L'AMÉRIQUE LATINE ET LES IDENTITÉS MULTICULTURELLES : MYTHE INATTEIGNABLE OU RÉALITÉ BIEN CACHÉE? - Dialnet

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Historia Actual Online, 50 (3), 2019: 35-50                                                       ISSN: 1696-2060

L’AMÉRIQUE LATINE ET LES IDENTITÉS MULTICULTURELLES:
MYTHE INATTEIGNABLE OU RÉALITÉ BIEN CACHÉE?

Ricardo Torre*
*
    Université Paris-Est Créteil, Francia. E-mail: rstorre1@yahoo.fr

Recibido: 20 septiembre 2018 / Revisado: 25 julio 2019 / Aceptado: 2 septiembre 2019 / Publicado: 15 octubre 2019

Resumen: El presente artículo busca problema-                  gentina. To what extent do the strong presence
tizar la expresión “identidad multicultural” por               of Amerindian-born populations with their cus-
medio de un doble enfoque teórico-práctico. Se                 toms and traditions, their indigenous languages​​
organiza en tres secciones. La primera presenta                (as is the case in Mexico) or the ethnic brewing
una reflexión acerca de las nociones de identidad              resulting from successive waves of migration (Ar-
y de multiculturalismo en general y aplicadas a                gentina) allow to talk about multicultural identi-
América Latina (considerada como un mosaico                    ties?
cultural, un crisol de razas o etnias por ciertos
investigadores). La segunda, estrechamente li-                 Keywords: multicultural identity; multicultura-
gada a la anterior, intenta establecer un balan-               lism; Latin America; Amerindian-born popula-
ce crítico de estas nociones según los análisis de             tions in Latin America; Afro-descendants in Latin
especialistas en la materia presentados en estos               America
últimos años. La tercera sección está dedicada al
                                                                      “Rien n’est moins instable qu’une identité”.
estudio de la pertinencia de las nociones evoca-
                                                                                               Raphaël Enthoven
das en dos países precisos: México y Argentina.

                                                              C
¿Hasta qué punto la fuerte presencia de pueblos                       es dernières années, les champs discipli-
originarios (indígenas) con sus usos y costum-                        naires des Sciences sociales et humaines se
bres, sus lenguas autóctonas (como en el caso                         sont activement intéressés à des notions
de México) o la mezcla étnica surgida de olas mi-              telles qu’identité, identités collectives, identités
gratorias sucesivas (Argentina) permiten hablar                culturelles, voire multiculturelles. Plusieurs cher-
de identidades multiculturales?                                cheurs se sont également penchés sur le concept
                                                               du multiculturalisme et ce sur plusieurs plans
Palabras clave: identidad multicultural; multi-
                                                               théoriques et pratiques. Dans le présent travail
culturalismo; América Latina; pueblos origina-
                                                               nous cherchons à problématiser l’expression
rios de América Latina; afrodescendientes en
                                                               “identité multiculturelle” en l’appliquant à deux
América Latina
                                                               pays construits historiquement et socialement
Abstract: The article seeks to problematize the                sur des populations hétérogènes du point de vue
expression “multicultural identity” under a dual               ethnique: le Mexique et l’Argentine. Jusqu’à quel
theoretical-practical approach. It is organized in             point la forte présence des populations d’origine
three sections. The first presents a discussion of             amérindienne avec leurs us et coutumes, leurs
notions of identity and multiculturalism in gene-              langues autochtones (c’est le cas du Mexique) ou
ral and applied to Latin America (considered as a              le brassage ethnique issu des vagues migratoires
cultural mosaic, a melting pot of races or ethnic              successives (l’Argentine) autorisent-ils à parler
groups by some researchers). The second, close-                d’identités multiculturelles?
ly related to the previous one, tries to establish a
                                                               1. L’IDENTITÉ ET LE MULTICULTURALISME EN
critical assessment of these notions according to
                                                               QUESTION(S)
the analyzes of specialists in the subject presen-
ted in recent years. The third section is devoted              L’identité est un complexe notionnel qui concen-
to studying the relevance of the concepts men-                 tre des enjeux symboliques nourrissant les dé-
tioned in two specific countries: Mexico and Ar-               bats de la philosophie et de plusieurs sciences

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L’Amérique latine et les identités multiculturelles                                                Ricardo Torre

humaines: la politique, la sociologie, la psycho-             dire que “la valse aux adjectifs qualificatifs qui
logie, entre autres. L’identité étant au carrefour            l’entoure”4 est loin d’être finie.
de plusieurs domaines du savoir humain, il n’est
pas difficile de la considérer comme une notion               En réalité, l’identité recèle et concentre plusieu-
inter- et transdisciplinaire1. Elle n’est pas non             rs paradoxes5. Étymologiquement, “identité”
plus univoque ni statique. On peut l’envisager en             provient du latin idem, “le même” et cette signi-
tant que développement de toute la vie, proces-               fication première sous-entend une comparaison:
sus dynamique, résultat ou produit de processus               on dit qu’il y a identité entre deux ou plusieu-
entre l’individuel et le social, systèmes de repré-           rs êtres ou objets, que deux ou plusieurs êtres
sentations de soi, du groupe, des autres2. Elle est           ou objets sont identiques lorsqu’ils partagent
également envisageable sous les “étiquettes”                  les mêmes caractéristiques. Dans le cas d’une
d’identité personnelle ou individuelle, sociale ou            seule personne – et nous sommes là dans le ca-
collective, ethnique, culturelle voire multiculture-          dre de l’identité personnelle ou individuelle – la
lle… et, suivant les approches multidimensionne-              comparaison s’opère dans la temporalité: une
lles dont elle est l’objet depuis la deuxième moi-            personne est identique à elle-même dans la con-
tié du siècle dernier3, il ne serait pas illogique de         tinuité et dans le temps lorsqu’il y a, chez elle,
                                                              un sentiment d’identité6, une perception ou une
                                                              conscience qu’il y a des éléments ou des caracté-
                                                              ristiques individuelles qui ont traversé le temps
1
  Jumageldinov, Askar, Diversités culturelles et cons-
truction identitaire chez les jeunes appartenant aux          et qui lui permettent de reconnaître en elle la
différents groupes ethniques au Kazakhstan. Appro-            personne qu’elle était auparavant. La contradic-
che comparative, thèse de doctorat en ligne, Lyon,            tion apparente de la “collection” d’impressions
Université Lumière Lyon 2, 2009, p. 15, Disponible            et de perceptions changeantes que nous avons
à l’adresse: http://theses.univ-lyon2.fr/documents/           de nous-mêmes et, néanmoins, l’idée ou la cons-
lyon2/2009/jumageldinov_a#p=0&a=top               [Consul-    cience d’une identité personnelle peut se résou-
té le 31 mars 2017]                                           dre par la mémoire selon David Hume dans son
2
  Cf. Erikson, Erik, Identity and the life cycle: selected    Traité de la nature humaine (1739-1740), car elle
papers, New York, International Universities Press,           serait :
1959; Cohen-Scali, Valérie et Guichard, Jean, “L’iden-
tité: perspectives développementales”, L’orientation               “La seule chose qui puisse nous permettre
scolaire et professionnelle, 37/3 (2008), p. 321‑345;
                                                                   de mettre en relation, dans la dynamique
Da Re, Alessandra, L’identité multiculturelle: pro-
cessus de construction d’une culture de l’entre deux.
                                                                   de notre vie psychique, les impressions et
L’exemple des jeunes issus de l’immigration. [S. l.],              les idées que nous avons eues dans le passé
Université Paris 8, 2012, Disponible à l’adresse: http://          avec celle que nous pouvons avoir actuelle-
www.psyetdroit.eu/lidentite-multiculturelle-proces-                ment, à partir de leur ressemblance et du
sus-de-construction-dune-culture-de-lentre-deux-le-                rapport de causalité qui existe entre elles”7.
xemple-des-jeunes-issus-de-limmigration/ [Consul-
té le 28 mars 2017]; Jumageldinov, Askar, Diversités          Il découle de ce qui précède qu’une première
culturelles…, op. cit.                                        tension devient patente quand il est question
3
  Dans ce vaste champ d’études (philosophiques, psy-          de l’identité personnelle: une tension identitai-
chosociales, culturelles), il ne s’agirait pas seulement      re temporelle entre ce que l’individu ressent et
d’approches multidimensionnelles, mais du caractère           perçoit comme étant lui au présent et ce qu’il a
même de la notion d’identité. Claude Riveline pro-
pose un modèle à plusieurs niveaux d’analyse pour
cerner l’identité (la matière [en rapport avec les ac-        4
                                                                Nous empruntons cette expression à Christian Gros
tivités professionnelles, artistiques ou sportives], les      et à David Dumoulin Kervran dans Le multiculturalis-
personnes, les institutions et le sacré) et il justifie son   me “au concret”: un modèle latino-américain ?, Paris,
approche à partir de la mondialisation et des diffé-          Presses Sorbonne Nouvelle, 2011, p. 14, qu’ils appli-
rents mouvements, échanges et déplacements s’opé-             quent, eux, au multiculturalisme. Leur ouvrage sera
rant en son sein. Sa remarque est très suggestive:            dorénavant abrégé comme suit: LMAC.
“Avec la mondialisation, avec la mobilité croissante          5
                                                                Marc, Edmond, Psychologie de l’identité: Soi et le
des personnes, des produits et des idées, s’impose la         groupe, Paris, Dunod, 2005.
notion du caractère multidimensionnel de l’identité,          6
                                                                Codol, Jean-Paul, “Une approche cognitive du sen-
avec l’idée que la rencontre de critères variés est une       timent d’identité”, Social Sciences Information, 20/1,
richesse, à la manière de la vision stéréo que procure        (1981), p. 111‑136.
une multiplicité de regards”. Riveline, Claude, “Idées”,      7
                                                                Montenot, Jean (dir.), Encyclopédie de la philoso-
Le journal de l’école de Paris du management, 81,             phie, Paris, Librairie Générale Française, 2002, art.
2011, p. 7.                                                   “identité personnelle”.
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Ricardo Torre                                                    L’Amérique latine et les identités multiculturelles

été par le passé. Il serait cependant naïf de pos-              origine et une tradition culturelle partagées12.
tuler qu’il y a identité quand tous les paramètres              Dominique Wolton, pour sa part, définit l’identi-
personnels restent figés et immuables tout au                   té culturelle collective comme la construction de
long d’une période; ce serait nier le caractère                 l’identité partagée par les membres d’un groupe
dynamique et variable de l’identité d’une per-                  à partir de l’appropriation et l’incorporation des
sonne. Et pourtant, malgré les changements,                     normes, des valeurs et des représentations de la
certains éléments doivent rester relativement                   culture de son milieu. Dans L’Autre Mondialisa-
stables pour construire une identité: c’est là une              tion13, il a postulé deux types d’identité culture-
deuxième tension entre la stabilité de certains                 lle: l’identité culturelle refuge et l’identité cultu-
constituants (le nom, le sexe, certaines carac-                 relle relationnelle14.
téristiques physiques et/ou psychologiques) et
l’instabilité propre aux variations dues à plusieu-             Entre rejet de l’autre et respect des différentes
rs facteurs (l’âge, les changements socio-profes-               cultures du monde, la globalisation, les mouve-
sionnels).                                                      ments migratoires et le métissage ont généré ou
                                                                accentué le phénomène des identités multicul-
Une troisième tension est formulée par Askar                    turelles. Nous pouvons constater que la réflexion
Jumageldinov8, qui suit les développements                      peut à nouveau être décomposée sur plusieurs
d’Edmond Marc Lipiansky: “[c’est] dans l’inte-                  niveaux. Retenons-en deux: le social et l’indivi-
raction avec autrui que se construit, s’actuali-                duel. D’un côté, une société se trouve dans un
se, se confirme ou s’infirme l’identité”9. Nous
construisons notre propre identité à partir d’une               12
                                                                   Dans cette caractérisation de l’identité ethnique,
relation d’altérité: nous ne sommes pas autrui,                 nous suivons Jan Berting, qui, à son tour, reprend les
mais nous pouvons nous identifier aux autres                    idées de base de Roosens, Eugeen E., “Ethnicity as a
(relation de ressemblance ou d’appartenance à                   creation, some theoretical reflections”, dans Nationa-
un groupe) et nous différencier des autres (rela-               lism, ethnicity and cultural identity in Europe, Utrecht,
tion de dissemblance). Nous nous situons là dans                European Research Centre on Migration and Ethnic
une conception de la psychologie et de la socio-                Relations, Utrecht University, 1995: “L’identité eth-
logie interactionnistes10. Nous glissons ainsi des              nique s’avère être […] un sentiment d’appartenir et
                                                                une continuité d’être (rester la même personne dans
identités individuelles aux identités collectives et
                                                                le temps) qui résulte d’un acte d’attribution (“ascrip-
culturelles: Bruno Ollivier11 explique de manière               tion”) par soi-même ou par d’autres à un groupe ou
très claire que l’identité individuelle est le résul-           peuple qui revendique une origine et une tradition
tat d’un processus d’élaboration (construction                  culturelle communes” (Berting, Jan, “Identités co-
des représentations mentales ou images) forgée                  llectives et images de l’Autre: les pièges de la pensée
tout au long de la vie d’une personne, alors que                collectiviste”, dans Berting, Jan [dir.], Les identités co-
les identités collectives sont façonnées dans la                llectives à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS
transmission intergénérationnelle au sein des                   éd., 2009, p. 70). Sur le positionnement des identités
groupes sociaux et de systèmes culturels. Selon                 collectives en tant que discours idéologiques depuis
cette définition l’identité ethnique serait un type             la perspective des stratégies identitaires, cf. les analy-
                                                                ses suggestives de Petrich, Perla, “Presentación”,
d’identité collective. Se rapportant aux mythes,
                                                                Amérique Latine Histoire et Mémoire. Les Cahiers AL-
à des représentations et à des élaborations so-                 HIM, 10 (décembre 2004), p. 24-32.
ciales, et à des discours idéologiques, l’identité              13
                                                                   Wolton, Dominique, L’Autre Mondialisation, Paris,
ethnique est un sentiment d’appartenance à un                   Flammarion, 2003.
groupe, sentiment qui provient d’une attribution                14
                                                                   L’identité culturelle refuge “réagit de manière dé-
personnelle ou collective à un groupe ou un peu-                fensive à une menace sur la langue, la mémoire, les
ple ayant comme dénominateur commun une                         symboles, les représentations, les pratiques culture-
                                                                lles, etc. Elle est en général hostile à autrui et nourrit
                                                                les exclusions, les populismes, voire les racismes. La
                                                                mondialisation par sa déstabilisation, renforce cette
8
  Jumageldinov, Askar, Diversités culturelles…, op. cit.,       identité culturelle refuge”.; alors que l’identité cultu-
p. 15.                                                          relle relationnelle “inscrit cette défense de l’identité
9
  Lipiansky, Edmond Marc, Identité et communication:            culturelle dans le cadre de la communauté internatio-
l’expérience groupale, Paris, Presses Universitaires de         nale, sans néanmoins abandonner ses revendications
France, 1992, p. 262.                                           identitaires. Elle essaye de faire cohabiter respect
10
   Castres, Michel, Identité, Paris, Presses Universitai-       des identités culturelles et respect de l’universalité”.
res de France, 2010.                                            (Wolton, Glossaire en ligne, art. “Identité culturelle
11
   Ollivier, Bruno (dir.), Les identités collectives à l’heu-   collective”, http://www.wolton.cnrs.fr/spip.php?arti-
re de la mondialisation, Paris, CNRS éd., 2009.                 cle218 [consulté le 3 avril 2017]).
© Historia Actual Online, 50 (3), 2019: 35-50                                                                           37
L’Amérique latine et les identités multiculturelles                                               Ricardo Torre

contexte multiculturel lorsque coexistent en                  à notre tour, nous adaptons et reformulons ces
son sein plusieurs cultures15. D’un autre côté,               tentatives, nous pencherons pour un modèle à
la construction d’une identité individuelle peut              triple entrée pour essayer de capter les accep-
provenir d’une pluralité de cultures. À partir du             tions les plus englobantes du/des multicultura-
mélange des cultures modernes (≈ contempora-                  lisme/s :
ines), du cas ponctuel de l’écrivain Salman Rus-
hdie et d’une formulation de Dennis Thompson,                      – Dans une visée sociologique et descrip-
Amy Gutmann défend cette thèse de la façon                         tive, le multiculturalisme désigne la coexis-
suivante:                                                          tence de plusieurs identités ethniques et
                                                                   codes culturels au sein d’une société;
     “[…] ce n’est pas une seule culture, mais
     plusieurs cultures qui contribuent à former                   – D’un point de vue philosophique et idéo-
     une seule identité16. […] l’identité de nom-                  logique, le multiculturalisme peut regrou-
     bre de personnes […] est formée par plus                      per les théories et les courants qui portent
     d’une culture. Ce ne sont pas uniquement                      un jugement de valeur quant à la diversité
     les sociétés qui sont multiculturelles; les                   culturelle d’une société, de sorte que leur
     personnes le sont aussi”17.                                   discours peuvent soit l’encourager et la pro-
                                                                   mouvoir, soit la réprouver et la dénigrer;
Cet ensemble de réflexions nous fait entrer de
                                                                   – Sur un plan politique et institutionnel, le
plain-pied dans le domaine du multiculturalis-
                                                                   multiculturalisme implique des normes et
me. Pour cerner la polysémie du terme, nous
                                                                   des pratiques émanant de l’État afin d’assu-
pouvons citer des tentatives méthodologiques
                                                                   rer la gestion d’une société multiculturelle,
à deux dimensions18 ou à trois dimensions19. Si,
                                                                   afin de faire face aux problèmes qui la con-
                                                                   cernent.
15
   Alessandra Da Re a étudié (en 2005, recherche mise
en ligne en 2012, L’identité multiculturelle..., op. cit.)    De manière concrète, ces trois niveaux se re-
la complexité de la construction de l’identité indivi-        trouvent imbriqués dans les politiques d’intégra-
duelle dans un contexte multiculturel, notamment              tion sociale de populations plus ou moins “dis-
celle des jeunes gens (adolescents et jeunes adultes)         parates” issues de l’immigration dans les pays
issus de l’immigration en France.                             occidentaux. Il va sans dire que le cas le plus
16
   Peut-être que la notion d’une “seule” identité se-
                                                              emblématique est constitué par la politique mul-
rait à recadrer (comme étant identité individuelle ou
personnelle plutôt) ou nuancée, car la multiplicité,          ticulturaliste du Canada, qui a valorisé, à partir
pourrait-on dire, est à la base de l’identité. Michel         des années 70, la pluralité ethnique, culturelle
Castres affirme que l’individu appartient, “de manière        et raciale du pays. Cette diversité est proclamée
simultanée ou successive, à des groupes sociaux qui           comme la base et le fondement de l’identité na-
lui fournissent des ressources d’identification multi-        tionale et du patrimoine canadiens20. Un autre
ples” (Castres, Michel, Identité..., op. cit., p. 73), et     cas paradigmatique et sur lequel nous ne nous
c’est Bruno Ollivier qui a abondé dans ce sens: “Nous         attarderons pas est celui des politiques étatsu-
participons tous d’identités multiples. Nous avons            niennes de la discrimination positive (affirmative
tous des identités familiales, régionales, linguisti-         action) qui visaient à reconnaître des droits no-
ques, politiques, culturelles, ethniques, religieuses…”,
                                                              tamment à la minorité noire, traditionnellement
cf. Ollivier, Bruno (dir.), Les identités collectives…, op.
cit., p. 9.                                                   victime d’exclusions sociopolitiques historiques
17
   Gutmann, Amy, “Le multiculturalisme en éthique             et d’inégalités prononcées. Danielle Juteau affir-
politique”, dans Diversité humaine: démocratie, mul-          me, par ailleurs, que le multiculturalisme aux
ticulturalisme et citoyenneté, Laval (Québec) / Paris,        États-Unis dépasse ce seul cadre car, à part les
Presses de l’Université de Laval / L’Harmattan, 2002,         revendications des Noirs (Afro-descendants), il
p. 42 ; Pour Gutmann, les identités modernes auraient         inclut aussi celles des immigrants, des femmes
ainsi deux caractéristiques: “1) leur contenu multicul-       et des homosexuels21.
turel et 2) les multiples permutations multiculturelles
dont les personnes disposent”, et l’universitaire amé-
ricaine d’ajouter que les personnes peuvent créer             l’Aube, 2005; May, Paul, Philosophies du multicultu-
leur propre identité individuelle, mais “en référence         ralisme, Paris, Presses de la Fondation Nationale des
aux contextes culturels” (ib., note 19).                      Sciences Politiques, 2016.
18
    Bénichou, Meidad, Le Multiculturalisme, Leva-             20
                                                                  Bénichou, Meidad, Le Multiculturalisme, Leva-
llois-Perret, Bréal, 2015.                                    llois-Perret, Bréal, 2015, p. 29‑31.
19
   Wieviorka, Michel, La Différence: identités cultu-         21
                                                                 Gros, Christian et Dumoulin Kervran, David (dir.),
relles: enjeux, débats et politiques, [S. l.], Éditions de    LMAC…, op. cit., p. 47, note 6.
38                                                                    © Historia Actual Online, 50 (3), 2019: 35-50
Ricardo Torre                                             L’Amérique latine et les identités multiculturelles

En général, et sous son volet positif, le multicul-       Si nous revenons à notre sujet, qu’en est-il du
turalisme part, dans une première instance, de la         multiculturalisme en Amérique latine? Sans
reconnaissance de la diversité culturo-ethnique           surprise, si nous nous remettons à la première
de la société pour pouvoir pallier, dans un se-           acception socio-descriptive du terme (diversité
cond moment, aux injustices et aux discrimina-            des cultures et des ethnies dans une société), il
tions politiques et sociales à travers un appareil        est clair que l’Amérique latine est un sous-con-
institutionnel et législatif octroyant des droits         tinent pleinement multiculturel. Les choses se
différenciés.                                             compliquent si nous voulons analyser le contenu
                                                          philosophique et idéologique du multicultura-
2. LES MOSAÏQUES LATINO-AMÉRICAINES À                     lisme ainsi que l’action politique des États. Non
L’ÉPREUVE DU MULTICULTURALISME                            sur cette problématique, mais, disons-le, sur ce-
                                                          tte constellation de problématiques, nous allons
Nous pourrions affirmer que le fait que le
                                                          nous fonder sur l’ouvrage capitale en la matière
sous-continent latino-américain soit tenu pour
                                                          Le multiculturalisme “au concret”. Un modèle la-
une mosaïque (culturelle, sociale, économique,
                                                          tino-américain, sous la direction de C. Gros et D.
politique…) est un lieu commun22. Il s’en suit un
                                                          Dumoulin Kervran25.
autre “cliché”, qui est tout à fait vrai: le constat de
la diversité, de l’hétérogénéité de l’Amérique la-        Dans leur introduction, les auteurs cités indi-
tine23 et la confirmation que l’Amérique latine et        quent la spécificité des politiques multicultura-
les Caraïbes sont la région la plus inégalitaire au       listes en Amérique latine (p. 23-27) pour pré-
monde24. Pour revenir à l’image de la mosaïque,           senter par la suite “les étapes d’une trajectoire
il est légitime de se demander: chaque pays lati-         historique spécifique” (p. 28-41) qui permet-
no-américain n’est-il pas, pris individuellement,         traient d’expliquer comment les idéologies et les
une mosaïque à part entière? Avec les processus           actions politiques liées à une certaine concep-
de colonisation européenne (depuis la fin du XVe          tion du multiculturalisme se sont imposées dans
siècle) et de décolonisation (dès le début du XIXe        le sous-continent qui nous occupe. Nous propo-
siècle), les vagues migratoires successives (immi-        sons d’inverser les données dans un but chrono-
gration et émigration, celle-ci surtout récente),         logique et intégratif.
l’histoire de l’esclavage, du métissage et de la ré-
sistance des populations autochtones (autrefois:          L’évolution des modèles. Contre l’idéologie d’un
face aux colons, de nos jours: contre les élites qui      multiculturalisme valorisant chacune des cultu-
gouvernent), mais aussi avec des évolutions so-           res et des groupes ethniques d’un pays, il s’est
cio-politiques et économiques très divergentes,           mis en place en Amérique latine à partir des
nous serions tenté de parler, à la place de “la”          années 1930 un projet national-populaire, celui
mosaïque latino-américaine, “des” mosaïques               d’une nation métisse qui réunirait de manière
multiculturelles représentant chacun des pays             homogène “l’apport des trois grandes cultures
du sous-continent. Si l’on opte cependant pour            originelles: espagnole, indienne et africaine”26. Il
garder l’image de la mosaïque pour toute l’Amé-           s’agissait de promouvoir l’idée d’un État-nation
rique latine, chaque pays peut donc être consi-           monoculturel. Après plusieurs décennies, plus
déré comme “une mosaïque dans la mosaïque”                particulièrement à la fin des années soixante, un
globale latino-américaine.                                ensemble de facteurs socio-politiques, économi-
                                                          ques et idéologiques27 ont conduit en Amérique

22
   Massardo, Jaime et Suárez-Rojas, Alberto (dir.), Mo-   25
                                                              Gros, Christian et Dumoulin Kervran, David (dir.),
saico cultural, América latina: repères de culture gé-    LMAC…, op. cit.
nérale en espagnol, Paris, Ellipses, 2005.                26
                                                             ibid., p. 28.
23
   Rouquié, Alain, “L’Amérique latine dans un ordre       27
                                                             Citons-en quelques-uns: “la crise de la petite pro-
mondial en mutation”, dans Amérique latine: l’Amé-        duction et celle de l’hacienda traditionnelle”, “la lu-
rique latine est bien partie, Paris, La Documentation     tte pour la terre”, l’inachèvement du “processus de
française, 2011, p. 15‑27.                                modernisation […] voulu par les régimes nationaux
24
    Bárcena, Alicia et Byanyima, Winnie, “Améri-          populaires et leurs politiques indigénistes” et “la frus-
ca Latina y el Caribe es la región más desigual del       tration” qui s’en est suivie, des processus cognitifs
mundo. ¿Cómo solucionarlo?”, 25 janvier 2016,             de libération chez les Amérindiens “de la domination
Disponible à l’adresse: http://www.cepal.org/es/          symbolique [exercée] par les classes dominantes et
articulos/2016-america-latina-caribe-es-la-re-            les “appareils idéologiques d’État” (l’Église, les clercs,
gion-mas-desigual-mundo-como-solucionarlo [Con-           l’École, etc.)” qui ont permis “la construction d’un
sulté le 4 avril 2017]                                    discours, d’une parole contre-hégémonique...”, ibid.,
© Historia Actual Online, 50 (3), 2019: 35-50                                                                    39
L’Amérique latine et les identités multiculturelles                                                Ricardo Torre

latine aux mouvements et aux revendications (de             faveur d’un nouveau paradigme qui met sur un
tout ordre, sur le plan public) des groupes d’ori-          piédestal la différence et la diversité culturelle
gine amérindienne, une “emergencia indígena”28              et ethnique des nations latino-américaines. Sui-
appelée communément le “réveil indien”. Le dy-              vant les interprétations des auteurs de l’ouvrage
namisme qui caractérise ce “réveil” prend raci-             Le multiculturalisme “au concret”… (inspirées
ne sur des revendications identitaires ethniques            des conclusions de C. Gros dans plusieurs de ses
qui évoluent très rapidement vers la reconnais-             études), c’est l’État néo-libéral qui aurait instru-
sance sociale et politique (par la participation            mentalisé le multiculturalisme31 dans des poli-
citoyenne, par exemple) des populations auto-               tiques de reconnaissance ethnique pour mieux
chtones29. La reconnaissance des peuples auto-              gouverner. Dans ce cas, les classes dominantes
chtones cristallise dans le concert des nations             consentiraient à reconnaître certains aspects
vingt ans plus tard avec l’adoption en 1989 par             culturels ou folkloriques, voire politiques, afin de
l’Organisation internationale du travail (OIT) de           mieux consolider leur hégémonie. Le problème
la Convention n° 169 “relative aux peuples indi-            a été que les politiques économiques néo-libé-
gènes et tribaux”. Celle-ci établit le respect aux          rales ont provoqué, en dépit d’une prétendue in-
constituants identitaires culturels des peuples             clusion démocratique des groupes amérindiens
autochtones (langues, coutumes, normes juridi-              dans certains pays, une exclusion économique
ques…) et elle instaure une série de droits pour            de ces mêmes populations: un rapport de la CE-
ce type de populations (environnementaux, de                PAL (Comisión Económica para América Latina y
représentation politique, droit à l’autodétermi-            el Caribe) indique de manière explicite que par-
nation…). Actuellement (2017), cette convention             mi les trois groupes les plus affectés par la pau-
n’a été ratifié que par moins de 10% des pays               vreté figurent les populations autochtones32.
membres de l’OIT (22 sur 187 États-membres),
essentiellement des nations latino-américaines              Avec une telle situation, Gros et Dumoulin Ker-
continentales30. Malgré ces avancées sur la scè-            vran notent que certains gouvernements de
ne internationale, bien que le multiculturalisme            gauche (Evo Morales en Bolivie, Rafael Correa
soit une réalité sociologique en Amérique latine,           en Équateur) “ont tenu à se distancer du multi-
les courants politiques n’en feront pas d’appro-            culturalisme jugé trop lié au tournant néolibé-
priation, au moins du point de vue du terme et              ral”…33 pour aller plus loin encore dans les po-
des connotations qu’il pourrait véhiculer.                  litiques multiculturalistes ! Comme indiqué par
                                                            les auteurs ainsi que par un autre contributeur
En Amérique latine, multiculturalisme rime avec
néo-libéralisme. À partir des années 1990, avec
l’avènement des mesures néo-libérales du Con-
sensus de Washington, s’opère la rupture du                 31
                                                               On parlerait donc très justement, avec Guillaume
modèle d’État-nation unitaire et homogène en                Boccara et Guillermo de la Peña (deux contributeu-
                                                            rs de l’ouvrage collectif cité) de “multiculturalisme
p. 31. La liste est longue ainsi que la bibliographie sur   néo-libéral”, à la suite de Hale, Charles, “Neoliberal
le sujet.                                                   Multiculturalism”, PoLAR: Political and Legal Anthro-
28
   Bengoa, José, La emergencia indígena en América          pology Review, 28/1 (mai 2005), p. 10‑19; “Más que
Latina, Santiago de Chile, Fondo de Cultura Económi-        un indio”: ambivalencia racial y multiculturalismo
ca, 2000.                                                   neoliberal en Guatemala, Guatemala, Asociación
29
   Petrich, Perla, “Presentación…”, op. cit.; Suivant Le    para el Avance de las Ciencias Sociales en Guatemala,
Bot, Yvon, (“Le renversement historique de la ques-         2007, et de Turgeon, Laurier et Kerbiriou, Anne-Hélè-
tion indienne en Amérique Latine”, Amérique Latine          ne, “Métissages, de glissements en transferts de
Histoire et Mémoire. Les Cahiers ALHIM, 10, décem-          sens”, dans Regards croisés sur le métissage [S. l.], CE-
bre 2004, les mobilisations amérindiennes démarrent         LAT / Les Presses de l’Université Laval, 1 janvier 2002,
avec la première organisation des Shuar (Jivaros) en        p. 8, 9.
Amazonie équatorienne au milieu des années soixan-          32
                                                               América Latina y el Caribe: una mirada al futuro
te. D’autres mouvements indiens modernes ont eu             desde los Objetivos de Desarrollo del Milenio. Infor-
lieu, par exemple, en Bolivie (le katarisme, à partir des   me regional de monitoreo de los Objetivos de Desa-
années soixante-dix), en Équateur (les insurrections        rrollo del Milenio (ODM) en América Latina y el Ca-
des Indiens des Andes équatoriennes des années              ribe, 2015. Santiago, [s. n.], 2015, p. 19, Disponible
quatre-vingt-dix) et au Mexique (l’insurrection zapa-       à l’adresse: http://repositorio.cepal.org/bitstream/
tiste en 1994).                                             handle/11362/38923/S1500709_es.pdf?sequence=5
30
   Aucun pays de la Caraïbe ne l’a ratifiée (excepté la     [Consulté le 4 avril 2017]
Dominique), et dans le continent, deux pays ne l’ont        33
                                                               Gros, Christian et Dumoulin Kervran, David (dir.),
pas fait: Salvador et l’Uruguay.                            LMAC…, op. cit., p. 23.
40                                                                   © Historia Actual Online, 50 (3), 2019: 35-50
Ricardo Torre                                              L’Amérique latine et les identités multiculturelles

à propos de la Bolivie34, si l’on affirme que les          mouvements socio-politiques multiculturalistes
politiques et les principes idéologiques du mul-           en Amérique latine pourront sans aucun doute
ticulturalisme néo-libéral35 sont délaissés et que         renforcer l’impression et la conscience chez tous
le terme de “multiculturalisme” est écarté du              les Latino-Américains (et non seulement chez les
discours gouvernemental, la refondation de la              Amérindiens) de participer à des identités multi-
Bolivie en tant qu’État plurinational à partir de          culturelles. Si tous les individus ne peuvent pas
la Constitution de 2009 se base sur des lignes de          forcément avoir ce sentiment (à cause des ori-
force visant à reconnaître et à réguler la coexis-         gines ou de l’éducation reçue), les Latino-Amé-
tence de plusieurs cultures et ethnies au sein de          ricains peuvent avoir la perception d’appartenir
l’État-nation36.                                           à un groupe humain caractérisé par le multicul-
                                                           turel.
Quelles politiques pour quelles populations?
Deux spécificités peuvent être énoncées pour               3. LES CAS PARTICULIERS DU MEXIQUE ET DE
caractériser le modèle multiculturaliste lati-             L’ARGENTINE
no-américain37. Elles ont trait au type d’actions
entamées et à un axe ethnique ou “populations              3.1. Le Mexique: entre déni et reconnaissance
cibles” concernées par lesdites actions. Quant à
                                                           En 2017, le Mexique reste le deuxième pays le
la première spécificité, il s’agit de souligner que
                                                           plus peuplé d’Amérique latine, avec presque 128
dans le modèle du multiculturalisme en Améri-
                                                           millions d’habitants38. Suivant les quantifications
que latine la politique de la reconnaissance des
                                                           et les classements de Lizcano Fernández pour
identités (droits collectifs, reconnaissance sym-
                                                           les ethnies et les pays latino-américains39 à la
bolique et juridique) l’emporte sur les politiques
économiques redistributives pratiquées dans                38
                                                              Le Mexique est, dans ce sens, bien derrière le Bré-
d’autres pays. En ce qui concerne la seconde spé-          sil (un peu plus de 211 millions d’habitants) et bien
cificité, celle des populations cibles, le modèle          devant la Colombie et l’Argentine, qui ont moins de
latino-américain se fonde sur une importance               50 millions d’habitants (un peu plus de 49 et de 44
capitale accordée aux peuples amérindiens, et              millions d’habitants respectivement). Nous avons
dans une moindre mesure aux Afro-descen-                   consulté les profils nationaux du site statistique de la
                                                           CEPAL (CEPALSTAT | Bases de Datos y Publicaciones
dants, excluant ainsi les populations issues de
                                                           Estadísticas,
l’immigration (européennes ou non européen-                http://interwp.cepal.org/cepalstat/WEB_CEPALSTAT/
nes).                                                      perfilesNacionales.html?idioma=spanish [consulté le
                                                           9 avril 2017]).
Avant d’aborder les cas concrets du Mexique et             39
                                                              Il part d’un classement de la population ibéro-amé-
de l’Argentine, ce tour d’horizon sur le multicul-         ricaine en six ethnies (latine ou ibérique, amérindien-
turalisme en Amérique latine nous permet de                ne, noire, créole [“creole” dans le texte espagnol*],
prolonger notre réflexion sur les identités mul-           garifuna et asiatique) ainsi que de la subdivision de
ticulturelles. S’il est vrai qu’avec Gros et Dumou-        l’ethnie latine en trois sous-ethnies (créole ou trans-
lin Kervran on peut songer à un renforcement               plantée [“criollos” dans le texte espagnol#], métisse
des frontières ethniques qui ne déboucherait               et mulâtre), pour formuler une typologie quadripar-
pas nécessairement sur la violence et le com-              tite des pays d’Amérique ibérique: les pays indo-eu-
                                                           ropéens [“indoeuropeos” dans le texte espagnol+],
munautarisme, il n’en reste pas moins que les
                                                           afro-créoles [“afrocriollo”], afro-métis [“afromesti-
                                                           zo”] et créoles [“criollo”x].
34
   Lacroix, Laurent, “État plurinational et redéfinition   * Pour l’auteur: “La etnia creole está conformada por
du multiculturalisme en Bolivie”, dans LMAC…, op.          afrodescendientes originarios (o sus descendientes)
cit., p. 135‑145.                                          de los Caribes inglés y francés”, Lizcano Fernández,
35
   Tels que la considération des peuples autochtones       Francisco, “Composición Étnica de las Tres Áreas Cul-
comme minorités culturelles à qui il est nécessaire        turales del Continente Americano al Comienzo del Si-
“de conférer un statut particulier et pour lesquelles      glo XXI”, Convergencia. Revista de Ciencias Sociales,
il faut élaborer des politiques spécifiques face à une     12/38 (2005), p. 193, Disponible à l’adresse: http://
culture nationale hégémonique” (ibid., p. 144).            www.redalyc.org/articulo.oa?id=10503808 [Consul-
36
   Pour une considération approfondie des continuités      té le 7 avril 2017], c’est l’auteur qui souligne.
et des ruptures entre les deux modèles (multicultura-      #
                                                             “La subetnia criolla está conformada por los herede-
lisme néo-libéral et État plurinational), on consultera    ros más evidentes de los europeos que se asentaron
avec profit le développement historico-conceptuel de       en estos territorios americanos, ibéricos en su mayor
Lacroix (ibid., pp. 135-145).                              parte.” (Lizcano Fernández, Francisco, “Composición
37
    Gros, Christian et Dumoulin Kervran, David (dir.),     Étnica...”, op. cit., p. 187.) Lizcano Fernández emploie
LMAC…, op. cit., p. 23‑27.                                 le terme “criollo” pour désigner les descendants des
© Historia Actual Online, 50 (3), 2019: 35-50                                                                   41
L’Amérique latine et les identités multiculturelles                                              Ricardo Torre

fin du XXe siècle et au début du XXIe, le Mexique          sibilisation” de la part du gouvernement, ce qui
est un pays “métis”40, car la sous-ethnie (latine)         a entraîné un manque de reconnaissance identi-
métisse41 y est majoritaire. Elle représentait 70%         taire et culturelle. Il y est question également du
de la population totale mexicaine à la période             manque d’information, de l’absence de données,
citée (69 sur 99 millions d’habitants en 1999).            d’études et de recherches en la matière; désin-
Un pourcentage équivalent correspondait à la               formation (volontaire?) qui renforce les attitudes
sous-ethnie (latine) créole et à l’ethnie amérin-          racistes et les comportements discriminatoires
dienne: 15% et 14%, avec 15 millions de “crio-             au sein de la société mexicaine. Par ailleurs, on
llos” et 14 millions d’Amérindiens. Sans aucune            y remarque de même que les Afro-descendants
référence aux habitants noirs proprement dits,             vivent dans des conditions de marginalité et de
le tableau statistique est complété avec un pour-          pauvreté43.
centage similaire de Mulâtres et d’Asiatiques:
0,5%, soit un demi-million d’habitants pour cha-           43
                                                              Cf. les sources suivantes: page web “Grupos en
cun de ces groupes ethniques42.                            situación de discriminación: Discriminación Afro-
                                                           descendientes” du Consejo Nacional para Prevenir
En dépit de cette proposition de classement pré-           la Discriminación (CONAPRED) du Gouvernement
cis, deux composantes minoritaires véhiculant              mexicain (http://www.conapred.org.mx/index.php?-
une identité ethnique et culturelle différenciée           contenido=pagina&id=99&id_opcion=40&op=40
                                                           [consulté le 10 avril 2017]; Dávila, Flores, Afrodes-
peuvent être reconnues dans le panorama dé-
                                                           cendientes en México; reconocimiento y propuestas
mo-ethnographique mexicain si l’on s’en tient              antidiscriminación [S. l.], Dirección General Adjunta
aux recensements officiels. La moins impor-                de Estudios, Legislación y Políticas Públicas del Con-
tante – du point de vue démographique – est                sejo Nacional para Prevenir la Discriminación, 2006,
la composante des Afro-descendants, appelée                disponible à l’adresse: http://www.conapred.org.
également Afro-Mexicains. Les sources que nous             mx/documentos_cedoc/E-19-2006_finalregresado.
avons consultées insistent sur le fait que les po-         pdf [Consulté le 10 avril 2017]; Consejo Nacional
pulations noires au Mexique ont subi une “invi-            para Prevenir la Discriminación (CONAPRED) et Mo-
                                                           vimiento Nacional por la Diversidad Cultural de Mé-
Européens en général. Nous les rendrons par “créo-         xico, Guía para la acción pública contra la discrimi-
le”, sans confusion possible avec l’ethnie principale      nación y para la promoción de igualdad e inclusión
“creole”, car nous ne nous référerons pas dans notre       de la población afrodescendiente en México. [S. l.],
travail à cette dernière ethnie.                           [s. n.], 2011, disponible à l’adresse: http://www.co-
+
   Il se peut que ce choix lexical ne soit pas heureux,    napred.org.mx/documentos_cedoc/GAP_Afrodesc_
en raison de l’homonymie avec l’idiome restitué qui        ACCSS_OK.pdf [Consulté le 10 avril 2017]; Velázquez
se trouve à la base de la plupart des langues euro-        Gutiérrez, María Elisa et al., Afrodescendientes en
péennes et asiatiques. On pourrait proposer en con-        México: una historia de silencio y discriminación.
séquence: “euro-amérindien”.                               México, D.F., Consejo Nacional para Prevenir la Dis-
x
  Même sens que la sous-ethnie créole décrite précé-       criminación / Instituto Nacional de Antropología e
demment.                                                   Historia, 2012, disponible à l’adresse: http://www.
40
     “Métis” est la dénomination utilisée par Lizcano      conapred.org.mx/userfiles/files/TestimonioAFRO-IN-
Fernández de l’un des sous-groupes du type des pays        ACCSS%281%29.pdf [Consulté le 10 avril 2017]; Ins-
“indo-européens”.                                          tituto Nacional de Estadística y Geografía (INEGI),
41
     C’est celle qui réunit des racines préhispaniques     Perfil sociodemográfico de localidades con presencia
et européennes, avec une prédominance de la cul-           de población afromexicana de Oaxaca. [S. l.], INEGI,
ture occidentale. Il s’agit, en conséquence, des des-      2013, Disponible à l’adresse: http://internet.conteni-
cendants d’amérindiens qui n’ont pas vécu selon les        dos.inegi.org.mx/contenidos/Productos/prod_serv/
modalités culturelles des communautés typiques             contenidos/espanol/bvinegi/productos/censos/po-
amérindiennes, mais qui se caractérisent par le mode       blacion/2010/perfil_afro/702825050719.pdf [Con-
de vie de la culture occidentale (Lizcano Fernández,       sulté le 10 avril 2017]; Cadet, Guertie (dir.), Negros.
Francisco, “Composición Étnica...”, op. cit.).             Ensayo sobre la Afrodescencia en la Ciudad de Mé-
42
    Nous pouvons affirmer que tout le modèle typologi-     xico, Ciudad de México, Editorial Fungifilms, 2015,
que de Lizcano Fernández est évidemment critiquable        disponible à l’adresse: http://www.evalua.cdmx.gob.
et contestable à plusieurs égards (la séparation entre     mx/docs/estudios/i_negros_sederec.pdf          [Consul-
les ethnies “creole”, noire et garifuna, dont les mem-     té le 10 avril 2017]; Navarro, Isidro et al., Movimien-
bres sont tous ou en partie des Afro-descendants; le       to afromexicano: reconocerse para ser reconocidos.
rôle et la définition vagues des “Métis”…), mais il faut   Trabajo de Campo realizado del 16 al 30 de noviem-
reconnaître que sa tentative de classement mérite          bre de 2016, [S. l.], RED Mexicana de Estudios de los
d’être soulignée, notamment car la synthèse qu’elle        Movimientos Sociales, 2016, disponible à l’adresse:
opère et propose permet d’asseoir des bases solides        http://www.redmovimientos.mx/2016/wp-content/
pour de futures recherches.                                uploads/2016/10/Trabajo-de-campo_art%C3%ADcu-
42                                                                 © Historia Actual Online, 50 (3), 2019: 35-50
Ricardo Torre                                                 L’Amérique latine et les identités multiculturelles

Paradoxalement, il est indéniable que toutes les             aspects multiculturels inclusifs de la politique
études et les publications à ce sujet contribuent            gouvernementale, d’aucuns estiment que les
à une “visibilisation” naissante des Afro-Mexi-              Noirs ne sont pas reconnus dans la structure ju-
cains. Par ailleurs, il est absolument nécessaire            ridique de l’État, qu’ils ne sont pas encore inclus
de souligner les progrès effectués par le Gouver-            (comme les Amérindiens) dans la Constitution,
nement mexicain en direction des populations                 qu’on ne leur reconnaît pas de droits en tant que
afro-descendantes. En 2015 a été réalisée une                peuple et que le Gouvernement ne mène pas de
Enquête intercensitaire qui a intégré pour la                politiques spécifiques à leur égard46.
première fois de l’histoire une question relati-
ve à l’appartenance des Mexicains aux groupes                Nous avons parlé de deux minorités au Mexi-
noirs. Dans ses résultats définitifs, l’Instituto            que. Si la première est celle qui regroupe les
Nacional de Estadística y Geografía du Mexique               Afro-Mexicains, la seconde, bien plus importan-
a indiqué que 1,2% de la population mexicaine                te, est celle qui intègre les Amérindiens. Nous
(soit presque 1.400.000 habitants) se considéra-             avons indiqué qu’en 1999 il y avait 14 millions
it comme Afro-descendant. Cette même année,                  d’Amérindiens, ce qui équivalait à 14% de la po-
le Gouvernement mexicain a lancé la première                 pulation mexicaine totale de l’époque. En 2010,
campagne “Soy Afro, ¡Me reconozco y cuento!”44               sur la base de recensements et d’estimations
cherchant la reconnaissance et l’auto-identifica-            de la CEPAL47, ce pourcentage avait à peine aug-
tion de ce type de population afin de promou-                menté (15% par rapport aux 116 millions d’habi-
voir un changement culturel et social dans le                tants), ce qui plaçait de façon relative le Mexique
pays en vue du respect des Afro-Mexicains. De                à la quatrième position des pays latino-améri-
plus, les documents officiels récents et les pages           cains48. Pourtant, vu la taille totale de la popu-
web du Gouvernement fédéral réaffirment, d’un                lation mexicaine, ce pourcentage correspondait
côté, que la composante noire fait partie de la              à 17 millions d’individus, ce qui voulait dire que
diversité ethnoculturelle du pays et affichent, de           le Mexique était le premier pays d’Amérique lati-
l’autre, la volonté de défendre les droits et les in-        ne quant au nombre total d’Amérindiens49. Dans
térêts des populations afro-mexicaines contre la             ello significa, realizar acciones para combatir la des-
discrimination raciale45. Cependant et malgré ces            igualdad, la falta de oportunidades, al impulsar el res-
                                                             peto de sus derechos humanos y su reconocimiento.”
lo.pdf; INEGI et al., Perfil sociodemográfico de la po-      et “Discriminación hacia pueblos y comunidades afro-
blación afrodescendiente en México, Mexique, INEGI,          mexicanas: un fenómeno estructural. Los pueblos y
2017, disponible à l’adresse: http://internet.conteni-       comunidades afromexicanas forman parte de la com-
dos.inegi.org.mx/contenidos/Productos/prod_serv/             posición pluricultural de nuestro país, y han participa-
contenidos/espanol/bvinegi/productos/nueva_es-               do activamente en su conformación histórica, social,
truc/702825090272.pdf [Consulté le 10 avril 2017].           económica, política y cultural.” (les deux articles ont
44
    Disponible à l’adresse: http://www.gob.mx/soya-          été publiés en 2016 sur http://www.gob.mx/soyafro,
fro [consulté le 10 avril 2017]                              consulté le 10 avril 2017).
45
   Voici l’incipit du Perfil sociodemográfico de localida-   46
                                                                 Warnholtz Locht (La Tlacuila), Margarita, “¿Para
des con presencia de población afromexicana de Oa-           cuándo el reconocimiento de los negros?”, dans
xaca: “La nación mexicana es un mosaico de culturas,         Animal Político, 31 mars 2017, Disponible à l’adres-
ideologías, expresiones y realidades cotidianas sus-         se:     http://www.animalpolitico.com/blogueros-co-
tentadas principalmente por la diversidad étnica de la       dices-geek/2017/03/31/cuando-reconocimien-
cual son partícipes no sólo los pueblos indígenas, sino      to-los-negros/ [Consulté le 10 avril 2017]
también los afrodescendientes”. Instituto Nacional de        47
                                                                Los pueblos indígenas en América Latina. Avances
Estadística y Geografía (INEGI), Perfil sociodemográ-        en el último decenio y retos pendientes para la garan-
fico… de Oaxaca..., op. cit. Les deux premières phra-        tía de sus derechos. Síntesis, Santiago, [s. n.], 2014,
ses de l’Introduction du Perfil sociodemográfico de la       p. 45, Disponible à l’adresse: http://www.cepal.org/
población afrodescendiente en México..., op. cit., p.        es/publicaciones/37050-pueblos-indigenas-ame-
VII, indiquent: “La heterogeneidad cultural que carac-       rica-latina-avances-ultimo-decenio-retos-pendien-
teriza a la nación mexicana tiene expresión en su di-        tes-la [Consulté le 4 avril 2017]
versidad étnica. Esta diversidad se sustenta principal-      48
                                                                 Bien derrière la Bolivie (62% d’Amérindiens), le
mente en su población indígena y afrodescendiente.”.         Guatemala (41%) et le Pérou (24%).
Deux phrases présentant deux pages de blog suite à           49
                                                                À deux millions près, ce chiffre s’approchait de la
la campagne citée ci-dessus vont dans la même direc-         somme des populations amérindiennes estimées des
tion (les titres des blogs sont en caractère gras, ici en    trois pays précédents (7 millions pour le Pérou et au-
italiques): “El color de la piel no es motivo para sen-      tour de 12 millions pour la Bolivie et le Guatemala).
tirse diferente. México tiene la obligación de trabajar      Il faut pourtant prendre ces estimations avec beau-
por y para las comunidades o pueblos afromexicanos,          coup de précautions, car les chiffres peuvent varier de
© Historia Actual Online, 50 (3), 2019: 35-50                                                                     43
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