Voyage sous " Goyave " : anagrammes et autres clefs d'accès à l'univers romanesque de Yodi Karone The "Goyave" journey: Anagrams and other points ...

 
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Intermédialités
Histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques
Intermediality
History and Theory of the Arts, Literature and Technologies

Voyage sous « Goyave » : anagrammes et autres clefs d’accès à
l’univers romanesque de Yodi Karone
The “Goyave” journey: Anagrams and other points of entry to
the literary world of Yodi Karone
Blaise Tsoualla

cacher                                                                              Article abstract
concealing                                                                          With Karone the emblematic anagram of “Goyave” covers the notion of
Number 32, Fall 2018                                                                journey. Coupled with other dissimulation techniques, this anagram is part of
                                                                                    survival a strategy in a context that appears to be hostile to Cameroonian
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1058468ar                                       writers gripped with indignation and resistance. Such an approach conceals a
DOI: https://doi.org/10.7202/1058468ar                                              move to be out of danger, to exemplify the emptiness of existential quest, to
                                                                                    reach out to each target/reader without jeopardising the progressive vision of
                                                                                    writing, but also to assure the pleasure derived from the text.
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Publisher(s)
Revue intermédialités

ISSN
1920-3136 (digital)

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Tsoualla, B. (2018). Voyage sous « Goyave » : anagrammes et autres clefs d’accès
à l’univers romanesque de Yodi Karone. Intermédialités / Intermediality, (32).
https://doi.org/10.7202/1058468ar

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                                                                                   https://www.erudit.org/en/
L
           e mot « voyage » rend pertinemment compte de l’univers romanesque
           du Camerounais Yodi Karone : il en est le noyau énergétique, c’est-à-dire
           le motif, au sens pictural où la notion de motif évoque le thème d’un
           tableau. Tout semble se concevoir par et pour la mobilité dans l’esprit du
romancier qui a visiblement hâte d’échapper à l’asphyxie d’un univers carcéral pour
répondre à l’appel de lointains espaces, réels et imaginaires, où respirer. Ainsi, du Bal
des caïmans (1980) aux Beaux gosses (1988) en passant par Nègre de paille (1982) et À
la recherche du cannibale amour1 (1988) évoluent des personnages qui vont et
viennent à un rythme frénétique. En sorte qu’après avoir engagé ses créatures dans un
voyage onirique riche en rebondissements dans son second récit, Nègre de paille,
Karone leur offre la vision de la « Goyave », une autre figure du voyage, comme objet
de valeur au sortir de leur sommeil mouvementé. Il s’établit entre les deux termes un
rapport anagrammatique également emblématique d’autres figures du masque.
Envisageant ces techniques de dissimulation comme des clefs d’accès de biais aux
récits de Karone, il sera question d’en cerner l’économie générale : comment se
déploient-elles ? Quelles fonctions assurent-elles ? Répondre à ces interrogations
consiste d’abord à fixer le cap par la définition d’un cadre articulant la logique
d’ensemble de l’étude sur le double plan méthodologique et théorique. Il faudra
ensuite démontrer que le voyage, d’une part, et la relation anagrammatique entre
« voyage » et « Goyave », d’autre part, constituent la trame du texte de Karone, qui

      1 Ces ouvrages de Yodi Karone constituent notre corpus d’étude. Dans la suite de l’article,

ils seront désignés par des codes suivis de la page de l’extrait cité : BC pour Le bal des caïmans,
Paris, Les Éditions Karthala, 1980; NP pour Nègre de paille, Paris, Les Éditions Silex, 1982; ÀR
pour À la recherche du cannibale amour, Paris, Les Éditions Nathan, 1988; BG pour Les beaux
gosses, Paris, Les Éditions Publisud, 1988.
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     met en valeur des motifs de la dissimulation. Enfin, nous nous interrogerons sur les
     motivations sous-jacentes aux formes ainsi examinées.

¶2           D’une maîtrise technique peu commune, l’œuvre de Karone demeure
     paradoxalement peu étudiée2. Aussi notre entreprise participe-t-elle de l’éclairage
     nécessaire qu’il convient de jeter sur un écrivain d’envergure encore méconnu. Certes,
     quelques chercheurs nous ont précédé dans cette voie. Mais il y a une forte
     propension à explorer les textes du romancier camerounais sous un angle
     sociohistorique et à sacrifier par le fait même à la théorie du reflet, qui hypertrophie
     le côté documentaire de l’art. David Ndachi Tagne3, Richard Bjornson4, André
     Ntonfo5, André-Marie Ntsobe6 ou Théophile Bissohong7, notamment,
     appréhendent la vision du monde progressiste sous-tendant l’écriture de Karone, axée
     sur la quête de liberté dans un environnement camerounais ou africain à la merci des
     dictatures.
¶3            Sensibles aux mutations au moyen desquelles cet écrivain camerounais
     rehausse la littérarité de son œuvre, Désiré Nyela 8 et Muhasanya Bil’umbele9
     l’abordent plutôt à partir d’une entaille formelle privilégiant certaines catégories
     stylistiques ou le procédé du « rire froid » inspiré de Camus. Dans un article
     antérieur où nous nous attachions à la même perspective du renouvellement critique

          2 Lire à ce sujet Théo Muhasanya Bil’umbele, « L’écriture des réalités africaines dans

     l’œuvre romanesque de YodiKarone », Synergies Afrique des Grands Lacs, n° 1, 2012, p. 93–
     100, https://gerflint.fr/Base/Afrique_Grands%20Lacs1/muhasanya.pdf (consultation le
     2 septembre 2018); le Congolais y souligne le « silence d’une critique littéraire trop prolixe à
     l’endroit des œuvres de Ahmadou Kourouma, de Sony LabouTansi ou de Thierno
     Monénembo — pour ne citer que ceux-là — et véritablement aphone lorsqu’ils’agit d’évoquer
     le fond et la forme des textes du jeune écrivain camerounais », p. 94.
          3 David Ndachi Tagne, Roman et réalités camerounaises, Paris, Les Éditions L’Harmattan,

     1986.
          4 Richard Bjornson, The African Quest for Freedom and Identity. Cameroonian Writing

     and the National Experience, Bloomington/Indianapolis, Indianapolis University Press, 1991.
          5 André Ntonfo, « Mongo Beti, de la région au pays », Présence Francophone, n° 42, 1993,

     p. 39–55.
          6 André-Marie Ntsobe, « Yodi Karone, Nègre de paille » (Notes de lecture), Notre

     librairie. Littérature camerounaise 2, n° 100, Éditions Revue du livre, 1990, p. 107–109.
          7 Théophile Bissohong, « Yodi Karone, Les beaux gosses » (Notes de lecture), Notre

     librairie. Littérature camerounaise 2, n° 100, Éditions Revue du livre, 1990, p. 109–110.
          8 Désiré Nyela, Aspects de la littérarité dans l’œuvre romanesque de Yodi Karone : une

     lecture sémiostylistique, Paris, Les Éditions Nathan, 2004.
          9 Bil’umbele, 2012.

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     dans les écrits de Karone, nous avons eu à situer sa poétique au confluent de la liberté,
     de l’esthétique et de l’éthique10. La présente contribution sur les clefs d’accès de biais
     à son univers romanesque s’inscrit donc dans le prolongement de cette précédente
     réflexion en même temps qu’elle fait écho aux travaux de Nyela et Muhasanya, déjà
     évoqués. Comme ces deux chercheurs, nous avons à cœur de valoriser le travail
     artistique de l’écrivain en soulignant le génie littéraire de Karone manifeste dans ses
     fécondes alcôves formelles. Comment y parvenir sur le double plan méthodologique
     et théorique ?

¶4           Fort des préoccupations inhérentes à la problématique étudiée, nous
     adoptons une structure ternaire : la première articulation saisit Karone comme un
     écrivain du voyage pour mieux embrayer sur le lien de ce motif avec celui de la goyave
     auquel il se superpose. Nous appuyant sur l’étude du « paratexte11 » par Gérard
     Genette, de même que sur l’entrée « Pseudonyme12 » d’Annie Cantin dans Le
     dictionnaire du littéraire, nous exploitons certains éléments autour des corps
     romanesques et quelques aspects de la structure interne des œuvres acquis à la
     mobilité ou aux techniques de dissimulation. Pour décoder le dispositif grâce auquel
     l’auteur crypte la notion de « voyage » qu’il glisse sous celle de « Goyave », nous
     irons aussi bien aux sources de Mathilde Bombart qui définit l’« œuvre à clé13 » qu’à
     celles de Catherine Kerbrat-Orecchioni qui insiste sur les procédés et les valeurs de
     l’anagramme14.
¶5           Si tant est que le deuxième volet de la réflexion sonde les dessous de la manie
     de cacher, certaines raisons d’ordre politique suggèrent de lire à l’occasion le contexte
     de dictature dans lequel s’inscrivent les œuvres abordées comme une cause majeure
     du jeu ainsi dé-couvert. Nous le ferons à la lumière des analyses axées sur le côté
     répressif du pouvoir politique africain. S’invitent ici les travaux de Jean-Marc Ela,
     René Philombe, David Ndachi Tagne, Ambroise Kom, mais aussi l’entretien de

         10  Blaise Tsoualla, « Le cas Karone : entre liberté, esthétique et éthique en littérature
     africaine », Intel’Actuel, n° 16, 2017, Université de Dschang, p. 19–35.
          11 Gérard Genette, Seuils, Paris, Les Éditions du Seuil, 1987, p. 7–9.
          12 Annie Cantin, « Pseudonyme », dans Paul Aron et al. (dir.), Le dictionnaire du

     littéraire, Paris, Les Presses Universitaires de France, 2010, p. 621.
          13 Mathilde Bombart, « Clés (Textes à) », dans Paul Aron et al. (dir.), 2010, p. 123–124.
          14 Catherine Kerbrat-Orecchioni, La connotation, Lyon, Les Presses universitaires de Lyon,

     1977, p. 45–48.
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     Sembene Ousmane avec Pierre Haffner 15. La grammaire du bâillonnement au cœur
     de toutes ces contributions se veut en articulation étroite avec la fonctionnalité du
     pseudonyme, tout comme avec la question de « l’exil littéraire », telle que formulée
     par Alain Ranvier16. Mais bien avant, on se sera rendu compte au fil des pages de
     Karone que le voyage ne conduit nulle part, signe d’un vide signifiant à lire avec
     Mireille Rosello17. La dimension ludique des récits étudiés, combinée à leur intérêt
     pour le « plaisir » et la « jouissance » du texte, nous engage sur les traces de Roland
     Barthes18, Tzvetan Todorov19 et Alain Viala20 pour articuler cette extase qui naît de
     l’écriture. Surtout que le plaisir du texte chez un Karone au réflexe d’espiègle
     trafiquant a tout d’un gris-gris lui facilitant la simulation de fausses pistes.
¶6           Voilà comment nous nous situons à partir de la revue de la littérature sur
     Karone. Notre parti pris pour la littérarité nous conduit certes à faire procéder la
     signification des lois de composition internes de l’œuvre, mais aussi du contexte qui,
     assurément, éclaire d’un jour nouveau la poétique du détour si chère à l’écrivain
     camerounais. Si l’œuvre de Karone a pour motif fondateur le voyage, qui lui insuffle
     pour ainsi dire sa dynamique, soulignons maintenant les linéaments dudit motif afin
     d’attester ce postulat de départ.

¶7          Pour Ndachi Tagne, « Yodi Karone est une figure extraordinaire. Qui se
     cache derrière ce pseudonyme ? […] Yodi Karone serait […] la doublure d’un ardent
     opposant au régime politique camerounais dont l’exil en France dure depuis plusieurs

         15 Pour se faire une idée plus précise de la dangerosité du contexte sociopolitique

     camerounais et africain, lire : Jean-Marc Ela, Le cri de l’homme africain, Paris, Les Éditions
     L’Harmattan, 1980; René Philombe, Le livre camerounais et ses auteurs, Yaoundé, Les Éditions
     Semences africaines, 1984; David Ndachi Tagne, Roman et réalités camerounaises, Paris, Les
     Éditions L’Harmattan,1986; Ambroise Kom, La malédiction francophone,
     Hambourg/Yaoundé, Lit Verlag/CLÉ, 2000;Ambroise Kom, Mongo Beti parle. Testament
     d’un esprit rebelle, Paris, Les Éditions Homnisphères, coll. « Latitudes noires », 2006; Pierre
     Haffner, « Éléments pour un autoportrait magnétique » (entretien avec Sembene Ousmane),
     L’Afrique littéraire, n° 76, 1985, p. 20–24.
         16 Alain Ranvier, « Exil », dans Paul Aron et al. (dir.), 2010, p. 264–267.
         17 Mireille Rosello, « Paul (Smaïl) et le loup : de la carna comme un des Beaux-Arts »,

     Présence Francophone, n° 58, 2002, p. 40–61.
         18 Roland Barthes, Le plaisir du texte, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Tel Quel », 1973.
         19 Tzvetan Todorov, Poétique de la prose, Paris, Les Éditions du Seuil, 1978.
         20 Alain Viala, « Plaisir littéraire », dans Paul Aron et al. (dir.), 2010, p. 575–578.

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     années21 ». Bernard Magnier le présente comme un « romancier camerounais
     résidant à Paris22 ». Mais Paris n’est en réalité que le lieu de résidence d’élection de
     l’écrivain. C’est en 1954 que Karone naît à Lavaur en France, de parents camerounais
     qui le nomment Alain Ndongo Ndiye. Parti pour le Maghreb avec ses géniteurs dès
     après sa naissance, il a seize ans quand il retourne dans l’Hexagone, à Paris. C’est à
     vingt-quatre ans qu’il foule le sol camerounais pour la première fois, « avec beaucoup
     d’appréhension et finalement beaucoup de confiance et d’amour pour ce pays23 ». Il
     commente ainsi ce voyage initial et initiatique : « C’est curieux, mais ça n’a pas été
     une découverte. Le Cameroun a toujours existé pour moi, même à distance24. » C’est
     que baignant dans une diaspora très politisée avec en son sein le gros des nationalistes
     de l’UPC25en exil en France, Karone, par de telles fréquentations, s’assure une
     éducation politique qui éveille sa conscience sur les réalités coloniales et néocoloniales
     de sa terre. Seulement, son ancrage, même par pure curiosité intellectuelle, dans les
     milieux de l’opposition camerounaise à l’étranger lui vaut ipso facto de franchir le
     Rubicon dans un contexte où, depuis 1959, le pouvoir néocolonial d’Ahmadou
     Ahidjo s’est doté des pleins pouvoirs pour traquer ses contradicteurs.
¶8            Or, Le bal des caïmans, premier roman de Karone, lui est inspiré par Main
     basse sur le Cameroun, essai de Mongo Beti 26 s’inscrivant en faux contre le simulacre
     de procès fait aux leaders de l’UPC entre 1970 et 1971. Cet essai, on le sait, fut interdit
     et saisi en France à la demande d’Ahidjo par l’intermédiaire de l’ambassadeur du
     Cameroun à Paris27 et du réseau de la Françafrique28. À la suite de quoi François

         21  Ndachi Tagne, 1986, p. 259.
         22  Bernard Magnier, « Romancier camerounais résidant à Paris » (Entretien avec Yodi
     Karone), Notre Librairie. Littérature camerounaise, n° 99, Éditions Revue du livre, 1989,
     p. 197–199.
          23 Magnier, 1989, p. 197.
          24 Ibid.
          25 UPC (Union des Populations du Cameroun) : mouvement nationaliste qui, dans son

     combat pour l’indépendance du pays, fut interdit par l’administration coloniale française en
     1955, ce qui condamnait bon nombre de ses militants à l’exil ou à une tragique lutte clandestine.
     L’UPC ne sera réhabilitée qu’en 1990 avec le retour du Cameroun au multipartisme, le parti
     unique instauré depuis 1966 ayant seul droit de cité, que ce soit sous le premier président,
     Ahidjo, jusqu’en 1982 ou sous l’actuel président, Biya, à partir de 1982.
          26 Mongo Beti, Main basse sur le Cameroun : autopsie d’une décolonisation, Paris, Éditions

     François Maspero, 1972.
          27 Ferdinand Léopold Oyono à l’époque, d’après les révélations de Mongo Beti dans le

     livre-entretiens avec Ambroise Kom, 2006, p. 127.
          28 Néologisme dû à Houphouët-Boigny, la « Françafrique » correspond au système

     d’influence, sur le modèle d’une organisation secrète, que la France met en place en Afrique
     pour ses propres intérêts. Tenu par Jacques Foccart, ci-devant gaulliste franc-maçon
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Maspero, l’éditeur de Mongo Beti, l’avertira qu’il est recherché par les services de
sécurité français qui l’accusent de « calomnier le chef de l’État camerounais29 » dans
son livre. « Attention, [lui confie-t-il au téléphone]. Reste où tu es, parce que, sinon,
ils sont capables de tout. Ils ne savent pas où tu es. Ils n’ont pas ton adresse. Là tu es
à la campagne, dans le village de ta femme. Ne bouge pas. S’ils te localisent, je ne suis
pas sûr qu’ils ne viendront pas te prendre, te mettre dans un avion et t’envoyer Dieu
seul sait où30. » Puisant aux mêmes sources que Main basse sur le Cameroun pour
Le bal des caïmans publié en 1980 avec Ahidjo encore au pouvoir, Karone manipule
donc un sujet brûlant comme matériau d’écriture pour ce roman. Aussi vrai que
l’actuel régime politique camerounais sous Biya depuis 1982 n’est que la continuité de
celui d’Ahidjo, il en a hérité les réflexes monolithiques. Jugeons-en sur pièces :
l’écrivain René Philombe, quoique clopinant sur ses béquilles de paralytique, sera jeté
en prison pour ses prises de position « tendancieuses »; les intervenants ayant
défendu des positions antigouvernementales sont embarqués manu militari au
lendemain d’une table ronde sur la littérature politique au Cameroun en 1987;
Mongo Beti se voit interdit de parole quand, après trente-deux ans d’exil, il retourne
au Cameroun en 1991; pendant les années 1990 dites « de braise » et au-delà, divers
journaux subissent les foudres de la censure; en décembre 2017, l’écrivain Patrice
Nganang en visite au Cameroun est emprisonné pour délit d’opinion vis-à-vis de Biya,
etc.

responsable de la cellule africaine de l’Élysée, ce réseau mafieux a la mission de dévoyer les
indépendances africaines dans le sens du néocolonialisme pour des raisons d’exploitation des
ressources géostratégiques comme le pétrole, l’uranium ou le gaz au profit d’une France en
quête d’indépendance énergétique. Parce que sa puissance tient fondamentalement de la
mainmise sur son (ex-)empire colonial où se trouvent les ressources tant convoitées, l’Élysée
opte pour une politique de soutien actif aux régimes africains béni-oui-oui comme celui
d’Ahidjo pour qui « c’est avec la France que, une fois émancipé, le Cameroun souhaite
librement lier son destin pour voguer sur les mers souvent houleuses du monde
d’aujourd’hui. », Discours programme du 10 mai 1958, cité par Dieudonné Oyono, Avec ou
sans la France ? La politique africaine du Cameroun depuis 1960, Paris, Les Éditions
L’Harmattan, 1990, p. 31. Avec Ahidjo, « il s’agit [donc] d’un homme sûr, en faveur duquel le
pouvoir colonial mettait depuis longtemps des paquets de bulletins dans l’urne », d’après
François-Xavier Verschave, La Françafrique, Paris, Les Éditions Stock, 1999, p. 98.
Naturellement, Paris, qui entend avoir le champ totalement libre dans son pré carré africain,
renverse les pouvoirs d’obédience nationaliste comme ceux de Sylvanus Olympio, Modibo
Keïta ou Thomas Sankara.
     29 Beti, 2006, p. 133.
     30 Ibid. p. 134.

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¶9         Un tel musellement s’observe également à l’échelle du continent où, écrit
     Jean-Marc Ela,
               la surveillance de l’opinion est assurée dans des conditions telles que les
               ressortissants d’un pays africain vivant à l’étranger risquent d’être soumis à des
               tracasseries continuelles dans la mesure où ils essaient de parler ou d’écrire
               contre un gouvernement entretenant des relations avec les pays d’origine. À
               l’intérieur de sa propre famille, dans ces habitations de fortune où la
               promiscuité est de règle, aucune conversation libre n’est possible, le voisin
               dont on se méfie pouvant, à tout instant, rapporter les propos jugés hostiles
               au régime en place. Il s’exerce ainsi, dans tous les domaines du langage écrit ou
               oral, une sorte d’autocensure à laquelle les journalistes étrangers n’échappent
               pas. Car ils risquent de se voir refuser le visa pour un article rédigé contre le
               pays où ils sollicitent l’entrée31.

     Pareille traque des libres penseurs dans toute l’Afrique trouve son illustration dans ce
     qui advint un jour à Sembene Ousmane et à ses admirateurs à la langue pendante au
     Togo, l’antre des Eyadéma. Écoutons plutôt l’insolite anecdote de l’écrivain
     sénégalais :

               J’ai été invité par l’université du Togo, et nous en sommes venus à parler de la
               liberté de l’artiste et de la culture… Le gouvernement Eyadéma a invité les
               responsables de cette rencontre au Bureau politique et l’on est venu me dire
               qu’on les avait arrêtés… J’ai pris ma pipe, mon sac, j’avais assez de tabac pour
               un séjour assez long, et je suis allé au Bureau politique. On m’a reçu, j’ai eu la
               chance de voir le président. Nous avons discuté poliment : ou j’étais à la place
               des étudiants, ou il les libérait puisqu’il avait accepté de m’inviter, qu’on
               m’avait donné un visa […] Il est des fois où la liberté s’arrache au prix d’une
               vie32.

     C’est clair : quiconque badine avec les mots en Afrique apprendra vite à ses dépens
     que « surveiller et punir » — selon le titre de Michel Foucault — sont les seuls bons
     réflexes du pouvoir face à la liberté d’expression. On ne sort pas du jour au lendemain
     de l’orthodoxie officielle des salamalecs, d’« une mentalité de perroquet selon
     laquelle toute réflexion critique est une menace de dissidence et de schisme », ainsi

        31   Ela, 1980, p. 83.
        32 Haffner, 1985, p.     24.
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      que le postule encore Ela33. Et Karone ne l’ignore pas. D’où les précautions dont il
      s’entoure, en commençant par la métamorphose identitaire.
¶10           Quand Alain Ndongo Ndiye publie ses œuvres sous le nom de plume de Yodi
      Karone, il franchit, par cet acte, le pas d’une transition sur fond de transaction
      identitaire qui le fait passer du patronyme au pseudonyme. L’entrée en écriture chez
      le Camerounais semble d’abord se subordonner à un tour dans les fonts baptismaux,
      sorte de voyage initiatique en vue de revêtir une personnalité créatrice par
      transfiguration. L’urgence qui semble en même temps fonder cette plongée, c’est
      qu’Alain Ndongo Ndiye, homme banal connu de monsieur Tout-le-monde dans la
      plate vie quotidienne, doit mourir afin que vive l’artiste, Yodi Karone. La
      métamorphose de l’hideuse chenille en joli papillon multicolore voltigeant et
      butinant de fleur en fleur a bien réussi. Par ce baptême de soi par soi-même qui
      oblitère le nom de naissance reçu au profit du nom de plume choisi — et que l’on
      pourrait aussi considérer comme le nom de renaissance —, l’écrivain camerounais
      donnait en réalité la première indication qu’il plaçait son écriture sous le signe du
      voyage sur fond de simulation/dissimulation.
¶11            Adopter un nom de plume, en effet, revient à s’affubler d’une cagoule pour
      muter du connu à l’inconnu, d’un lieu localisé plutôt profane à un lieu non localisé
      dégageant comme des relents de mystère. On n’est pas loin des arts du spectacle où
      éteindre la lumière blanche indique, avec l’enveloppement subit de la pénombre, le
      passage de l’univers sensible à l’univers fictif. Dans ces conditions, l’acte d’écriture
      semble se fonder d’abord sur une sorte de rituel qui s’apparente à un dédoublement
      de la personnalité empruntant au schéma de la schizophrénie. Recourir au
      pseudonyme, c’est, dit Cantin, « choisi[r] de marquer une distinction entre [le] moi
      social et [le] moi littéraire34 ». Ainsi, le nom de plume s’offre comme la
      matérialisation de la migration vers ou dans l’écriture par la médiation d’une identité
      configurée de nouveau pour les besoins de la cause, au bout d’un pèlerinage
      baptismal : Karone se dépouille de son identité civile et se couvre d’une identité
      fictive.

¶12           L’éditeur d’À la recherche du cannibale amour déclare : « Yodi Karone se
      définit lui-même comme un écrivain du voyage » (4e de couverture). Le terme

         33 Ela, 1980, p. 84.
         34 Annie Cantin, « Pseudonyme », dans Paul Aron         et al. (dir.), 2010, p. 621.
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      « recherche » dans ce titre dénote clairement l’idée de quête, donc de mouvement
      dans l’espace. Sur le plan figuratif, l’objet de valeur de cette quête, le « cannibale
      amour », est une jeune Africaine dont le portrait se réduit à un plan serré sur le nu
      du buste et dont le blanc immaculé des dents que dévoile un sourire fort généreux
      tranche nettement avec le luisant ébène du teint, toutes choses qui rappellent le « rire
      Banania » de l’exposition coloniale. Voilà une image de néo-graal, à la fois répulsif et
      séduisant si on en juge par la cruauté de son cannibalisme et la tendresse de son
      sentiment amoureux. Pour sa part, et par le jeu de l’oxymore qui le rend insolite grâce
      à un savant dosage d’excitant et d’incitant, l’intitulé Le bal des caïmans tient d’un
      sensationnel cliché exotique.
¶13           Par leur côté romanesque, l’un et l’autre titres résonnent comme des
      invitations à l’aventure sous les tropiques : heureux ceux qui ont assisté à une fête où
      dansent les caïmans, gros reptiles redoutables qu’on ne peut voir que dans ces
      lointaines contrées; bienheureux ceux qui ont connu le « cannibale amour », là-bas
      au « Kongoland », en Afrique. Sous l’angle iconique, la première de couverture de
      Nègre de paille montre une route asphaltée le long de laquelle va un grand nègre
      squelettique. Son long bâton de pèlerinage n’a d’égal que l’infini de ladite route qui
      se perd à l’horizon. La topique du voyage s’engage donc avant même que le lecteur ne
      parcourt ces romans, par la structure externe des ouvrages. Le cryptage du même
      motif dans les œuvres semble dès lors encore plus significatif.

¶14            Dans le conte philosophique en vers qui tient lieu d’épilogue à Nègre de
      paille, voici en quels mots Karone indique la destination finale de Yoyo Dibanga, son
      héros errant :

              Il partit très loin, à mille lieues
              Et plus encore, dans un pays étrange
              Où sa pensée voyait en rêve
              Émilie, belle comme un cœur de Goyave (NP, p. 98 [Nous soulignons.])

      L’écriture de « Goyave », avec la majuscule G au début d’un nom commun en fin de
      vers, constitue chez Karone un marquage typographique; ce marquage invite le
      lecteur à s’arrêter pour réfléchir sur la portée réelle du terme ainsi employé comme
      nom propre par un procédé d’écart. On a affaire à un signe montrant que le mot
      « Goyave » représente quelque chose de bien plus important que le savoureux fruit
      parfumé et sucré auquel il fait penser sur le plan dénotatif : c’est le signalement de son

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      masque anagrammatique entre les lignes duquel il faut retrouver le mot « voyage »
      qui, tout le long en amont, essaime le texte (NP, p. 13, p. 16, p. 21, p. 24, p. 51, p. 96).Ce
      faisant, le thème du déplacement s’inscrit aussi dans le corps de l’œuvre par le jeu du
      cache-cache dont relève le recours à l’anagramme. Dès lors, souligne Kerbrat-
      Orecchioni,

               la lecture anagrammatique, par réordonnancement des graphèmes, oblige à
               un réajustement du signifié. Il y a bien mécanisme connotatif dans la mesure
               où coexistent deux signifiants non isomorphes dont l’un se dissimule sous
               l’autre. Mais le mécanisme est complexe car, des deux niveaux de signification
               superposés, c’est le sens littéral qui est « secondaire », et c’est le sens latent
               qu’il est nécessaire de reconstruire pour atteindre la signification « véritable »
               du message35.

¶15            Sous « Goyave » se camoufle justement « voyage », comme on peut le
      vérifier en permutant les lettres « g » et « v », sachant, ainsi que le précise encore
      Kerbrat-Orecchioni36, que « deux mots x et y sont dans une relation
      anagrammatique quand leurs deux signifiants sont constitués des mêmes
      phonèmes et/ou graphèmes ». Dans le cas de « Goyave » et « voyage », on est face
      à ce que la théoricienne appelle une « anagramme in præsentia », les deux termes
      figurant dans l’œuvre; la valeur d’une telle anagramme, indique-t-elle, « est de
      resserrer le lien sémantique qui existe entre les deux mots, qui sont en quelque sorte
      perçus comme deux avatars superficiels d’un même concept profond37 ». Au regard
      de l’apparition de « Goyave » dans la chute du texte, on peut même penser qu’il y a
      comme un phénomène de mue et de mutation de la part du motif du « voyage » qui
      renaît sous cette figure du même à la fin de l’aventure, suggérant à ce stade terminal
      d’envisager de repartir. Convenons-en : c’est encore le voyage qui est dans l’enveloppe
      de la goyave par un habile tour de passe-passe pour qui sait jouer à cache-cache dans
      le flou et ludique paradigme de l’anagramme.
¶16          Karone présente ici son sujet sur le mode du cryptage relevant du texte à clé
      qui, entre autres artifices, recourt à l’anagramme. Et comme le signale Mathilde
      Bombart, « la clé est le lieu d’une ouverture de l’œuvre à plusieurs niveaux de sens
      qui mobilisent différentes compétences de lecture, où déchiffrer est moins réduire
      l’œuvre à un reflet du réel que reconnaître sa transfiguration par la fiction 38 ».

          35 Kerbrat-Orecchioni, 1977, p. 47.
          36 Ibid., p. 46.
          37 Ibid.
          38 Bombart, 2010, p. 124.

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      Effectivement, le codage d’un nom commun tel que « goyave » permet à Karone
      d’user de la clé de manière à en faire une technique féconde. Le principal indice pour
      retrouver cette clé dans le texte est la majuscule G qui signale un emploi détonnant de
      la capitale, ce qui invite à l’arrêt et à la méditation. Le lecteur ainsi interpellé en aval
      devra élucider par lui-même le mystère de « Goyave » en usant de mémoire pour
      mettre ce terme en rapport avec le motif du « voyage » dont les occurrences
      émaillaient déjà Nègre de paille en amont. On est donc d’accord avec Bombart pour
      qui « la clé peut être fournie par l’auteur en appendice à son récit, ou être reconstituée
      par le lecteur39 ». Sûr de la maturité de ce lecteur, Karone s’en tient à la deuxième
      hypothèse. En toute complicité, il lui lance une œillade bien appuyée par le choix du
      caractère typographique de la lettre G, opération par laquelle il introduit une
      agrammaticalité des plus expressives.

¶17            Le pseudonyme apparaît au final comme un voile vertueux en postcolonie
      camerounaise et africaine. La poétique du détour de Karone respire des artifices d’une
      écriture subversive tenue d’échafauder sa propre stratégie de survie. Dès lors,
      comment tenir et se tenir face à l’hostilité dans l’écologie de la violente pensée unique
      où l’iconoclaste projet scriptural de l’auteur africain et camerounais prend corps ? En
      fait, rappelle Bombart, « la clé se trouve au cœur des débats sur les rapports du
      littéraire au contexte social, […], ce qui est à clé [ne serait] que jeu social ou polémique
      faussement masquée40 ».Et analysant le terreau sociopolitique de l’écriture en
      Afrique postcoloniale, René Philombe fait remarquer à partir du cas d’école du
      Cameroun que « l’auteur camerounais, dans son propre pays, ne jouissait plus de la
      liberté d’expression, un régime néocolonial et fasciste ayant pris la relève des
      colonisateurs blancs41 ». Par ailleurs, la réflexion sur la nature de l’État et du pouvoir
      en postcolonie africaine montre que ce sont des entités que plusieurs analystes font
      relever moins de la culture que de la nature, voire de la surnature42. De là à céder à la
      mythification qui fait sacrifier les droits de l’Homme à l’autel de la mystification, il
      n’y a qu’un pas que les tenants du pouvoir franchissent d’ailleurs sans état d’âme.

          39 Ibid., p. 123.
          40 Ibid., p. 124.
          41 Philombe, 1984, p. 202.
          42 Il s’agit d’analystes comme Eboussi Boulaga, Bayart, Monga, Mbembe, Nganang, ou

      Beti et ses collaborateurs de la revue Peuples noirs/Peuples africains.
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¶18           Pour ce qui est du Cameroun, par exemple, rappelons qu’Ahidjo, dans son
      effort de guerre contre le mouvement nationaliste, dispose également de la loi
      n° 66/IF/18 du 21 décembre 1966 sur « la subversion »; celle-ci prescrit la vision
      monolithique du régime néocolonial du même Ahidjo, verrouille la publication et la
      circulation d’idées en porte-à-faux avec la liturgie de la parole du prince. Ambroise
      Kom interprète ainsi cette loi : « Les notions d’intérêt national, d’ordre public et de
      sécurité de l’État y sont entendues comme l’intérêt du groupe dominant. Quiconque
      les met en question peut être étiqueté de “subversif” et traité comme tel. C’est la
      confirmation, dans les textes, de l’ordre monocratique43. » Voilà qui explique les
      intimidations, les tracasseries, la torture ou les exécutions sommaires. Ela tire bien les
      conséquences de cette culture de la terreur sur la vie culturelle du continent :

               Combien d’hommes étouffent sous le carcan de la répression dans les pays où
               toute parole de mécontentement est aussitôt taxée de subversion ? La peur de
               s’exprimer tend à devenir une dimension de la conscience de milliers
               d’Africains. Il manque […] un espace de liberté où l’Africain puisse parler sans
               entrave et sans censure, sans risquer de compromettre la situation de sa
               parenté et de faire tomber la foudre sur tout un village de brousse ou sur une
               contrée entière. Il semble que la seule chose que beaucoup demandent de plus
               en plus, c’est seulement la liberté de s’exprimer sans peur pour leur avenir,
               sans peur pour leurs parents ou leurs amis44.

¶19           Karone a donc beau être à l’étranger en France et bénéficier pour cela de la
      distance physique le mettant hors de portée de l’État policier du Cameroun, il n’est
      nullement un électron libre coupé de toute famille sur le territoire national. Alors,
      comment exprimer son désaccord face à « l’Afrique des parias de l’indépendance45 »
      tout en ménageant les siens qui vivent dans la mère patrie ? Dans la pensée et la mise
      en œuvre de son projet scriptural « à l’encre de résistance46 », comme le dirait
      Nathalie Etoke, Karone comprend que la meilleure façon de perdre sa lutte contre la
      machine infernale du pouvoir, c’est de mener cette lutte de front et à visage découvert.
      Alors, il ne lui reste plus qu’à se faire in-visible ou à ruser davantage, sur le modèle

          43 Kom,   2000, p. 43.
          44 Ela, 1980, p. 95.
          45Ibid., p. 70.
          46 Nathalie Etoke, Je vois du soleil dans tes yeux, Yaoundé, Presses de l’Université
      catholique d’Afrique centrale, 2008, p. 189.
                                                       I N T ER M ÉD I A L I T ÉS   • N O 32 - A U T O M N E 20 18
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      d’Ulysse trafiquant son nom réel contre l’appellation non figurative « Personne »
      pour se sauver du cyclope dans tous ses états.
¶20           Vu la nécessité de stratégie ainsi posée, le recours chez Karone au pseudonyme
      pour signer ses œuvres revêt tout son sens : il n’y a pas de précaution inutile dans un
      environnement acquis à la violence. L’instinct de survie, associé à l’enjeu sécuritaire,
      explique incidemment que l’écrivain anticonformiste y fasse au préalable sa mue
      identitaire en s’enkystant dans un pseudonyme. Pareille astuce permet de jeter sur le
      nom réel et le visage connu auquel on l’associe un voile vertueux parce que protecteur,
      le nom de plume ne renvoyant à aucune figure susceptible d’être reconnue. D’où la
      renaissance d’Alain Ndongo Ndiye en Yodi Karone. Si on se réfère à Ranvier, on est
      ici dans un cas d’« exil littéraire » ou intellectuel que l’analyste assimile à la
      « symétrique [sic] de la censure, de la répression47 ». Ce type d’exil pose le problème
      « de la liberté de pensée, de création, de publication48 », qui n’est pas garantie dans
      des contextes sociopolitique et socioculturel gagnés à l’unidimensionnalité. Pour y
      échapper à l’ire des puissants, les artistes contestataires doivent aussi savoir cacher leur
      jeu.

¶21            « Le texte est », selon une image joliment truculente de Barthes, « une
      personne désinvolte qui montre son derrière au Père Politique [L’auteur
      souligne.]49 ». Voilà pourquoi les prologues et les débuts de romans de Karone
      fonctionnent comme des parties de jeu dans lesquelles l’auteur entend prendre à
      défaut ses adversaires réels ou potentiels en leur cachant son jeu. Il s’agit des tenants
      du pouvoir tyrannique, instances de censure qu’il convient de contourner quand on
      a « un goût prononcé pour la polémique » avec, de surcroît, un discours marqué par
      des « débordements subversifs » (ÀR, p. 6), comme c’est le cas chez les personnages
      d’Eugène Essele (ÁR), d’Adrien (BC) ou de Yoyo Dibanga (NP). Conscient de
      l’hostilité du contexte, l’écrivain camerounais s’imagine au combat et use
      efficacement du désaxage, au sens où ce mot, en sport d’opposition, désigne une
      action offensive ou défensive consistant à se décentrer pour sortir de la ligne directe
      d’affrontement. La technique s’apparente à un exercice de louvoiement sur le mode
      opératoire de la filouterie, tellement Karone gère la transmission de ses biens
      symboliques comme on le ferait avec des articles de contrebande.

          47 Alain Ranvier, « Exil », dans Paul Aron    et al. (dir.), 2010, p. 266.
          48 Ibid.
          49   Barthes, 1973, p. 84.
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V OYAGE SOUS « GOYAVE » : ANAGRAMMES ET AUTRES CLE FS D’ACCÈS
                               À L ’ UNIVERS ROMANESQUE DE Y ODI K ARONE

¶22           Pour « dribbler » ses adversaires, il les distrait sur la fausse piste des
      « touristes [occidentaux qui] descendent à quai les valises pleines de phantasmes
      [sic] » suscités par un brûlant désir d’Afrique (ÀR, p. 160). L’écrivain donne
      l’impression dès le départ de faire effectivement le jeu des touristes en tissant sa toile
      des motifs de leurs rêves. Sur un tempo poétique et musical, l’incipit du Bal des
      caïmans répercute l’écho d’un introït invitant au voyage. Le côté exotique de
      l’Afrique est monté en épingle, exactement comme le ferait un voyagiste pour une
      mise en appétit du public non africain à qui il veut vendre la destination (BC, p. 9–
      10). Seulement, une fois qu’il a l’assurance d’avoir ainsi séduit et embarqué le touriste
      occidental à qui il fait miroiter le graal de l’Afrique idyllique tant rêvée, le narrateur
      bifurque sur la vraie piste en renversant la perspective du récit. Soudain, on découvre
      la torture et d’autres réalités choquantes des dictatures africaines. La conjonction de
      coordination « mais » et les adverbes de négation « ne…pas » et « ne…rien »
      prennent à cet égard toute leur valeur d’adversatifs dans le texte ci-après qui
      développe une vision dysphorique aux antipodes des images euphoriques
      précédentes :

             Mais là où je vais,
             On ne parle pas de l’oiseau enchanteur,
             On ne parle pas de la verte prairie,
             On ne parle de rien… on écoute…
             l’oreille basse… la voix incertaine de son destin. (BC, p. 10 [Nous soulignons.])

¶23            En fait de trésors inédits à l’entame du roman, il ne s’agissait que d’appâts
      soigneusement choisis pour piéger le lecteur dans la vitrine de l’incipit. À ce stade, le
      narrataire/lecteur, déjà fortement atteint dans ses affects par l’assimilation des images
      à valeur subliminale, subit fatalement un conditionnement psychologique.
      Savamment manipulé et mis en appétit, il est dorénavant à la merci de l’auteur; il ne
      lui reste plus qu’à suivre/vivre le projet réel de l’œuvre que ce dernier lui déballe dans
      toute son âpreté : d’un côté, la mascarade de procès fait à ceux de l’opposition
      politique dont le leader est exécuté sur la place publique pour «subversion » et, de
      l’autre, les conditions de vie inhumaines dans l’univers carcéral où croupissent ces
      mêmes opposants. Emprunter la fausse piste permet donc à Karone de servir à
      l’arrivée au public étranger une coupe de fiel, en lieu et place du miel promis au
      départ.
¶24          À des degrés différents, cette technique de dissimulation du projet réel
      fonctionne avec autant de bonheur dans d’autres textes de l’écrivain. La fête africaine
      si animée au début de Nègre de paille rentre dans le même registre du double jeu, car
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      cet épisode s’affiche également dans l’intention de surclasser en donnant l’impression
      d’orienter le récepteur vers des moments d’agrément. Là-dessus, le touriste croira être
      bien servi par l’étalage d’un folklore livrant des secrets ethnographiques et
      anthropologiques. Or, juste après, la vision narrative embrasse et brasse des réalités
      pour le moins absurdes du fait de la mégalomanie d’un pouvoir qui n’offre que le
      bannissement et l’exil à ses contempteurs.
¶25           Réorientant la focalisation, le narrateur profite du tour d’agrément du lecteur
      occidental pour lui faire joindre l’utile à l’agréable. Il lui faut surtout découvrir la
      monstrueuse face cachée d’une Afrique que les amateurs d’exotisme, sous la
      fascination des apparences trompeuses véhiculées sur les circuits touristiques officiels,
      disent toujours naïve. Le voyage entrepris dans cet objectif acquiert valeur de
      démystification par la sensibilisation de l’opinion internationale aux problèmes d’un
      continent qui a cruellement soif de liberté. Bien informée, semble suggérer Karone,
      cette opinion pourrait exercer la force juste sur les régimes politiques africains vis-à-
      vis desquels elle formulerait une exigence de respect des droits de l’Homme
      garantissant les libertés. De simple tour d’agrément au départ, le circuit touristique
      — expression même de la liberté et de l’épanouissement du touriste — permet
      finalement de remplir son devoir d’indignation devant le misérable cri de l’homme
      africain qui nous arrache à notre insouciante tranquillité pour une noble in-
      tranquillité.
¶26           Le prologue d’À la recherche du cannibale amour met sur orbite « Bébé
      joufflu », un être rond sans épaisseur psychologique. Sa vision, tissu « de rêves sans
      lendemain », se ramène aux élucubrations d’un poète bohémien (ÀR, p. 5). On
      prévoit alors l’accomplissement d’un destin plutôt fantasmé, tel que chacun peut
      toujours en rêver dans les appartements privés de son imaginaire. Le même esprit de
      légèreté caractérise le pacte de lecture que l’auteur signe avec son lecteur dès le
      prologue des Beaux gosses. On y lit en effet : « Il est des histoires qui sont exemplaires
      parce qu’elles sont amorales [nous soulignons] comme celles que l’on raconte aux
      enfants en mal de sommeil, un soir d’orage » (BG, p. 8). Voilà qui articule une
      posture idéologique faite d’amoralité et d’amoralisme de la part de créatures déclarant
      leur vide axiologique. Par transposition et translation des rôles, Les beaux gosses n’ont
      d’autre statut que celui d’histoires pour tout-petits, leur modèle canonique.
      Naïvement, on signera un chèque en blanc à leur auteur et le laissera à sa minable et
      mineure littérature ainsi génériquement marquée : contes reposants pour enfants.
¶27         Mais faut-il pour autant se fier à l’innocence si ostensiblement montrée ?
      Karone a beau jeu de proclamer une morale de l’amoral dans Les beaux gosses, ce
      roman lève un pan de voile sur l’univers cruel de la mafia abidjanaise avec les

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      personnalités politiques en ligne de mire dans des histoires de crime. La fantaisie sous-
      jacente à la rigolade, mode d’usage d’À la recherche du cannibale amour, est en réalité
      la parade toute trouvée par l’espiègle héros Esselé pour tourner en dérision son statut
      infâmant de libre penseur voué aux gémonies et supporter ledit statut sur les chemins
      de l’exil, de l’errance ou de l’aventure. Une fois encore, Karone prend le contre-pied
      de son démarrage à flexion légère et ramène subtilement le lecteur sur le terrain austère
      des libertés bafouées. Toutefois, il atténue la gravité du sujet en activant la jouissance
      du texte, toujours dans le jeu sur les ressorts de la dissimulation.

¶28            Comme l’écrit Mireille Rosello à propos de Paul Smaïl, « le masque cache ou
      ne révèle que d’autres masques, et les ôter ne ferait que retarder à l’infini une
      révélation qui ne viendrait jamais : sous les multiples pelures d’oignon, aucun cœur
      identitaire, aucun noyau dur ne se donne jamais50 ». Ainsi peut-on comprendre la
      « Goyave » de Karone, couche inférieure en laquelle se mue la couche supérieure du
      « voyage ». Le but ultime du voyage n’est donc pas de l’ordre du concret, avec la
      possession de la belle baie savoureuse qu’est le fruit du goyavier, mais du symbolique
      et de l’apéritif : il faut aussitôt repartir pour un autre voyage chaque fois qu’on se croit
      arrivé. Voilà sans doute transposée l’expérience de l’Homme en transit ici-bas,
      éternellement à la recherche de l’édénique Temps Primordial perdu, au fil du mystère
      de la vie qui se dévide comme un voyage interminable avec le temps qui s’écoule.
¶29           Mis à part sa fonction protectrice, l’emprunt du pseudonyme correspond à
      une retraite féconde dans la personnalité artistique dont les facultés créatrices
      s’ébranlent littéralement à la faveur d’une telle stimulation. Il y a là comme une
      exemplification de l’expérience sensible génératrice d’images et de formes par le
      mystère de l’incarnation du rôle d’écrivain qu’on se choisit en adoptant un nom
      d’artiste. Dans sa conjugaison avec le pseudonyme, l’imaginaire, au sens de puissance
      créatrice de l’individu, a plus de liberté et de possibilités de faire des trouvailles. Ainsi,
      dans l’anonymat que confère le nom de plume, l’écrivain se fait plus imaginatif,
      exactement comme le romancier Eugène Esselé qui franchit ce pas dans À la recherche
      du cannibale amour, où il opère une métamorphose quasi totémique à l’issue de
      laquelle il devient un autre personnage, Gédéon. Écoutons-le raconter sa propre
      métamorphose : « Folie pour graine de folie, je change de tamis, de peau, de nom.
      J’abandonne mon corps à l’asile. […] Je vis les aventures de Gédéon dit Finfin, le petit
      reporter de Paris-Watch. C’est mon négatif... » (ÀR, p. 159). Pourtant, avant de se

          50   Rosello, 2002, p. 59.
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