L'art romanesque et la pensée de George Sand dans Jacques (1834)
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Document generated on 10/17/2021 6:41 p.m. Études littéraires L’art romanesque et la pensée de George Sand dans Jacques (1834) Dominique Laporte Pierre Vadeboncoeur interprète de la culture Article abstract Volume 29, Number 2, automne 1996 This critique features the organization and themes of Jacques (1834), a George Sand's epistolary novel which orchestrates some major topics of the works of URI: https://id.erudit.org/iderudit/501165ar George Sand: feminine education and sexuality, androgyny, matrimony and DOI: https://doi.org/10.7202/501165ar incest. Modelled on Jean-Jacques Rousseau's la Nouvelle Héloïse (1761), Jacques borrows procedures from the epistolary novel, but changes the treatment of romantic topics: love, the relationship between brothers and sisters, and See table of contents incest.Through a polyphonic structure and ironical discourse on fiction, the author reconsiders traditional roles in society and upholds an egalitarian concept of the relation of men and women. Publisher(s) Département des littératures de l'Université Laval ISSN 0014-214X (print) 1708-9069 (digital) Explore this journal Cite this article Laporte, D. (1996). L’art romanesque et la pensée de George Sand dans Jacques (1834). Études littéraires, 29(2), 123–136. https://doi.org/10.7202/501165ar Tous droits réservés © Département des littératures de l'Université Laval, 1996 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
L'ART ROMANESQUE ET LA PENSÉE DE GEORGE SAND DANS JACQUES (1834) D o m i n i q u e Laporte L'organisation romanesque de Écrit plus de soixante-dix ans après la Jacques Nouvelle Héloïse (17'61), Jacques (1834) Après la lecture de Flamarande (1875) renoue avec la tradition du roman epistolaire, et de sa suite, les Deux Frères (1875), Gus- un genre déjà abâtardi au XIXe siècle tave Flaubert écrivit à George Sand cette (Rousset, p. 70). Porté à la perfection par appréciation dont on ne peut mettre en Choderlos de Laclos, le roman epistolaire doute la sincérité : « Ce qui me frappe dans se dégrade en effet à la fin du XVIIIe siècle ces deux romans (comme dans tout ce qui et s'éloigne de sa caractéristique première : est de vous, d'ailleurs), c'est l'ordre natu- alors que la Nouvelle Héloïse et les rel des idées, le talent ou plutôt le génie Liaisons dangereuses (1782) présentent narratif» (Flaubert et Sand, p. 521). Dans un vaste réseau d'échanges épistolaires et, son jugement, Flaubert reconnaît à la ro- partant, une diversité de points de vue, un mancière une qualité que ses détracteurs roman comme Oberman (1804), qui ne s'empressent de lui refuser : son souci de comporte qu'un seul narrateur foca- la composition. Qu'il s'agisse du récit le lisateur, rejoint le journal intime, malgré plus simple, la Mare au Diable (1846), ou sa division en lettres. des œuvres les plus complexes, Consuelo Contrairement à Oberman et aux ro- (1842-1843) et sa suite, la Comtesse de mans par lettres des devancières de George Rudolstadt (1843-1844), les romans de Sand (Riccoboni, Charrière, Souza, Cottin, George Sand présentent une unité d'en- Krùdner, Staël), Jacques emprunte des semble et une organisation interne qui té- procédés d'écriture caractéristiques des moignent de tout un travail de structura- grands romans épistolaires du XVIIIe siècle. tion. De ce point de vue, un roman Tout en cnnchïss'ànt Jacques de sa propre epistolaire comme Jacques est particuliè- expérience des relations épistolaires, rement révélateur. George Sand prend un soin particulier à Études Littéraires Volume 29 N° 2 Automne 1996
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 29 N° 2 AUTOMNE 1996 diviser son roman, à agencer les lettres, à que j'en ai eu a l'écrire. [...] Faites bien attention à Jacques, à toutes les fautes de français, à tous exploiter les ressources du genre : ellipse, les mots répétés, à toutes les mauvaises phrases opposition de points de vue et de styles, et aux contradictions qui peuvent se trouver dans création de répétitions significatives, mise certaines dates et dans certains détails car à me- en contraste de focalisations. De tous les sure que je vous envoyais mon manuscrit j'en oubliais le contenu exact (Sand, 1964-1992, tome romans épistolaires que George Sand a II, p. 651-653). écrits, Jacques demeure le seul qui illus- tre vraiment la dynamique du genre, et sa Comme le révèle cette lettre, George réussite est d'autant plus étonnante que les Sand ne put ni réviser à son aise chaque circonstances de sa composition n'étaient partie remise, ni même revoir l'ensemble guère propices à l'éclosion d'un chef- de son roman avant le dernier envoi. Il faut d'œuvre. reconnaître que de telles conditions de tra- 1834 compte sans aucun doute parmi vail ne favorisaient guère la composition les années les plus sombres dans la vie de d'un roman épistolaire ; et pourtant, George Sand, mais, paradoxalement, les l'auteure réussit à contourner les difficul- plus riches sur le plan littéraire. Cinq mois tés du genre et à produire une œuvre qui après le scandale provoqué par la publica- demeure, au même titre que les Mémoi- tion de Lélia (31 juillet 1833), George Sand res de deux jeunes mariées (1842) de part en Italie avec Alfred de Musset. Aussi- Honoré de Balzac, l'un des romans épisto- tôt arrivée à Venise, elle tombe malade, et laires tardifs les plus réussis. la lune de miel tourne au cauchemar. Pen- Trois passages de Jacques renvoient dant son séjour qui durera jusqu'au 24 explicitement à l'histoire du roman épis- juillet 1834 et marquera profondément son tolaire : une référence à Clarisse Harlowe univers romanesque, elle ne cesse d'écrire, (1747-1748) de Samuel Richardson, une pressée par son éditeur, par des besoins référence à la Nouvelle Héloïse et cette financiers et, surtout, par sa passion note infrapaginale au milieu du roman : d'écrire. Coup sur coup, elle écrit quatre Le lecteur ne doit pas oublier que beaucoup de chefs-d'œuvre, Leone Leoni, André, les lettres ont été supprimées de cette collection. Les deux premières Lettres d'un voyageur et seules que l'éditeur ait cru devoir publier sont celles qui établissent certains faits et certains sen- Jacques, tout en poursuivant ses relations timents à la suite et à la clarté des biographies ; épistolaires. celles qui ne servaient qu'à confirmer ces faits, Quoiqu'elle ne fournisse guère de ren- ou qui les développaient avec la prolixité des re- lations familières, ont été retranchées avec discer- seignements sur la composition de Jac- nement (Sand, 1991, p. 934). ques, la correspondance de l'auteure indi- que les dates de remise des manuscrits : En laissant cette note, George Sand rap- 30 mai, 14 juin, 26 juin, 4 juillet 1834. pelle, ironiquement peut-être, une conven- Commencé avant le 4 mars 1834, le roman tion rattachée à la tradition du roman épis- est terminé quatre mois plus tard environ, tolaire. Dans sa préface aux Liaisons à la grande satisfaction de l'auteure qui dangereuses, Laclos, comme d'autres ro- écrit aussitôt à son éditeur : manciers du XVIIIe siècle, cherche à se Mon cher Buloz, ne vous impatientez plus, j'ai fini, distancier le plus possible de l'histoire ra- et je désire que vous ayez moins d'ennui à le lire contée et à donner l'illusion du réel ; il 124
L'ART ROMANESQUE ET LA PENSÉE DE GEORGE SAND... affirme que les échanges épistolaires pré- couple (Fernande / Octave) et les rapports sentés ont réellement existé et se présente cordiaux qu'établissent temporairement uniquement comme le sélecteur et l'ordon- les quatre personnages. Installée chez Jac- nateur des lettres. À l'instar de Laclos, ques, Sylvia devient la médiatrice des George Sand évoque son travail de com- autres personnages et la seconde mère des position en précisant, par le truchement jumeaux auxquels Fernande a donné fictif de l'éditeur, qu'elle n'a retenu « avec naissance. Devenu le voisin et l'ami de Jac- discernement » que les principales lettres ques, Octave, partagé entre une passion de correspondances prétendument réelles. naissante et un amour finissant, revoit Au tout début du roman, par exemple, le Fernande et Sylvia. Dans un cadre naturel personnage de Fernande répond à une let- typiquement rousseauiste, le Dauphiné, ils tre de Clémence, qu'elle commente, alors forment une phalange typique du XVIIIe que le lecteur ne la connaît pas. siècle, qui rappelle notamment la société Sans chercher à égaler Laclos en virtuo- de Clarens dans la Nouvelle Éloïse. Éloi- sité, George Sand s'est souciée de l'orga- gnés de l'agitation parisienne, ils vivent nisation romanesque de Jacques, comme une insouciance heureuse, agrémentée de en témoigne la répartition des lettres dans loisirs variés. le roman. Comportant respectivement dix- Enfin, la troisième partie, sans repère huit, trente-six et quarante-trois lettres non temporel précis, montre la fin de la vie à datées, les trois parties de Jacques, à la fois quatre et montre l'évolution psychologi- distinctes et étroitement reliées, circons- que de chaque personnage qui se révèle à crivent clairement les grandes étapes de lui-même et décide de suivre sa propre l'histoire : 1) les fiançailles ; 2) l'expérience destinée. Si Fernande et Octave contour- du mariage et de la vie communautaire ; nent les lois du mariage et vivent une union 3) l'accomplissement des destins indivi- libre au grand jour, Jacques et Sylvia, que duels. La première partie, qui correspond le danger de l'inceste sépare, s'isolent tra- au mois d'incertitude et de fébrilité précé- giquement : l'un s'efface stoïquement de- dant le mariage de Jacques et de Fernande, vant le bonheur de sa femme et se résout présente les facteurs qui concourront à au suicide ; l'autre retourne à sa solitude l'échec de cette union et révèle la com- d'intellectuelle idéaliste. plexité des rapports entre les personnages. Pour bien marquer la division de son Si Jacques est probablement le demi-frère roman en trois parties, George Sand crée consanguin de Sylvia, une orpheline qu'il entre celles-ci deux ellipses significatives a élevée seul, Fernande est la demi-sœur qui correspondent aux durées diégétiques utérine de Sylvia et deviendra plus tard la suivantes : d'une part, le mariage propre- maîtresse d'Octave, l'ancien amant de ment dit et le premier mois de vie conju- Sylvia. gale ; de l'autre, les huit mois de vie com- D'une durée diégétique d'une quin- munautaire. Révélatrice du travail de zaine de mois, la deuxième partie ana- composition de l'auteure et de son art de lyse, quant à elle, la désunion des couples rendre des « silences » évocateurs, l'ab- (Jacques / Fernande, Sylvia / Octave), la sence de lettres durant ces moments-pivots lente formation romanesque d'un autre de l'histoire suggère la précarité des 125
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 29 N° 2 AUTOMNE 1996 rapports entre les personnages : autant le la double tonalité : d'une part, l'immatu- mariage de Jacques et de Fernande est rité affective de Fernande et d'Octave ; voué à l'avance à l'échec, autant la vie à d'autre part, le désenchantement senti- quatre s'avère utopique. Seules la relation mental et philosophique de Sylvia et de amoureuse entre Octave et Fernande, et, Jacques. dans une certaine mesure, la complicité in- Autant le style diffus et familier de tellectuelle et affective entre Jacques et Fernande trahit la sentimentalité et la naï- Sylvia, sont viables. De ce point de vue, le veté de la jeune fiancée : « j'ai encore avec nombre de lettres que s'échangent les per- lui une timidité extraordinaire, et il me sonnages au cours du roman est particu- semble que son caractère renferme mille lièrement éloquent (voir le tableau ci- particularités qu'il me faudra bien du dessous). temps pour connaître et peut-être pour comprendre » (Sand, 1991, p. 817), autant L'opposition des héroïnes dans leurs le style incisif et lyrique de Sylvia reflète rapports avec les personnages le tempérament volontaire et ardent de l'in- masculins tellectuelle : « Mais toi, songer au mariage ! En plus de diviser Jacques en trois par- cela me paraît si extraordinaire ! Vous êtes ties distinctes et de déterminer la valeur si peu fait pour la société ! vous détestez quantitative des échanges épistolaires se- si cordialement ses droits, ses usages et ses lon la nature des rapports entre les person- préjugés ! » Çibid., p. 820). Alors que l'opi- nages, George Sand dispose les lettres nion de Fernande sur son futur époux reste d'une manière significative à l'intérieur de romanesque et floue, celle de Sylvia sur son chacune des parties du roman. Au début demi-frère se caractérise par sa clair- de l'œuvre, elle oppose les deux premiè- voyance et sa profondeur. À la candeur res lettres qui, par leur contenu et leur ton s'oppose la lucidité, à l'inexpérience, la respectifs, résument l'œuvre et en donnent maturité. Si le discours de Fernande reste Tableau inspiré en partie d'un croquis de Mireille Bossis (tome I, p. 8). Destinateur (trice) N o m b r e de lettres Destinataire Fernande 19 Clémence, la confidente Fernande 7 Octave, l'amant Fernande 2 Jacques, l'époux Jacques 23 Sylvia, l'âme sœur et la confidente Jacques 3 Fernande, l'épouse Sylvia 12 Jacques, l'âme sœur Sylvia 2 Octave, l'ancien amant Octave 9 Fernande, la nouvelle maîtresse Octave 1 Sylvia, l'ancienne maîtresse 126
L'ART ROMANESQUE ET LA PENSÉE DE GEORGE SAND... transparent et reflète toute l'ingénuité du « voix de basse » (ibid., p. 907) atypiques, personnage, celui de Sylvia ne laisse pas qui reflètent un tempérament exception- de surprendre : la rare vigueur du style et nel : « Brune, grande, fière et audacieuse » l'alternance du tutoiement et du vouvoie- (ibid., p. 917). ment au cours de la lettre révèlent toute En dépit de leurs liens sororaux, qu'el- l'ambiguïté des rapports qu'entretient les découvrent seulement vers la fin du Sylvia avec Jacques, son père, son mentor, roman, Sylvia et Fernande se distinguent son frère, son âme sœur à la fois, mais plus particulièrement par leurs comporte- aussi, et secrètement, l'idéal amoureux in- ments affectifs et sexuels. Insatisfaite de terdit, l'amant inaccessible qui décide de son mariage, Fernande commet l'adultère rompre le célibat, de s'éloigner d'elle et au moment où Octave, dérouté par la froi- de vivre avec une autre femme. Avant le deur de Sylvia, se détache de celle-ci. Alors mariage, ne lui demande-t-elle pas de rati- que Fernande s'ouvre à la sexualité jusqu'à fier leur relation fraternelle pour apaiser braver l'opinion publique, Sylvia, plus cé- la méfiance d'Octave et éviter les commé- rébrale que sensuelle, reste chaste et aime rages ? Peu avant la mort de Jacques, elle d'un amour maternel. L'une représente la lui fait cet aveu qui trahit l'amertume et femme-corps ; l'autre, la femme-esprit une certaine jalousie : (Wingard Vareille). À la jeune fiancée inexpérimentée qui ne se révèle véritable- Cette amitié qui remplissait toute mon âme, et qui ment à elle-même qu'en vivant une union étouffait à chaque instant l'amour que j'aurais pu concevoir pour d'autres hommes, ne t'a jamais libre s'oppose la femme mûre et désen- suffi ; tu venais te reposer et te consoler près de chantée qui, après quelques déceptions moi, mais tu retournais bien vite à cette vie de sentimentales, renonce à toute relation passions orageuses qui a fini par te briser (ibid., p. 1021-1022). amoureuse. L'opposition fondamentale e n t r e L'androgynie de Sylvia Fernande et Sylvia se reflète non seulement Préfigurant Consuelo, Sylvia échappe au dans leur style épistolaire, mais aussi dans modèle féminin conventionnel et forme les portraits qu'en donnent leurs corres- une famille spirituelle avec d'autres mar- pondants. Contrastant tout au long du ro- ginales de la littérature romantique, notam- man, les focalisations qui ponctuent les ment Camille Maupin dans Béatrix (1839) lettres de Jacques et d'Octave distinguent de Balzac. Après avoir évoqué la sensua- les personnages féminins. À la blondeur et lité féminine dans Lélia (1833), George au teint de porcelaine de Fernande, qui a Sand redéfinit la féminité dans Jacques en passé sa jeunesse au couvent, s'oppose le créant une héroïne androgyne et fortement corps endurci et basané de Sylvia, élevée individualiste. À la différence de Fernande, librement au grand air des Alpes. Si l'une Sylvia se présente comme l'égale à part présente, à l'instar d'Amélie de Rudolstadt entière de l'autre sexe et se distingue par dans Consuelo, les traits stéréotypés de les traits de caractère traditionnellement l'héroïne romantique « blanche, timide et attribués à l'homme : force, fierté, autorité, sentimentale» (ibid., p. 917), l'autre pos- courage, détermination. À cet égard, une sède, comme Consuelo, une beauté et une remarque de Fernande est significative : 127
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 29 N° 2 AUTOMNE 1996 dans une lettre à Clémence, où elle com- aussi dans les rôles masculins qu'elle rem- mente la froideur de Sylvia à l'endroit d'Oc- plit : de même qu'Aurore Dupin choisit un tave, Fernande révèle sa propre sujétion pseudonyme masculin pour s'imposer aux stéréotypes féminins et l'égalité des comme écrivaine et emploie un « je » auto- rapports entre Jacques et sa demi-sœur : biographique masculin dans les Lettres d'un voyageur (1834-1837), Sylvia se pré- Jacques est sévère et inexorable, il traite trop Sylvia sente dans des rôles attribués communé- comme un homme ; il ne devine pas les faiblesses du cœur d'une femme, et ne comprend pas, ment à l'homme. Comme elle l'écrit à Oc- comme moi, ce que son courage doit cacher d'en- tave, « je suis votre ami, votre frère, bien nui et de souffrance [...] iibid., p. 920-921). plus que votre compagne et votre maî- tresse [...] » iibid., p. 901). Dans ce pas- Dans ses rapports avec Octave, Sylvia sage-clef, Sylvia réaffirme son indépen- inverse les rôles traditionnels et soumet dance « virile » face à l'autre sexe, son refus son amant à son autorité. Elle garde fière- des modèles féminins conventionnels et ment son indépendance et va jusqu'à pa- son désir de substituer aux relations hété- rodier les attributs conventionnels de la rosexuelles traditionnelles des rapports force masculine. Après qu'Octave eut pé- égaux, à l'image de sa relation fraternelle nétré clandestinement dans le salon de Jac- avec Jacques. ques pour la reconquérir, elle se travestit en homme et joue une mascarade qui Héroïne avant-gardiste, Sylvia se pré- calme la frayeur « féminine » de Fernande sente néanmoins comme un personnage et, du même coup, ridiculise l'intrusion déchiré entre ses idéaux et la réalité, en- audacieusement « masculine » d'Octave. tre son individualisme et ses besoins af- Quelques jours plus tard, Octave la revoit fectifs. Même si elle se distingue radicale- sous les traits de l'Amazone, une image fé- ment de Fernande et des autres femmes minine fortement symbolique qui hante soumises de l'œuvre sandienne, elle as- l'univers de la romancière et illustre à la sume douloureusement son androgynie fois l'aristocratie, l'indépendance, l'intré- dans ses relations amoureuses. Déçue par pidité et l'androgynie de la femme-esprit. l'immaturité et la faiblesse d'Octave, elle Du haut de sa monture, Sylvia rappelle à va jusqu'à remettre en question sa concep- Octave son insoumission et, pour recon- tion de l'amour et des rapports entre les duire, lui donne des coups de cravache au sexes. Comme elle le confie à Jacques, cours d'une scène qui préfigure la fin, je n'ai pas tardé [...] à reconnaître que si, dans d'une rare violence, de Césarine Dietrich l'amour, un caractère devrait être plus fort que (1871). La fustigation qu'inflige Sylvia à l'autre, ce ne devait pas être celui de la femme. Il Octave consacre le divorce des deux per- faudrait du moins qu'il y eût quelque compensa- sonnages, tout en marquant on ne peut tion ; ici il n'y en a pas. C'est moi qui suis l'homme ; ce rôle me fatigue le cœur [...] (ibid., plus clairement l'autorité « masculine » de p. 849). la femme-esprit sur son amant, un homme- enfant à la sensibilité « féminine ». Faute de pouvoir vivre l'égalité dans le L'androgynie de Sylvia se reflète ainsi couple et de parachever à travers l'inceste dans le caractère de l'héroïne, la gravité sa symbiose avec Jacques, Sylvia vit un de sa voix, son attitude avec Octave, mais conflit intérieur entre ses principes 128
L'ART ROMANESQUE ET LA PENSÉE DE GEORGE SAND... féministes et le poids séculaire des modè- Fernande a reçu une éducation confor- les socioculturels ; mais le carcan des miste qui l'a cantonnée dans le rôle tradi- conventions sociales n'a pas raison d'elle : tionnel dévolu aux femmes. Femme-enfant, plutôt que d'aliéner sa liberté, Sylvia choi- comme elle le reconnaît souvent elle- sit résolument le célibat et, comme l'hé- même, Fernande s'est toujours nourrie de roïne éponyme de Lélia (version remaniée chimères et souhaite que son mariage de 1839), surmonte ses déceptions senti- concrétise ses rêves. Tout le côté romanes- mentales en pratiquant l'altruisme. Alors que de Fernande cache en fait une extrême que Fernande néglige peu à peu ses enfants dépendance affective et une incapacité et se cantonne on ne peut mieux dans le totale d'affronter la réalité. Lorsque Jacques rôle de maîtresse soumise, Sylvia devient lui propose une relation de couple basée une médiatrice modèle, à l'image du dieu sur l'égalité, la confiance mutuelle et le androgyne Corambé imaginé par la jeune respect de la liberté de l'autre, elle ne peut Aurore Dupin. Au cours de l'histoire, elle qu'appréhender son mariage et douter de tente de réconcilier Fernande et Jacques, l'amour, pourtant sincère, que lui porte établit temporairement un climat familial son fiancé. Si elle conçoit l'amour comme harmonieux, prend soin de ses neveux et une passion romanesque immuable, Jac- offre son amitié à Octave après leur rup- ques, que d'anciennes déceptions amou- ture. Maîtrise de soi et générosité, telles reuses ont aguerri et rendu philosophe, ne sont ses qualités distinctives qui contras- s'illusionne guère sur la durée du senti- tent tout au long du roman avec l'égoïsme ment amoureux et, aux promesses irréa- inconscient de Fernande. listes, préfère le bonheur tranquille du Après l'expérience avortée de la vie moment présent. Durant le premier mois communautaire et la mort des jumeaux, de son mariage, Fernande oublie toutefois Sylvia ne renonce pas pour autant à son ses craintes et goûte le bonheur qu'apporte indépendance. Malgré les instances de Jac- la sécurité affective et financière. ques, qui appréhende son isolement après Après un mois de bonheur dans un dé- sa mort, elle refuse catégoriquement un cor de rêve, l'ennui s'installe, et Fernande mariage conventionnel avec Herbert, le recommence à douter de l'affection de Jac- confident d'Octave. Si la Lélia du texte de ques. Convaincue que « pour alimenter 1839 et la Camille Maupin de Béatrix choi- l'amour, il faut [...] de petites souffrances, sissent la vie monastique, Sylvia retourne des pardons, des larmes, tout ce qui peut à sa solitude et reste volontairement en exciter la sensibilité et réveiller la sol- marge de la société bourgeoise. En dépit licitude journalière » (ibid., p. 953), elle des épreuves et des contradictions qu'elle traverse, elle assume sa différence jusqu'à accapare constamment son mari qui la fin de l'histoire et oppose à l'inconstance demeure réservé avec elle et excuse pa- de la femme-corps (Fernande) l'irréducti- ternellement, non sans un certain agace- bilité de la femme-esprit. ment, ses froissements d'amour-propre. Autant Fernande doute maladivement de Fernande, la femme-enfant l'amour de son mari et nourrit inlassable- À la différence de Sylvia, élevée par Jac- ment ses angoisses en interprétant à ques selon des principes emancipateurs, outrance ses moindres réactions, autant 129
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 29 N° 2 AUTOMNE 1996 Jacques cherche à la rassurer, mais en J'eus un plaisir très vif à entendre ce chant mélo- dieux et simple qui me rappelait les illusions et vain : son idéal du mariage et sa sagesse se les songes riants de ma première jeunesse. Il me heurtent à l'immaturité affective de son retraçait toute une fantasmagorie de souvenirs. épouse, plus sensible aux discours, aussi [...] Il y a dans les lointains souvenirs une inexpli- romanesques soient-ils, qu'à une entente cable magie. On aime ses premières émotions d'un tacite. En remettant sans cesse en question amour paternel ; on se chérit dans le passé, peut- être parce qu'on s'ennuie de soi-même dans le sa relation conjugale, Fernande l'empoi- présent. Quoi qu'il en soit, je me sentis un instant sonne peu à peu et précipite sa fin à la- transporté dans un autre monde, pour lequel je quelle Jacques se résigne philosophique- ne changerais pas celui où je suis maintenant, mais ment. où j'avais cru ne retourner jamais et où je fis avec joie quelques pas(ibid., p. 880-881). Pour traduire l'opposition entre deux visions divergentes de la vie conjugale, Après avoir présenté successivement George Sand juxtapose, par exemple, deux l'incident de deux manières différentes, lettres qui relatent le même incident, mais selon le point de vue respectif de Fernande l'expliquent tout à fait différemment. Dans et de Jacques, George Sand souligne, par sa lettre, Fernande raconte à Clémence une juxtaposition de lettres, l'écart entre l'opi- matinée au cours de laquelle elle chanta nion de Clémence et celle de Sylvia sur les une romance à Jacques. L'émotion de son rapports conjugaux de leur correspondant. mari déclenche alors en elle une jalousie Si Clémence ne manque pas de blâmer le incontrôlable, car elle s'imagine que cette comportement de Fernande et de lui rap- romance lui rappelle une ancienne maî- peler sans ménagement les inconvénients tresse. Comme elle l'écrit avec la lucidité d'un mariage avec un homme âgé, Sylvia du désespoir, « il y a un secret instinct qui compatit à la déception de Jacques et lui m'abuse ou qui m'éclaire, je ne sais lequel conseille ingénument de servir de Pygma- des deux, mais qui me force à reporter tout lion à sa femme, comme il le fit pour elle. ce qu'il [Jacques] fait et tout ce qu'il dit Outre l'ellipse et l'opposition de points vers une cause funeste à mon bonheur » (ibid., p. 878). Préfigurant celle du prince de vue et de styles, George Sand recourt Karol dans Lucrezia Floriani (1847), sa avec subtilité à deux autres procédés jalousie rétrospective prend une ampleur d'écriture, caractéristiques des grands démesurée et hâte la fin de l'entente romans épistolaires du XVIIIe siècle : la conjugale. répétition et la mise en contraste de Dans sa lettre, où l'analyse d'impres- focalisations. À cet égard, la présentation sions musicales ne va pas sans annoncer du personnage d'Octave à la fin de la les pages de Marcel Proust sur la mémoire deuxième partie du roman est significative. involontaire, Jacques donne sa version des Plutôt que de présenter une lettre d'Oc- faits : tout en jugeant puérile la réaction tave pour introduire le personnage dans de sa femme, il assure à Sylvia que cette l'histoire, la romancière laisse à dessein romance, loin d'éveiller en lui le souvenir planer un doute sur son identité et le ca- d'une passion fiévreuse, a cristallisé la ractérise d'abord à travers les impressions, nostalgie et la naïveté d'un amour d'ado- surtout auditives, de Fernande. Grâce à ce lescent, nullement préjudiciable à son procédé narratif, elle souligne la nature mariage : sentimentale et anxieuse de Fernande qui 130
L'ART ROMANESQUE ET LA PENSÉE DE GEORGE SAND... laisse libre cours à son imagination roma- présente sous un autre angle : avec une nesque avant de connaître l'identité véri- désinvolture donjuanesque, il jette sur eux table d'Octave et la raison de ses appari- un regard ironique qui rompt le climat tions. onirique, sinon fantastique, que suggère le Dans trois lettres qu'elle écrit à Clé- récit de Fernande. Tel un acteur ou un mence, sa confidente, (lettres 37, 38, 40), magicien révélant les ficelles de son mé- Fernande raconte avec force détails les as- tier, il montre sa capacité de mystifier siduités mystérieuses d'un inconnu qu'elle Fernande et d'entretenir dans son théâtre confond d'abord avec Jacques et prend intérieur l'illusion romanesque. Mais, pa- pendant un certain temps pour un reve- radoxalement, il se distancie du romanes- nant. Quelque temps après avoir senti sa que, tout en le cultivant avec passion : présence et reçu de lui un baiser dans l'obs- comme Fernande, qui deviendra la maî- curité de son salon, elle l'entend de sa fe- tresse rêvée, il ne peut s'empêcher de vi- nêtre de chambre jouer du hautbois : « J'ai vre d'amour et d'eau fraîche, et d'orner ses entendu sous ma fenêtre le son d'un haut- sentiments de toute une rhétorique, ga- bois. Je n'ai d'abord songé qu'au plaisir de rante, selon lui, de leur sincérité. l'écouter [...] » (ibid., p. 908). Quelques jours plus tard, il s'introduit en cachette La remise en question du dans sa chambre et, comme par magie, romanesque âansjacques endort sa fille en jouant du hautbois : En opposant le côté mystificateur d'Oc- tave à l'imagination romanesque de J'étais depuis quelque temps dans l'obscurité avec Fernande, l'auteure crée un effet de distan- ma petite sur mes genoux, et je tâchais de l'apai- ser en chantant ; mais elle ne criait que plus fort, ciation qui, tout en éclairant la psycholo- et cela commençait à m'inquiéter, lorsque le son gie des personnages, révèle ironiquement du hautbois s'éleva, de l'autre extrémité de l'ap- le mécanisme même du discours romanes- partement, comme une voix plaintive et douce. que. Pour renforcer ce dédoublement tout L'enfant se tut aussitôt et resta comme ravi à l'écouter ; pour moi, je retenais ma respiration ; au long du roman, elle rappelle le carac- la surprise et la peur me rendaient incapable de tère fictif de Jacques par des allusions plus mouvement. [...] Rosette entra comme le haut- ou moins ironiques à d'autres créateurs bois venait de se taire, et s'émerveilla de voir la petite silencieuse et calmée (ibid., p. 918. Nous (Charles Perrault, la comtesse d'Aulnoy, soulignons). Samuel Richardson, Jean-Jacques Rous- seau, Pierre Beaumarchais) et par un lan- Toutes les réactions de Fernande, dont gage connoté. Dans leurs lettres, qui, par l'imagination romanesque finit par confon- leur forme même, renvoient à toute une dre le son du hautbois et la voix d'Octave, tradition romanesque codifiée, les person- contrastent avec l'attitude d'Octave qui nages emploient fréquemment le terme renvoient à l'un des thèmes récurrents de « roman » pour désigner les aventures qu'ils l'œuvre sandienne : l'illusion théâtrale et vivent ou veulent vivre. À propos de la ses incidences. Dans sa première lettre (let- mystification sentimentale qu'il entretient tre 39), Octave narre à son ami Herbert les auprès de Fernande, Octave écrit à Herbert mêmes événements racontés auparavant la remarque suivante : « Je suis un trop par Fernande (lettres 37 et 38), mais les honnête homme et un héros de roman 131
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 29 N° 2 AUTOMNE 1996 trop maladroit pour abuser sérieusement Jacques reflète la poétique même qui le de cette coquetterie ; mais il m'est bien sous-tend. À travers un discours réflexif et permis de faire durer encore le roman pen- un réseau intertextuel qu'elle présente sur dant quelques jours» (ibid., p. 917). Au un ton ironique, George Sand élabore sa moment où il s'aperçoit que « [son] ro- propre conception de la littérature et man» (ibid., p. 921) devient réalité, Octave oriente son art vers le roman mi-lyrique, analyse avec clairvoyance l'évolution de mi-philosophique, qu'illustrent les deux ses sentiments en recourant à une termi- versions de Lélia (1833 et 1839), Spiridion nologie théâtrale : « Peut-être n'était-ce (1839) ou les Sept cordes de la lyre (1840). qu'une comédie que je jouais vis-à-vis de Par ailleurs, Jacques annonce une autre moi-même, et dont j'étais l'acteur inspiré œuvre majeure, Lucrezia Floriani (1847), et niaisement émerveillé» (ibid., p. 966). où George Sand cherche expressément à Loin de verser dans un romantisme sté- épurer le genre romanesque l. Comme réotypé, comme le prétendent ses détrac- Lucrezia Floriani, Jacques se présente en teurs, George Sand réussit dans Jacques à somme comme un roman pur, tel que le opposer à l'histoire racontée un discours définit Pierre Bourdieu : réflexif qui lui sert de contrepoint et à Le roman « pur » est le produit d'un champ dans remettre en question non seulement le lequel la frontière tend à s'abolir entre la critique romanesque, mais aussi l'horizon d'attente et l'écrivain qui ne fait si bien la théorie de ses de ses lecteurs (Bailbé, p. 320). De ce point romans que parce qu'une pensée réflexive et cri- de vue, Jacques s'inscrit à part entière tique du roman et de son histoire est à l'œuvre dans ses romans, rappelant sans cesse leur statut dans la quête de l'autonomie du champ lit- de fiction (Bourdieu, p. 336). téraire au XIXe siècle. Comme l'explique Pierre Bourdieu dans les Règles de l'art, La portée idéologique dejacques À travers une confrontation de styles et l'évolution du champ de production culturelle vers une plus grande autonomie s'accompagne d'éclairages sur le modèle des polyphonies ainsi d'un mouvement vers une plus grande épistolaires du XVIIIe siècle, Jacques re- réflexivité, qui conduit chacun des « genres » [le nouvelle non seulement un genre littéraire r o m a n en l ' o c c u r r e n c e ] à u n e sorte de retournement critique sur soi, sur son propre prin- devenu caduc au XIXe siècle, mais aussi les cipe, ses propres présupposés : et il est de plus schémas romanesques habituels. Avec un en plus fréquent que l'œuvre d'art, vanitas qui art romanesque parfaitement maîtrisé au se dénonce comme telle, inclue une sorte de dé- rision d'elle-même (Bourdieu, p. 337-338). service d'une pensée progressiste, George Sand défend dans Jacques des idées révo- Parodie spirituelle d'un certain discours lutionnaires qui rejoignent le fouriérisme romanesque et de clichés littéraires, et le saint-simonisme : l'émancipation 1 Présentée par l'auteure comme une réplique aux romans-feuilletons des années 1840 et une illus- tration de la simplicité classique, Lucrezia Floriani comporte un discours réflexif qui s'apparente au metadiscours dans Jacques le Fataliste et ouvre la voie aux recherches esthétiques de l'auteur de Madame Bovary, ou « le livre sur rien », et celles des Goncourt. À maintes reprises au cours de cet antiroman, George Sand, qui s'identifie expressément au narrateur extradiégétique, interrompt son récit et commente sa narra- tion et la diégèse en s'adressant ironiquement à ses lecteurs. Par ses digressions, elle rompt délibérément l'illusion romanesque et contrecarre tout rebondissement. 132
L'ART ROMANESQUE ET LA PENSÉE DE GEORGE SAND... féminine, qu'incarne Sylvia ; l'égalité et à la politique louis-philipparde, George conjugale et le divorce, que prône Jacques. Sand dénonce, outre la misogynie et l'alié- Après avoir dénoncé dans Indiana (1832), nation féminine, le matérialisme et l'em- Valentine (1832) et Lélia (1833), la phal- bourgeoisement de son époque, la cupi- locratie et l'aliénation féminine, George dité d'une aristocratie déchue face à Sand imagine dans Jacques un héros phi- l'ascension de la bourgeoisie, la condition losophe dont le proféminisme avant la let- des intellectuels, le sort des orphelins. tre cristallise ses idéaux en matière de Dans Jacques, la mère de Fernande, Ma- relations humaines : égalité, partage, com- dame de Theursan, abandonne Sylvia à sa préhension et respect mutuels. naissance et marie sa fille légitime à Jac- Comparé, par exemple, à la Nouvelle ques, sachant très bien qu'il dispose, mal- Héloïse (1761) et au Lys dans la vallée gré son origine roturière, d'avantages ma- (1836), où la représentation de l'héroïne tériels importants. et d'un triangle amoureux cristallise bien Dans Jacques, le débat idéologique se des clichés, Jacques propose un regard traduit par la hiérarchie spécifique qui différent sur les rôles respectifs de s'établit entre les personnages et leurs rap- l'homme et de la femme dans la société et ports épistolaires : si Octave et Fernande, dans le couple. Alors que Balzac dépeint le couple bourgeois et stéréotypé, s'en- sans concession un monde âpre, sans lu- lise dans la médiocrité d'un roman à mière, et ce, sans exprimer le moindre l'eau de rose, Jacques et Sylvia, le cou- optimisme, George Sand croit au progrès, ple marginal et atypique, aspire à un à la perfectibilité et à la fraternité humai- monde meilleur et à un idéal de vie il- nes. Sur le modèle de Ralph, le personnage lustrés dans l'histoire par la symbolique d'Indiana (1832), Jacques dénonce l'édu- romantique de la montagne (Caors, p. 59- cation traditionnelle qu'a reçue Fernande, 67). À l'immaturité d'une femme-enfant ro- veille à l'éducation et à l'émancipation de manesque (Fernande) s'oppose l'affran- sa sœur Sylvia, s'oppose aux conventions chissement d'une intellectuelle androgyne matrimoniales et respecte la liberté de son (Sylvia) ; au sexisme d'un amant conven- épouse jusqu'à pardonner l'adultère. Lors- tionnel (Octave), le féminisme d'un mari qu'il apprend que Fernande lui est infidèle, philosophe (Jacques), prêt à mourir pour il ne cherche pas à venger « l'honneur mas- ne pas entraver le bonheur adultère de son culin », mais, pour ne pas entraver le bon- épouse. Si la correspondance de Fernande heur de sa femme, décide au contraire de et d'Octave adopte un ton très sentimen- se suicider sans éclat, au cours d'une scène tal et incarne la médiocrité bourgeoise, dont la sobriété et le dépouillement classi- celle de Jacques et de Sylvia prend des ac- ques rompent avec l'emphase romantique cents byroniens : symbolisée dans le roman inhérente à ce genre d'épisode. par un signe de reconnaissance double Écrit au début de la Monarchie de Juillet, évoquant le mythe platonicien de l'Andro- Jacques révèle par ailleurs une lucidité et gyne, leur relation fraternelle transcende une conscience historique aiguës dans les conventions sociales et substitue une l'analyse des clivages sociaux propres au égalité parfaite aux relations traditionnel- XIXe siècle. Opposée au Code Napoléon les entre les sexes. 133
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 29 N° 2 AUTOMNE 1996 Quoiqu'elle ne transgresse pas ouverte- tions chimériques. Idéaliste lucide, George ment l'interdit de l'inceste, la relation en- Sand présente une réflexion socialiste et tre Jacques et Sylvia sape, à travers des for- féministe nuancée qui tient compte du mes de transfert récurrentes dans l'œuvre contexte socio-culturel de son époque. sandienne (Bossis, p. 179-187), les fonde- Même s'ils devancent leur temps, Jacques ments mêmes de la morale traditionnelle. et Sylvia n'échappent pas à l'emprise de la Elle contourne et transcende l'interdit en société ni à l'isolement : autant le type s'accomplissant à travers d'autres types de d'union conjugale que propose Jacques à rapports, compensatoires et socialement Fernande est voué à l'échec, autant les rap- admis. En fait, Jacques et Sylvia vivent une ports anticonformistes entre Sylvia et son relation incestueuse par personne interpo- demi-frère restent assujettis à la doxa et sée. Autant l'un, qui n'ignore pas le lien s'achèvent dans la solitude et la mort. De sororal entre Sylvia et Fernande, décide ce point de vue, Jacques sans hésitation de se marier avec Fernande, s'inscrit dans une période où les conflits entre la autant l'autre assume résolument et pas- passion et les lois sociales, entre la société et l'in- sionnément le rôle d'une mère auprès de dividu acquièrent une intensité d'autant plus son neveu et de sa nièce, dont la gémel- grande que le discours sur la liberté contraste avec l'état des mœurs et la réalité juridique du rapport lité biologique renvoie à la gémellité spiri- entre les sexes (Gengembre, p. 55). tuelle de leur père biologique et de leur seconde mère. Après l'illusion momentanée d'une vie Grâce à un art de la litote singulièrement communautaire sur le modèle rousseau- efficace, George Sand parvient ainsi à iste, seule l'union libre d'Octave et de ébranler des valeurs reçues et à renouve- Fernande demeure viable : au moment où ler le discours classique et subversif des les enfants de Jacques meurent prématu- Précieuses. Comparé, par exemple, à Paul rément, les deux amants attendent béate- et Virginie (1788), à Honorine d'Userche ment la naissance de leur enfant. (1796) d'Isabelle de Charrière et à René En opposant la réussite conventionnelle (1802), où la menace de l'inceste met tra- du couple Octave / Fernande à l'inachève- giquement fin à la relation fraternelle, ment tragique des rapports entre Jacques Jacques orchestre sans cesse deux regis- et Sylvia, George Sand dénonçait avec vi- tres opposés : l'un, socialement admis ; gueur la bourgeoisie sclérosée de son l'autre, sourdement révolutionnaire. À la temps, inapte à enseigner et à consacrer bienséance et à l'euphémisme propres au l'égalité des sexes. Sous cet angle, la réac- classicisme s'oppose une libre pensée dans tion de Fernande au féminisme de Jacques l'esprit des Lumières. Au cours de l'his- est tout à fait symptomatique du poids des toire, l'inceste n'est réprimé que pour conventions sociales et des lacunes de mieux se transmuer en mythe et révéler l'éducation féminine : si Fernande se déta- les limites des relations hétérosexuelles che progressivement de son mari, c'est traditionnelles. qu'elle ne trouve pas en lui la domination Si elle confère une valeur mythique à la masculine traditionnelle, alors qu'Octave liberté et à la lutte contre le conformisme, incarne l'amant conventionnel rêvé. L'éga- la romancière se garde toutefois des solu- lité parfaite qui marque les rapports entre 134
L'ART ROMANESQUE ET LA PENSÉE DE GEORGE SAND... Jacques et Sylvia la pousse d'ailleurs à met- mique : si Gustave Flaubert, Charles Augus- tre en doute leur manière d'aimer : « Ah ! tin Sainte-Beuve et la génération de Fiodor Octave, ils croient qu'ils savent aimer, eux Dostoïevski admirèrent sans réserve le ro- deux» (Sand, 1991, p. 926). man, Jules Janin, Honoré de Balzac, Gérard Héritière des encyclopédistes et des de Nerval, Théophile Gautier, Jules Barbey théoriciens de l'éducation, George Sand ne d'Aurevilly et Emile Zola le critiquèrent cessera comme romancière d'illustrer les âprement. vertus de la pédagogie et de prôner une À travers une structure littéraire qui se réforme en profondeur de l'éducation, prête on ne peut mieux au développement orientée vers l'instruction des jeunes filles et à la confrontation d'idées, ce roman et l'application des principes républicains : épistolaire illustre d'une manière exem- liberté, égalité, fraternité. Loin de s'oppo- plaire les principales fonctions que George ser à la valeur sacramentelle du mariage, Sand assignait au roman : raconter une his- elle montrera que le respect mutuel entre toire, exprimer des positions idéologiques les hommes et les femmes est possible et sensibiliser les lecteurs. Loin de la rigi- dans la mesure où la société se débarras- dité dogmatique du roman à thèse,Jacques sera de ses clivages et de ses préjugés. Si pose dans un registre lyrique des questions Jacques présente l'échec d'un mariage aty- essentielles sur les rapports entre les hom- pique et la virtualité tragique d'une union mes et les femmes, sur le mariage, sur les idéale, des romans initiatiques comme rôles socioculturels, sur la condition et Mauprat (1837) et Consuelo. La Comtesse l'éducation féminines, et ce, tout en invi- de Rudolstadt (1842-1844) montreront tant les lecteurs à réfléchir par eux-mêmes. plus tard la réconciliation progressive des Comme le disait George Sand, qui, malgré sexes et son parachèvement à travers le sa modestie littéraire, reconnaissait son art mariage. de la maïeutique, En dépit du désenchantement qui teinte par moments le roman, Jacques constitue Née romancier, je fais des romans, c'est-à-dire que en somme un formidable défi lancé con- je cherche par les voies d'un certain art à provo- quer l'émotion, à remuer, à agiter même les cœurs tre les conventions sociales et littéraires. de ceux de mes contemporains qui sont suscepti- Même si elle affecta de la mépriser après bles d'émotion et qui ont besoin d'être agités. [...] sa publication controversée, George Sand Mais j'ai ému, et l'émotion porte à la réflexion, à écrivit une œuvre qui témoigne non seu- la recherche. C'est tout ce que je voulais. Faire douter du mensonge auquel on croit, crier après lement d'une maîtrise incomparable du la vérité qu'on oublie, c'est assez pour ma part et genre épistolaire, mais aussi d'une liberté ma mission n'est pas si haute que cela (Sand, 1964- d'écriture à l'origine d'une violente polé- 1992, tome V, p. 421). 135
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 29 N° 2 AUTOMNE 1996 Références BAILBÉ, Joseph-Marc, «Jacques ou l'illusion comique », dans Cahiers de l'Association Internationale des Études Francophones, no. 28 (mai 1976), p. 315-330. Bossis, Mireille, ^4 la recherche de George Sand : écriture romanesque et expression de soi, thèse d'État, Université de Paris IV-Sorbonne, 1987. , « l'Homme dieu ou l'idole brisée dans les romans de George Sand », dans Colloque de Cerisy. George Sand, dirigé par Simone Vierne, Paris, SEDES / CDU, 1983, p. 179-187. BOURDIEU, Pierre, les Règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992. CAORS, Marielle, « le Sentiment du vertige ou le vertige des sentiments », dans George Sand. De Voyages en romans, Royer (Saga), 1993- DIDIER, Béatrice, l'Écriture-Femme, Paris, Presses de l'Université de France, 1981. FLAUBERT, Gustave, et George SAND, Correspondance, Paris, Flammarion, 1981. GENGEMBRE, Gérard, « Postface », dans Madame Genlis, Mademoiselle de Clermont, et Madame de Duras, Edouard, Paris, Éditions Autrement (Littératures), 1994, p. 153-162. ROUSSET, Jean, « Une forme littéraire : le roman par lettres », dans Forme et signification. Essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, Corti, 1962, p. 65-108. SAND, George, Consuelo. La Comtesse de Rudolstadt, Grenoble, Éditions de l'Aurore, 1991 [1983], 3 volumes. , Correspondance, Paris, Garnier, 1964-1992, 25 volumes. , Jacques, dans Romans 1830, Paris, Presses de la Cité (Omnibus), 1991. WINGARD VAREILLE, Kristina, Socialité, sexualité et les impasses de l'histoire : l'évolution de la thémati- que sandienne d'Indiana (1832) à Mauprat (1837), Stockholm, Uppsala (Acta Universitatis Upsaliensis, Studia Romanica Upsaliensia), 1987. 136
Vous pouvez aussi lire