
                                                                                               Revue de philologie, n. s., IX, 1935, p. 189-202.

                                                                                                                                                      11
Jean-Patrice Boudet

                                                                                                     me détourne toujours de ce que j’allais faire, sans jamais me pousser à agir. Voilà ce qui
                                                                                                     s’oppose à ce que je me mêle de politique 6 ».
                                                                                                Le démon de Socrate est donc une sorte de signe divin, dont la fonction est protec-
                                                                                            trice et apotropaïque. Platon remarque dans le Phédon (107 d, 108 b) que ce daimōn
                                                                                            échoit à tout le monde, et pas seulement à des esprits supérieurs comme celui de
                                                                                            Socrate, et il définit dans le Timée (90 a-d) ce daimōn comme la partie supérieure de
                                                                                            l’âme de chacun qui nous met en rapport avec la divinité. L’accusation d’impiété et
                                                                                            d’introduire à Athènes un dieu nouveau, portée à l’encontre de Socrate, s’inscrit dans
                                                                                            ce contexte et nous trouvons l’écho d’un débat à ce propos chez un auteur comme le
                                                                                            poète grec Ménandre, selon lequel « chacun reçoit à sa naissance à ses côtés un démon
                                                                                            pour être le mystagogue [i.e. l’initiateur au mystère] de sa vie : un bon démon, car il
                                                                                            ne faut pas croire qu’il y a un mauvais démon, qui nuit à la vie des mortels 7 ». Andreï
                                                                                            Timotin nous éclaire sur ce thème dans son analyse des lectures néoplatoniciennes du
                                                                                            Banquet de Platon. Michèle Broze et Carine Van Liefferinge nous dévoilent, quant
                                                                                            à elles, le rôle du démon personnel dans l’ascension théurgique chez Jamblique, un
[« De Socrate à Tintin », Jean-Patrice Boudet, Philippe Faure et Christian Renoux (dir.)]

                                                                                            auteur pour qui – je cite leur nouvelle traduction du De mysteriis – le « démon propre
[ISBN 978-2-7535-1388-4 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]

                                                                                            qui nous préside est un pour chacun d’entre nous » et il « ne guide pas une des parties
                                                                                            qui sont en nous, mais toutes en une fois, simplement, il s’étend pour occuper totale-
                                                                                            ment notre principe à tout notre gouvernement, de même qu’il nous été assigné à
                                                                                            partir de l’ensemble des rangs qui sont dans le tout 8 ».
                                                                                                Il faut souligner ici, parallèlement, la présence fréquente du démon assistant, appelé
                                                                                            paredros (« celui qui est assis à côté »), comme élément indispensable au caractère
                                                                                            opérationnel du magicien dans les papyrus gréco-égyptiens des premiers siècles de
                                                                                            notre ère 9. La finalité du premier rituel édité dans le recueil traduit par Hans Dieter
                                                                                            Betz préconise ainsi une opération complexe « pour qu’un daimōn vienne à toi
                                                                                            comme assistant et qu’il te révèle toutes choses clairement et soit ton compagnon,
                                                                                            qu’il mange et dorme avec toi 10 » : sont ainsi préconisées successivement la collecte
                                                                                            de deux rognures d’ongles et de cheveux du magicien, la capture d’un faucon en vue
                                                                                            de sa momification, la récupération du lait d’une vache noire, la fabrication d’une
                                                                                            mixture avec ce lait et de la poudre issue du faucon momifié, l’inscription sur du
                                                                                            parchemin de deux figures, l’absorption de ladite mixture au lever du soleil, puis la
                                                                                            conjuration du faucon. Plus fréquemment cependant, dans ce corpus, le paredros est
                                                                                            le daimōn d’un homme décédé, parfois tué de mort violente 11. Or on retrouve des

                                                                                            6. Pour une analyse de ce passage, voir en particulier Ph. Hoffmann, « Le sage et son démon. La figure de Socrate
                                                                                               dans la tradition philosophique et littéraire », Annuaire de l’EPHE, V e Section, 94, 1985/86, p. 417-435 et 95,
                                                                                               1986/87, p. 295-302.
                                                                                              7. P . Boyancé, « Les deux démons personnels », art. cit., p. 200.
                                                                                              8. J amblique, Les mystères d’Égypte. Réponse d’Abaon à la Lettre de Porphyre à Anébon, trad. et commentaire M. Broze
                                                                                                  et C Van Liefferinge, Bruxelles, 2009, p. 167-168. Voir également le texte grec et la trad. d’E. des Places dans
                                                                                                  l’éd. Budé, Paris, 1966, p. 207-208.
                                                                                              9. Voir notamment F. Graf, La magie dans l’Antiquité gréco-romaine, Paris, 1994, p. 126-137; L. J. Ciraolo,
                                                                                                 « Supernatural Assistants in the Greek Magical Papyri », dans M. Meyer et P. Mirecki (éd.), Ancient Magic and
                                                                                                 Ritual Power, Leyde-New York-Cologne, 1995, p. 279-295 ; A. Scibilia, « Supernatural Assistance in the Greek
                                                                                                 Magical Papyri. The Figure of the Parhedros », dans J. N. Bremmer et J. R. Veenstra (éd.), The Metamorphosis of
                                                                                                 Magic from Late Antiquity to the Early Modern Period, Louvain-Paris-Dudley, 2002, p. 71-86 ; M. Martin, Magie
                                                                                                  et magiciens dans le monde gréco-romain, Paris, 2005, p. 181-186.
                                                                                            10. H. D. Betz (éd.), The Greek Magical Papyri in Translation, including the Demotic Spells, 2e éd., Chicago, 1992, p. 3-4.
                                                                                            11. Ibid., p. 72-78. Voir L. J. Ciraolo, « Supernatural Assistants in the Greek Magical Papyri », p. 284, 286, 292 et 294.

                                                                                                                                                        12
Introduction

                                                                                            rituels analogues dans la magie byzantine et dans la magie médiévale latine à partir du
                                                                                            milieu du xiiie siècle, comme je le montre dans ma communication.
                                                                                                Mais dans le monde romain, c’est sans doute Apulée qui, au milieu du iie siècle,
                                                                                            dans les chapitres XVI et XVII de son De deo Socratis, nous donne la description la plus
                                                                                            complète et la plus intéressante de cette sorte d’esprit. Après avoir parlé des « démons
                                                                                            ayant habité à un certain moment dans un corps humain », Apulée se réfère à la
                                                                                                     « classe supérieure de démons qui, au dire de Platon, fournit à chaque homme des
                                                                                                     témoins et des gardiens de sa vie quotidienne, invisibles à tous, continuellement présents
                                                                                                     comme spectateurs de tous nos actes et même de toutes nos pensées. Puis, quand, la
                                                                                                     vie finie, il faut s’en retourner, c’est encore ce démon, attaché à notre personne, qui est
                                                                                                     chargé de l’enlever aussitôt et de la traîner comme son prisonnier devant le tribunal,
                                                                                                     et là, de l’assister dans sa plaidoirie : si nous mentons, il nous reprend ; si nous disons
                                                                                                     vrai, il nous soutient : en un mot, c’est son témoignage qui décide de la sentence 12 ».
                                                                                                Apulée affirme que l’homme ne peut avoir aucun secret vis-à-vis de cet esprit qui
                                                                                            « descend au plus profond de nous, comme la conscience ». On a là une justification
[« De Socrate à Tintin », Jean-Patrice Boudet, Philippe Faure et Christian Renoux (dir.)]

                                                                                            morale de l’existence des esprits familiers qui fut jugée inacceptable par saint Augustin
[ISBN 978-2-7535-1388-4 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]

                                                                                            mais qui décrit des esprits dont les fonctions sont fort analogues à celles des anges
                                                                                            gardiens du christianisme, à ceci près qu’Apulée insiste sur leur fonction prophétique
                                                                                            et divinatoire : selon lui, en effet, le « gardien privé » (privus custos) de Socrate, qui se
                                                                                            conduisait avec lui presque comme un lar familiaris (voir à ce sujet la communication
                                                                                            de Bernard Vilain et Emilia Ndiaye, ainsi que celle de Dominique Frère, qui remonte
                                                                                            aux origines étrusques de cette croyance), puisqu’il « partageait la même tente » que
                                                                                            son protégé, lui servait d’« éclaireur dans les situations confuses », de « guide prophé-
                                                                                            tique dans les passes difficiles », de « protecteur dans le danger » et de « secours dans
                                                                                            la détresse ». Cet esprit, ajoute-t-il,
                                                                                                     « peut intervenir tantôt par des songes, tantôt par des signes, voire même en personne si
                                                                                                     le besoin l’exige, pour détourner les maux et promouvoir le bien, relever l’âme abattue,
                                                                                                     soutenir les pas chancelants, éclaircir les zones d’ombre, diriger la bonne fortune et
                                                                                                     corriger la mauvaise […]
                                                                                                        Il se réservait d’ailleurs pour les cas où, la sagesse cessant son office, Socrate avait
                                                                                                     besoin non d’un conseil, mais d’un présage, et voulait s’appuyer sur la divination quand
                                                                                                     l’hésitation le faisait trébucher ».
                                                                                              On comprend l’opposition formelle d’Augustin à cette apologie de la divination
                                                                                            démonique, qui ne peut être pour lui que démoniaque :
                                                                                                     « Ou Apulée se trompe, (dit-il dans la Cité de Dieu, VIII, 17), ou ce n’était pas dans
                                                                                                     cette classe d’esprits [supérieurs] que Socrate avait trouvé un ami, ou Platon se contredit
                                                                                                     lui-même, tantôt honorant les démons, tantôt bannissant leurs plaisirs d’un État où
                                                                                                     règnent les bonnes mœurs ; ou il ne faut pas féliciter Socrate de cette familiarité d’un
                                                                                                     démon. »
                                                                                                Pour Augustin, en effet (Cité de Dieu, IX, 19), la sainte Écriture atteste qu’il y a de
                                                                                            bons et de mauvais anges, mais pas de bons démons. « Partout où ce mot se rencontre,
                                                                                            dit-il, il ne désigne que des esprits de malice. »

                                                                                            12. Apulée, Opuscules philosophiques (Du dieu de Socrate, Platon et sa doctine, Du monde et fragments), J. Beaujeu (éd.
                                                                                                et trad.), Paris, 1973, p. 36-37.

                                                                                                                                                      13
Jean-Patrice Boudet

                                                                                                Les daimōnes d’origine grecque ne sont pas pour autant systématiquement rejetés
                                                                                            par les penseurs du début de l’ère chrétienne : ils sont même identifiés à des anges
                                                                                            par Philon d’Alexandrie dans le De gigantibus, par le polémiste anti-chrétien Celse
                                                                                            (d’après Origène), et par le rhéteur latin Cornelius Labeo, cité par Augustin 13. Ils sont
                                                                                            en revanche remplacés par des anges gardiens personnels, eux-mêmes soumis à des
                                                                                            archanges, dans la partie finale du Testament d’Adam, un pseudépigraphe datant des
                                                                                            iie-ve siècles de notre ère et conservé dans une demi-douzaine de langues, notamment
                                                                                            en grec et en syriaque 14. Et ils sont bien entendu éliminés de la hiérarchie céleste
                                                                                            de saint Grégoire, de celle du pseudo-Denys et des théologiens du xiiie siècle, à un
                                                                                            moment où s’amplifie, dans la dévotion privée des fidèles, le culte de l’ange gardien
                                                                                            personnel dont les premières manifestations remontent au moins au ixe siècle. Philippe
                                                                                            Faure retrace pour nous la genèse de l’opposition entre ange bon et ange mauvais
                                                                                            des Pères de l’Église au Moyen Âge, mais l’on peut prendre d’ores et déjà comme
                                                                                            point d’aboutissement de cette évolution le fait que dans un fameux recueil d’exempla
                                                                                            composé vers 1220, le Dialogus miraculorum, dans la cinquième distinctio consacrée
                                                                                            aux démons, le moine cistercien Césaire de Heisterbach formule l’idée selon laquelle
[« De Socrate à Tintin », Jean-Patrice Boudet, Philippe Faure et Christian Renoux (dir.)]
[ISBN 978-2-7535-1388-4 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]

                                                                                            chaque individu a un bon ange, préposé à sa garde, et un mauvais ange, destiné à le
                                                                                            tourmenter, ce qui indique qu’il croit à sa manière en l’existence conjointe des anges
                                                                                            gardiens qui ne peuvent être que bons et de démons familiers forcément mauvais 15.
                                                                                                L’angélologie juive ancienne et médiévale est autrement plus complexe, du fait de
                                                                                            l’extrême diversité des points de vue au sein des communautés juives ainsi que des
                                                                                            désaccords profonds à ce sujet entre kabbalistes et philosophes. Mais il est de fait que
                                                                                            de même que les anges jouent un rôle capital dans la mystique cosmologique juive 16,
                                                                                            certains anges personnels semblent avoir eu une place importante dans les représenta-
                                                                                            tions des adeptes de la magie juive ancienne et médiévale : je pense en particulier aux
                                                                                            anges qui donnent la sagesse et un pouvoir divinatoire, que l’on trouve dans le corpus
                                                                                            antique analysé par Michael Swartz 17, et aux annexes du Liber Razielis, prétendument
                                                                                            traduites de l’hébreu en latin sous l’égide d’Alphonse X de Castille au xiiie siècle 18.
                                                                                                Le Coran affirme que chaque être humain est accompagné en permanence par
                                                                                            plusieurs anges qui prennent note de tous ses actes, bons comme mauvais, et les
                                                                                            travaux d’Henry Corbin ont montré l’importance du thème de l’ange gardien dans
                                                                                            l’anthropologie mystique de Sohrawardī (xiie siècle) et de son école au sein de la
                                                                                            culture arabo-musulmane 19. On connaît également l’importance des djinns en terre
                                                                                            13. B. Teyssedre, Anges, astres et cieux. Figures de la destinée et du salut, Paris, 1986, p. 256.
                                                                                            14. Sur ce texte, voir notamment E. Renan, « Fragments du livre gnostique intitulé Apocalypse d’Adam, ou Pénitence
                                                                                                 d’Adam, ou Testament d’Adam, publiés d’après deux manuscrits syriaques », Journal asiatique, 5e série t. II, 1853,
                                                                                                 p. 427-471 ; A.-M. Denis, Introduction aux pseudépigraphes grecs d’Ancien Testament, Leyde, 1970, p. 10-11 ;
                                                                                                 S. E. Robinson, « The Testament of Adam (First to Fifth Century A. D.), a New Translation and Introduction »,
                                                                                                 dans J. H. Charlesworth (éd.), The Old Testament Pseudepigraphia, vol. I, Apocalyptic Literature and Testaments,
                                                                                                 Garden City, 1983, p. 989-995 ; B. Teyssedre, Anges, astres et cieux, op. cit., p. 352-355 ; R. Leicht, Astrologumena
                                                                                                 Judaica. Untersuchungen zur Geschichte der astrologischen Literatur der Juden, Tübingen, 2006, p. 236-251.
                                                                                            15. Caesarius Heisterbachensis, Dialogus miraculorum, 2 vol., Cologne, 1850-1851, dist. V, chap. 1, t. I, p. 274-275 :
                                                                                                 Duo siquidem angeli cuilibet homini sunt deputati, bonus ad custodiam, malus ad exercitium.
                                                                                            16. N. Sed, La mystique cosmologique juive, Paris, 1986.
                                                                                            17. M . D. Swartz, Scholastic Magic : Ritual and Revelation in Early Jewish Mysticism, Princeton, 1996, p. 47-50.
                                                                                            18. Voir à ce sujet R. Leicht, Astrologumena Judaica, op. cit., p. 275-285 ; S. Page, « Magic and the Pursuit of
                                                                                                 Wisdom : the “familiar” spirit in the Liber Theysolius », La corónica, 36.1, 2007, p. 41-70, ainsi que ma commu-
                                                                                                 nication dans le présent volume.
                                                                                            19. H. Corbin, « Notes pour une étude d’angélologie islamique », dans Anges, démons et êtres intermédiaires, 3e colloque
                                                                                                 de l’Alliance mondiale des religions (Paris, 1968), Paris, 1969, p. 49-59.

                                                                                                                                                       14
Introduction

                                                                                            d’Islam, et la place de ces derniers dans le Roman d’Aladin, dont la version la plus
                                                                                            ancienne remonte, semble-t-il, au xie siècle : je pense non seulement au génie de la
                                                                                            lampe, mais aussi à celui de la bague confiée à Aladin par un magicien, qui lui permet
                                                                                            de s’échapper du souterrain où se trouve le trésor 20. Pierre Lory nous présente une
                                                                                            autre facette de l’activité des djinns en s’intéressant à leurs aventures sexuelles, que
                                                                                            l’on pourra comparer, sinon avec celles de nos démons familiers, du moins avec celles
                                                                                            de nos incubes et succubes occidentaux, alors qu’Anna Caiozzo-Roussel étudie la
                                                                                            métamorphose de Shamhūrash, un djinn transformé en ange combattant, protégeant
                                                                                            les hommes du Mal et les astres du désordre cosmique engendré par les éclipses.
                                                                                                Au milieu du xiie siècle, la croyance en la possession d’un esprit familier bénéfique
                                                                                            réapparaît en Occident sous la plume de l’un des grands traducteurs de textes scienti-
                                                                                            fiques et religieux de l’arabe en latin, Hermann de Carinthie, qui, dans son De essentiis
                                                                                            (1143), se fonde en partie sur le thème du démon de Socrate :
                                                                                                     « Socrate, lui aussi, dit-il, d’une certaine manière, fit une expérience de ce genre et,
                                                                                                     de fait, encore de nos jours, le nom de “Socrate” est donné à un esprit personnel
                                                                                                     (privato) 21. »
[« De Socrate à Tintin », Jean-Patrice Boudet, Philippe Faure et Christian Renoux (dir.)]
[ISBN 978-2-7535-1388-4 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]

                                                                                                Mais Hermann de Carinthie se fonde aussi et surtout sur des sources hermétiques
                                                                                            arabes de magie astrale, issues des Sabéens de Harran. Or l’un des principaux buts de la
                                                                                            magie astrale est d’obtenir que les esprits supérieurs des planètes consentent à envoyer
                                                                                            aux hommes des esprits inférieurs qui sont susceptibles d’être enfermés dans des talis-
                                                                                            mans. Le Liber antimaquis, traduction effectuée au xiie ou au début du xiiie siècle d’un
                                                                                            traité de magie arabe attribué à un Aristote imprégné d’hermétisme, donne ainsi la liste
                                                                                            des « 72 esprits familiers de Saturne, grâce auxquels se font beaucoup de merveilles »,
                                                                                            et remarque, après avoir donné cette liste que « ce sont les noms des 72 esprits que
                                                                                            montre Saturne et qu’il donne comme familiers à 72 hommes de son climat. Et toutes
                                                                                            les fois qu’ils voulaient faire le bien ou le mal, il leur apparaissait en esprit et faisait
                                                                                            tout ce qu’ils voulaient 22 ».
                                                                                                La magie astrale entre donc en concurrence avec une magie salomonienne d’origine
                                                                                            vraisemblablement byzantine pour fournir à l’Occident chrétien un nouveau champ
                                                                                            d’exploitation du thème des esprits familiers, mais ce processus s’effectue sans que la
                                                                                            dévotion aux anges gardiens personnels soit remise en cause, au contraire : ma propre
                                                                                            communication et celle de Julien Véronèse sur l’ermite du xve siècle Pelagius montrent
                                                                                            l’existence de plusieurs tentatives syncrétiques d’utilisation du culte des anges gardiens
                                                                                            à des fins magiques ou magico-théurgiques.
                                                                                                Un véritable tournant en la matière peut cependant être observé, semble-t-il, avec
                                                                                            Marsile Ficin. Dans le chapitre 23 du livre III du De tripici vita, publié en 1489, Ficin
                                                                                            fait la synthèse entre la tradition néo-platonicienne, le déterminisme astrologique
                                                                                            et la doctrine chrétienne en affirmant « que chacun a, dès sa naissance, un démon
                                                                                            20. Le Roman d’Aladin. Texte intégral, R. R. Khawam (trad.), Paris, 1988, p. 51-52, 61, 171 et 180-181. Le génie de
                                                                                                la bague y est qualifié de « rebelle à Salomon ». Sur les différentes catégories d’esprits et leurs fonctions en terre
                                                                                                d’Islam, voir T. Fahd, « Anges, démons et djinns en Islam », dans Génies, anges et démons, Paris, 1971, p. 153-214 ;
                                                                                                P. Lory, « Anges, djinns et démons dans les pratiques magiques musulmanes », dans Religion et pratiques de
                                                                                                puissance, A. de Surgy (dir.), Paris, 1997, p. 81-94.
                                                                                            21. Hermann of Carinthia, De essentiis. A Critical Edition with Translation and Commentary, C. Burnett (éd.),
                                                                                                 Leyde-Cologne-New York, 1982, p. 182.
                                                                                            22. Hermetis Trismegisti Astrologica et divinatoria, G. Bos, C. Burnett, T. Charmasson, P. Kunitzsch, F. Lelli et
                                                                                                 P. Lucentini (éd.), Turnhout, 2001, p. 211.

                                                                                                                                                       15
Jean-Patrice Boudet

                                                                                            gardien et observateur de sa vie, destiné à son étoile propre » (unicuique nascenti esse
                                                                                            ipse daemonem quendam vitae custodem, ipso suo sydere destinatum), que l’individu
                                                                                            peut même avoir « un double démon gardien, l’un propre à sa naissance, l’autre à sa
                                                                                            profession », et qu’il revient aux hommes lettrés de faire en sorte que l’un s’accorde avec
                                                                                            l’autre, afin que ces individus d’élite puissent « vivre conformément à leur esprit 23 ».
                                                                                            Et Ficin cite évidemment Socrate en exemple de ce compromis, dans son commentaire
                                                                                            à l’Apologie de Socrate 24.
                                                                                                 Ce faisant, Ficin ouvre une ère nouvelle pour certains possesseurs d’esprits familiers
                                                                                            placés dans une situation privilégiée d’auteur à succès, une ère faste qui durera jusqu’à
                                                                                            la fin du xvie siècle. À l’inverse de Simon de Phares, déstabilisé par l’accusation dont
                                                                                            il fut la victime à ce sujet, Nostradamus proclame en effet que son inspiration de
                                                                                            prophète vient de son bon génie personnel, qu’il identifie à son ange gardien 25, et le
                                                                                            fameux astrologue Jérôme Cardan consacre le chapitre 47 de son autobiographie, le
                                                                                            De propria vita (1575), à son génie familier, un génie qu’il aurait hérité de son père
                                                                                            et qu’il compare à ceux dont auraient bénéficié selon lui non seulement Socrate, mais
                                                                                            aussi plusieurs auteurs de l’Antiquité : Plotin, Synésios, Dion et Flavius Josèphe. Assez
[« De Socrate à Tintin », Jean-Patrice Boudet, Philippe Faure et Christian Renoux (dir.)]
[ISBN 978-2-7535-1388-4 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]

                                                                                            peu modeste, Cardan affirme ainsi :
                                                                                                     « L’amplification et la splendeur, je les ai reçues en partie par l’exercice, en partie par
                                                                                                     le secours de mon bon génie ; je me suis appliqué à la splendeur quarante ans avant de
                                                                                                     l’obtenir ; tout l’art d’écrire et celui d’improviser les leçons, je les tiens de mon esprit
                                                                                                     familier et de la splendeur. Mais ce genre de science m’a procuré jusqu’ici auprès des
                                                                                                     hommes plus d’envie que de réputation, plus de gloire que de profit. Il m’a surtout
                                                                                                     fourni un plaisir ni médiocre ni commun, les moyens de prolonger ma vie, une conso-
                                                                                                     lation dans tous mes malheurs, un secours contre l’adversité, une récompense dans mes
                                                                                                     peines et mes travaux 26. »
                                                                                                On appréciera la référence implicite au De deo Socratis d’Apulée et le topos de
                                                                                            l’intellectuel brillant et original, victime des envieux et protégé par son esprit. Mais
                                                                                            les démons familiers dont nous parle Armando Maggi sont en bonne partie d’un
                                                                                            autre genre et il faut signaler également la typologie élaborée de Cornelius Agrippa
                                                                                            dans son De occulta philosophia (III, 22), qui distingue trois sortes de bons génies : le
                                                                                            « démon sacré », d’origine divine et identifiable avec celui de Socrate ; le « démon de
                                                                                            la géniture », démon naturel et astrologique qui préside à l’heure de la naissance du
                                                                                            sujet ; et enfin le « démon de la profession », choisi par l’âme dès qu’elle est capable
                                                                                            de discernement 27.
                                                                                                Cette veine post-ficinienne s’épuise néanmoins à la fin du xvie siècle et le siècle
                                                                                            suivant est celui de la stabilisation de la norme catholique à cet égard. En 1608, le
                                                                                            pape Paul V fixe au 2 octobre la date de la fête des anges gardiens en terre d’Empire,
                                                                                            fête que Clément X étend en 1670 à toute la chrétienté. En 1659, Bossuet prononce

                                                                                            23. M. Ficino, De vita, A. Biondi et G. Pisani (éd.), Podernone, 1991, p. 386-396. Sur ce chapitre, voir notamment
                                                                                                 D. P. Walker, La magie spirituelle et angélique de Ficin à Campanella (trad. fr. d’un ouvrage publié en anglais en
                                                                                                 1958), Paris, 1988, p. 46-47.
                                                                                            24. M arsilius Ficinus in Apologiam Socratis Epitome, dans Id., Opera omnia, Bâle, 1576, p. 1587.
                                                                                            25. P. Brind’Amour, Nostradamus astrophile. Les astres et l’astrologie dans la vie et l’œuvre de Nostradamus, Ottawa-
                                                                                                 Paris, 1993, p. 152.
                                                                                            26. Cardan, Ma vie, trad. française de J. Dayre, Paris, p. 218-224 (p. 223).
                                                                                            27. Cornelius Agrippa, De occulta philosophia, V. Perrone Compagni (éd.), Leyde-New York-Cologne, 1992,
                                                                                                 p. 464-466.

                                                                                                                                                     16
Introduction

                                                                                            aux Feuillants, à Paris, un superbe sermon sur les anges gardiens, dont voici l’un des
                                                                                            plus beaux passages :
                                                                                                        « Ô mes frères, la riche moisson pour ces esprits bienfaisants, qui cherchent à exercer
                                                                                                     la miséricorde ! Il n’y a que des misérables, parce qu’il n’y a que des hommes. Tous les
                                                                                                     hommes sont des prisonniers, chargés des liens de ce corps mortel : esprits purs, esprits
                                                                                                     dégagés, aidez-les à porter ce pesant fardeau ; et soutenez l’âme qui doit tendre au ciel,
                                                                                                     contre le poids de la chair qui l’entraîne en terre. Tous les hommes sont des ignorants
                                                                                                     qui marchent dans les ténèbres : esprits qui voyez la lumière pure, dissipez les nuages qui
                                                                                                     nous environnent. Tous les hommes sont attirés par les biens sensibles : vous qui buvez
                                                                                                     à la source même des voluptés chastes et intellectuelles, rafraîchissez notre sécheresse
                                                                                                     par quelques gouttes de cette céleste rosée. Tous les hommes ont au fond de leurs âmes
                                                                                                     un malheureux germe d’envie, toujours fécond en procès, en querelles, en murmures,
                                                                                                     en médisances, en divisions : esprits charitables, esprits pacifiques, calmez la tempête
                                                                                                     de nos colères, adoucissez l’aigreur de nos haines, soyez des médiateurs invisibles pour
                                                                                                     réconcilier en Notre-Seigneur nos cœurs ulcérés 28. »
                                                                                                Parallèlement, la répression semble s’exercer plus que jamais sur les supposés
[« De Socrate à Tintin », Jean-Patrice Boudet, Philippe Faure et Christian Renoux (dir.)]
[ISBN 978-2-7535-1388-4 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]

                                                                                            détenteurs d’esprits familiers. En 1604, en Angleterre, le Witchcraft Act mentionne
                                                                                            les démons familiers susceptibles d’apparaître sous la forme d’animaux domestiques,
                                                                                            sauvages et/ou hybrides parmi les attributs des sorcières : ce sont les familiars ou imps,
                                                                                            fort courants dans les affaires de sorcellerie anglaise des xvie et xviie siècles 29. Dans
                                                                                            la première partie d’Henry VI (1590) de Shakespeare, la Pucelle d’Orléans invoque
                                                                                            d’ailleurs des familiar spirits issus des powerful regions under earth et se montre prête à
                                                                                            leurs sacrifier corps et âme afin d’obtenir la victoire de la France contre les Anglais 30.
                                                                                            En 1623, un magicien de Moulins, possesseur d’un démon enfermé dans une fiole et
                                                                                            appelé Boël, lecteur d’Agrippa, de la Clavicule de Salomon et récidiviste, est brûlé par
                                                                                            arrêt du parlement de Paris 31. Peu après sa mort sur le bûcher à Loudun, en 1634,
                                                                                            Urbain Grandier, est accusé entre autres choses d’avoir détenu un démon familier
                                                                                            nommé Baruc, qui avait pris la forme d’un gros moucheron pour faire tomber dans
                                                                                            le feu le livre d’exorcisme nécessaire à la délivrance de sœur Jeanne des Anges 32. Mais
                                                                                            ce sont là des cas tardifs et exceptionnels, des chants du cygne de la répression de
                                                                                            la sorcellerie en France, et dès 1625, Gabriel Naudé, dans son Apologie de tous les
                                                                                            grands personnages qui ont esté faussement soupçonnez de magie, s’en prend à ce genre
                                                                                            de croyance dans un chapitre intitulé « Que beaucoup de grands personnages ont esté
                                                                                            estimez magiciens, qui n’estoient que politiques » :

                                                                                            28. Bossuet, Sermon sur les anges gardiens, Paris, 2005, p. 66.
                                                                                            29. Voir D. Oldridge, The Devil in Early Modern England, Stroud, 2000, p. 59-62 ; F. Valetta, Witchcraft, Magic and
                                                                                                 Superstition in England, 1640-1670, Aldershot, 2000 ; E. Wilby, Cunning Folk and Familiar Spirits. Shamanistic
                                                                                                 Visionary in Early Modern British Witchcraft and Magic, Brighton-Portland, 2005 ; Witchcraft and the Act of 1604,
                                                                                                 J. Newton et J. Bath (éd.), Leyde-Boston, 2008. Anges et esprits familiers continuent de jouer un rôle dans la
                                                                                                 magie savante comme dans la sorcellerie populaire anglaise jusqu’à la fin du xviiie siècle : cf. O. Davies, « Angels
                                                                                                 in elite and popular magic, 1650-1790 », dans P. Marshall, A. Walsham (éd.), Angels in the Early Modern World,
                                                                                                Cambridge, 2006, p. 297-319.
                                                                                            30. H enry VI, part I, Act 5, Scene 3. Trad. fr. dans Shakespeare, Œuvres complètes, Paris, 1959, vol. I, p. 219-220. Je
                                                                                                 remercie Thomas Bauzou de m’avoir indiqué ce passage.
                                                                                            31. Voir le Discours admirable d’un magicien de la ville de Moulins, qui avoit un demon dans une phiole, condemné d’estre
                                                                                                 bruslé tout vif par arrest de la Cour de Parlement, Paris, 1623, et le ms Paris, BnF, fr. 21730 (collection Delamare,
                                                                                                 affaires criminelles, t. 6), fol. 100-113v°.
                                                                                            32. Voir R. Villeneuve, La mystérieuse affaire Grandier. Le Diable à Loudun, Paris, 1980, p. 108 et 204.

                                                                                                                                                       17
Jean-Patrice Boudet

                                                                                                     « L’on peut encore réduire à cette cause la vanité de tous ces particuliers qui, pour n’estre
                                                                                                     [pas] moins desireux d’avoir quelque ascendant par dessus leurs citoyens et le commun
                                                                                                     des hommes que les princes et monarques par dessus leurs subjects, [se] sont efforcez
                                                                                                     de nous donner à cognoistre le soin que les dieux prenoient de leurs personnes par la
                                                                                                     continuelle assistance de quelque genie tutelaire et directeur de toutes leurs principales
                                                                                                     actions, comme ont voulu faire Socrate, Apollonius, Chicus [Cecco d’Ascoli], Cardan,
                                                                                                     Scaliger, Campanella et quelques autres, qui se sont persuadez que toutes les preuves
                                                                                                     et tesmoignages qu’ils nous voudroient donner de leurs demons familiers ne seroient
                                                                                                     pas moins favorablement receus parmy nous que ces vieilles gloses des rabbins, lesquelz
                                                                                                     tiennent pour tout constant et asseuré qu’entre les patriarches de l’Ancien Testament,
                                                                                                     Adam avoit esté gouverné par son ange Raziel, Sem par Jophiel, Abraham par Tzadkiel,
                                                                                                     Isaac par Raphael, Jacob par Piel, et Moyse par Mitatron 33. »
                                                                                                Dans les États et Empires de la Lune, Cyrano de Bergerac s’inspire de Naudé mais
                                                                                            renverse carrément la perspective en faisant du personnage du Démon de Socrate et de
                                                                                            ses nombreux avatars historiques le porte-parole d’un rationalisme pro-républicain 34.
                                                                                            Dans la France des Lumières, le xviiie siècle, comme le montrent Ulrike Krampl et
[« De Socrate à Tintin », Jean-Patrice Boudet, Philippe Faure et Christian Renoux (dir.)]
[ISBN 978-2-7535-1388-4 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]

                                                                                            Jean-Marc Mandosio, est celui des faux sorciers et des aventuriers sans scrupules. Mais
                                                                                            c’est aussi, à certains égards, celui de la naissance des collections de textes occultistes
                                                                                            avant la lettre et celui durant lequel on copia L’Anacrise de Pelagius, un opuscule
                                                                                            du xve siècle destiné à communiquer « avec son bon ange gardien 35 », et La magie
                                                                                            sacrée d’Abramelin le Mage, un manuel fort complet prétendument daté de 1458, où
                                                                                            l’auteur – un faussaire assez bien renseigné sur la magie rituelle tardo-médiévale et
                                                                                            bon hébraïsant –, se vante d’avoir donné à l’empereur Sigismond d’Autriche « un
                                                                                            esprit familier de la seconde hiérarchie, d’après la demande qu’il m’en fît », et où anges
                                                                                            gardiens et esprits familiers sont utilisés d’une façon complémentaire 36. Ce texte est
                                                                                            encore disponible dans les librairies ésotéristes, Abramelin.org est un site internet
                                                                                            ésotériste, et il n’y a à cet égard aucune rupture profonde de contenu entre le xviiie
                                                                                            et les siècles suivants, à ceci près que le xixe est celui de la naissance du spiritisme : la
                                                                                            première édition du Livre des esprits d’Allan Kardec date de 1857. En témoigne à sa
                                                                                            manière un curieux ouvrage publié à Paris en 1866, Les esprits familiers du commandant
                                                                                            d’Esgrigny, dans lequel sont racontées les aventures coloniales et post-coloniales de
                                                                                            « cinq esprits familiers qui exercent sur nous leur empire » : deux d’entre eux, Rosalba
                                                                                            et Colombine, sont les âmes de deux sœurs mortes « vierges et martyres », disparues
                                                                                            en Afrique en 1802 ; deux autres, Petit-Noir et Bon-Esprit, sont respectivement le
                                                                                            valet et l’intendant des deux sœurs ; quant au cinquième esprit, c’est celui de la fille de
                                                                                            l’auteur, tout ce beau monde, manipulé par deux escrocs, s’entendant comme larrons
                                                                                            en foire pour le voler, ce qui entraîna un jugement par défaut du tribunal correctionnel

                                                                                            33. Gabriel Naudé, Apologie de tous les grands personnages qui ont esté faussement soupçonnez de magie, La Haye, 1653,
                                                                                                 p. 54-56.
                                                                                            34. Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes, t. I, M. Alcover (éd.), Paris, 2000, p. 52-61. Voir D. Kahn, « Les
                                                                                                 apparitions du démon de Socrate parmi les hommes », dans Dissidents, excentriques et marginaux à l’Âge classique.
                                                                                                 Autour de Cyrano de Bergerac. Bouquet offert à Madeleine Alcover, Paris, 2006, p. 483-550.
                                                                                            35. L’Anacrisis a, en effet, été édité en version française par R. Amadou, Paris, Cariscript, s. d., d’après un ms du
                                                                                                 xviiie siècle. Voir la communication de Julien Véronèse dans ce volume.
                                                                                            36. L a magie sacrée ou Livre d’Abramelin le Mage, [ps.-] R. Ambelin (éd.), 1re éd. anglaise, 1898, rééd. de l’original
                                                                                                 français, d’après un ms conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal, Paris, 1999, p. 68 et 143-144. Sur ce texte, voir
                                                                                                 G. Scholem, La kabbale, une introduction : origines, thèmes et biographies, Paris, 1998, p. 299.

                                                                                                                                                      18
Introduction

                                                                                            de Marseille. L’auteur conclut à l’inutilité totale du spiritisme et vise clairement Allan
                                                                                            Kardec 37.
                                                                                                On comprend, dans ce contexte, la pérennité du thème du discernement des esprits,
                                                                                            dont nous parle Marco Pasi en étudiant l’ésotérisme contemporain. Mais j’appartiens à
                                                                                            une génération de tintinophiles et j’attire l’attention du lecteur sur la communication
                                                                                            d’Isabelle Saint-Martin, qui nous livre certaines des sources thématiques et iconogra-
                                                                                            phiques d’Hergé, et sur l’interprétation de Tintin au Tibet proposée par Luc Révillon.
                                                                                            À l’instar d’Hergé, je pense en effet ressembler davantage au capitaine Haddock qu’à
                                                                                            Tintin, et l’image tirée de Coke en stock qui a été choisie pour illustrer l’affiche annon-
                                                                                            çant notre colloque est un clin d’œil qui pourrait être interprété comme un plaidoyer
                                                                                            pro domo 38. Enfin, à ceux et celles qui douteraient de son actualité, je citerai pour finir
                                                                                            quelques lignes de la quatrième de couverture de l’ouvrage de Julie Bardin, Saints, anges
                                                                                            et démons d’hier et d’aujourd’hui, paru aux éditions De Borée en octobre 2004 et vendu
                                                                                            pour la modique somme de 5 euros pour 320 pages :
                                                                                                     « Identifiez vos anges gardiens et vos démons familiers. Ils ont beau être très anciens,
[« De Socrate à Tintin », Jean-Patrice Boudet, Philippe Faure et Christian Renoux (dir.)]

                                                                                                     ils restent modernes et de bonne compagnie, malgré, pour certains, une légère odeur
[ISBN 978-2-7535-1388-4 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]

                                                                                                     de soufre… »

                                                                                            37. M.-F.-J. Jouenne d’Esgrigny d’Herville, Les esprits familiers du commandant d’Esgrigny. Histoire véritable et
                                                                                                 merveilleuse du xixe siècle, Paris, E. Dentu, 1866.
                                                                                            38. Hergé, Coke en Stock, Tournai, Casterman, 1958, p. 42. Cette image aurait dû être placée en couverture du
                                                                                                 présent livre mais les lointains successeurs des frères Loiseau au château de Moulinsart en ont décidé autrement…

                                                                                                                                                     19
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