L'Écriture au service de la parole dans les romans de Gisèle Pineau

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L’Écriture au service de la parole dans les romans de
   Gisèle Pineau

   Véronique Maisier

   Nouvelles Études Francophones, Volume 27, Numéro 2, Automne 2013, pp.
   30-44 (Article)

   Published by University of Nebraska Press
   DOI: https://doi.org/10.1353/nef.2013.0001

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       https://muse.jhu.edu/article/502645

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L’Écriture au service de la parole
dans les romans de Gisèle Pineau
                                                                            Véronique Maisier

L’un des thèmes dominant l’ensemble de l’œuvre de Gisèle Pineau nous semble être la
prise de parole—et les difficultés liées à cette prise de parole—non seulement pour les
femmes mais pour toute personne mise en position d’infériorité sociale, psychologique
et bien sûr physique. Les écrits de Pineau cherchent à rendre audibles les “cris muets” des
victimes de violences diverses en s’attaquant aux silences nés aussi bien de la peur de ces
victimes que des tabous, du poids du passé et des complicités faciles. Insistant sur l’im-
portance de la prise de parole, Pineau fait œuvre utile vers l’élaboration d’une nouvelle so-
ciété fondée sur les amours en tout genre et l’ouverture au monde. Son engagement tendu
entre une dénonciation du présent et un optimisme envers l’avenir donne naissance à une
œuvre forte qui concilie la répétition avec l’originalité et la diversité.

E    ntre 1993 et 2008, Gisèle Pineau publie six romans: La Grande Drive des es-
     prits (1993), L’Espérance macadam (1995), L’Âme prêtée aux oiseaux (1998),
Chair piment (2002), Fleur de Barbarie (2005) et Morne Câpresse (2008).1 Deux
remarques se dégagent rapidement de ce corpus: la majorité des personnages
d’un roman à l’autre sont des femmes qui, selon l’auteure, “ont toujours les
beaux rôles, les grands rôles dans [s]es romans. Les hommes sont toujours un
peu incompétents, ils sont absents” (Makward 1207). De plus, si le cadre de l’ac-
tion varie entre la Guadeloupe et la France, presque tous les personnages sont
d’origine guadeloupéenne.2 La fiction de Pineau construit donc un univers de
femmes antillaises qu’il importe d’examiner dans son ensemble afin d’en dégager
l’originalité dans le contexte de la littérature antillaise et de mettre en évidence
les éléments constitutifs de l’engagement de cette auteure envers la cause des
femmes. Une étude du corpus romanesque de Pineau montrera en effet la façon

1. Quoique L’Exil selon Julia (1996) soit souvent considéré comme un roman de Pineau, nous y
   voyons davantage un récit autobiographique, au même titre que Mes Quatre Femmes (2007)
   et Folie, aller simple. Journée ordinaire d’une infirmière (2010) et ne l’incluons pas dans notre
   corpus.
2. Quelques exceptions notables sont les “Françaises de France” que sont Lila dans Âme et Tata
   Michelle et sa famille dans Fleur. Victor dans Chair est également exceptionnel en tant que
   protagoniste masculin et “Français de France.” Plusieurs parties d’Âme se déroulent sur l’île cari-
   béenne anglophone de Saint-John et à New York.
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dont l’auteure met son écriture au service des “subalternes” que sont les femmes
guadeloupéennes aujourd’hui et fait œuvre utile vers l’élaboration d’une société
fondée sur “l’espérance d’un monde vraiment nouveau, peuples, langues, races,
religions, cultures mêlés, imbriqués, s’enrichissant, se découvrant sans cesse, se
respectant et s’acceptant dans la belle différence” (“Écrire” 295).

L’anti-femme matador
La littérature antillaise de la seconde moitié du vingtième siècle a mis en avant
l’archétype de la femme matador, femme forte et indépendante qui surmonte
maints obstacles afin de survivre et protéger ses proches. En réaction au cliché
de la doudou créole, la femme matador s’impose à la fois comme symbole et re-
vendication de la résilience du peuple antillais. Parmi ces femmes fortes, men-
tionnons par exemple Reine sans Nom et Télumée dans Pluie et vent sur Télu-
mée Miracle (1972) de Simone Schwarz-Bart; la grand-mère de José, Man Tine,
dans La Rue Cases-Nègres (1950) de Joseph Zobel; Marie-Sophie Laborieux dans
Texaco (1993) de Patrick Chamoiseau et encore Cinna Chimène dans La Case
du commandeur (1981) d’Édouard Glissant. Les exemples fournis par leur déter-
mination et leurs sacrifices, ainsi que leurs conseils, leurs contes et proverbes
créoles cimentent la communauté et assurent la continuité des traditions. Ainsi
s’est développé le nouveau stéréotype de la femme matador, poteau-mitan ou
poutre centrale de la case qui assure sa stabilité. Or, les femmes rencontrées dans
les romans de Gisèle Pineau ne s’inscrivent pas dans cette mouvance caribéenne
mais se présentent au contraire comme des femmes faibles et faillibles. Ce n’est
peut-être pas un hasard si, dans ces romans, les poutres n’apportent aucune pro-
tection face aux tempêtes ou aux incendies. Le feu qui détruit la maison familiale
dans Chair dont “il ne reste même pas une planche calcinée où s’asseoir” (377)
entraîne la mort de Rosalia. De même, le bâtiment central de la Congrégation de
Cham est réduit en cendres dans Morne: “Deux heures plus tard, la grande mai-
son se réduisait à une ruine fumante. Les poutres de la charpente ressemblaient
à des moignons douloureux, tendus vers le ciel en une prière de fin des temps”
(293). La personnification des poutres souligne l’impuissance du bois face au feu
et inverse la métaphore du poteau-mitan qui transformait la femme en objet.
Cette personnification prend des connotations plus négatives encore dans Espé-
rance où la poutre représente tout au long du roman le phallus du père qui viole
Éliette, sa fille de huit ans.3
      Pineau rejette l’identification de la femme antillaise avec un poteau-mitan
pour insister sur son humanité et ses souffrances. Dans son œuvre, l’accumu-

3. “Elle [Séraphine, mère d’Éliette] ne cessait de faire défiler le souvenir de la blessure à la tête et au
   ventre, le sang dans les draps, la grosse poutre tombée qui avait manqué fendre Éliette en deux
   parts, le vent entrant méchant, bourrant, calottant” (93).
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lation des malheurs qui accablent les femmes évoque une société en crise dans
laquelle les protagonistes subissent toutes sortes de violences, impuissantes et
résignées. Ces femmes constatent que si l’esclavage a été aboli, rien n’a vraiment
changé pour elles (Espérance 177, Chair 201) et déclarent: “nous les femmes
on portait une malédiction que rien n’effacerait jamais” (Espérance 121). Dans
cette société, les conditions de l’esclavage sont reproduites, elles maintiennent
la femme en position d’assujettissement dans la mesure où “le transfert de
pouvoir de l’homme blanc à l’homme noir assure la continuité du schéma de
dominant/dominé et un discours dominant, cette fois-ci vis-à-vis de la femme”
(Heckenbach 38). L’écriture sans concession de Pineau détaille alors les incestes,
les viols et les sévices subis par les personnages féminins. À travers leurs ex-
périences quotidiennes, l’auteure “souligne la douleur et la souffrance que les
femmes doivent souvent supporter à plusieurs niveaux à cause d’un double
héritage de viol historique et patriarcal dans un environnement physique ins-
table” (Kalisa 121, ma traduction).4 Le réalisme de nombreuses scènes choque,
par exemple dans la description du viol de la jeune Angela (Espérance 154–57),
du meurtre d’Hortense dépecée à la machette (Espérance 29–30), des attouche-
ments du corps de Josette encore bébé (Fleur 257), ou plus généralement de la
déchéance des femmes du ghetto de Bas-Ravine (Morne 35–37). Une foule de
prostituées, droguées, criminelles, infanticides et meurtrières parcourent les
pages des romans, la plupart d’entre elles étant répertoriées dans la catégorie
des “bougresse[s]-vagabonde[s]” qui se prostituent pour survivre ou pour payer
de quoi se droguer, ou encore des “femme[s]-chiffe[s]” (Espérance 120) qui re-
çoivent régulièrement les coups de leur homme et élèvent seules leurs nombreux
enfants. Le dernier roman de Pineau insiste sur le nombre croissant de ces types
de femmes en Guadeloupe:
     l’une de ces créatures perdues qui s’en allait rejoindre la Congrégation
     pour guérir de ses maux, échapper à l’emprise de la drogue ou du rhum,
     aux coups d’un mari, aux dérives d’un père [. . .] ce genre de bougresses
     égarées qui peuplaient la Guadeloupe. [. . .] des négresses repoussantes
     qui vivent le jour dans la mangrove et hantent, sitôt la nuit tombée,
     les rues de la ville, à la recherche d’herbe, de crack ou d’un mâle qui
     pourrait acheter leur chair, la défoncer contre cinq euros, leur offrant
     de quoi se payer un moment de paix, une heure d’extase, une seconde
     de brouillard.
          Ces pauvres filles, on en rencontrait de plus en plus. Une calamité.
     Elles étaient partout. Se multipliaient à la manière des rats. Déchique-
     tées par la vie, elles vous lançaient des regards de haine (Morne 30–31).

4. The author “emphasizes the multilayered pain and suffering women must often endure because
   of the double legacy of historical and patriarchal rape within an unstable physical environment”
   (Kalisa 121).
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      Quelques rares protagonistes dont Pineau suit l’itinéraire et l’évolution sur
plusieurs années et parfois sur plusieurs générations appartiennent à la caté-
gorie des “une-deux femmes sauvées” (Espérance 120) et se détachent de cette
foule anonyme. Il importe de souligner que ces quelques protagonistes n’ont
rien d’héroïque et se présentent en fait comme des anti-femmes matador. Après
avoir débuté leur vie sous le signe de la violence ou de l’abandon, ces femmes se
sont repliées sur elles-mêmes et sont “sauvées” uniquement dans la mesure où
elles ont pu se dégager de toute attache et atteindre une stabilité relative. Han-
tées par un passé traumatisant, elles ne font preuve de résilience et de courage
que dans les dernières pages des romans. Parmi elles, Éliette dans Espérance est
une vieille femme couarde, une “vieille femme lâche et misérable, sèche de cœur
et de corps” (160) qui laisse les crimes se perpétuer autour d’elle sans interve-
nir. Le roman Âme présente Sybille/Billy à neuf ans comme une “pauvre enfant!
Son papa est décédé. Son petit frère est mort-né. Et sa maman va finir à l’asile”
(55). À vingt et un ans, enceinte, Sybille se réfugie à Paris et vit dans l’ombre
de Lila après une déception amoureuse en Guadeloupe. Mina dans Chair s’ins-
talle à quatorze ans chez sa sœur Olga après les morts successives et violentes de
leur père, leur mère et leur sœur Rosalia. Dans Fleur, Josette/Joséphine, “fruit
du déshonneur et de la honte” (17) vit tourmentée par le rejet de sa mère qu’elle
ne parvient pas à comprendre. Line enfin, dans Morne, part à la recherche de sa
jeune sœur droguée et espère se détacher de son amant Térence, homme marié
auquel elle ne parvient pas à résister. Ces femmes se battent péniblement pour
surmonter les blessures apportées par le passé et par les hommes.5
      Pineau ne nie pas le poids du passé dans la vie des descendant(e)s des
esclaves, ni le rôle que ce passé continue à jouer aujourd’hui dans les rapports
conflictuels entre les hommes et les femmes. Dans ses écrits, la présence du
passé est représentée par l’apparition des fantômes qui hantent ses personnages
féminins. L’imaginaire de l’auteure, peuplé de fantômes et “d’autres créatures
plus infernales encore: soucougnans, diablesses en sabots, hommes tournés en
chiens” (Drive 15) concilie ainsi d’une façon originale l’héritage culturel antillais
légué par la grand-mère Julia avec la représentation littéraire du passé comme
ombre insaisissable et menaçante. Dans Drive, Célestina, fortement influencée
par sa grand-mère Ninette, voit des forces invisibles à l’œuvre dans le moindre
élément quotidien où elle “désign[e] des esprits, des méchants, des zombis, des
sorciers, des hougans d’Haïti, des magies et des messes à vieux nègres” (186).
Dans Espérance, le fantôme de Ti-Cyclone hante Éliette et se confond avec le
cyclone de 1928 qui la laissa sans voix après l’inceste. Dans Âme, la protagoniste
parisienne Lila souffre également de visions lorsqu’elle regarde par la fenêtre “les
antennes de télévision et les fils électriques [qui] se mettent à vibrer, se muent en
5. Voir l’article d’Elizabeth Hackshaw pour une analyse de la violence masculine, “cyclonique,”
   dans l’œuvre de Pineau.
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personnages vivants, revenant tout droit de son passé, des zombis échappés de
la brique rouge et des noires cheminées” (91).6 Dans Chair, Mina vit pendant de
nombreuses années avec l’apparition quotidienne de sa sœur brûlée vive Rosalia
tandis qu’Olga, sa sœur aînée, “ne cessait de se battre avec les fantômes du passé”
(53). Dans Morne, enfin, mère Pacôme s’adresse aux voix qui lui parlent à travers
la télévision et se bat contre les fantômes de son père et de son jeune fiancé mort
à dix-huit ans. Comme ce survol rapide—et non exhaustif—le montre, la liste est
longue des fantômes qui hantent les pages des romans de Pineau et qui signalent
le mal-être des vivants se débattant parmi “ces ballets d’esprits tourmentés en
errance sur la terre, serpents verts étrangleurs” (Chair 24).
      Confrontées aux fantômes, les femmes développent diverses attitudes de
fuite répertoriées d’un roman à l’autre: l’appartenance à une secte réservée aux
femmes et retirée du monde dans Morne; la folie et les contes dans Espérance,
Drive et Âme; le sexe dans Chair, sans oublier l’alcool, les drogues ou encore
la dérive pour “les femelles zombies des villes” (Morne 31) dans la plupart des
romans. Les femmes cherchent à traverser la vie sans faire le moindre bruit, à
rester transparentes pour ne pas attirer l’attention et les malheurs. Pineau crée
ainsi un monde à l’envers dans lequel les fantômes se matérialisent devant les
personnages tandis que les vivants se transforment en esprits, cherchant une
protection dans l’invisibilité. Ainsi, dans Espérance, Éliette se cache derrière un
journal pour se dérober aux regards des hommes:
     Derrière son journal et sous son chapeau, Éliette se croyait basculée
     dans le monde de l’invisible. Mais on ne vit plus qu’elle: chapeau paille-
     latanier, corps de femme en grande robe blanche, jupon dentelle. [. . .]
     Hélas, sur son chemin parut une roche. Une petite roche innocente sur
     laquelle son gros orteil cogna. Éliette culbuta devant un bata-Calcutta
     qui happa le journal de ses mains [. . .]. (104–05)
     Le journal accomplit le contraire de ce que la jeune femme recherchait en
attirant l’attention sur sa personne. Plus encore, il la rend vulnérable et provoque
sa chute en cachant le moindre danger semé sur son chemin. Dans Morne, un
groupe de femmes s’est retiré sur le Morne Câpresse afin de se mettre hors de
portée des hommes et des tentations et de vivre des produits de la terre qu’elles
sèment et récoltent elles-mêmes. Quoique d’apparence paradisiaque, l’utopie ré-
vèle progressivement des fissures: fondée sur la folie de Mère Pacôme, la corrup-
tion et le meurtre de vingt-trois bébés, la Congrégation est vouée à l’échec et part
en flammes à la fin du roman. Il semble que les femmes ne puissent se cacher ou

6. Ces “zombis” sont les membres d’une famille juive qui habitait au-dessus de chez Lila avant
   d’être emmenée par les Nazis pendant la Seconde Guerre Mondiale. Lila qui était alors la maî-
   tresse d’un officier de la Gestapo vit dans le tourment de sa responsabilité dans la disparition de
   cette famille.
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vivre en dehors du monde, elles doivent inévitablement redescendre—chuter—
dans “le monde d’en bas, le monde de la perdition” (Morne 294) et affronter les
fantômes, les démons et les hommes.

Les prises de parole
L’invisibilité, les tentatives de fuite et en particulier le silence des femmes sont
des leurres qui ne font que retarder la violence, ou pire encore la perpétuer. Dé-
nonçant le silence des victimes et de leurs proches qui ne fait que protéger les
coupables,7 Pineau proclame la nécessité du dire. La confrontation avec le passé
s’effectue par une prise de parole difficile qui ne s’accomplit qu’après des années
de souffrance, parfois au terme de toute une vie comme dans le cas d’Éliette
et de marraine Anoncia (Espérance) ou de la grand-mère Nana (Chair). Dans
Fleur, Mme Germaine Bella reproche aux Guadeloupéens leur incapacité à par-
ler: “Ne pas parler, ne rien dire, garder le secret, se taire! Voilà le problème des
gens d’ici: la communication. Ils ne savent pas communiquer. Ils sont handica-
pés de la communication [. . .]. Déficitaires en communication [. . .]” (177).
      Un traumatisme rend effectivement de nombreux protagonistes aphones
pendant une période de temps plus ou moins longue. Éliette dans Espérance
perd la parole pendant trois années après la nuit de l’inceste (93); Josette/José-
phine dans Fleur ne parle toujours pas à quatre ans (25); Célestina développe un
bégaiement qui lui fait perdre “le fil des paroles” (160) après que son père cesse
de la voir (Drive 144, 154); Lucinda, enfin dans Chair “d’un coup, d’un seul, [. . .]
s’effondra, désapprit en un jour à parler” (165).8 Dans la majorité des cas, la perte
de parole provient d’une incapacité à surmonter la peur, les pressions sociales ou
encore le sentiment de culpabilité profondément enraciné d’une faute commise
ou héritée qui remonterait à l’”histoire de la maudition des femmes depuis la
pomme et le serpent” (Drive 46). Ce sentiment de culpabilité, exacerbé par l’es-
clavage perçu comme une malédiction qui frappa les Africains, continue selon
Pineau d’affliger les Guadeloupéennes aujourd’hui: “Il y a donc une peine que
les femmes n’en finissent pas de payer, une sorte de dette inscrite dans leur chair
et leur mémoire, subie plus de cent cinquante ans après l’abolition de l’esclavage.
C’est comme si elles avaient quelque chose à se faire pardonner alors qu’elles sont
victimes au même titre que les hommes” (Anglade 10).
      Les femmes paient cette “dette” par le silence qui recouvre les fautes des
hommes et participent ainsi à leur propre subordination dans le système patriar-

7. L’auteure confie à Christiane Makward au sujet du roman Espérance: “C’est un roman de colère
   par rapport aux femmes qui se taisent, parce que pour moi elles infantilisent l’homme, ne lui
   donnent pas ses responsabilités: elles le cachent, le protègent [. . .]” (1206).
8. De rares protagonistes masculins perdent également la parole, ainsi “Ti-Guy, battu par une
   mère droguée et un père alcoolique ne parle pas à deux ans” (Morne 38–39).
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cal qui les opprime. Comme le souligne Irène Assiba D’Almeida: “Silence repre-
sents the historical muting of women under the formidable institution known as
patriarchy, that form of social organization in which males assume power and
create for females an inferior status” (1).9
      Pour se libérer, les femmes doivent se lancer dans une (en)quête vers la
reconstruction du soi, à la façon d’une psychanalyse qui fouille jusqu’à la révé-
lation et qui correspond dans les romans de Pineau à “a kind of talking cure”
(“une sorte de guérison par la parole”) pour reprendre une expression de Lorna
Milne (210, ma traduction). Dans Fleur, tante Michelle, puis Germaine Bella et
la grand-tante Margareth Solin révèlent chacune des segments de son histoire à
Josette qui reconstruit alors sa vie et celle de sa mère à partir de ces informations
fragmentées. À la fin de Chair, la grand-mère Man Nana dévoile le secret de la
naissance de Suzon et démêle les fils de la responsabilité de cette dernière dans
la mort des membres de la famille de Mina. Maintenant que “la vérité n’était plus
un secret” (376), Mina se libère d’une culpabilité assumée à tort pendant vingt
et un ans. Dans Âme, Marie la Jalousie révèle au fils de Sybille que son père est
toujours vivant. En exposant ainsi les mensonges de Sybille, elle délivre cette
dernière de sa honte passée et lui permet de reprendre possession de sa véritable
histoire et de son destin.
      Si l’oppression des femmes provient généralement d’un homme de la
famille—le père, le mari, l’amant et l’oncle sont les agresseurs les plus fréquents—
la libération se fait par l’intervention d’une femme de la famille.10 Ce sont tou-
jours les femmes qui parlent et qui racontent: aux femmes revient la responsa-
bilité de rejeter le silence qui les maintient sous l’emprise des hommes puisque
ces derniers ont avantage à préserver le statu quo. Comme Audre Lorde le sou-
ligne dans le contexte de la domination exercée sur les femmes noires aux États-
Unis: “For the master’s tool will never dismantle the master’s house” (123).11 Ces
femmes sont le plus souvent des proches des protagonistes—grand-mère, mar-
raine, tante, fille, mais aussi voisine—alors que la mère reste silencieuse, refuse
ou est incapable de parler et parfois de voir la source du problème. Ainsi les
mères Gloria, Théodora12 et Pâquerette dans Fleur, Rosette et Séraphine dans
Espérance maintiennent-elles le silence au détriment du bien-être de leurs filles.
9. “Le silence représente l’amuïssement historique de la femme sous l’institution toute puissante
    qu’est le patriarcat, cette forme d’organisation sociale dans laquelle l’homme prend le pouvoir et
    élabore une position inférieure pour les femmes” (ma traduction).
10. Dans Chair, après le conseil initial de l’Antillaise Bénédicte, le “désenvoûtement” de Victor se
    fait dans un premier temps grâce à sa visite chez le quimboiseur “Maître Michel Vérité” et dans
    un deuxième temps à sa rencontre avec le poète Dominique Farétina. Comme le nom du quim-
    boiseur l’indique, c’est d’abord la Vérité sur le passé qui apporte la libération de Victor.
11. “Car l’outil du maître ne démantèlera jamais la maison du maître” (ma traduction).
12. Selon nous, Pineau sous-entend sans jamais confirmer l’inceste entre le père Selbonne et sa fille
    Pâquerette. Les indices textuels de cet inceste incluent la façon dont Selbonne lance le corps de
    sa fille en l’air pour jouer (à la manière de Rosan et de Ti-Cyclone dans Espérance), la jalousie de
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     Pineau insiste sur le rôle des femmes qui racontent en tant qu’historiennes
des familles plutôt que conteuses. Dans le système de la plantation esclavagiste,
les contes permettaient de miner l’autorité des maîtres. En effet, les contes ont la
particularité de receler la vérité tout en la taisant et acquièrent de cette capacité à
dire sans dire un pouvoir de subversion et de résistance qui les rend particulière-
ment opérants dans un système totalitaire.13 Dans l’œuvre de Pineau cependant,
les contes semblent avoir perdu les valeurs positives d’enseignement et de trans-
mission de la culture antillaise traditionnellement rencontrées dans la littérature
de cette région. S’ils peuvent avoir des effets cathartiques—comme les histoires
que la jeune Josette/Joséphine raconte dans son “cahier des bêtises” (Fleur 50)—
ils ne sont que des mesures palliatives qui soulagent provisoirement en manipu-
lant la vérité. Selon Nina Hellerstein, “l’obstacle le plus grave à cet effort [de la
lutte des femmes] semble être, dans l’univers de Pineau, la tendance au rêve et
à la fantaisie, qui représente un leurre ou un moyen par lequel les personnages
féminins cherchent à fuir une réalité encombrante” (51). Ainsi dans Espérance,
les contes de Rosette font partie des techniques de fuite qui permettent à la pro-
tagoniste de vivre dans un monde virtuel au lieu de protéger ses filles contre
leur père: “Est-ce que ses rêves et toute sa science des contes l’empêchaient de
voir Rosan abuser d’Angela?” (169) se demande la voisine Éliette. Ce n’est pas
un hasard si les feuilles sur lesquelles Angela a recopié les contes de sa mère se
trouvent détruites et effacées lors du passage du cyclone (9). De même, les his-
toires allégoriques que Séraphine raconte à Éliette pour ne pas dire l’inceste ne
font que refouler le traumatisme qui consume l’existence de cette dernière pen-
dant soixante ans. La parole de ces mères est trahison et reflète leur démission
devant l’impossibilité de protéger leurs filles et parfois leurs fils. Dans Âme, Hen-
ry ignore l’identité de son père et se trouve “embringué dans ce canot de men-
songes que sa mère et Auntie Peggy avaient si longtemps manœuvré ensemble”
(144). Les mensonges des deux femmes sont corroborés par les silences de leur
entourage, par les “Nègres de Hamilton’s Gardens qui connaissaient la vérité et
ne s’étaient pas interposés, sinon par les silences qu’ils creusaient au mitan de
leurs contes” (144). Pineau abolit ici une différence essentielle entre le mensonge
qui relève de ce qui n’est pas vrai et le conte qui relève de ce qui n’est pas réel.
Dans son livre, The Uses of Enchantment, Bruno Bettelheim analyse cette dis-
tinction entre untrue (mensonger) et unreal (irréel) (73) et montre que le men-
songe maintient les enfants dans l’ignorance et la confusion tandis que la fantai-

    la mère Théodora qui se sent exclue des rapports entre le père et la fille et l’élimination du corps
    paternel par la noyade, disparition suivie par une folie temporaire de Théodora.
13. Les Créolistes Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, en particulier, ont souligné le rôle
    essentiel du conteur dans la plantation. Selon eux, le conteur créole, “en plein cœur des champs
    et sucreries, reprendra à son compte la contestation de l’ordre colonial, utilisant son art comme
    masque et didactique” (35).
38    nouvelles études francophones 27.2

sie à l’œuvre dans les contes crée un monde imaginaire et symbolique à partir
duquel les enfants peuvent dégager des leçons ou des solutions à leurs problèmes
dans le monde réel. Alors que Télumée et José trouvent à la fois le réconfort et
des conseils dans les contes de Reine sans Nom et de Médouze respectivement,
les jeunes protagonistes de Pineau ne parviennent pas à décoder les messages et
leçons implicites contenus dans les histoires racontées par les mères qui ne leur
sont alors d’aucun secours.
       Pineau souligne les bienfaits d’une parole directe et dénonce les silences ain-
si que les idéalisations contenues par exemple dans une conception romantique
de la femme matador ou encore dans les “images cartes-postales” de la Guade-
loupe.14 Le recours au réalisme participe à cette parole directe qui dit ce qui ne se
dit pas. En s’attaquant aux tabous de l’inceste, du viol, de la violence domestique
ou encore de l’homosexualité, Pineau dérange doublement: elle donne une voix
aux victimes qui avaient été maintenues dans le silence et elle rend publics des
actes qui se faisaient dans l’intimité de la case ou le secret de la chambre. Elle
met son écriture au service de la parole étouffée des femmes et inscrit sur ses
pages les “cris muets” des victimes (Espérance 23, Âme 94, 96, Chair 13). Pour
Pineau, cette écriture est nécessaire, utile15 et vitale ou, pour reprendre un terme
de l’auteure, “charnelle”: “j’écris réellement avec mon corps, avec mon ventre
[. . .]. L’écriture est physique, charnelle. Je la vis à fleur de peau, dans ma chair,
au milieu de mon ventre. [. . .] Oui, tout part du ventre” (Anglade 3). Cette écri-
ture engendre des femmes non pas faites de bois mais de chair et de viscères qui
souffrent et commettent des erreurs. Par son engagement, Pineau s’inscrit dans
la lignée des écrivaines pour lesquelles:
     Writing is a means of transgression, of resistance, of exposure. Indeed
     women challenge the social and political structures, they assert their
     opinion and their position, they emphasize the need for a reformation
     of society that goes beyond individual responsibility and individual
     transformation. They demand a new moral order. (D’Almeida 176, sou-
     ligné dans le texte)16

14. Le contraste entre la carte postale et la réalité guadeloupéenne revient à plusieurs reprises dans
    ses romans. Dans Morne par exemple, le ghetto de Bas-Ravine est décrit comme “la face obscure
    de la Guadeloupe. [. . .] Loin, très loin de ces images cartes-postales qui déroulaient les plages
    riantes de la mer Caraïbe” (42).
15. Elle affirme concernant L’Espérance: “il fallait que je raconte cette histoire pour me sentir digne
    en tant qu’écrivain, faire que ma plume soit utile” (Makward 1212).
16. “L’écriture est un moyen de transgression, de résistance, de dénonciation. En effet, les femmes
    défient les structures sociales et politiques, elles affirment leur opinion et leur positionnement,
    elles soulignent le besoin d’une réforme de la société qui aille au-delà de la responsabilité et de
    la transformation individuelles. Elles exigent un nouvel ordre moral” (ma traduction, souligné
    dans le texte original).
Maisier: L’Écriture au service de la parole     39

     Sa description des violences commises à l’encontre des femmes “transgresse,
résiste et dénonce” et conséquemment rencontre l’hostilité de nombreux lec-
teurs et lectrices antillais.17 De même que la prise de paroles des femmes s’avère
difficile dans la fiction de Pineau, la prise d’écriture des femmes aux Antilles
s’accomplit dans un environnement littéraire peu favorable, précisément à cause
du caractère “subversif ” du “discours antillais au féminin [qui] remet en ques-
tion les discours masculins qui s’associent à la continuation de la domination de
la femme” (Heckenback 38).18 Quelles alternatives au patriarcat ces écrivaines19
proposent-elles? De quoi est fait le “nouvel ordre moral” qu’elles réclament?
Quel avenir Pineau envisage-t-elle pour les Guadeloupéennes de ses romans?

“[O]n va vers demain”20
Plus rescapées que femmes matador, “une-deux femmes sauvées” parviennent à
se relever en fin de roman et se tournent vers l’avenir avec optimisme et espoir.
Ainsi, à la fin d’Espérance, Éliette est prête à reconstruire après le passage des cy-
clones de 1928 et de 1989 et après les dommages causés par l’inceste paternel et la
folie maternelle. Les derniers mots du roman: “Oui, y avait encore moyen de re-
mettre debout le paradis de Joab au macadam des espérances” (219) contiennent
nombre d’éléments positifs et montrent le chemin parcouru depuis les premiers
mots: “Restait rien de bon” (9). Dans Âme, après des années passées dans l’ombre
de Lila sans prendre de risques, Sybille veut maintenant “Rester éveillée pour
songer à James-Lee, son amour, qui saurait peut-être où trouver l’âme prêtée
aux oiseaux” (222). Dans Chair, Mina qui n’a jamais rencontré l’amour dans ses
nombreux partenaires sexuels est prête à aimer Victor après que chacun d’eux a
fait face à ses fantômes. Dans Fleur, Josette/Joséphine avoue finalement à Da-
vid qu’elle l’aime. Dans Morne, enfin, Line et Neel se dirigent vers l’avenir avec
Confiance et Espérance—le nom de deux chiens—, tandis que Sherryl et Zora

17. Pineau confie à Christiane Makward en 2003: “Avec ce livre [Espérance] j’ai voulu dénoncer! J’ai
    reçu énormément de lettres de femmes qui disaient: ‘Vous avez écrit mon histoire’ mais aussi
    de gens qui m’ont reproché: ‘Mon Dieu! mais vous vous rendez compte? Pourquoi donner cette
    image de la Guadeloupe? Ça, ça reste entre nous!’” (1211).
18. Voir à ce sujet l’article de Christa Stevens intitulé “Entre fatalité et contestation: la littérature des
    femmes,” ainsi que celui de Danielle Dumontet, “Gisèle Pineau ou une nouvelle voix féminine
    guadeloupéenne.”
19. Dans son article sur “La violence et le Discours antillais au féminin,” Heckenback s’intéresse aux
    romans de Simone Schwarz-Bart, Maryse Condé et Marie Vieux. Dans le contexte de la littéra-
    ture guadeloupéenne, mentionnons également Dany Bébel-Gisler, Michèle Lacrosil et Myriam
    Warner-Vieyra. La littérature martiniquaise traditionnellement masculine accueille de nouvelles
    voix féminines avec les écrits de Nicole Cage-Florentiny, Suzanne Dracius et Fabienne Kanor.
20. Expression utilisée par l’auteure lors de son entretien avec Christiane Makward: “Ce n’est pas la
    peine de dire qu’il n’y a plus rien [du passé], c’est faux. Il fallait faire le point en quelque sorte,
    s’arrêter et dire: ‘maintenant il y a demain: on se tient debout et on va vers demain’” (1205).
40    nouvelles études francophones 27.2

projettent de partir recommencer leur vie ensemble au Canada.21 Les éléments
symboliques d’un renouveau tels que le chant des coqs, les premières lueurs du
jour ou la route qui s’ouvre devant les protagonistes placent les personnages “sur
un chemin d’espérance.” “Même si la route est encore longue,” confie Pineau, “je
ne les abandonne pas dans une impasse” (Anglade 8). Dans Chair, une suren-
chère de symboles souligne ainsi l’ouverture et les nouveaux débuts lorsque Vic-
tor regarde:
     la route [qui] s’ouvrait devant eux, amicale et sereine, comme le jour
     nouveau. Le ciel se dégageait. Des nuages roses et bleus très pâles, striés
     de reflets orangés, semblaient naître de l’horizon. Ici et là les premiers
     rayons du soleil perçaient le dos des mornes. (375)
     La date des événements des dernières pages du roman—le “1er janvier
2000” (376) soit le premier jour du premier mois d’un nouveau siècle—confirme
l’avènement d’une nouvelle ère pour Victor et Mina.
     Les femmes sauvées de Pineau se déclarent prêtes à recommencer, à recons-
truire, à aimer et à voyager. L’image finale de ces femmes les présente non pas
seules, enracinées en Guadeloupe et paisiblement attendant la mort dans leur
jardin comme Télumée dans Pluie et vent sur Télumée Miracle, mais accompa-
gnées d’un nouvel amour et en mouvement. Alors que la plupart de ces pro-
tagonistes s’étaient refermées sur elles-mêmes et refusaient d’aimer pour éviter
de souffrir (Éliette dans Espérance, Josette dans Fleur, Mina dans Chair, Sybille
dans Âme,) la conclusion des romans les présente aux commencements d’un
amour, hétérosexuel, homosexuel22 ou maternel. Les exemples d’amour hété-
rosexuel fournis par Mina et Victor dans Chair, Josette et David dans Fleur,
Sybille et James-Lee dans Âme constituent un élément crucial et original de
l’œuvre de Pineau car ils illustrent la possibilité de rapports harmonieux entre
hommes et femmes, une fois que les notions de culpabilité et de soumission—les
fantômes—ont été éliminées. Force est cependant de constater que les hommes
accompagnant les femmes à la fin des romans ne sont pas des Guadeloupéens:
Victor est parisien, James-Lee est américain d’ascendance caribéenne et David
d’origine cubaine. Les conclusions des romans dans lesquelles les jeunes femmes
se rapprochent d’une nouvelle mère (Angela et Éliette dans Espérance; Josette et
Pâquerette dans Fleur) font contrepoids aux cas d’enfants abandonnés par leurs
parents (Sybille, Josette, Glawdys) et au traumatisme qui en résulte.23 Plusieurs

21. Lorsque Sherryl demande à sa compagne: “T’es sûre et certaine que nous sommes sauvées,
    Zora!,” cette dernière répond par une promesse: “Je te jure! On va commencer une nouvelle vie
    [. . .]” (Morne 322).
22. À notre connaissance, aucun roman antillais n’a abordé l’amour entre deux femmes de la façon
    dont Pineau le fait dans son dernier roman avec le couple formé par Sherryl et Zora.
23. Voir l’article de Berveley Ormerod Noakes sur la relation parent-enfant dans l’œuvre de Gisèle
    Pineau.
Maisier: L’Écriture au service de la parole   41

romans enfin se terminent sur l’image d’une amitié réelle ou d’un amour entre
femmes (Josette et Margareth Solin dans Fleur; Line et Neel dans Morne; Zora
et Sherryl dans Morne) qui insiste sur le rôle de la solidarité féminine dans la
construction d’une nouvelle société.
      Le changement dans la situation des femmes sauvées s’accompagne d’une
mobilité exprimée par Pineau dans “on va vers demain.” Cette mobilité, absente
des deux premiers romans, s’impose de plus en plus clairement dans les sui-
vants. Le premier roman, Drive, ne présente aucune femme sauvée ni aucun des
éléments d’ouverture trouvés dans les conclusions des autres romans. Il se ter-
mine en fait sur l’image du cadavre brûlé de Célestina que les pompiers trouvent
“allongée seule sur son lit [. . .]” (230). Espérance finit avec Éliette debout sur
les ruines laissées par le cyclone et déterminée à reconstruire sa case au même
endroit. L’enracinement d’Éliette se trouve remplacé dans les romans suivants
par le mouvement—la marche, les voyages en voiture et en avion—et l’ouverture
au monde. Dans Âme, Sybille, après avoir quitté la Guadeloupe et avoir vécu en
France pendant une vingtaine d’années, prépare ses valises pour aller retrouver
James-Lee à New York. Le couple formé par Sybille (de parents caribéens fran-
cophones, née en Guadeloupe, vivant à Paris) et James-Lee (de mère française,
père caribéen anglophone, né à Paris, élevé aux États-Unis) constitue le couple
modèle de la postmodernité et représente l’ouverture au monde prônée en théo-
rie par la créolité24 mais rarement trouvée dans les romans caribéens. Beverley
Ormerod relève la pertinence et les implications des choix d’Henry, père de
James-Lee, et de Sybille: “Thus both Henry and Sybille, through their ultimate
choice of an African-American milieu and partner, illustrate a positive facet of
Caribbean emigration, the ability to adapt to a place of displacement and make
of it an emotionally satisfying homeland” (218).25
      La conclusion de Morne, enfin, ouvre sur Line et Neel qui marchent et
s’éloignent ensemble du morne de la Congrégation, Neel est prête à aller retrou-
ver ses parents en France et Line s’est libérée de l’emprise de son amant. De
même, Sherryl et Zora annoncent leur départ pour les États-Unis puis pour le
Canada, où selon Zora les femmes ont le droit de s’aimer “au grand jour. Elles ne
sont pas obligées d’aimer les hommes [. . .]” (Morne 322). La mobilité et l’ouver-
ture au monde rejettent toutes les formes d’emprisonnement, aussi bien dans le
temps (le poids du passé) que dans l’espace (les limites insulaires), dans l’œuvre

24. Comme le remarque fort justement Bonnie Thomas: “Far from being closed and complete, créo-
    lité advocates a place that is open, forward-looking and constantly in flux” (26). [“Loin d’être
    fermée et complète, la créolité revendique un lieu qui soit ouvert, tourné vers l’avenir et dans un
    état de perpétuel changement” (ma traduction)].
25. “Ainsi Henry et Sybille, dans leur choix ultime d’un milieu et d’un partenaire américains-
    africains, illustrent tous les deux un aspect positif de l’émigration caribéenne, la capacité de
    s’adapter dans un lieu de déplacement et de le transformer en patrie où ils peuvent être heu-
    reux” (ma traduction).
42   nouvelles études francophones 27.2

de cette auteure qui affirme “Other worlds intrigue me greatly” (Loichot 330).26
Les recommandations de la marraine d’Éliette à la fin d’Espérance soulignent
cette double libération: “Si le Bon Dieu pouvait me donner une seule rallonge
de vie, je resterais pas engeôlée ici-dans à mettre du ti-bois pour garder vif le feu
de ma douleur. [. . .] J’ouvrirais mes ailes pour voir du pays, les autres faces du
monde et ses peuples dispersés [. . .]” (217).
     Le mouvement, conçu non comme une fuite mais comme un nouveau
départ, s’oppose au marasme, aux malédictions, aux secrets qui “engeôlent” la
majorité des personnages. Les femmes sauvées se réapproprient leur histoire
personnelle par la parole et y gagnent une reconquête de leur corps inscrite dans
une liberté de mouvement et une liberté d’aimer acquises de longue lutte.
     Les tableaux dressés tout au long des romans de Pineau montrent des
femmes “perdues,” (Morne 30) “égarées,” (Morne 30) et “déchiquetées par la vie,”
(Morne 31) des femmes dont l’existence est soumise à toutes sortes de violences
et de sévices. Réaliste sans être pessimiste, l’auteure tourne son écriture vers
la possibilité de surmonter les obstacles et termine ses romans sur des images
d’amour, de solidarité et d’ouverture au monde qui posent des jalons pour une
reconstruction à venir. Son engagement tendu entre une dénonciation du pré-
sent et un optimisme envers l’avenir évoque le combat de Simone de Beauvoir
décrit dans Tout compte fait:
     Cependant j’ai le souci de regarder en face la réalité et d’en parler sans
     fard [. . .]. C’est justement parce que je déteste le malheur et que je suis
     peu encline à le prévoir que lorsque je le rencontre il m’indigne ou me
     bouleverse: j’éprouve le besoin de communiquer mon émotion. Pour le
     combattre, il faut d’abord le dévoiler, donc dissiper les mystifications
     derrière lesquelles on le cache afin d’éviter d’y penser. C’est parce que je
     refuse les fuites et les mensonges qu’on m’accuse de pessimisme; mais
     ce refus implique un espoir: celui que la vérité peut servir; c’est une atti-
     tude plus optimiste que de choisir l’indifférence, l’ignorance, les faux-
     semblants. (512)
     Pour Pineau en effet, “dire, fouiller, raconter encore et encore l’existence de
ces femmes noires déchirées par les hommes, trompées, violées, debout malgré
tout, n’est ni vain ni obsolète. Ces femmes existent” (“Écrire” 291). L’étude de l’en-
semble de la production romanesque de Pineau révèle l’unité de cette œuvre qui
ressasse, qui veut “raconter encore et encore” et mettre l’écriture au service de la
parole étouffée des femmes. Dans Fleur, l’écrivaine marie-galantaise Margareth
Solin décrit son œuvre littéraire dans les termes suivants: “Je raconte toujours
la même histoire. [. . .] Ceux qui étudient mes livres dans les universités s’en
rendent bien compte. Pourtant ils ne s’en lassent pas. C’est pas de la redondance,
26. “Les autres mondes m’intriguent énormément” (ma traduction).
Maisier: L’Écriture au service de la parole   43

Jo. C’est ce qui s’appelle bâtir une œuvre. Chaque roman apporte sa pierre à l’édi-
fice” (216).
     L’étude de la somme romanesque de Pineau montre que l’intérêt et l’enga-
gement de l’auteure envers la condition des femmes guadeloupéennes donnent
naissance à une œuvre forte qui concilie la répétition avec l’originalité et la di-
versité.

Ouvrages cités
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Ouvrages consultés
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   and Beverley Ormerod Noakes. Jamaica: The U of the West Indies P, 2003. 137–50.
   Print.

                                          
véronique maisier est professeure à Southern Illinois University, à Carbon-
dale, où elle enseigne des classes de langue et de littérature française et fran-
cophone de la Suisse, du Canada et de la Caraïbe. Son domaine de recherche
comprend la littérature française du 20e siècle et la littérature caribéenne. Elle
s’intéresse plus récemment aux écrits de l’auteure guadeloupéenne Gisèle Pineau.
Elle termine en ce moment un manuscrit sur la violence dans les écrits de cinq
auteurs francophones et anglophones de la région caribéenne (Jean Rhys, Merle
Hodge, Gisèle Pineau, Patrick Chamoiseau et Michelle Cliff ) intitulé Stones and
Blood: Violence in Francophone and Anglophone Caribbean Literature.
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