L'art romanesque et la pensée de George Sand dans Jacques (1834)

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Études littéraires

L’art romanesque et la pensée de George Sand dans Jacques
(1834)
Dominique Laporte

Pierre Vadeboncoeur interprète de la culture                                      Article abstract
Volume 29, Number 2, automne 1996                                                 This critique features the organization and themes of Jacques (1834), a George
                                                                                  Sand's epistolary novel which orchestrates some major topics of the works of
URI: https://id.erudit.org/iderudit/501165ar                                      George Sand: feminine education and sexuality, androgyny, matrimony and
DOI: https://doi.org/10.7202/501165ar                                             incest. Modelled on Jean-Jacques Rousseau's la Nouvelle Héloïse (1761), Jacques
                                                                                  borrows procedures from the epistolary novel, but changes the treatment of
                                                                                  romantic topics: love, the relationship between brothers and sisters, and
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                                                                                  incest.Through a polyphonic structure and ironical discourse on fiction, the
                                                                                  author reconsiders traditional roles in society and upholds an egalitarian
                                                                                  concept of the relation of men and women.
Publisher(s)
Département des littératures de l'Université Laval

ISSN
0014-214X (print)
1708-9069 (digital)

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Laporte, D. (1996). L’art romanesque et la pensée de George Sand dans Jacques
(1834). Études littéraires, 29(2), 123–136. https://doi.org/10.7202/501165ar

Tous droits réservés © Département des littératures de l'Université Laval, 1996 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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L'ART ROMANESQUE ET
 LA PENSÉE DE GEORGE SAND
    DANS JACQUES (1834)
                               D o m i n i q u e Laporte

 L'organisation romanesque de                        Écrit plus de soixante-dix ans après la
Jacques                                          Nouvelle Héloïse (17'61), Jacques (1834)
    Après la lecture de Flamarande (1875)        renoue avec la tradition du roman epistolaire,
 et de sa suite, les Deux Frères (1875), Gus-    un genre déjà abâtardi au XIXe siècle
 tave Flaubert écrivit à George Sand cette       (Rousset, p. 70). Porté à la perfection par
 appréciation dont on ne peut mettre en          Choderlos de Laclos, le roman epistolaire
 doute la sincérité : « Ce qui me frappe dans    se dégrade en effet à la fin du XVIIIe siècle
 ces deux romans (comme dans tout ce qui         et s'éloigne de sa caractéristique première :
 est de vous, d'ailleurs), c'est l'ordre natu-   alors que la Nouvelle Héloïse et les
 rel des idées, le talent ou plutôt le génie     Liaisons dangereuses (1782) présentent
 narratif» (Flaubert et Sand, p. 521). Dans      un vaste réseau d'échanges épistolaires et,
 son jugement, Flaubert reconnaît à la ro-       partant, une diversité de points de vue, un
 mancière une qualité que ses détracteurs        roman comme Oberman (1804), qui ne
 s'empressent de lui refuser : son souci de      comporte qu'un seul narrateur foca-
 la composition. Qu'il s'agisse du récit le      lisateur, rejoint le journal intime, malgré
plus simple, la Mare au Diable (1846), ou        sa division en lettres.
 des œuvres les plus complexes, Consuelo             Contrairement à Oberman et aux ro-
(1842-1843) et sa suite, la Comtesse de          mans par lettres des devancières de George
Rudolstadt (1843-1844), les romans de            Sand (Riccoboni, Charrière, Souza, Cottin,
George Sand présentent une unité d'en-           Krùdner, Staël), Jacques emprunte des
semble et une organisation interne qui té-       procédés d'écriture caractéristiques des
moignent de tout un travail de structura-        grands romans épistolaires du XVIIIe siècle.
tion. De ce point de vue, un roman               Tout en cnnchïss'ànt Jacques de sa propre
epistolaire comme Jacques est particuliè-        expérience des relations épistolaires,
rement révélateur.                               George Sand prend un soin particulier à

                            Études Littéraires Volume 29 N° 2 Automne 1996
ÉTUDES LITTÉRAIRES           VOLUME 29 N° 2       AUTOMNE 1996

diviser son roman, à agencer les lettres, à                  que j'en ai eu a l'écrire. [...] Faites bien attention
                                                             à Jacques, à toutes les fautes de français, à tous
exploiter les ressources du genre : ellipse,
                                                             les mots répétés, à toutes les mauvaises phrases
opposition de points de vue et de styles,                    et aux contradictions qui peuvent se trouver dans
création de répétitions significatives, mise                 certaines dates et dans certains détails car à me-
en contraste de focalisations. De tous les                   sure que je vous envoyais mon manuscrit j'en
                                                             oubliais le contenu exact (Sand, 1964-1992, tome
romans épistolaires que George Sand a                        II, p. 651-653).
écrits, Jacques demeure le seul qui illus-
tre vraiment la dynamique du genre, et sa                     Comme le révèle cette lettre, George
réussite est d'autant plus étonnante que les              Sand ne put ni réviser à son aise chaque
circonstances de sa composition n'étaient                 partie remise, ni même revoir l'ensemble
guère propices à l'éclosion d'un chef-                    de son roman avant le dernier envoi. Il faut
d'œuvre.                                                  reconnaître que de telles conditions de tra-
    1834 compte sans aucun doute parmi                    vail ne favorisaient guère la composition
les années les plus sombres dans la vie de                d'un roman épistolaire ; et pourtant,
George Sand, mais, paradoxalement, les                    l'auteure réussit à contourner les difficul-
plus riches sur le plan littéraire. Cinq mois             tés du genre et à produire une œuvre qui
après le scandale provoqué par la publica-                demeure, au même titre que les Mémoi-
tion de Lélia (31 juillet 1833), George Sand              res de deux jeunes mariées (1842) de
part en Italie avec Alfred de Musset. Aussi-              Honoré de Balzac, l'un des romans épisto-
tôt arrivée à Venise, elle tombe malade, et               laires tardifs les plus réussis.
la lune de miel tourne au cauchemar. Pen-                     Trois passages de Jacques renvoient
dant son séjour qui durera jusqu'au 24                    explicitement à l'histoire du roman épis-
juillet 1834 et marquera profondément son                 tolaire : une référence à Clarisse Harlowe
univers romanesque, elle ne cesse d'écrire,               (1747-1748) de Samuel Richardson, une
pressée par son éditeur, par des besoins                  référence à la Nouvelle Héloïse et cette
financiers et, surtout, par sa passion                    note infrapaginale au milieu du roman :
d'écrire. Coup sur coup, elle écrit quatre
                                                             Le lecteur ne doit pas oublier que beaucoup de
chefs-d'œuvre, Leone Leoni, André, les                       lettres ont été supprimées de cette collection. Les
deux premières Lettres d'un voyageur et                      seules que l'éditeur ait cru devoir publier sont
                                                             celles qui établissent certains faits et certains sen-
Jacques, tout en poursuivant ses relations
                                                             timents à la suite et à la clarté des biographies ;
épistolaires.                                                celles qui ne servaient qu'à confirmer ces faits,
    Quoiqu'elle ne fournisse guère de ren-                   ou qui les développaient avec la prolixité des re-
                                                             lations familières, ont été retranchées avec discer-
seignements sur la composition de Jac-                       nement (Sand, 1991, p. 934).
ques, la correspondance de l'auteure indi-
que les dates de remise des manuscrits :                     En laissant cette note, George Sand rap-
 30 mai, 14 juin, 26 juin, 4 juillet 1834.                pelle, ironiquement peut-être, une conven-
 Commencé avant le 4 mars 1834, le roman                  tion rattachée à la tradition du roman épis-
 est terminé quatre mois plus tard environ,               tolaire. Dans sa préface aux Liaisons
 à la grande satisfaction de l'auteure qui                dangereuses, Laclos, comme d'autres ro-
 écrit aussitôt à son éditeur :                           manciers du XVIIIe siècle, cherche à se
   Mon cher Buloz, ne vous impatientez plus, j'ai fini,
                                                          distancier le plus possible de l'histoire ra-
   et je désire que vous ayez moins d'ennui à le lire     contée et à donner l'illusion du réel ; il

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L'ART ROMANESQUE ET LA PENSÉE DE GEORGE SAND...

affirme que les échanges épistolaires pré-          couple (Fernande / Octave) et les rapports
sentés ont réellement existé et se présente         cordiaux qu'établissent temporairement
uniquement comme le sélecteur et l'ordon-           les quatre personnages. Installée chez Jac-
nateur des lettres. À l'instar de Laclos,           ques, Sylvia devient la médiatrice des
George Sand évoque son travail de com-              autres personnages et la seconde mère des
position en précisant, par le truchement            jumeaux auxquels Fernande a donné
fictif de l'éditeur, qu'elle n'a retenu « avec      naissance. Devenu le voisin et l'ami de Jac-
discernement » que les principales lettres          ques, Octave, partagé entre une passion
de correspondances prétendument réelles.            naissante et un amour finissant, revoit
Au tout début du roman, par exemple, le             Fernande et Sylvia. Dans un cadre naturel
personnage de Fernande répond à une let-            typiquement rousseauiste, le Dauphiné, ils
tre de Clémence, qu'elle commente, alors            forment une phalange typique du XVIIIe
que le lecteur ne la connaît pas.                   siècle, qui rappelle notamment la société
    Sans chercher à égaler Laclos en virtuo-        de Clarens dans la Nouvelle Éloïse. Éloi-
sité, George Sand s'est souciée de l'orga-          gnés de l'agitation parisienne, ils vivent
nisation romanesque de Jacques, comme               une insouciance heureuse, agrémentée de
en témoigne la répartition des lettres dans         loisirs variés.
le roman. Comportant respectivement dix-               Enfin, la troisième partie, sans repère
huit, trente-six et quarante-trois lettres non      temporel précis, montre la fin de la vie à
datées, les trois parties de Jacques, à la fois     quatre et montre l'évolution psychologi-
distinctes et étroitement reliées, circons-         que de chaque personnage qui se révèle à
crivent clairement les grandes étapes de            lui-même et décide de suivre sa propre
l'histoire : 1) les fiançailles ; 2) l'expérience   destinée. Si Fernande et Octave contour-
du mariage et de la vie communautaire ;             nent les lois du mariage et vivent une union
3) l'accomplissement des destins indivi-            libre au grand jour, Jacques et Sylvia, que
duels. La première partie, qui correspond           le danger de l'inceste sépare, s'isolent tra-
au mois d'incertitude et de fébrilité précé-        giquement : l'un s'efface stoïquement de-
dant le mariage de Jacques et de Fernande,          vant le bonheur de sa femme et se résout
présente les facteurs qui concourront à             au suicide ; l'autre retourne à sa solitude
l'échec de cette union et révèle la com-            d'intellectuelle idéaliste.
plexité des rapports entre les personnages.            Pour bien marquer la division de son
Si Jacques est probablement le demi-frère           roman en trois parties, George Sand crée
consanguin de Sylvia, une orpheline qu'il           entre celles-ci deux ellipses significatives
a élevée seul, Fernande est la demi-sœur            qui correspondent aux durées diégétiques
utérine de Sylvia et deviendra plus tard la         suivantes : d'une part, le mariage propre-
maîtresse d'Octave, l'ancien amant de               ment dit et le premier mois de vie conju-
Sylvia.                                             gale ; de l'autre, les huit mois de vie com-
    D'une durée diégétique d'une quin-              munautaire. Révélatrice du travail de
zaine de mois, la deuxième partie ana-              composition de l'auteure et de son art de
lyse, quant à elle, la désunion des couples         rendre des « silences » évocateurs, l'ab-
(Jacques / Fernande, Sylvia / Octave), la           sence de lettres durant ces moments-pivots
lente formation romanesque d'un autre               de l'histoire suggère la précarité des

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rapports entre les personnages : autant le           la double tonalité : d'une part, l'immatu-
mariage de Jacques et de Fernande est                rité affective de Fernande et d'Octave ;
voué à l'avance à l'échec, autant la vie à           d'autre part, le désenchantement senti-
quatre s'avère utopique. Seules la relation          mental et philosophique de Sylvia et de
amoureuse entre Octave et Fernande, et,              Jacques.
dans une certaine mesure, la complicité in-              Autant le style diffus et familier de
tellectuelle et affective entre Jacques et           Fernande trahit la sentimentalité et la naï-
Sylvia, sont viables. De ce point de vue, le         veté de la jeune fiancée : « j'ai encore avec
nombre de lettres que s'échangent les per-           lui une timidité extraordinaire, et il me
sonnages au cours du roman est particu-              semble que son caractère renferme mille
lièrement éloquent (voir le tableau ci-              particularités qu'il me faudra bien du
dessous).                                            temps pour connaître et peut-être pour
                                                     comprendre » (Sand, 1991, p. 817), autant
L'opposition des héroïnes dans leurs                 le style incisif et lyrique de Sylvia reflète
rapports avec les personnages                        le tempérament volontaire et ardent de l'in-
masculins                                            tellectuelle : « Mais toi, songer au mariage !
   En plus de diviser Jacques en trois par-          cela me paraît si extraordinaire ! Vous êtes
ties distinctes et de déterminer la valeur           si peu fait pour la société ! vous détestez
quantitative des échanges épistolaires se-           si cordialement ses droits, ses usages et ses
lon la nature des rapports entre les person-         préjugés ! » Çibid., p. 820). Alors que l'opi-
nages, George Sand dispose les lettres               nion de Fernande sur son futur époux reste
d'une manière significative à l'intérieur de         romanesque et floue, celle de Sylvia sur son
chacune des parties du roman. Au début               demi-frère se caractérise par sa clair-
de l'œuvre, elle oppose les deux premiè-             voyance et sa profondeur. À la candeur
res lettres qui, par leur contenu et leur ton        s'oppose la lucidité, à l'inexpérience, la
respectifs, résument l'œuvre et en donnent           maturité. Si le discours de Fernande reste

Tableau inspiré en partie d'un croquis de Mireille Bossis (tome I, p. 8).

Destinateur (trice)                 N o m b r e de lettres        Destinataire
 Fernande                                       19                Clémence, la confidente
 Fernande                                       7                 Octave, l'amant
 Fernande                                       2                 Jacques, l'époux
Jacques                                         23                Sylvia, l'âme sœur et la
                                                                  confidente
Jacques                                         3                 Fernande, l'épouse
 Sylvia                                         12                Jacques, l'âme sœur
 Sylvia                                         2                 Octave, l'ancien amant
 Octave                                         9                 Fernande, la nouvelle maîtresse
 Octave                                         1                 Sylvia, l'ancienne maîtresse

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L'ART ROMANESQUE ET LA PENSÉE DE GEORGE SAND...

transparent et reflète toute l'ingénuité du             « voix de basse » (ibid., p. 907) atypiques,
personnage, celui de Sylvia ne laisse pas               qui reflètent un tempérament exception-
de surprendre : la rare vigueur du style et             nel : « Brune, grande, fière et audacieuse »
l'alternance du tutoiement et du vouvoie-               (ibid., p. 917).
ment au cours de la lettre révèlent toute                  En dépit de leurs liens sororaux, qu'el-
l'ambiguïté des rapports qu'entretient                  les découvrent seulement vers la fin du
Sylvia avec Jacques, son père, son mentor,              roman, Sylvia et Fernande se distinguent
son frère, son âme sœur à la fois, mais                 plus particulièrement par leurs comporte-
aussi, et secrètement, l'idéal amoureux in-             ments affectifs et sexuels. Insatisfaite de
terdit, l'amant inaccessible qui décide de              son mariage, Fernande commet l'adultère
rompre le célibat, de s'éloigner d'elle et              au moment où Octave, dérouté par la froi-
de vivre avec une autre femme. Avant le                 deur de Sylvia, se détache de celle-ci. Alors
mariage, ne lui demande-t-elle pas de rati-             que Fernande s'ouvre à la sexualité jusqu'à
fier leur relation fraternelle pour apaiser             braver l'opinion publique, Sylvia, plus cé-
la méfiance d'Octave et éviter les commé-               rébrale que sensuelle, reste chaste et aime
rages ? Peu avant la mort de Jacques, elle              d'un amour maternel. L'une représente la
lui fait cet aveu qui trahit l'amertume et              femme-corps ; l'autre, la femme-esprit
une certaine jalousie :                                 (Wingard Vareille). À la jeune fiancée
                                                        inexpérimentée qui ne se révèle véritable-
  Cette amitié qui remplissait toute mon âme, et qui
                                                        ment à elle-même qu'en vivant une union
  étouffait à chaque instant l'amour que j'aurais pu
  concevoir pour d'autres hommes, ne t'a jamais         libre s'oppose la femme mûre et désen-
  suffi ; tu venais te reposer et te consoler près de   chantée qui, après quelques déceptions
  moi, mais tu retournais bien vite à cette vie de
                                                        sentimentales, renonce à toute relation
  passions orageuses qui a fini par te briser (ibid.,
  p. 1021-1022).                                        amoureuse.

   L'opposition fondamentale e n t r e                  L'androgynie de Sylvia
Fernande et Sylvia se reflète non seulement                 Préfigurant Consuelo, Sylvia échappe au
dans leur style épistolaire, mais aussi dans            modèle féminin conventionnel et forme
les portraits qu'en donnent leurs corres-               une famille spirituelle avec d'autres mar-
pondants. Contrastant tout au long du ro-               ginales de la littérature romantique, notam-
man, les focalisations qui ponctuent les                ment Camille Maupin dans Béatrix (1839)
lettres de Jacques et d'Octave distinguent              de Balzac. Après avoir évoqué la sensua-
les personnages féminins. À la blondeur et              lité féminine dans Lélia (1833), George
au teint de porcelaine de Fernande, qui a               Sand redéfinit la féminité dans Jacques en
passé sa jeunesse au couvent, s'oppose le               créant une héroïne androgyne et fortement
corps endurci et basané de Sylvia, élevée               individualiste. À la différence de Fernande,
librement au grand air des Alpes. Si l'une              Sylvia se présente comme l'égale à part
présente, à l'instar d'Amélie de Rudolstadt             entière de l'autre sexe et se distingue par
dans Consuelo, les traits stéréotypés de                les traits de caractère traditionnellement
l'héroïne romantique « blanche, timide et               attribués à l'homme : force, fierté, autorité,
sentimentale» (ibid., p. 917), l'autre pos-             courage, détermination. À cet égard, une
sède, comme Consuelo, une beauté et une                 remarque de Fernande est significative :

                                                    127
ÉTUDES LITTÉRAIRES            VOLUME 29 N° 2       AUTOMNE 1996

dans une lettre à Clémence, où elle com-                    aussi dans les rôles masculins qu'elle rem-
mente la froideur de Sylvia à l'endroit d'Oc-               plit : de même qu'Aurore Dupin choisit un
tave, Fernande révèle sa propre sujétion                    pseudonyme masculin pour s'imposer
aux stéréotypes féminins et l'égalité des                   comme écrivaine et emploie un « je » auto-
rapports entre Jacques et sa demi-sœur :                    biographique masculin dans les Lettres
                                                            d'un voyageur (1834-1837), Sylvia se pré-
  Jacques est sévère et inexorable, il traite trop Sylvia
                                                            sente dans des rôles attribués communé-
  comme un homme ; il ne devine pas les faiblesses
  du cœur d'une femme, et ne comprend pas,                  ment à l'homme. Comme elle l'écrit à Oc-
  comme moi, ce que son courage doit cacher d'en-           tave, « je suis votre ami, votre frère, bien
  nui et de souffrance [...] iibid., p. 920-921).           plus que votre compagne et votre maî-
                                                            tresse [...] » iibid., p. 901). Dans ce pas-
    Dans ses rapports avec Octave, Sylvia
                                                            sage-clef, Sylvia réaffirme son indépen-
inverse les rôles traditionnels et soumet
                                                            dance « virile » face à l'autre sexe, son refus
son amant à son autorité. Elle garde fière-
                                                            des modèles féminins conventionnels et
ment son indépendance et va jusqu'à pa-
                                                            son désir de substituer aux relations hété-
rodier les attributs conventionnels de la
                                                            rosexuelles traditionnelles des rapports
force masculine. Après qu'Octave eut pé-
                                                            égaux, à l'image de sa relation fraternelle
nétré clandestinement dans le salon de Jac-
                                                            avec Jacques.
ques pour la reconquérir, elle se travestit
en homme et joue une mascarade qui                              Héroïne avant-gardiste, Sylvia se pré-
calme la frayeur « féminine » de Fernande                   sente néanmoins comme un personnage
et, du même coup, ridiculise l'intrusion                    déchiré entre ses idéaux et la réalité, en-
audacieusement « masculine » d'Octave.                      tre son individualisme et ses besoins af-
Quelques jours plus tard, Octave la revoit                  fectifs. Même si elle se distingue radicale-
sous les traits de l'Amazone, une image fé-                 ment de Fernande et des autres femmes
minine fortement symbolique qui hante                       soumises de l'œuvre sandienne, elle as-
l'univers de la romancière et illustre à la                 sume douloureusement son androgynie
fois l'aristocratie, l'indépendance, l'intré-               dans ses relations amoureuses. Déçue par
pidité et l'androgynie de la femme-esprit.                  l'immaturité et la faiblesse d'Octave, elle
Du haut de sa monture, Sylvia rappelle à                    va jusqu'à remettre en question sa concep-
Octave son insoumission et, pour recon-                     tion de l'amour et des rapports entre les
duire, lui donne des coups de cravache au                   sexes. Comme elle le confie à Jacques,
cours d'une scène qui préfigure la fin,
                                                               je n'ai pas tardé [...] à reconnaître que si, dans
d'une rare violence, de Césarine Dietrich                      l'amour, un caractère devrait être plus fort que
(1871). La fustigation qu'inflige Sylvia à                     l'autre, ce ne devait pas être celui de la femme. Il
Octave consacre le divorce des deux per-                       faudrait du moins qu'il y eût quelque compensa-
sonnages, tout en marquant on ne peut                          tion ; ici il n'y en a pas. C'est moi qui suis
                                                               l'homme ; ce rôle me fatigue le cœur [...] (ibid.,
plus clairement l'autorité « masculine » de                    p. 849).
la femme-esprit sur son amant, un homme-
enfant à la sensibilité « féminine ».                          Faute de pouvoir vivre l'égalité dans le
    L'androgynie de Sylvia se reflète ainsi                 couple et de parachever à travers l'inceste
dans le caractère de l'héroïne, la gravité                  sa symbiose avec Jacques, Sylvia vit un
de sa voix, son attitude avec Octave, mais                  conflit intérieur entre ses principes

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L'ART ROMANESQUE ET LA PENSÉE DE GEORGE SAND...

féministes et le poids séculaire des modè-       Fernande a reçu une éducation confor-
les socioculturels ; mais le carcan des          miste qui l'a cantonnée dans le rôle tradi-
conventions sociales n'a pas raison d'elle :     tionnel dévolu aux femmes. Femme-enfant,
plutôt que d'aliéner sa liberté, Sylvia choi-    comme elle le reconnaît souvent elle-
sit résolument le célibat et, comme l'hé-        même, Fernande s'est toujours nourrie de
roïne éponyme de Lélia (version remaniée         chimères et souhaite que son mariage
de 1839), surmonte ses déceptions senti-         concrétise ses rêves. Tout le côté romanes-
mentales en pratiquant l'altruisme. Alors        que de Fernande cache en fait une extrême
que Fernande néglige peu à peu ses enfants       dépendance affective et une incapacité
et se cantonne on ne peut mieux dans le          totale d'affronter la réalité. Lorsque Jacques
rôle de maîtresse soumise, Sylvia devient        lui propose une relation de couple basée
une médiatrice modèle, à l'image du dieu         sur l'égalité, la confiance mutuelle et le
androgyne Corambé imaginé par la jeune           respect de la liberté de l'autre, elle ne peut
Aurore Dupin. Au cours de l'histoire, elle       qu'appréhender son mariage et douter de
tente de réconcilier Fernande et Jacques,        l'amour, pourtant sincère, que lui porte
établit temporairement un climat familial        son fiancé. Si elle conçoit l'amour comme
harmonieux, prend soin de ses neveux et          une passion romanesque immuable, Jac-
offre son amitié à Octave après leur rup-        ques, que d'anciennes déceptions amou-
ture. Maîtrise de soi et générosité, telles
                                                 reuses ont aguerri et rendu philosophe, ne
sont ses qualités distinctives qui contras-
                                                 s'illusionne guère sur la durée du senti-
tent tout au long du roman avec l'égoïsme
                                                 ment amoureux et, aux promesses irréa-
inconscient de Fernande.
                                                 listes, préfère le bonheur tranquille du
    Après l'expérience avortée de la vie         moment présent. Durant le premier mois
communautaire et la mort des jumeaux,            de son mariage, Fernande oublie toutefois
Sylvia ne renonce pas pour autant à son          ses craintes et goûte le bonheur qu'apporte
indépendance. Malgré les instances de Jac-       la sécurité affective et financière.
ques, qui appréhende son isolement après
                                                     Après un mois de bonheur dans un dé-
sa mort, elle refuse catégoriquement un
                                                 cor de rêve, l'ennui s'installe, et Fernande
mariage conventionnel avec Herbert, le
                                                 recommence à douter de l'affection de Jac-
confident d'Octave. Si la Lélia du texte de
                                                 ques. Convaincue que « pour alimenter
1839 et la Camille Maupin de Béatrix choi-
                                                 l'amour, il faut [...] de petites souffrances,
sissent la vie monastique, Sylvia retourne
                                                 des pardons, des larmes, tout ce qui peut
à sa solitude et reste volontairement en
                                                 exciter la sensibilité et réveiller la sol-
marge de la société bourgeoise. En dépit
                                                 licitude journalière » (ibid., p. 953), elle
des épreuves et des contradictions qu'elle
traverse, elle assume sa différence jusqu'à      accapare constamment son mari qui
la fin de l'histoire et oppose à l'inconstance   demeure réservé avec elle et excuse pa-
de la femme-corps (Fernande) l'irréducti-        ternellement, non sans un certain agace-
bilité de la femme-esprit.                       ment, ses froissements d'amour-propre.
                                                 Autant Fernande doute maladivement de
Fernande, la femme-enfant                        l'amour de son mari et nourrit inlassable-
  À la différence de Sylvia, élevée par Jac-     ment ses angoisses en interprétant à
ques selon des principes emancipateurs,          outrance ses moindres réactions, autant

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ÉTUDES LITTÉRAIRES     VOLUME 29 N° 2      AUTOMNE 1996

Jacques cherche à la rassurer, mais en            J'eus un plaisir très vif à entendre ce chant mélo-
                                                  dieux et simple qui me rappelait les illusions et
vain : son idéal du mariage et sa sagesse se
                                                  les songes riants de ma première jeunesse. Il me
heurtent à l'immaturité affective de son          retraçait toute une fantasmagorie de souvenirs.
épouse, plus sensible aux discours, aussi         [...] Il y a dans les lointains souvenirs une inexpli-
romanesques soient-ils, qu'à une entente          cable magie. On aime ses premières émotions d'un
tacite. En remettant sans cesse en question       amour paternel ; on se chérit dans le passé, peut-
                                                  être parce qu'on s'ennuie de soi-même dans le
sa relation conjugale, Fernande l'empoi-          présent. Quoi qu'il en soit, je me sentis un instant
sonne peu à peu et précipite sa fin à la-         transporté dans un autre monde, pour lequel je
quelle Jacques se résigne philosophique-          ne changerais pas celui où je suis maintenant, mais
ment.                                             où j'avais cru ne retourner jamais et où je fis avec
                                                  joie quelques pas(ibid., p. 880-881).
    Pour traduire l'opposition entre deux
visions divergentes de la vie conjugale,            Après avoir présenté successivement
George Sand juxtapose, par exemple, deux        l'incident de deux manières différentes,
lettres qui relatent le même incident, mais     selon le point de vue respectif de Fernande
l'expliquent tout à fait différemment. Dans     et de Jacques, George Sand souligne, par
sa lettre, Fernande raconte à Clémence une      juxtaposition de lettres, l'écart entre l'opi-
matinée au cours de laquelle elle chanta        nion de Clémence et celle de Sylvia sur les
une romance à Jacques. L'émotion de son
                                                rapports conjugaux de leur correspondant.
mari déclenche alors en elle une jalousie
                                                Si Clémence ne manque pas de blâmer le
incontrôlable, car elle s'imagine que cette
                                                comportement de Fernande et de lui rap-
romance lui rappelle une ancienne maî-
                                                peler sans ménagement les inconvénients
tresse. Comme elle l'écrit avec la lucidité
                                                d'un mariage avec un homme âgé, Sylvia
du désespoir, « il y a un secret instinct qui
                                                compatit à la déception de Jacques et lui
m'abuse ou qui m'éclaire, je ne sais lequel
                                                conseille ingénument de servir de Pygma-
des deux, mais qui me force à reporter tout
                                                lion à sa femme, comme il le fit pour elle.
ce qu'il [Jacques] fait et tout ce qu'il dit
                                                    Outre l'ellipse et l'opposition de points
vers une cause funeste à mon bonheur »
(ibid., p. 878). Préfigurant celle du prince    de vue et de styles, George Sand recourt
Karol dans Lucrezia Floriani (1847), sa         avec subtilité à deux autres procédés
jalousie rétrospective prend une ampleur        d'écriture, caractéristiques des grands
démesurée et hâte la fin de l'entente           romans épistolaires du XVIIIe siècle : la
conjugale.                                      répétition et la mise en contraste de
    Dans sa lettre, où l'analyse d'impres-      focalisations. À cet égard, la présentation
sions musicales ne va pas sans annoncer         du personnage d'Octave à la fin de la
les pages de Marcel Proust sur la mémoire       deuxième partie du roman est significative.
involontaire, Jacques donne sa version des      Plutôt que de présenter une lettre d'Oc-
faits : tout en jugeant puérile la réaction     tave pour introduire le personnage dans
de sa femme, il assure à Sylvia que cette       l'histoire, la romancière laisse à dessein
romance, loin d'éveiller en lui le souvenir     planer un doute sur son identité et le ca-
d'une passion fiévreuse, a cristallisé la       ractérise d'abord à travers les impressions,
nostalgie et la naïveté d'un amour d'ado-       surtout auditives, de Fernande. Grâce à ce
lescent, nullement préjudiciable à son          procédé narratif, elle souligne la nature
mariage :                                       sentimentale et anxieuse de Fernande qui

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L'ART ROMANESQUE ET LA PENSÉE DE GEORGE SAND...

laisse libre cours à son imagination roma-               présente sous un autre angle : avec une
nesque avant de connaître l'identité véri-               désinvolture donjuanesque, il jette sur eux
table d'Octave et la raison de ses appari-               un regard ironique qui rompt le climat
tions.                                                   onirique, sinon fantastique, que suggère le
   Dans trois lettres qu'elle écrit à Clé-               récit de Fernande. Tel un acteur ou un
mence, sa confidente, (lettres 37, 38, 40),              magicien révélant les ficelles de son mé-
Fernande raconte avec force détails les as-              tier, il montre sa capacité de mystifier
siduités mystérieuses d'un inconnu qu'elle               Fernande et d'entretenir dans son théâtre
confond d'abord avec Jacques et prend                    intérieur l'illusion romanesque. Mais, pa-
pendant un certain temps pour un reve-                   radoxalement, il se distancie du romanes-
nant. Quelque temps après avoir senti sa                 que, tout en le cultivant avec passion :
présence et reçu de lui un baiser dans l'obs-            comme Fernande, qui deviendra la maî-
curité de son salon, elle l'entend de sa fe-             tresse rêvée, il ne peut s'empêcher de vi-
nêtre de chambre jouer du hautbois : « J'ai              vre d'amour et d'eau fraîche, et d'orner ses
entendu sous ma fenêtre le son d'un haut-                sentiments de toute une rhétorique, ga-
bois. Je n'ai d'abord songé qu'au plaisir de             rante, selon lui, de leur sincérité.
l'écouter [...] » (ibid., p. 908). Quelques
jours plus tard, il s'introduit en cachette              La remise en question du
dans sa chambre et, comme par magie,                     romanesque          âansjacques
endort sa fille en jouant du hautbois :                     En opposant le côté mystificateur d'Oc-
                                                         tave à l'imagination romanesque de
  J'étais depuis quelque temps dans l'obscurité avec     Fernande, l'auteure crée un effet de distan-
  ma petite sur mes genoux, et je tâchais de l'apai-
  ser en chantant ; mais elle ne criait que plus fort,
                                                         ciation qui, tout en éclairant la psycholo-
  et cela commençait à m'inquiéter, lorsque le son       gie des personnages, révèle ironiquement
  du hautbois s'éleva, de l'autre extrémité de l'ap-     le mécanisme même du discours romanes-
  partement, comme une voix plaintive et douce.          que. Pour renforcer ce dédoublement tout
  L'enfant se tut aussitôt et resta comme ravi à
  l'écouter ; pour moi, je retenais ma respiration ;     au long du roman, elle rappelle le carac-
  la surprise et la peur me rendaient incapable de       tère fictif de Jacques par des allusions plus
  mouvement. [...] Rosette entra comme le haut-          ou moins ironiques à d'autres créateurs
  bois venait de se taire, et s'émerveilla de voir la
  petite silencieuse et calmée (ibid., p. 918. Nous
                                                         (Charles Perrault, la comtesse d'Aulnoy,
  soulignons).                                           Samuel Richardson, Jean-Jacques Rous-
                                                         seau, Pierre Beaumarchais) et par un lan-
    Toutes les réactions de Fernande, dont               gage connoté. Dans leurs lettres, qui, par
l'imagination romanesque finit par confon-               leur forme même, renvoient à toute une
dre le son du hautbois et la voix d'Octave,              tradition romanesque codifiée, les person-
contrastent avec l'attitude d'Octave qui                 nages emploient fréquemment le terme
renvoient à l'un des thèmes récurrents de                « roman » pour désigner les aventures qu'ils
l'œuvre sandienne : l'illusion théâtrale et              vivent ou veulent vivre. À propos de la
ses incidences. Dans sa première lettre (let-            mystification sentimentale qu'il entretient
tre 39), Octave narre à son ami Herbert les              auprès de Fernande, Octave écrit à Herbert
mêmes événements racontés auparavant                     la remarque suivante : « Je suis un trop
par Fernande (lettres 37 et 38), mais les                honnête homme et un héros de roman

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ÉTUDES LITTÉRAIRES           VOLUME 29 N° 2        AUTOMNE 1996

trop maladroit pour abuser sérieusement Jacques reflète la poétique même qui le
de cette coquetterie ; mais il m'est bien sous-tend. À travers un discours réflexif et
permis de faire durer encore le roman pen- un réseau intertextuel qu'elle présente sur
dant quelques jours» (ibid., p. 917). Au un ton ironique, George Sand élabore sa
moment où il s'aperçoit que « [son] ro- propre conception de la littérature et
man» (ibid., p. 921) devient réalité, Octave oriente son art vers le roman mi-lyrique,
analyse avec clairvoyance l'évolution de mi-philosophique, qu'illustrent les deux
ses sentiments en recourant à une termi- versions de Lélia (1833 et 1839), Spiridion
nologie théâtrale : « Peut-être n'était-ce (1839) ou les Sept cordes de la lyre (1840).
qu'une comédie que je jouais vis-à-vis de Par ailleurs, Jacques annonce une autre
moi-même, et dont j'étais l'acteur inspiré œuvre majeure, Lucrezia Floriani (1847),
et niaisement émerveillé» (ibid., p. 966).                 où George Sand cherche expressément à
   Loin de verser dans un romantisme sté- épurer le genre romanesque l. Comme
réotypé, comme le prétendent ses détrac- Lucrezia Floriani, Jacques se présente en
teurs, George Sand réussit dans Jacques à somme comme un roman pur, tel que le
opposer à l'histoire racontée un discours définit Pierre Bourdieu :
réflexif qui lui sert de contrepoint et à
                                                              Le roman « pur » est le produit d'un champ dans
remettre en question non seulement le
                                                              lequel la frontière tend à s'abolir entre la critique
romanesque, mais aussi l'horizon d'attente                    et l'écrivain qui ne fait si bien la théorie de ses
de ses lecteurs (Bailbé, p. 320). De ce point                 romans que parce qu'une pensée réflexive et cri-
de vue, Jacques s'inscrit à part entière                      tique  du roman et de son histoire est à l'œuvre
                                                              dans ses romans, rappelant sans cesse leur statut
dans la quête de l'autonomie du champ lit-                    de fiction (Bourdieu, p. 336).
téraire au XIXe siècle. Comme l'explique
Pierre Bourdieu dans les Règles de l'art,                  La portée idéologique dejacques
                                                              À travers une confrontation de styles et
   l'évolution du champ de production culturelle
   vers une plus grande autonomie s'accompagne             d'éclairages    sur le modèle des polyphonies
   ainsi d'un mouvement vers une plus grande               épistolaires du XVIIIe siècle, Jacques re-
   réflexivité, qui conduit chacun des « genres » [le      nouvelle non seulement un genre littéraire
   r o m a n en l ' o c c u r r e n c e ] à u n e sorte de
   retournement critique sur soi, sur son propre prin-     devenu caduc au XIXe siècle, mais aussi les
   cipe, ses propres présupposés : et il est de plus       schémas romanesques habituels. Avec un
   en plus fréquent que l'œuvre d'art, vanitas qui         art romanesque parfaitement maîtrisé au
   se dénonce comme telle, inclue une sorte de dé-
   rision d'elle-même (Bourdieu, p. 337-338).              service d'une pensée progressiste, George
                                                           Sand défend dans Jacques des idées révo-
   Parodie spirituelle d'un certain discours lutionnaires qui rejoignent le fouriérisme
romanesque et de clichés littéraires, et le saint-simonisme : l'émancipation

         1 Présentée par l'auteure comme une réplique aux romans-feuilletons des années 1840 et une illus-
tration de la simplicité classique, Lucrezia Floriani comporte un discours réflexif qui s'apparente au
metadiscours dans Jacques le Fataliste et ouvre la voie aux recherches esthétiques de l'auteur de Madame
Bovary, ou « le livre sur rien », et celles des Goncourt. À maintes reprises au cours de cet antiroman, George
Sand, qui s'identifie expressément au narrateur extradiégétique, interrompt son récit et commente sa narra-
tion et la diégèse en s'adressant ironiquement à ses lecteurs. Par ses digressions, elle rompt délibérément
l'illusion romanesque et contrecarre tout rebondissement.

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L'ART ROMANESQUE ET LA PENSÉE DE GEORGE SAND...

 féminine, qu'incarne Sylvia ; l'égalité          et à la politique louis-philipparde, George
 conjugale et le divorce, que prône Jacques.      Sand dénonce, outre la misogynie et l'alié-
 Après avoir dénoncé dans Indiana (1832),         nation féminine, le matérialisme et l'em-
  Valentine (1832) et Lélia (1833), la phal-      bourgeoisement de son époque, la cupi-
 locratie et l'aliénation féminine, George        dité d'une aristocratie déchue face à
 Sand imagine dans Jacques un héros phi-          l'ascension de la bourgeoisie, la condition
 losophe dont le proféminisme avant la let-       des intellectuels, le sort des orphelins.
 tre cristallise ses idéaux en matière de         Dans Jacques, la mère de Fernande, Ma-
 relations humaines : égalité, partage, com-      dame de Theursan, abandonne Sylvia à sa
 préhension et respect mutuels.                   naissance et marie sa fille légitime à Jac-
     Comparé, par exemple, à la Nouvelle          ques, sachant très bien qu'il dispose, mal-
Héloïse (1761) et au Lys dans la vallée           gré son origine roturière, d'avantages ma-
 (1836), où la représentation de l'héroïne        tériels importants.
 et d'un triangle amoureux cristallise bien           Dans Jacques, le débat idéologique se
 des clichés, Jacques propose un regard           traduit par la hiérarchie spécifique qui
 différent sur les rôles respectifs de            s'établit entre les personnages et leurs rap-
 l'homme et de la femme dans la société et        ports épistolaires : si Octave et Fernande,
 dans le couple. Alors que Balzac dépeint         le couple bourgeois et stéréotypé, s'en-
 sans concession un monde âpre, sans lu-          lise dans la médiocrité d'un roman à
 mière, et ce, sans exprimer le moindre           l'eau de rose, Jacques et Sylvia, le cou-
 optimisme, George Sand croit au progrès,         ple marginal et atypique, aspire à un
 à la perfectibilité et à la fraternité humai-    monde meilleur et à un idéal de vie il-
 nes. Sur le modèle de Ralph, le personnage       lustrés dans l'histoire par la symbolique
 d'Indiana (1832), Jacques dénonce l'édu-         romantique de la montagne (Caors, p. 59-
 cation traditionnelle qu'a reçue Fernande,       67). À l'immaturité d'une femme-enfant ro-
 veille à l'éducation et à l'émancipation de      manesque (Fernande) s'oppose l'affran-
 sa sœur Sylvia, s'oppose aux conventions         chissement d'une intellectuelle androgyne
 matrimoniales et respecte la liberté de son      (Sylvia) ; au sexisme d'un amant conven-
 épouse jusqu'à pardonner l'adultère. Lors-       tionnel (Octave), le féminisme d'un mari
 qu'il apprend que Fernande lui est infidèle,     philosophe (Jacques), prêt à mourir pour
 il ne cherche pas à venger « l'honneur mas-      ne pas entraver le bonheur adultère de son
culin », mais, pour ne pas entraver le bon-       épouse. Si la correspondance de Fernande
heur de sa femme, décide au contraire de          et d'Octave adopte un ton très sentimen-
se suicider sans éclat, au cours d'une scène      tal et incarne la médiocrité bourgeoise,
dont la sobriété et le dépouillement classi-      celle de Jacques et de Sylvia prend des ac-
ques rompent avec l'emphase romantique            cents byroniens : symbolisée dans le roman
 inhérente à ce genre d'épisode.                  par un signe de reconnaissance double
     Écrit au début de la Monarchie de Juillet,   évoquant le mythe platonicien de l'Andro-
Jacques révèle par ailleurs une lucidité et       gyne, leur relation fraternelle transcende
une conscience historique aiguës dans             les conventions sociales et substitue une
l'analyse des clivages sociaux propres au         égalité parfaite aux relations traditionnel-
XIXe siècle. Opposée au Code Napoléon             les entre les sexes.

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ÉTUDES LITTÉRAIRES      VOLUME 29 N° 2      AUTOMNE 1996

    Quoiqu'elle ne transgresse pas ouverte-      tions chimériques. Idéaliste lucide, George
ment l'interdit de l'inceste, la relation en-    Sand présente une réflexion socialiste et
tre Jacques et Sylvia sape, à travers des for-   féministe nuancée qui tient compte du
mes de transfert récurrentes dans l'œuvre        contexte socio-culturel de son époque.
sandienne (Bossis, p. 179-187), les fonde-       Même s'ils devancent leur temps, Jacques
ments mêmes de la morale traditionnelle.         et Sylvia n'échappent pas à l'emprise de la
Elle contourne et transcende l'interdit en       société ni à l'isolement : autant le type
s'accomplissant à travers d'autres types de      d'union conjugale que propose Jacques à
rapports, compensatoires et socialement          Fernande est voué à l'échec, autant les rap-
admis. En fait, Jacques et Sylvia vivent une     ports anticonformistes entre Sylvia et son
relation incestueuse par personne interpo-       demi-frère restent assujettis à la doxa et
sée. Autant l'un, qui n'ignore pas le lien       s'achèvent dans la solitude et la mort. De
sororal entre Sylvia et Fernande, décide         ce point de vue, Jacques
sans hésitation de se marier avec Fernande,
                                                    s'inscrit dans une période où les conflits entre la
autant l'autre assume résolument et pas-            passion et les lois sociales, entre la société et l'in-
sionnément le rôle d'une mère auprès de             dividu acquièrent une intensité d'autant plus
son neveu et de sa nièce, dont la gémel-            grande que le discours sur la liberté contraste avec
                                                    l'état des mœurs et la réalité juridique du rapport
lité biologique renvoie à la gémellité spiri-       entre les sexes (Gengembre, p. 55).
tuelle de leur père biologique et de leur
seconde mère.                                        Après l'illusion momentanée d'une vie
    Grâce à un art de la litote singulièrement   communautaire sur le modèle rousseau-
efficace, George Sand parvient ainsi à           iste, seule l'union libre d'Octave et de
ébranler des valeurs reçues et à renouve-        Fernande demeure viable : au moment où
ler le discours classique et subversif des       les enfants de Jacques meurent prématu-
Précieuses. Comparé, par exemple, à Paul         rément, les deux amants attendent béate-
et Virginie (1788), à Honorine d'Userche         ment la naissance de leur enfant.
(1796) d'Isabelle de Charrière et à René             En opposant la réussite conventionnelle
(1802), où la menace de l'inceste met tra-       du couple Octave / Fernande à l'inachève-
giquement fin à la relation fraternelle,         ment tragique des rapports entre Jacques
Jacques orchestre sans cesse deux regis-         et Sylvia, George Sand dénonçait avec vi-
tres opposés : l'un, socialement admis ;         gueur la bourgeoisie sclérosée de son
l'autre, sourdement révolutionnaire. À la        temps, inapte à enseigner et à consacrer
bienséance et à l'euphémisme propres au          l'égalité des sexes. Sous cet angle, la réac-
classicisme s'oppose une libre pensée dans       tion de Fernande au féminisme de Jacques
l'esprit des Lumières. Au cours de l'his-        est tout à fait symptomatique du poids des
toire, l'inceste n'est réprimé que pour          conventions sociales et des lacunes de
mieux se transmuer en mythe et révéler           l'éducation féminine : si Fernande se déta-
les limites des relations hétérosexuelles        che progressivement de son mari, c'est
traditionnelles.                                 qu'elle ne trouve pas en lui la domination
    Si elle confère une valeur mythique à la     masculine traditionnelle, alors qu'Octave
liberté et à la lutte contre le conformisme,     incarne l'amant conventionnel rêvé. L'éga-
la romancière se garde toutefois des solu-       lité parfaite qui marque les rapports entre

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L'ART ROMANESQUE ET LA PENSÉE DE GEORGE SAND...

Jacques et Sylvia la pousse d'ailleurs à met-    mique : si Gustave Flaubert, Charles Augus-
 tre en doute leur manière d'aimer : « Ah !      tin Sainte-Beuve et la génération de Fiodor
 Octave, ils croient qu'ils savent aimer, eux    Dostoïevski admirèrent sans réserve le ro-
 deux» (Sand, 1991, p. 926).                     man, Jules Janin, Honoré de Balzac, Gérard
     Héritière des encyclopédistes et des        de Nerval, Théophile Gautier, Jules Barbey
 théoriciens de l'éducation, George Sand ne      d'Aurevilly et Emile Zola le critiquèrent
 cessera comme romancière d'illustrer les        âprement.
vertus de la pédagogie et de prôner une             À travers une structure littéraire qui se
 réforme en profondeur de l'éducation,           prête on ne peut mieux au développement
orientée vers l'instruction des jeunes filles    et à la confrontation d'idées, ce roman
 et l'application des principes républicains :   épistolaire illustre d'une manière exem-
liberté, égalité, fraternité. Loin de s'oppo-    plaire les principales fonctions que George
 ser à la valeur sacramentelle du mariage,       Sand assignait au roman : raconter une his-
elle montrera que le respect mutuel entre        toire, exprimer des positions idéologiques
les hommes et les femmes est possible            et sensibiliser les lecteurs. Loin de la rigi-
dans la mesure où la société se débarras-        dité dogmatique du roman à thèse,Jacques
sera de ses clivages et de ses préjugés. Si      pose dans un registre lyrique des questions
Jacques présente l'échec d'un mariage aty-       essentielles sur les rapports entre les hom-
pique et la virtualité tragique d'une union      mes et les femmes, sur le mariage, sur les
idéale, des romans initiatiques comme            rôles socioculturels, sur la condition et
Mauprat (1837) et Consuelo. La Comtesse          l'éducation féminines, et ce, tout en invi-
de Rudolstadt (1842-1844) montreront             tant les lecteurs à réfléchir par eux-mêmes.
plus tard la réconciliation progressive des      Comme le disait George Sand, qui, malgré
sexes et son parachèvement à travers le          sa modestie littéraire, reconnaissait son art
mariage.                                         de la maïeutique,
     En dépit du désenchantement qui teinte
par moments le roman, Jacques constitue            Née romancier, je fais des romans, c'est-à-dire que
en somme un formidable défi lancé con-             je cherche par les voies d'un certain art à provo-
                                                   quer l'émotion, à remuer, à agiter même les cœurs
tre les conventions sociales et littéraires.       de ceux de mes contemporains qui sont suscepti-
Même si elle affecta de la mépriser après          bles d'émotion et qui ont besoin d'être agités. [...]
sa publication controversée, George Sand           Mais j'ai ému, et l'émotion porte à la réflexion, à
écrivit une œuvre qui témoigne non seu-            la recherche. C'est tout ce que je voulais. Faire
                                                   douter du mensonge auquel on croit, crier après
lement d'une maîtrise incomparable du              la vérité qu'on oublie, c'est assez pour ma part et
genre épistolaire, mais aussi d'une liberté        ma mission n'est pas si haute que cela (Sand, 1964-
d'écriture à l'origine d'une violente polé-        1992, tome V, p. 421).

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ÉTUDES LITTÉRAIRES         VOLUME 29 N° 2 AUTOMNE 1996

                                                Références

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SAND, George, Consuelo. La Comtesse de Rudolstadt, Grenoble, Éditions de l'Aurore, 1991 [1983], 3
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