L'AMÉRIQUE DE BEAUVOIR - VUE PAR SIMONE BACKSTORY - Sous Les Etoiles ...
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CULT URE BAC KSTO RY L'AMÉRIQUE VUE PAR SIMONE DE BEAUVOIR L'Amérique comme champ de bataille Battlefield America BY SOPHIE JOUBERT Née en 1908, la philosophe, romancière et essayiste a 39 ans quand elle arrive à New York. Elle n’a pas encore publié son célèbre ouvrage féministe, Le Deuxième sexe (1949), mais déjà trois romans, dont L’Invitée, et deux essais. Conviée par les services culturels français à donner une série de conférences dans les universités américaines, elle va passer quatre mois aux États-Unis, du 25 janvier au 20 mai 1947, et visiter de nombreuses villes : Las Vegas, Los Angeles, San Francisco, Santa Fe, Houston et surtout Chicago, où elle rencontre l’écrivain Nelson Algren, son grand amour. Paru en France en 1948, L’Amérique au jour le jour est à la fois carnet de voyage, journal intime et recueil de réflexions d’ordre sociologique et politique sur un pays contrasté qui ne cesse de la fasciner. Born in 1908, the philosopher, novelist, and essayist was 39 when she arrived in New York. She had not yet published her renowned feminist work The Second Sex (1949), but had written three novels, including She Came to Stay, and two essays. Invited by the French cultural services to give a series of conferences at American universities, she spent four months in the United States from January 25 through May 20, 1947. She visited a number of cities, including Las Vegas, Los Angeles, San Francisco, Santa Fe, Houston, and of course Chicago, where she met the love of her life, Nelson Algren. Published in France in 1948, America Day by Day is a travel journal, a diary, and a collection of musings on the sociological and political orders of a wildly different country that constantly fascinated her. Simone de Beauvoir chez elle à Paris en 1957. Simone de Beauvoir at her home in Paris in 1957. © Jack Nisberg/Roger-Viollet 50 MARCH 2020 FRANCE-AMÉRIQUE 51
CULT URE Une salle de billard à Chicago en 1948. Cette A Chicago pool hall in 1948. This photograph photo a été exposée à la galerie Sous Les Étoiles was displayed at the Sous Les Etoiles Gallery « de New York en 2019 dans le cadre de l’exposition in New York in 2019 as part of the exhibition 1947, Simone de Beauvoir in America. 1947, Simone de Beauvoir in America. © Wayne Miller/Magnum Photos/ Stephen Daiter Gallery/ © Wayne Miller/Magnum Photos/Stephen Daiter Sous Les Etoiles Gallery Gallery/Sous Les Etoiles Gallery Tout m’émerveille, “Everything amazes me, aussi bien les visions both the unexpected sights imprévues que celles and those I had planned,” que je prévoyais », wrote Simone de Beauvoir écrit Simone de Beauvoir en upon arriving in New York. arrivant à New York. Si son While her partner, famed compagnon, le célèbre phi- philosopher Jean-Paul Sartre, losophe Jean-Paul Sartre, est had already spent time in the déjà allé aux États-Unis, c’est United States, this was her first la première fois qu’elle visite American experience. U.S. ce pays qu’elle ne connaît que writers were the only insight par ses écrivains. Elle est she had into the country. d’ailleurs surprise de constater She was actually surprised qu’Hemingway, Dos Passos et to realize that Hemingway, Steinbeck, admirés en France, Dos Passos, and Steinbeck, sont méprisés chez eux. La popular figures in France, were looked down upon in France qu’elle vient de quitter their native land. Beauvoir est encore marquée par la left France as it struggled Deuxième Guerre mondiale, with the aftermath of World l’Occupation et les rationne- War II, the Occupation, and ments alimentaires. D’abord food rationing. Initially taken déconcertée par les facilités aback by the convenience qu’offre la société de consom- and availability inherent to mation américaine, elle se U.S. consumer society, she laisse séduire par « le goût de was eventually won over by l’Amérique », la richesse des the “taste of America,” the drugstores, la profusion de abundance of drugstores, the nourriture et le whisky. Seule, profusion of food, and whisky. elle marche des kilomètres She wandered alone for miles dans Manhattan le long de through Manhattan along the l’Hudson River, s’assoit sur Hudson River, sat on benches un banc pour regarder jouer to watch children playing, les enfants, observe Brooklyn and stared at Brooklyn from depuis l’East Side. Pour la the East Side. For the first première fois de sa vie, elle time in her life, she forgot oublie Paris et fait réellement Paris and truly experienced l’expérience de l’altérité : « Ce a feeling of otherness. “I’ve n’est pas seulement dans un landed not only in a foreign pays étranger que j’ai atterri, country but in another world,” mais dans un monde autre, un she wrote. “An autonomous, monde autonome, séparé. » separate world.” 52 FRANCE-AMÉRIQUE MARCH 2020 MARCH 2020 FRANCE-AMÉRIQUE 53
CULT URE Je ne pense plus à la saisir : je m’y “I have stopped thinking about des- décompose. » Avec Wright, que les criptions, I am melting into the city.” badauds fusillent du regard quand Onlookers stared daggers at Wright when il vient la chercher à son hôtel, elle he came to meet her at her hotel, and comprend les mécanismes de la through him she understood the mecha- ségrégation et de la discrimination. nisms of segregation and discrimination. Citant l’économiste suédois Gunnar Quoting Swedish economist Gunnar Myrdal, elle pointe le grand « dilemme Myrdal, she highlighted the American américain » : des valeurs de dignité, de dilemma: values of dignity, freedom, and liberté et d’égalité, partagées par tous, equality shared by all, which “are bla- qui « trouvent dans la situation faite au tantly refuted in the condition of people noir, le plus flagrant démenti ». of color.” Alors qu’elle voyage en bus entre While traveling by bus between Jacksonville et Savannah, elle compare Jacksonville and Savannah, she compa- l’attitude du blanc américain à celle red the attitudes of white Americans to du colon français : « ils prétendent those of French colonists. “They claim 'connaître' le noir exactement comme to ‘know’ people of color, as French colo- le colon français croit 'connaître' nists believe that they ‘know’ indigenous l’indigène, parce que leurs serviteurs populations, just because their servants sont noirs. » are black.” En quatre mois, elle visite une She visited some 50 cities over four cinquantaine de villes, donnant des months, giving conferences at univer- conférences dans les universités où elle sities where she observed inequalities constate le fossé qui sépare les étudiants between rich and poor students. She riches des pauvres et déplore la deplored the passiveness of young passivité d’une jeunesse dépourvue de people who had no major projects, grands projets, à rebours du mythe de clashing with the myth of the self- l’entrepreneur parti de rien. Surprise made entrepreneur. Surprised by the par les rêves conventionnels des college conventional dreams of college girls girls préoccupées par la chasse au mari, who were more preoccupied with Le terminal de bus Greyhound Beauvoir est déçue par la féminité à New York en 1947. Cette finding a husband, Beauvoir was photo a été exposée à la agressive des femmes américaines galerie Sous Les Étoiles de also disappointed by the aggressive Sortant des sentiers battus, elle fréquente les clubs de She ventured off the beaten path, frequenting jazz clubs qui semblent avoir baissé les armes New York en 2019 dans le femininity of American women who jazz, les ateliers d’artistes et préfère aller écouter des and artists’ studios, and preferred listening to gospel cadre de l’exposition 1947, sur le terrain de l’égalité. « Au lieu de seemed to have given up the fight for gospels à Harlem avec l’écrivain noir Richard Wright choirs in Harlem with black writer Richard Wright Simone de Beauvoir in dépasser les résultats acquis par leurs America. aînées », constate-t-elle, « les femmes equality. “Instead of going even fur- (l’auteur de Native Son et de Black Boy), à qui le livre est (author of Native Son and Black Boy), to whom the book is The Greyhound bus terminal ther than their elders, women content in New York in 1947. This n’essaient que d’en jouir statiquement, dédié, plutôt que fréquenter les soirées mondaines. Elle dedicated, to attending high-society parties. She mixed themselves with enjoying what they photograph was displayed at ce qui est une grave erreur puisqu’une fraye avec les intellectuels progressistes, les étudiants, with liberal intellectuals, students, cab drivers, and the Sous Les Etoiles Gallery have already acquired. This is a grave fin n’est jamais valable qu’en tant que sympathise avec les chauffeurs de taxi et les cireurs shoe shiners. Beauvoir was an existential philosopher in New York in 2019 as part of nouveau point de départ ». mistake, as an end is only valid if it the exhibition 1947, Simone de chaussures. C’est en philosophe existentialiste et and left-wing woman close to the Communist party. It de Beauvoir in America. Durant son séjour américain, serves as a new starting point.” femme de gauche, proche du Parti communiste, qu’elle was through this prism that she observed U.S. society © Estate of Esther Bubley/ Beauvoir tient à se déplacer comme les During her time in America, Beauvoir University of Louisville observe la société américaine et ses inégalités, côtoie les and its inequalities, rubbing shoulders with drunks on Photographic Archives/Howard gens « normaux » en voiture, en bus made a point of traveling like “nor- Greenberg Gallery/Sous Les ivrognes du Bowery pour mieux se fondre dans la ville. the Bowery to better integrate into the city. “I couldn’t Etoiles Gallery Greyhound, en train, plus rarement mal” people, by car, Greyhound bus, « Ce n’est pas avec des mots que je saisirai New York. describe New York with words,” she said. en avion. train, and only rarely by plane. 54 FRANCE-AMÉRIQUE MARCH 2020 MARCH 2020 FRANCE-AMÉRIQUE 55
CULT URE Parmi les villes qu’elle visite, parfois au pas de course, Among the cities she visited, sometimes just fleetingly, l’une tient évidemment une place à part : Chicago, où one naturally had a special place in her heart. In elle fait la connaissance de l’écrivain Nelson Algren, Chicago, she met writer Nelson Algren, who became qui devient son amant, même si elle ne dit rien de ses her lover, although she never expressed her feelings sentiments dans son journal. Leur rencontre a failli in her journal. They almost never met, as her French ne jamais avoir lieu puisque lorsqu’elle lui téléphone, accent was so strong when she called him that he son accent français est tellement fort qu’il la prend thought she was an old Polish neighbor and hung up pour un vieux voisin polonais et raccroche. on her! Elle devra s’y reprendre à trois fois pour qu’il accepte She had to try three times before he agreed to talk to enfin de lui parler et de la rejoindre. À sa demande, il lui fait découvrir les bas-fonds de Chicago, à pied her and meet. She asked him to show her Chicago’s et sous la neige, l’emmène dans un asile de nuit où underbelly, and they walked through the snow, la réceptionniste lettrée et droguée lui demande des visiting an overnight shelter where the well-read nouvelles de Saint-Germain-des-Prés. but drug-addled receptionist asked her for news of À la fin de son périple, avant de s’envoler pour Paris, Saint-Germain-des-Prés. elle reviendra passer quelques jours à Chicago, Before flying back to Paris at the end of her stay, she arpentant les trottoirs noircis, visitant les abattoirs, returned to Chicago for a few days. She walked the une prison où elle rencontre un prisonnier enfermé stained sidewalks, visited slaughterhouses, a psychia- dans le couloir de la mort et un hôpital psychiatrique, tric hospital, and a prison where she met a death-row s’enfonçant encore plus profondément dans la « noire inmate, and sank ever deeper into the “black poetry” poésie » d’une ville qui « sent l’homme comme of a city that “smelled of man like no other city on aucune ville au monde ». earth.” Comme en témoignent les lettres à Nelson Algren, As shown in her letters to Nelson Algren, published publiées en France en 1997, Beauvoir entretiendra pendant près de vingt ans cet « amour transatlan- in France in 1997, Beauvoir maintained this “tran- tique ». Mais en mai 1947, elle choisit de quitter les satlantic love affair” for almost 20 years. But in May États-Unis qu’elle compare à un « champ de bataille » 1947, she decided to leave the United States, a place pour rentrer à Paris, « réapprendre la France » et she compared to a “battlefield,” and returned to Paris, « rentrer dans [s]a peau ». ■ to “relearn France” and “get back into [her] skin.” ■ L’Amérique au jour le jour de Simone de Beauvoir, Gallimard, 1997. America Day by Day by Simone de Beauvoir, translated by Carol Cosman, 560 pages, 9,70 euros. University of California Press, 1999. 408 pages, 31.95 dollars. Lettres à Nelson Algren : Un amour transatlantique (1947-1964) A Transatlantic Love Affair: Letters to Nelson Algren by Simone de Beauvoir, de Simone de Beauvoir, Gallimard, 1999. 920 pages, 12,90 euros. The New Press, 1999. 560 pages, 24.95 dollars. Simone de Beauvoir et Nelson Algren en 1947 sur les bords du lac Michigan où Algren possédait une petite maison à côté de la ville de Gary, dans l’Indiana. Simone de Beauvoir and Nelson Algren in 1947 on the shores of Lake Michigan, where Algren owned a cottage near the city of Gary, Indiana. © Photo collection SLB/Diffusion Gallimard 56 FRANCE-AMÉRIQUE MARCH 2020 57
CULT URE Simone de Beauvoir au café Les Deux Magots FRO M O U R ARC H IVES à Saint-Germain-des-Prés, Paris, 1944. Simone de Beauvoir at the Les Deux Magots café in Saint-Germain-des-Prés, Paris, 1944. © Robert Doisneau/Gamma-Rapho Quand Between February 23 and June 29, Simone de Beauvoir 1947, Simone de Beauvoir wrote four original articles for France- Amérique during her first stay in écrivait pour the United States. She discussed the place of women’s writing in France-Amérique France, poetry in the Far West, and existentialism, attempting to present the concept to American readers. Entitled “Problems in Women’s When Simone de Beauvoir Writing” and “Women of Letters,” Wrote for France-Amérique the first two texts highlighted the excessive timidity of French female writers of her generation, whose work, according to Beauvoir, was too focused on the search for BY SOPHIE JOUBERT happiness and intimate subjects. Applauding the daring of feminist writer Violette Leduc, who tried to “deliver authentic sensuality” Entre le 23 février et le 29 juin 1947, plus loin pour « exprimer des vérités in her work Asphyxia, she insisted Simone de Beauvoir a signé quatre universelles ». that women venture further to articles inédits dans France-Amérique, Paru en deux temps, les 11 et 18 mai, “express universal truths.” rédigés pendant son premier séjour « Poésie et vérité du Far West » est un Published in two parts on May 11 aux États-Unis. Elle y parle de la reportage littéraire sur la Californie, and 18, “Poetry and Truth of the place de la littérature féminine en Far West” is a literary report on « une terre de légende qui, comme California, “a land of legend that, France, de la poésie du Far West et toute terre de légende, appartient au as any land of legend, belongs de l’existentialisme, qu’elle tente de passé de l’humanité toute entière et to the past of all humanity and présenter aux lecteurs américains. à ses rêves ». Aux studios hollywoo- to its dreams.” She found the Intitulés « Problèmes de la litté- diens, qu’elle juge tristes et froids, elle Hollywood studios to be sad and rature féminine » et « Femmes de préfère les grandes étendues du Far cold, preferring the vast open spaces of the Far West, which lettres », les deux premiers textes West, qu’elle confronte à la légende, she compared to the legends and pointent la trop grande timidité des à « l’image poétique qu’ont déposée “the poetic image given to us by écrivaines françaises de sa géné- en nous les films de cow-boys et les cowboy movies and memories of ration, dont l’œuvre est encore, souvenirs de Buffalo Bill ». Visitant la Buffalo Bill.” While visiting Death selon Beauvoir, trop centrée sur la Death Valley, où Erich von Stroheim Valley, where Erich von Stroheim recherche du bonheur et les sujets a tourné son film Greed, elle est saisie filmed his movie Greed, she was intimes. Saluant l’audace de l’écri- par le poids de l’histoire dans ces struck by the weight of history in the landscapes where past and vaine féministe Violette Leduc, qui paysages où se confondent passé et present combine, and where the tente dans L’Asphyxie de « délivrer présent, où surgissent derrière les ghosts of Gold Rush pioneers une sensualité authentique », elle motels et les restaurants, les fantômes appeared from behind motels and enjoint les femmes à s’aventurer des pionniers de la ruée vers l’or. restaurants. 58 FRANCE-AMÉRIQUE MARCH 2020 MARCH 2020 FRANCE-AMÉRIQUE 59
CULT URE « Il faudrait écrire tout un livre », résume Simone de “It would be necessary to write an entire book,” wrote Beauvoir, faute de pouvoir détailler tout ce qui l’a fasci- Beauvoir, unable to describe everything that fascina- née en Californie : la majesté des Rocheuses, les vieilles ted her in California, such as the majestic Rockies, maisons espagnoles de Monterey sur la côte Pacifique, the old Spanish houses in Monterey on the Pacific « les coquilles d’abalones qu’on vend pour cinq cents Coast, and the “abalone shells sold for five cents in sur le port de San Francisco ». the harbor of San Francisco.” Paru après son retour en France, « Qu’est-ce que l’exis- Published after her return to France, “What is tentialisme ? » répond aux nombreuses demandes Existentialism?” answered numerous questions from d’interlocuteurs français et américains souhaitant com- French and American readers looking to understand prendre « en deux mots », l’existentialisme. « Il postule existentialism “in brief.” “It imagines the value of an la valeur de l’individu en tant que source et raison d’être de toutes significations et de toutes valeurs, mais individual as the source and reason for being of all il admet que l’individu n’a de réalité que par son enga- meanings and values, but it admits that an individual’s gement dans le monde », écrit-elle après avoir mis en only reality is in their engagement with the world,” garde ses lecteurs contre la vulgarisation des théories she wrote, after warning her readers about the popu- philosophiques et scientifiques. ■ larization of philosophical and scientific theories. ■ « La poésie du Far West émane de ce sol aux couleurs violentes, aux distances immenses, aux contrastes surprenants », écrit Simone de Beauvoir dans France-Amérique le 18 mai 1947. « Le paysage étonne des yeux européens. » “The poetry of the Far West emanates from this soil with its glaring colors, vast distances, and surprising contrasts,” wrote Simone de Beauvoir in France-Amérique on May 18, 1947. “The landscape amazes European eyes.” © Sylvain Grandadam/Hoa-Qui 60 61
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