L'autonomie journalistique et ses limites : enquête pancanadienne auprès d'anciens praticiens
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L’autonomie journalistique et ses limites : enquête pancanadienne auprès d’anciens praticiens Simon Thibault, Ph. D. Professeur adjoint, Département de science politique Université de Montréal, Canada Simon Thibault est professeur adjoint au Département de science politique de l’Université de Montréal. Ses recherches s’inscrivent dans le champ de la communication politique. Il s’intéresse aux enjeux touchant la pratique du journalisme et les médias au Québec et au Canada, de même qu’aux phénomènes de désinformation et de manipulation en ligne. Il est codirecteur de l’ouvrage Fausses nouvelles, nouveaux visages, nouveaux défis, Comment déterminer la valeur de l’information dans les sociétés démocratiques ? (Presses de l’Université Laval, 2018; réédité aux éditions Herman, 2019) et de Journalism in Crisis: Bridging Theory and Practice for Democratic Media Strategies in Canada (University of Toronto Press, 2016). Il est chercheur au Groupe de recherche en communication politique (GRCP) et au Centre d’études et de recherches internationales (CÉRIUM). Colette Brin, Ph. D. Professeure titulaire, Département d’information et de communication Directrice, Centre d’études sur les médias Université Laval, Canada Colette Brin est professeure titulaire au Département d’information et de communication de l’Université Laval et directrice du Centre d’études sur les médias. Sa recherche et son enseignement s’articulent autour des transformations actuelles du journalisme et des pratiques informationnelles des citoyens. Elle coordonne l’édition canadienne du Digital News Report (Reuters Institute for the Study of Journalism) et a codirigé l’ouvrage Journalism in Crisis: Bridging Theory and Practice for Democratic Media Strategies in Canada (University of Toronto Press, 2016). Elle siège au Comité scientifique de l’Observatoire international sur les impacts sociétaux et éthiques de l’intelligence artificielle et du numérique (OBVIA) et au Comité directeur du Centre pour l’étude de la citoyenneté démocratique (CÉCD). Virginie Hébert, Ph. D. Département d’information et de communication Université Laval, Canada Virginie Hébert a obtenu, en 2020, son doctorat en communication publique au Département d’information et de communication de l’Université Laval. Ses intérêts de recherche portent sur le cadrage des débats publics et sur les enjeux de construction et de mise à l’agenda des problèmes publics. Récipiendaire d’une bourse Joseph-Armand Bombardier du CRSH et dirigée dans ses recherches par Thierry Giasson, elle est également membre du Groupe de recherche sur la communication politique (GRCP) et du Centre pour l’étude de la citoyenneté démocratique (CÉCD). Dans une approche sociohistorique, sa thèse de doctorat étudie le cadrage du débat public sur l’enseignement intensif de l’anglais au Québec. Ses travaux ont été publiés dans les revues COMMposite (2015), comunicare.ro (2016) et la Revue d’histoire de l’Amérique française (2018). Frédérick Bastien, Ph. D. Professeur agrégé, Département de science politique Directeur, Centre pour l’étude de la citoyenneté démocratique Université de Montréal, Canada Frédérick Bastien est professeur agrégé au Département de science politique de l’Université de Montréal, directeur du Centre pour l’étude de la citoyenneté démocratique et chercheur au Groupe de recherche en communication politique. Ses activités de recherche et d’enseignement portent sur la communication politique, plus précisément la médiatisation, le journalisme politique, les technologies numériques et la méthodologie. Il est l’auteur de Tout le monde en regarde ! La politique, le journalisme et l’infodivertissement à la télévision québécoise (Presses de l’Université Laval, 2013), il a codirigé Les Québécois aux urnes : les partis, les médias et les citoyens en campagne (Presses de l’Université de Montréal, 2014) et il a publié dans plusieurs revues, dont Journalism, Journal of Information Technology & Politics, Hermès, Questions de communication et la Revue canadienne de science politique. Certains droits réservés © Simon Thibault, Colette Brin, Virginie Hébert, Frédérick Bastien et Tania Gosselin (2020) Sous licence Creative Commons (by-nc-nd). ISSN 2368-9587 communiquer.revues.org
16 | Thibault, Brin, Hébert, Bastien et Gosselin Communiquer, 2020(29), 15-37 Tania Gosselin, Ph. D. Professeure, Département de science politique Université du Québec à Montréal, Canada Tania Gosselin est professeure agrégée au département de science politique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Elle s’intéresse aux effets des médias sur le traitement de l’information, les attitudes et les comportements politiques. Elle a mis sur pied le Laboratoire d’analyse en communication politique et opinion publique (LACPOP) de l’UQAM et a été l’une des chercheures principales de l’European Media Systems Survey (EMSS). Ses plus récents travaux portent entre autres sur la rhétorique morale dans l’environnement socionumérique durant la campagne électorale fédérale canadienne de 2019, de même que la présence et les effets des stéréotypes de genre dans les médias. Résumé La recherche sur l’autonomie journalistique, entre autres par des sondages auprès de journalistes, suscite l’engouement depuis quelques années. Au Canada, les sondages menés à ce sujet révèlent les perceptions généralement positives des journalistes canadiens quant à leur autonomie professionnelle. Pourtant, des travaux de chercheurs notent depuis des décennies les multiples pressions pouvant affecter cette autonomie. Comment expliquer cette apparente contradiction ? Ces sondages permettent-ils de saisir les nuances des mécanismes susceptibles de limiter cette autonomie ? L’objectif de cette enquête qualitative est d’apporter un éclairage nouveau sur ces questions dans un contexte pancanadien. Inspirée par la modélisation des types d’influences sur l’autonomie journalistique de Reich et Hanitzsch (2013), elle suggère que des contraintes de natures politique, économique, organisationnelle, procédurale et professionnelle affectent l’autonomie des journalistes canadiens. Elle révèle aussi que l’autocensure est une réalité avec laquelle plusieurs participants de cette enquête ont eu à composer, en particulier au Nouveau-Brunswick. Mots-clés : autocensure, autonomie journalistique, contenu médiatique, crise financière des médias, journaliste canadien, pratique journalistique. Journalistic Autonomy and its Limits: A Canada-wide Investigation of Former Practitioners Abstract Research on journalistic autonomy, particularly through surveys of journalists, has generated interests in recent years. In Canada, the few polls conducted on the subject reveal the positive perceptions of Canadian journalists regarding their professional autonomy. However, the work of researchers has, for decades, exposed the multiple pressures that could affect this autonomy. How do we explain this apparent contradiction? Do these surveys allow us to grasp the nuances of the mechanisms likely to limit journalistic autonomy? The objective of this qualitative investigation is to shed new light on these questions in a pan-Canadian context. Inspired by Reich and Hanitzsch’s (2013) conceptualization of the types of influences on journalistic autonomy, this research suggests that constraints of a political, economic, organizational, procedural and professional nature affect the autonomy of Canadian journalists. It also reveals that self-censorship is a reality that many participants of this research had to contend with, particularly in New Brunswick. Keywords: Canadian journalist, journalistic autonomy, journalistic practice, media content, media financial crisis, self-censorship.
L’autonomie journalistique et ses limites : enquête pancanadienne auprès d’anciens praticiens | 17 Introduction La recherche sur l’autonomie journalistique suscite l’engouement depuis quelques années. De nombreux chercheurs s’intéressent à ses manifestations, entre autres de façon comparative entre différents pays, à l’aide de sondages auprès de journalistes (van Dalen, 2019). Au Canada, les quelques sondages menés sur le sujet révèlent les perceptions généralement positives des journalistes canadiens quant à leur autonomie professionnelle. C’est l’un des constats qui se dégage des enquêtes de Pritchard et Sauvageau (1999), de Pritchard et Bernier (2010) pour le Québec et de Rollwagen et collègues (2019, p. 470), où il est écrit qu’en général : « Canadian journalists report that political, economic, organizational and social factors have relatively little influence on their professional work ». De prime abord, ces constats peuvent apparaître étonnants et ils traduisent probablement un biais de perception des principaux intéressés. À l’opposé de ces résultats, des travaux de commissions et de chercheurs mettent en évidence depuis des décennies les effets de la concentration de la propriété et de la convergence des médias (e.g. Kent, 1981; Skinner, Compton et Gasher, 2005; George, 2015); ainsi que de leurs impacts sur la pratique journalistique et les contenus médiatiques (Bernier, 2008; 2010; 2015; Gingras, 2009; Hackett et Uzelman, 2003). De même, la perte de contrôle sur la production des contenus (Bernier, Demers, Lavigne, Moumouni et Watine, 2005), la crise de financement des médias avec l’accaparement des revenus publicitaires par les grandes plateformes numériques – Google et Facebook en particulier – et la précarisation du métier (Fry, 2017; Forum des politiques publiques, 2017) sont décrites comme autant de nouvelles contraintes à l’autonomie professionnelle des journalistes canadiens. Devant ces contradictions apparentes, faut-il conclure, comme l’exprimait l’économiste des médias Robert Picard, que « Les journalistes [...] sont loin d’être aussi indépendants qu’ils voudraient être ou croient qu’ils sont ? » (Picard, cité par Brin, Giroux, Sauvageau et Trudel, 2015, p. 56). Les enquêtes nationales auprès de journalistes canadiens ont révélé des aspects fondamentaux du credo professionnel et son étonnante pérennité. Mais si ces différentes enquêtes semblent accréditer la thèse d’une grande autonomie des journalistes canadiens, elles ne permettent toutefois pas de saisir les nuances des mécanismes susceptibles de limiter cette autonomie. Comme le reconnaissent Rollwagen et collègues en conclusion de leur article, évoquant les nombreux travaux sur les contraintes de diverses natures auxquelles font face les journalistes : « It is unlikely that journalists are quite as ‘detached’ as they might believe » (2019, p. 473). En ce sens, le recours à d’autres méthodes est une avenue à considérer pour raffiner notre compréhension du phénomène de l’autonomie journalistique. D’ailleurs, dans un article récent, Hallin et Mancini (2017, p. 168) appelaient à un plus grand « pluralisme méthodologique », au-delà des études quantitatives, pour mieux s’expliquer les différentes facettes des systèmes médiatiques nationaux. L’objectif de cette recherche qualitative est donc d’apporter un éclairage nouveau et plus riche sur l’autonomie journalistique et les enjeux pouvant l’influencer dans un contexte pancanadien. Plus spécifiquement, cette recherche avance l’idée que de nombreuses contraintes de natures politique, économique, organisationnelle, procédurale et professionnelle affectent l’autonomie des journalistes canadiens. Elle révèle aussi que
18 | Thibault, Brin, Hébert, Bastien et Gosselin Communiquer, 2020(29), 15-37 l’autocensure est une réalité avec laquelle plusieurs participants de cette enquête ont eu à composer comme journalistes, particulièrement au Nouveau-Brunswick. 1. Cadre théorique et considérations conceptuelles 1.1 L’insaisissable autonomie journalistique L’autonomie professionnelle journalistique peut être succinctement définie comme la capacité des journalistes à contrôler la production de l’information au sein des entreprises de presse, selon des principes établis tels que l’équilibre et l’impartialité dans la couverture des enjeux et l’indépendance à l’égard de toute pression (Hallin et Mancini, 2004, p. 34- 37; Thibault, Bastien, Gosselin, Brin et Scott, 2020, p. 4). Selon plusieurs chercheurs, l’autonomie est centrale à la pratique d’un journalisme dit professionnel et, par extension, à l’existence d’une presse vigoureuse et indépendante, composante essentielle à l’expérience démocratique (Waisbord, 2013, p. 43; Reich et Hanitzsch, 2013, p. 134-136; McQuail, 1992; Merrill, 1974). L’autonomie journalistique est un phénomène relativement récent, lié au processus de professionnalisation du métier1 depuis plus d’un siècle en Occident. On en retrace l’origine au passage d’une presse partisane à une presse commerciale et à l’apparition d’associations de journalistes et d’écoles de journalisme, comme ce fut notamment le cas aux États-Unis et en France à la fin du XIXe et au début du XXe siècle (Christians, Glasser, McQuail, Nordenstreng et White, 2009, p. 53-54; Ruellan, 2007, p. 59). Au Canada et au Québec, la transition d’une presse d’opinion proche des partis politiques à une presse commerciale qui se consacre à l’information de masse a commencé à s’opérer dès les années 1880 (Beaven et Yusufali, 2015; de Bonville, 1988). Graduellement, ce changement favorise la professionnalisation de la pratique journalistique au courant du XXe siècle, avec le développement de normes déontologiques et la mise en œuvre de mécanismes et d’instances (conseils de presse, ombudsmans, codes, associations, etc.) pour structurer la pratique journalistique. Au Québec, un fort mouvement syndical et une série de grèves dans les années 1960-80 mènent à des gains codifiés dans des conventions collectives, avec des clauses protégeant l’autonomie des salles de rédaction (Brin et al., 2015, p. 11-15). Selon Hallin et Mancini (2004, p. 36-37), l’adoption d’une « éthique du service public » est un aspect central de cette professionnalisation du journalisme et de la redéfinition de son rôle en société. Les journalistes ont désormais une mission qui dépasse celle de l’entreprise pour laquelle ils travaillent; celle d’offrir aux citoyens une information de qualité, en théorie non partisane, pour faire des choix éclairés. Des chercheurs ont néanmoins remis en question l’idée d’un journalisme professionnel au service de l’intérêt public du fait de la logique commerciale à laquelle ce métier est inféodé (e.g. Bourdieu, 1996 [2012]; McChesney, 2003; Soloski, 1989). La loi du marché, les intérêts des propriétaires et le phénomène de concentration de la propriété des médias – entre autres – compromettent selon ces auteurs l’autonomie des journalistes qui contribueraient à perpétuer l’ordre établi plutôt qu’à servir la démocratie (Bourdieu, 1996 [2012], p. 79-88; McChesney, 2003, p. 302-310; Soloski, 1989, p. 225). L’autonomie journalistique est aussi affectée par les pressions émanant du milieu de travail. L’étude classique de Breed (1955) a mis en lumière les mécanismes de contrôle conditionnant le travail des journalistes afin d’assurer leur allégeance à des règles implicites pouvant contrevenir à leur autonomie. Les travaux précurseurs de Gans (1979) 1. Il existe une riche littérature sur les professions et le phénomène de professionnalisation. En sociologie, par exemple, les travaux classiques d’Abbott (1988) et Hughes (1963) ont marqué la réflexion à ce sujet. Par souci d’espace, nous limitons cependant notre analyse aux recherches portant sur le journalisme et les médias.
L’autonomie journalistique et ses limites : enquête pancanadienne auprès d’anciens praticiens | 19 et Tuchman (1978) ont aussi illustré l’influence des facteurs organisationnels dans la construction des contenus médiatiques. Cela dit, en privilégiant l’explication structurelle, soit au plan sociétal ou organisationnel, Sjøvaag (2013, p. 162) avance que ces études négligent le rôle des journalistes comme « agents ». Elle suggère que la théorie de la structuration des systèmes sociaux de Giddens est une avenue intéressante pour réfléchir au phénomène de l’autonomie. Selon le concept désormais classique de « dualité du structurel », Giddens (1984, p. 25) explique que les agents ne font pas que subir les contraintes des structures : par leurs actions et leur réflexivité, ils utilisent les ressources de ces mêmes structures pour agir sur celles-ci et la reproduction des systèmes sociaux résulte de cette interaction continuelle entre structures et agents. Selon Sjøvaag (2013, p 162), la théorie de Giddens permet ainsi de comprendre comment les journalistes reproduisent le système dont les règles et les ressources conditionnent leur pratique. Leur niveau d’autonomie reflète en somme leur capacité à utiliser les ressources à leur disposition pour « maintenir ou changer » les règles en place (2013, p. 162). Dans leur ouvrage classique abondamment cité, Hallin et Mancini (2004) avancent que l’autonomie professionnelle des journalistes est relativement forte au Canada, où la presse est par ailleurs jugée peu partisane et faiblement instrumentalisée. Pourtant, au cours des deux dernières décennies, le milieu journalistique canadien a été le théâtre de controverses concernant l’ingérence, réelle ou perçue, de propriétaires dans leurs médias pour faire connaître leurs préférences politiques ou idéologiques (Chin, 2015; Gingras, 2009; Mills, 2002; Newman, 1996; Poitras, 2014; Taras, 2001; Trimble et Sampert, 2004). La concentration de la propriété de la presse au Canada, dans un contexte de convergence, de transformation technologique et de crise des médias, minerait par ailleurs le pluralisme de l’information et la diversité du débat sociétal (Crowther, Thibault, Salamon et King, 2016; Goyette-Côté, Carbasse et George, 2012; George, 2015). Parallèlement, on assiste à une accélération du rythme de la production journalistique. Avec la révolution numérique, l’instantanéité devient la norme et une course à l’attention s’engage, alimentée par les données analytiques qui permettent d’identifier en temps réel les contenus les plus consultés en ligne (Tandoc, 2014; Tandoc et Thomas, 2015). Cette révolution numérique facilite en parallèle la désinformation à grande échelle, avec le partage des fausses nouvelles sur les médias sociaux où se créent des chambres d’écho propices à la polarisation politique (Sunstein, 2017), tout en compliquant la vérification des faits (Sauvageau et Thibault, 2018). En somme, dans un environnement en profonde reconfiguration, les journalistes canadiens jouiraient-ils d’une autonomie professionnelle plus limitée que ne le prétendent Hallin et Mancini (2004) et que le suggèrent les sondages réalisés auprès de journalistes canadiens ? Comme nous allons le voir, la compréhension du phénomène de l’autonomie journalistique dans un contexte canadien est encore imparfaite et cette réalité demande qu’on s’y attarde davantage. 1.2 L’autonomie des journalistes canadiens : un portrait incomplet La publication de l’enquête de Pritchard et Sauvageau, en 1999, a marqué le domaine de recherche sur le journalisme au Canada. En demandant aux répondants d’évaluer une série de quatorze énoncés détaillant différentes fonctions journalistiques, ils ont constaté que cinq d’entre elles se démarquaient : « rapporter fidèlement les faits, transmettre rapidement l’information, permettre aux gens ordinaires d’exprimer leurs points de vue, enquêter, analyser et interpréter les enjeux difficiles » (Pritchard et Sauvageau, 1999, p. 39). L’appui à ces fonctions était tel que les chercheurs ont conclu à l’existence d’un credo journalistique canadien, une conception partagée par les journalistes francophones et anglophones quant à leur profession (1999, p. 34-37). Pritchard et Sauvageau se sont également intéressés à
20 | Thibault, Brin, Hébert, Bastien et Gosselin Communiquer, 2020(29), 15-37 la question de l’autonomie journalistique et ils ont constaté l’importance accordée par les journalistes canadiens pour cet enjeu qui trônait en tête des « caractéristiques d’un emploi considérées comme “très importantes” » (1999, p. 98). Dans une recherche ultérieure, Pritchard et Bernier (2010) ont poursuivi cette réflexion sur l’autonomie journalistique, cette fois dans le contexte québécois. Pour ce faire, les chercheurs ont repris une question de l’enquête de Pritchard et Sauvageau de 1996 (publiée en 1999) dont les résultats n’avaient pas été divulgués (Bernier, 2008, p. 125). La question portait sur la latitude dont les journalistes disposent « dans le choix des angles qu’il faut privilégier dans le traitement d’un sujet » (Pritchard et Sauvageau, 1999, p. 132). Les chercheurs ont constaté peu de changements dans les réponses des journalistes québécois entre 1996 et 2007 (Pritchard et Bernier, 2010, p. 603). De fait, dans les deux sondages, 82 % d’entre eux disaient disposer de « beaucoup d’autonomie » ou d’une autonomie « à peu près complète » (2010, p. 603). Dans l’édition canadienne de la Worlds of Journalism Study, vaste enquête par sondage menée dans 67 pays, Rollwagen et collègues (2019) examinent l’autonomie de manière plus détaillée en s’intéressant aux influences politiques, organisationnelles, procédurales, économiques, personnelles et sociales pouvant affecter le travail journalistique. À la lumière des réponses des 352 journalistes canadiens sondés, les auteurs observent que les influences politiques et économiques sur leur travail sont considérées comme étant plutôt faibles (2019, p. 471). Même au plan organisationnel, l’influence perçue des propriétaires et des gestionnaires des entreprises de presse serait moindre que dans d’autres pays développés majoritairement anglophones, dont les États-Unis. C’est sur le plan procédural (éthique, contraintes de temps, accès à l’information, lois et règlements, etc.) que les influences sont perçues comme étant plus élevées (2019, p. 471). Ainsi, en dépit des mutations profondes du milieu médiatique depuis deux décennies, les auteurs constatent l’optimisme des journalistes canadiens qui se perçoivent comme étant relativement épargnés par les « influences politiques, commerciales et même managériales » (Rollwagen et al., 2019, p. 473; notre traduction). 1.3 Les types d’influences sur l’autonomie journalistique De nombreux chercheurs se sont attardés à modéliser et à classifier les différents facteurs susceptibles d’influencer le travail journalistique. L’une des propositions les plus connues est le modèle de la hiérarchie des influences de Shoemaker et Reese (1996). Ces chercheurs proposent de classer les facteurs influençant le contenu (et la pratique) journalistique selon cinq niveaux d’analyse : • un niveau individuel où l’influence des attitudes, le parcours et la formation des journalistes sont considérés; • un niveau appelé routines de travail où les contraintes technologiques, de temps et d’espace, les normes de la profession (etc.) sont examinées; • un niveau organisationnel où les politiques éditoriales, la propriété, les enjeux économiques de l’entreprise ou du conglomérat (etc.) sont contemplés; • un niveau extra-médiatique où les influences externes comme le gouvernement, les publicitaires, les relations publiques, les sources, les groupes d’intérêt et autres médias sont prises en compte; • et enfin, un niveau idéologique qui s’intéresse aux influences plus systémiques au sein de la société (Reese, 2001, p. 178-183; 2007, p. 35-38).
L’autonomie journalistique et ses limites : enquête pancanadienne auprès d’anciens praticiens | 21 Ainsi, dans le modèle de la hiérarchie des influences, différentes forces endogènes et exogènes sont à l’œuvre et influent sur les médias et leurs artisans (Shoemaker et Reese, 2014, p. 1-2)2. S’inspirant entre autres des travaux pionniers de Shoemaker et Reese, Reich et Hanitzsch (2013) proposent une modélisation des types d’influences sur l’autonomie journalistique. D’un point de vue objectif, les chercheurs avancent que l’autonomie journalistique est susceptible d’être affectée à trois niveaux : individuel, organisationnel et sociétal (2013, p. 138-40). En reprenant les constats d’une étude précédente menée par Hanitzsch et collègues (2010), ils suggèrent par ailleurs l’existence de : […] six domaines distincts d’influences perçues [par les journalistes] : les influences politiques (p. ex., gouvernement, politiciens, censure, etc.), les influences économiques (p. ex., prévisions de profits, publicité, pressions commerciales et études d’audience), les influences organisationnelles (p. ex., propriété, management, prise de position éditoriale), les influences procédurales (p. ex., routines journalistiques, échéances, ressources éditoriales), les influences professionnelles (p. ex., normes professionnelles, politiques rédactionnelles, lois sur les médias), et les groupes de référence (p. ex., compétiteurs, collègues dans d’autres médias, audiences, amis et famille) (Reich et Hanitzsch, 2013, p. 137; notre traduction). En s’intéressant aux différentes formes d’influences aux niveaux micro et macro, les propositions de ces auteurs offrent un cadre d’analyse utile dont nous nous sommes inspirés pour classifier et interpréter les différents thèmes ayant émané de l’analyse des entretiens. 2. Méthodologie Reich et Hanitzsch (2013) rappellent la nature essentiellement subjective et construite de la notion d’autonomie. Pour examiner ce phénomène et sa complexité, l’entretien de recherche semi-dirigé nous apparaissait mieux adapté que d’autres approches (comme le sondage avec des questions fermées et son traitement quantitatif) afin de cerner la manière dont les journalistes perçoivent leur autonomie. Nous avons cherché à créer des conditions favorables à la réflexivité et à l’autocritique des participants, malgré les limites inhérentes de l’entretien, notamment les biais de perception, les défaillances de la mémoire et le désir de se montrer sous son meilleur jour. Nous avons réalisé 31 entretiens en personne à Calgary, Edmonton, Halifax, Montréal, Québec, Regina et Winnipeg, et par téléphone avec des participants à Fredericton, Saint John, Hamilton, Ottawa, Toronto et Vancouver. La collecte de données a commencé en avril 2018 et s’est terminée en mars 2019, lorsque nous avons conclu à la saturation des données. Hormis quelques exceptions, nous avons interviewé d’anciens journalistes, pour la plupart récemment retraités ou ayant réduit l’intensité de leur activité professionnelle, l’objectif étant de parler avec des individus ayant pris un certain recul vis-à-vis de la pratique. Pour recruter les participants, nous avons contacté différents intervenants, incluant les présidents des tribunes de presse de différentes provinces, à qui nous avons demandé de nous référer à des journalistes reconnus dans leur milieu pour leurs réalisations et leur jugement. Nous avons tenté de recruter dans toutes les provinces en respectant un certain équilibre. Cela dit, nous avons rapidement constaté que plusieurs participants avaient pratiqué dans plus d’une province. Les tableaux 1 et 2 indiquent les différentes provinces (et territoires), ainsi que les types de médias où les participants ont travaillé durant leur carrière. 2. Shoemaker et Reese ont actualisé leur modèle dans une nouvelle édition de leur ouvrage en 2014.
22 | Thibault, Brin, Hébert, Bastien et Gosselin Communiquer, 2020(29), 15-37 Tableau 1. Nombre de participants ayant pratiqué dans chacune des provinces et territoires3 Colombie-Britannique 5 10,9% Alberta 6 13 % Saskatchewan 3 6,5 % Manitoba 3 6,5 % Ontario 10 21,7 % Québec 7 15,2 % Nouveau-Brunswick 7 15,2 % Nouvelle-Écosse 3 6,5 % Île-du-Prince-Édouard 1 2,2 % Terre-Neuve 0 0% Territoires du Nord-Ouest 1 2,2 % Yukon 0 0% Nunavut 0 0% Total 46 99,9 % Tableau 2. Nombre de participants ayant pratiqué dans chaque type de médias4 Radios / télévisions commerciales (marchés 8 11,1 % locaux, provinciaux et marché canadien) Radiodiffuseurs publics (marchés provinciaux et marché canadien) 12 16,7 % Médias écrits (hebdos et quotidiens locaux, communautaires) 10 13,9 % Médias écrits (tabloïds et grands formats, marchés 23 31,9 % locaux, provinciaux et marché canadien) Agence de presse (PC) 9 12,5 % Magazines (marchés provinciaux et marché canadien) 7 9,7 % Médias en ligne 3 4,2 % Total 72 100 % Plusieurs participants ont travaillé pour différentes entreprises de presse et propriétaires, et ont occupé divers postes au cours de leur carrière : journaliste, reporter spécialiste, réviseur, rédacteur5. Certains ont assumé des fonctions de direction : rédacteur en chef, directeur de rédaction, éditeur adjoint. Durant les entretiens, nous avons demandé aux 3. Certains participants ont travaillé dans plusieurs provinces ou territoires, ce qui explique que le total d’occurrences dans le Tableau 1 (46) surpasse le nombre de journalistes interrogés (31). Les pourcentages sont arrondis au dixième près dans les deux tableaux, ce qui explique pourquoi le total du Tableau 1 ne correspond pas à 100 %. 4. La catégorisation du Tableau 2 permet de comprendre l’expérience professionnelle des participants. Cela dit, avec la migration des contenus sur internet depuis quelques années, les frontières entre ces différents médias et pratiques s’estompent. De plus, comme pour le tableau précédent, le total d’occurrences surpasse le nombre de participants puisque certains journalistes ont travaillé dans plus d’un type de médias. 5. Le genre masculin est utilisé à titre épicène. Au total, 8 femmes et 23 hommes ont participé à l’étude. Compte tenu des critères de recrutement, il s’agit d’un échantillon plus âgé en général que l’ensemble des journalistes au Canada. Selon les données de l’Enquête nationale sur les ménages de Statistique Canada de 2016, l’âge médian des journalistes se situe entre 36 et 44 ans (calcul des auteurs).
L’autonomie journalistique et ses limites : enquête pancanadienne auprès d’anciens praticiens | 23 participants de nous présenter leur parcours professionnel, pour ensuite échanger sur la notion d’autonomie journalistique et leur perception quant aux enjeux pouvant l’affecter. Différentes réalités liées au contexte médiatique (concentration de la propriété de la presse, convergence médiatique, crise des médias, changements de propriétaire, etc.) ont aussi été discutées afin de savoir si celles-ci avaient affecté ou non leur pratique. Le phénomène de l’autocensure a été abordé en fin d’entretien. La durée moyenne des entretiens est d’une heure trente. Les enregistrements ont été transcrits, anonymisés et conservés dans des fichiers chiffrés. Nous avons retenu la méthode d’analyse thématique inspirée de Braun et Clarke (2006) et Paillé et Mucchielli (2016). Cette approche vise, dans un premier temps, à « dégager un portrait d’ensemble » des propos recueillis; elle permet « d’identifier, d’analyser et d’interpréter les configurations thématiques » présentes dans le corpus (Clarke et Braun, 2017, p. 297; notre traduction). Chaque entretien a été codé à l’aide du logiciel d’analyse qualitative NVivo. Après une première étape de codage « ouvert », en procédant par regroupements, nous avons déterminé les principaux thèmes en fonction de leur récurrence, de leur importance pour les participants, et de leur pertinence théorique. 3. Résultats En présentant le projet de recherche aux participants, nous avons partagé avec eux notre définition de l’autonomie journalistique (voir section 1.1). La plupart d’entre eux s’estimaient d’accord avec son contenu, mais ont jugé qu’elle correspondait davantage à un idéal qu’à la réalité. Les participants à cette enquête ont décrit différentes pressions avec lesquelles ils ont dû composer durant leur carrière. Leurs témoignages révèlent, en particulier, des influences à caractères politique, économique, procédural, organisationnel et professionnel, de même qu’un phénomène d’autocensure ayant affecté la pratique de plusieurs d’entre eux. 3.1 Les influences politiques Ces influences sont associées au « contexte politique » et ses acteurs tels que les partis politiques, élus, fonctionnaires, membres du gouvernement, entreprises privées, groupes d’intérêts, militaires, etc. (Hanitzsch et al., 2010, p. 14). Peu de journalistes interrogés dans le cadre de cette recherche ont été témoins d’influences directes exercées par des acteurs politiques sur leur organisation médiatique ou leur travail. Des journalistes promus gestionnaires ont néanmoins expliqué que ces pressions politiques auprès de la direction d’entreprises de presse étaient fréquentes, comme l’explique cet ancien directeur des nouvelles : « The complaints we got came from every direction. They didn’t just come from the NDP, they didn’t just come from the Liberals, they didn’t just come from the Conservatives. They came from everywhere » (Entretien-C6). Plus exposés que leurs collègues de la salle de rédaction, les cadres (éditeur, éditeur adjoint, rédacteur en chef, chefs de section, etc.) agiraient alors comme tampon (buffer) entre les acteurs politiques et les journalistes, comme de nombreux témoignages l’ont suggéré. Selon plusieurs participants, les pressions politiques sont surtout indirectes. Parmi celles-ci, le contrôle de l’information au sein de l’appareil gouvernemental est vu comme une atteinte sérieuse à l’autonomie journalistique dans le contexte canadien. Des participants ont notamment évoqué la « difficulté de percer la machine administrative », à accéder aux sources ou à obtenir réponse à leurs questions. On déplore aussi l’opacité des institutions et 6. Les témoignages des participants sont identifiés par une lettre de l’alphabet attribuée au hasard pour assurer la confidentialité des entretiens.
24 | Thibault, Brin, Hébert, Bastien et Gosselin Communiquer, 2020(29), 15-37 le fait que politiciens et fonctionnaires soient encadrés par les services de communication de l’appareil gouvernemental. L’emprise exercée par ces instances est vue comme une pression politique, comme l’avance une répondante : « The PR [public-relations] control is a form of political pressure » (Entretien-E). Ce contrôle de l’information se manifeste aussi par la maîtrise de la logique médiatique par les politiciens et leur personnel qui cherchent à l’utiliser à leur avantage afin de contraindre les journalistes à citer leurs propos tels quels, sans délai suffisant pour en vérifier l’exactitude : [...] les politiciens ont appris à merveille comment contrôler les journalistes. Ils savent ce que les journalistes veulent. [...] ils savent à quel moment faire une déclaration importante, au moment où tu n’auras pas le temps de contrevérifier, où tu es obligé d’aller en onde rapidement. Ils vont te donner juste le bon clip, juste la bonne longueur. Ils ont tous des coachs (Entretien-J). Dans le même esprit, certains estiment que les médias sociaux permettent aux acteurs politiques de contourner les journalistes et leurs rôles de gardiens de l’information (gatekeepers) et d’influenceurs de l’ordre des priorités du jour (agenda-setters). 3.2 Les influences économiques L’accroissement des pressions commerciales a des effets importants sur l’autonomie professionnelle des journalistes, selon plusieurs auteurs (Boczkowski, 2010; Cooper, 2005; Sjøvaag, 2013; Wadbring, 2013). D’autres soulignent que ces influences affectent la qualité et la diversité des contenus journalistiques (Hackett et Uzelman, 2003; McChesney, 2003; Picard, 2004). L’analyse des entretiens révèle des impressions partagées à ce sujet. Pour certains, la poursuite du profit par des entreprises de presse commerciales dans un contexte de concentration et de convergence médiatiques, avec la promotion croisée des contenus qui en découlent, n’est pas toujours compatible avec un journalisme de qualité à la défense de l’intérêt public. L’autonomie journalistique serait ainsi vue comme mieux protégée au sein de médias publics, plus à l’abri des forces du marché. Pour d’autres, un journalisme d’intérêt public est conciliable avec les impératifs commerciaux des médias privés. Tout dépendrait des intentions des propriétaires, de leurs moyens et du contexte. Or, la crise qui frappe les médias exacerbe ces pressions commerciales, selon de nombreux participants. Avec le déclin de l’industrie, des groupes de presse exsangues cherchent à maximiser les sources de revenus, comme le souligne un journaliste se remémorant avec dépit ses dernières années : « We started to do things that I think broke that trust with the public. We started to see advertisers being able to buy a complete wrap of our front page » (Entretien-B). Dans les petits marchés, les pressions commerciales d’annonceurs locaux (concessionnaire automobile, chaîne de restaurant, etc.) peuvent être particulièrement importantes. À l’interne, ces pressions sont généralement relayées directement à l’éditeur ou à son équipe de gestionnaires ou indirectement via les responsables de la publicité. Plus le client est important, plus son poids se fait sentir, comme l’ont souligné des journalistes ayant l’expérience de ces marchés : « If an advertiser phoned about something that they didn’t like […] that would filter to the news department, which was like four people, and the news director would say, you know, we can’t do this » (Entretien-C). Des participants déplorent enfin les transformations plus récentes de la production journalistique où la quête d’audience et la satisfaction des annonceurs semblent aller de pair. Encouragés à cumuler les clics, les « j’aime » et les partages sur les médias sociaux, les journalistes sont davantage exposés à ces impératifs de popularité et leur dimension commerciale – l’un des objectifs étant de générer du trafic (et des publicités) vers les plateformes numériques de leurs médias respectifs. Cette situation est vécue comme une
L’autonomie journalistique et ses limites : enquête pancanadienne auprès d’anciens praticiens | 25 érosion importante de l’indépendance journalistique, notamment parce qu’elle favoriserait le choix et le traitement de sujets consensuels qui ne serviraient pas nécessairement l’intérêt public. 3.3 Les influences procédurales Les influences procédurales découlent des contraintes matérielles, de temps et d’espace liées au milieu de travail et aux routines les régissant (Hanitzsch et al., 2010; p. 15; Reese, 2001, p. 180-81). La réduction des ressources, les changements technologiques et la contrainte de temps figurent parmi les contraintes procédurales les plus souvent mentionnées par les participants. Les pressions économiques auxquelles sont soumis les médias influencent leurs ressources humaines et matérielles. Voyant leurs revenus publicitaires fondre, les entreprises médiatiques procèdent à des coupes budgétaires et des réductions de personnel. Plusieurs regrettent une époque révolue où l’abondance de ressources leur permettait d’exercer efficacement leur métier. Avec des moyens diminués, les journalistes doivent revoir la manière de produire les nouvelles, ce qui réduit la diversité des perspectives : « […] you will often go to the easiest person or the person you have that ongoing contact relationship with because it’s harder to go and find a different voice because you’re constrained by time » (Entretien-W). La plupart des participants reconnaissent par ailleurs l’impact des changements technologiques sur leur pratique avec la multiplication des outils et plateformes de diffusion depuis l’arrivée d’internet et l’essor des médias sociaux. Ils divergent néanmoins d’avis quant à la nature de ces effets. Pour certains, ce nouveau contexte accroît la liberté des journalistes en facilitant leur travail et en réduisant les coûts. D’autres y voient au contraire plus d’éléments négatifs que positifs. Si ces nouvelles technologies offrent plus de flexibilité, elles accroissent par ricochet les exigences de production. Les journalistes doivent par conséquent produire une grande quantité de contenus sur différentes plateformes7 (radio, télé, internet), tout en étant actifs sur les médias sociaux : Si tu es journaliste à Radio-Canada et qu’on t’envoie sur un écrasement d’avion à Val-d’Or, on s’attend à ce que tu fasses la télé, la radio, juste là c’est une dizaine d’interventions par jour. On s’attend à ce que tu tweetes, à ce que tu ailles sur Facebook et Instagram et si tu as le temps à la fin de la journée d’écrire un blogue pour Radio-Canada. Ce n’est plus du journalisme, c’est de l’esclavage (Entretien-J). Cette multiplication des tâches amplifie la pression temporelle ressentie par les journalistes. De nombreux participants estiment avoir manqué de temps pour approfondir leurs sujets, confronter ou valider leurs sources ou encore présenter des points de vue alternatifs. 3.4 Les influences organisationnelles Les influences organisationnelles proviennent de différentes sources : elles peuvent découler des attentes de supérieurs hiérarchiques (gestionnaires, éditeurs, propriétaires), mais aussi émaner des routines qui régissent les salles de rédaction et, plus largement, l’entreprise médiatique (Hanitzsch et al., 2010, p. 15). Les propos recueillis témoignent d’un ensemble important et complexe de pressions perçues par les journalistes à cet égard. 7. Francoeur (2012) propose l’une des premières études détaillant les effets du journalisme multiplateforme dans un contexte canadien.
26 | Thibault, Brin, Hébert, Bastien et Gosselin Communiquer, 2020(29), 15-37 3.4.1 L’instrumentalisation perçue par les patrons de presse Plusieurs participants ont perçu une instrumentalisation de leur média au profit des intérêts de leurs patrons et leurs entreprises. La plupart de ces témoignages réfèrent aux entreprises de Conrad Black (Hollinger, 1986-20018), d’Israel « Izzy » Asper (Canwest Global, 1974- 2013), de Paul Godfrey (Postmedia Network, 2010 - présent) et des Irving (Brunswick News, 1998-présent) – des groupes dominants qui ont incarné la menace de la concentration de la propriété de la presse à différentes époques et dans différentes régions du pays. En 1996, le groupe Hollinger prend le contrôle d’un des plus grands acteurs de l’industrie de la presse écrite canadienne, la chaîne Southam, avec une vingtaine de journaux dont le Vancouver Sun, l’Edmonton Journal, le Calgary Herald, le Ottawa Citizen et la Montreal Gazette, pour lesquels plusieurs participants à cette enquête ont travaillé. Avec cette transaction, qui en faisait l’actionnaire majoritaire, Hollinger contrôlait alors 41,8 % des quotidiens canadiens, relançant le débat sur la concentration de la presse (Estok, 1996). Comme des observateurs l’ont noté à l’époque (Newman, 1996), cette acquisition et la création du National Post en 1998 ont été perçues par des ex-employés comme un effort de Black d’instrumentaliser ses médias pour défendre ses idées de droite. Si la position éditoriale est vue comme la prérogative du propriétaire, l’arrivée de Black a constitué un choc pour plusieurs journalistes qui avaient l’habitude d’une grande autonomie éditoriale sous le groupe Southam. Des ajustements auraient alors été faits pour refléter la sensibilité idéologique du nouveau propriétaire, non seulement dans les pages d’opinion, mais aussi dans le traitement de l’information, comme se remémore cet ancien cadre d’un grand quotidien de la chaîne : […] in the Conrad era, there were discussions with the editor about, okay, how do we play this phrase or story that previously, we probably wouldn’t have paid much attention to? So, we had to pay more attention to some right-wing sources. And we certainly brought in a couple of more conservative columnists (Entretien-CC). En 2000, Canwest, entreprise fondée par Israel Asper et détentrice de nombreuses stations de radio et de télévision au Canada, achète les journaux d’Hollinger et devient l’un des plus grands groupes médiatiques de l’histoire canadienne. Selon plusieurs interviewés, l’influence des patrons sur le contenu des quotidiens s’est accentuée à cette époque. On rappelle la production d’éditoriaux nationaux au siège de Canwest à Winnipeg et le fait qu’il n’était plus possible d’aborder certains sujets sensibles dans les pages d’opinion sans l’aval du siège social : « One was Israel and the other was the liberal government […] you couldn’t write about this. It was direct censorship » (Entretien-N). La politique éditoriale de Canwest a suscité à l’époque des inquiétudes au sein de salles de rédaction du groupe (Gazette Newsroom, 2001), en plus de la controverse suivant le congédiement de l’éditeur du Ottawa Citizen, Russell Mills, pour avoir critiqué en éditorial le premier ministre Jean Chrétien (voir Shade, 2005). Pour les Asper, cette politique éditoriale imposée à l’ensemble de leurs médias relevait de leur privilège comme propriétaires de disposer d’un espace pour exprimer leurs vues. Pour plusieurs participants, ces pratiques menaçaient non seulement la diversité des opinions, mais l’indépendance des salles de rédaction. Quelques mois plus tard, la politique a été écartée (voir Soderlund et Hildebrandt, 2005, p. 113-19). Alors que la crise des médias traditionnels s’amplifie, Canwest vend en 2010 ses journaux à Postmedia Network, un groupe de créanciers dirigé par Paul Godfrey. Des journalistes ayant vécu ce changement racontent une période difficile, en raison des compressions 8. Ces dates sont celles des premières acquisitions et des dernières ventes de journaux canadiens par l’entreprise. Voir Globe and Mail (2004/2018), « Black chronology », en ligne : https://www.theglobeandmail.com/report-on- business/black-chronology/article1125844/
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