À Kassel Documenta 5 Jean-Loup Bourget - Vie des arts - Érudit

 
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À Kassel Documenta 5 Jean-Loup Bourget - Vie des arts - Érudit
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Vie des arts

À Kassel
Documenta 5
Jean-Loup Bourget

Number 69, Winter 1972–1973

URI: https://id.erudit.org/iderudit/57865ac

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Publisher(s)
La Société La Vie des Arts

ISSN
0042-5435 (print)
1923-3183 (digital)

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Bourget, J.-L. (1972). Review of [À Kassel : documenta 5]. Vie des arts, (69),
64–67.

Tous droits réservés © La Société La Vie des Arts, 1972                          This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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À Kassel Documenta 5 Jean-Loup Bourget - Vie des arts - Érudit
Jean-Loup BOURGET

                    A Massai       Pendant la majeure partie de son his-
                                toire, l'Allemagne a été célèbre pour sa
                                décentralisation, pour le grand nombre
                                de ses centres culturels qui étaient pro-
                                vinciaux dans le sens géographique et

                    documenta   non péjoratif du terme. Kassel était jadis
                                l'un de ces centres. C'est là qu'au début
                                du 18e siècle, le landgrave de Hesse
                                invita l'architecte italien Giovanni Fran-

                            5   cesco Guerniero à dessiner un vaste et
                                magnifique parc baroque; la silhouette de
                                l'Hercule (copie de l'Hercule Farnèse) qui
                                couronne une superbe pièce d'eau, domine
                                toujours la v i l l e . C'est à Kassel encore
                                que les frères G r i m m furent bibliothécai-
                                res municipaux.
                                      Cette tradition culturelle a été t i m i d e -
                                ment renouée depuis la dernière guerre,
                                surtout grâce à la création d'une exposi-
                                t i o n d'art contemporain appelée D o c u -
                                menta. Documenta se tient tous les qua-
                                tre ans depuis 1 9 5 5 , et a progressivement
                                acquis la réputation d'être la principale
                                exposition d'art moderne en Europe, plus
                                audacieuse que la Biennale de Venise.
                                Cette année (30 juin-8 octobre). Docu-
                                menta 5 allait plus loin que ses prédéces-
                                seurs. Elle avait pour a m b i t i o n d'explorer
                                les frontières de l'art, au lieu de se con-
                                tenter de montrer des oeuvres q u i , fus-
                                sent-elles d'avant-garde, sont reconnues
                                comme artistiques.
                                      Documenta 5 explorait le rapport entre
                                l'art et le monde réel, entre l'illusion et
                                la réalité, entre la représentation de la
                                réalité et la réalité de la représentation.
                                Son but n'était donc pas de fournir un

                                1. Mario MERZ
                                Igloo, 1972.
                                Néon, métal, tissu.
                                2. John DE ANDREA
                                Arden Anderson et Nora Murphy, 1972.
                                Polyester peint.
                                3. Giuseppe PENONE
                                Rovesciore i propri occhi, 1970.

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À Kassel Documenta 5 Jean-Loup Bourget - Vie des arts - Érudit
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À Kassel Documenta 5 Jean-Loup Bourget - Vie des arts - Érudit
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&L^
panorama exhaustif des tendances con-                    d'une copie (voir S / Z ) — ce qui est indé-    d ' A n d r é Thomkins.
temporaines, mais plutôt de laisser s'ex-                niablement le cas i c i .                            Mais le visiteur n'aura pas manqué de
primer librement celles q u i , par leur                     Comme on l'imagine sans peine, un tel       s'attarder dans les sections documentai-
nature, s'inscrivent naturellement à l'in-               réalisme n'est pas le monopole des pein-        res proprement dites de l'exposition, q u i ,
térieur de telles préoccupations. C'est                  tres, et les sculpteurs à leur tour se sont     prenant comme point de départ la « réa-
ainsi que l'un des deux bâtiments qui                    emparés du concept. En effet, la qualité        lité de la représentation », confrontent
abritaient l'exposition — le Fridericianum               tridimentionnelle de leurs oeuvres les          l'art et ses fonctions sociales ou anti-
dont le nom rappelle le souvenir de Fré-                 rend encore plus ressemblantes que leurs        sociales, retracent la frontière mal définie
déric Il de Prusse — était consacré en                   équivalents picturaux. Un artiste est assis     entre l'art et d'autres activités socio-
grande partie à l'art conceptuel et à ses                sur une chaise, et tous les visiteurs sont      culturelles. C'est ainsi qu'auprès des ar-
succédanés. Une pincée d'art conceptuel                  gênés car ils sentent que le mannequin          tistes réalistes, une longue galerie est
égaie, mais des salles entières en devien-               de polyester et de fibre de verre va lever      consacrée au réalisme trivial ou à l'emblé-
nent bientôt répétitives et assommantes,                 sur eux son regard derrière ses lunettes        matisme trivial du Kitsch —         assiettes
quoique d'une légèreté, ou plutôt d'une                  cerclées d'or; des épaves humaines du           peintes portant les portraits de J . F. Ken-
insignifiance, absolue. «Je signe tout »,                Bowery dorment leur sommeil d'ivrognes          nedy ou de Jean XXIII, nains et lutins qui
annonce fièrement le Niçois Ben Vautier;                 parmi des bouteilles vides et toutes sortes     hantent souvent les jardins des banlieues
ou bien encore: « This is my statement »,                de détritus (deux oeuvres du New-Yorkais        allemandes, et ainsi de suite. Une section
répète 81 fois son ami George Brecht.                    Duane Hanson). Citons aussi le couple           assez semblable est consacrée plus parti-
    Mieux valait donc ne pas s'attarder au               nu, enlacé, de John De Andrea.                  culièrement à l'art religieux du type
Fridericianum, qui justifiait les pires c r i -                                                          Lourdes ou Oberammergau.
                                                              Ces figures d'un nouveau musée de
tiques adressées à Documenta 5, et se                    cire peuvent être aussi macabres que               Ailleurs, les organisateurs de Docu-
diriger vers la Neue Galerie. Là règne le                celles du Musée Grévin. A i n s i , Five Car    menta 5 examinent une autre variété de
réalisme, ou plutôt l'hyper-réalisme. Voici              S t u d , d'Edward Kienholz, qui occupe un      propagande, mettant à jour la continuité
d'abord un ensemble remarquable de ta-                   énorme gonflable et dépeint la castration       frappante qui existe dans les affiches
bleaux de l'école américaine. Basés sur                  par une bande de Blancs d'un Noir améri-        anti-communistes allemandes depuis la
des photographies, ils reproduisent avec                 cain — dont le buste est un réservoir           République de Weimar et Hitler jusqu'à
une fidélité hallucinante les reflets de lu-             d'eau où flottent les lettres NIGGER. L'é-      nos jours, ou analysant les composantes
mières au néon, ou d'un soleil californien,              clairage est délibérément théâtral, les         visuelles et idéologiques qui sont à l'oeu-
sur un alignement de façades ou sur les                  membres du gang portent des masques             vre dans les couvertures du magazine Der
flancs d'un cheval. Sont notamment pré-                  grotesques; l'atmosphère mélodramatique         Spiegel. Une aile de la Neue Galerie abri-
sents le New-Yorkais Richard Estes et les                rappelle maint film américain sur le Deep       te des exemples de science-fiction du 19e
Californiens Robert Cottingham, Ralph                    South, comme Doux oiseau de jeunesse            et du 20e siècles, montrant dans quelle
Goings, Richard McLean. Signalons éga-                   ou La Poursuite impitoyable. Ici encore, la     mesure la science-fiction reflète le pré-
lement les gigantesques visages de Chuck                 réalité du Sud est passée par la copie          sent en même temps que le futur. Ceci
Close, dont l'un appartient à l'Art Gallery              hollywoodienne avant d'aboutir à la ver-        permet naturellement d'imaginer qu'à leur
of Ontario; et un immense Paul Sarkisian                 sion qu'en donne Kienholz: on a bien af-        tour, nos incursions et nos projections
noir et blanc, tendant plus clairement, par              faire, selon le mot de Barthes, à « une         dans le Kitsch, la propagande politique,
sa composition, vers l'informel.                         enfilade de copies ».                           la science-fiction . . . demeureront en tant
    L'art des hyper-réalistes semble viser                  Ce sont des environnements d'un tout         que témoignages valides sur notre pro-
à l'objectivité totale, à cacher l'artiste,              autre genre que l'amusant « Maus M u -          pre c i v i l i s a t i o n ; c'est aussi là un moyen
l'auteur, aussi entièrement que possible,                seum » de Claes Oldenburg — en f o r m e        de justifier la présence côte à côte d'art
derrière la prouesse technique d'une sur-                de Mickey Mouse, et rempli de petits            contemporain et de documents dans l'en-
face qui ressemble au glacé d'un cliché                  objets, d'odeurs et de cris de souris —         semble de l'exposition.
photographique. Les réalistes américains                 et que l'Arche-Pyramide de l'Américain             Disons pour conclure un mot de l'ex-
oublient s i m p l e m e n t — o u font mine d ' o u -   Paul Thek. Il s'agit là d'une sorte de          cellente section consacrée à l'Art Brut,
blier — que la photographie elle-même                    temple voué à la paix et à l'éclairage          aux « peintres à l'esprit malade », comme
interprète la réalité, et aussi qu'en imitant            tamisé. Couverte de feuillage et de papier      on dit en allemand. Ce domaine encore
la photographie, la peinture ne perd rien                journal, la Pyramide est érigée en bordure      mal exploré est ici représenté par la
de son caractère p i c t u r a l . En effet, aux         d'une mer de sable, piquée de flammes           cellule, les dessins, les manuscrits, les
yeux de beaucoup, ces toiles produisent                  de chandelle, et sur laquelle repose, lé-       meubles peints du Suisse A d o l f W ô l f l i —
l'effet de compositions abstraites ou mê-                gère, l'Arche. Tandis qu'on se promène          ainsi que par les dessins et les machines
me informelles. Remarquons d'ailleurs que                dans la pénombre, on découvre des o i -         de son compatriote Heinrich Anton M û l -
l'exploration du thème « représentation de               seaux et d'autres animaux empaillés,            ler. Nous contemplons ici l'envers de la
la réalité » par les hyper-réalistes confir-             biches, lapins blancs, ainsi qu'un homme        propagande: un art qui ne se soucie nul-
me curieusement les analyses de Roland                   mort qui gît parmi des oignons; bref,           lement d'aucun public; un art qui n'a pas
Barthes sur le réalisme du 19e siècle, à                 toute une atmosphère franciscaine. L'ar-        été reconnu comme tel avant l'entrée en
savoir que le réalisme n'est jamais copie                che est dédiée par son Noé à Daniel et          scène des surréalistes et de Dubuffet,
directe de la réalité, mais toujours copie               Philip Berrigan, à Ann W i l s o n et à Susan   mais q u i , n'étant plus l'objet d'étude des
                                                         Sontag.                                         seuls psychologues, s'avère parfois très
                                                            Peu d'environnements semblables, Mai-        proche de beaucoup de notre art le plus
                                                         sons de rêve, etc., sont aussi réussis que      délibéré et le plus conscient.
                                                         celui-ci. Il appartient à la section (un           Documenta 5 apporte donc plus de
                                                         peu fourre-tout, il faut l'avouer) des          questions que de réponses, mais cette
                                                         « Mythologies individuelles », parmi les-       attitude est somme toute salutaire. La
1. Vettor PISANI                                         quelles il convient également de mention-       jouissance artistique au sens traditionnel
L'Eroe da camera.                                        ner l'admirable et p r i m i t i f Shaman de    demeure présente; le piquant du question-
Performance du 28 juin 1972.                             Nancy Graves, et aussi (pour revenir un         nement est donné par surcroît. A Kassel,
                                                         instant au Fridericianum) les livres brû-       le visiteur découvre que l'univers de l'art
2. Edward KIENHOLZ                                       lés, surréalisants, de Hubertus Gojowczyk       est en expansion.                      ^ Q
Five Car Stud, 1969-1972.                                et les dessins trompeusement mécaniques

                                                                                                                                                 67
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