Le son dans La bande dessinée - réprésentation et imagination de La dimension auditive
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Le son dans la bande dessinée – réprésentation et imagination de la dimension auditive Marco Pellitteri* Résumé: Cet essai offre une perspective générale des différentes manières dont la visualisation des sons peut se produire dans les récits de bd. Il discute des caractéristiques principales de la façon dont l’action combinée de signes visuels et de récits efficaces peuvent encourager l’imagination sonore des lecteurs à créer ou à recréer dans leur esprit des versions personnelles de sons censés être une partie vivante de l’expérience narrative. Mots clé: Son. Onomatopées. Lettrage. Introduction L ■ es bandes dessinées (bd) sont généralement conçues comme un médium purement visuel. Cependant, la plupart d’entre elles présentent égale- ment des symboles graphiques évoquant des sensations et des situa- tions liées aux quatre autres sens traditionnels. L’audition est le deuxième sens physiologique, par ordre d’importance, utilisé lors de la création et de la lectu- re de bd. Les bandes dessinées présentent, ou peuvent présenter, de nombreux signes et symboles visuels d’ordre sémiotique qui se réfèrent aux sons et aux bruits. Il y a, en outre, d’autres manières – plus subtilement narratives tout en restant intrinsèquement visuelles – par lesquelles les créateurs de bd suggèrent aux lecteurs que certains phénomènes auditifs se produisent dans l’histoire. Il y a deux façons d’exprimer la multi-sensorialité dans les bd. La première se rapporte à la diégèse: à ce qui se passe dans l’histoire et à la façon dont les des- sins, les conventions graphiques et la narration transmettent des déclencheurs visuels et/ou narratifs pour évoquer chez le lecteur des sensations internes ou des expériences passées. La seconde fait référence à la matérialité de la bd. Ian * Shanghai International Studies University, Xangai, China. E-mail: marco.pellitteri@gmail.com 69
MARCO PELLITTERI DOSSIÊ Hague (2012, 2013) a adopté cette deuxième approche, mais je choisis de l’écar- ter ici, convaincu que la première approche présente les implications multisen- sorielles les plus utiles à l’expression des idées que je développe ci-après1. Établir qu’un objet physique est lié aux sens va de soi. À l’inverse, établir une multidimensionnalité polysensorielle de la bd du point de vue diégétique et gra- phique déconstruit l’idée selon laquelle la bd est un médium uniquement « vi- suel ». Le pouvoir narratif de la bd consiste dans la capacité à suggérer, dans les mouvements mentaux du lecteur, des accélérations et des ralentissements liés au temps, des odeurs et des saveurs, des sensations tactiles. Cette capacité existe même à travers la technologie maigre de la page imprimée, qui héberge, au contraire, un médium riche et polyvalent. Une forme multi-médiale, multi-modale et multi-sensorielle Scott McCloud (1993, 2000, 2006), auteur de bd qui a expliqué ses opinions sur cette forme dans une trilogie d’œuvres, a affirmé que les bd sont un « sup- port mono-sensoriel » (MCCLOUD, 1993), soulignant l’aspect visuel. En re- vanche, les chercheurs spécialistes des médias qui étudient les bd ont convergé sur la manière dont celles-ci stimulent ou suggèrent une plus grande sensoria- lité (PELLITTERI, 1998, 2007; SABIN, 2000, p. 52; HAGUE, 2012, 2013). Ici comme dans mes études précédentes, je présente et théorise la bd comme un médium de masse, une forme d’art populaire et d’expression culturelle et une forme de narration. Ces trois niveaux de signification et structuration, im- briqués l’un dans l’autre, sont toujours présents dans les bd, mais à des degrés divers. En lien direct avec les suggestions sonores apportées par la conception graphique, les codes visuo-symboliques et la narration typique de ce médium, les bd relèvent pleinement du domaine de ce que Don Ihde a étudié comme étant « l’imagination auditive » (IHDE, 2003, p. 61). Les bd encouragent une lecture créative à travers les langages qui les com- posent. Ces langages sont multiples et forment ensemble un « super-langage » (PELLITTERI, 1998, 1999), un code mixte composé de plusieurs « co-langages », qui sont une caractéristique majeure (un proprium) de la bd. Ce code composite (voir aussi, sur ce sujet, COHN, 2013) combine des éléments iconiques avec des processus d’interprétation plus articulés, tels que des séquences d’images ex- ploitant des modalités de narration visuelle que les bd ont en commun avec le cinéma – disparitions en fondu, narration en parallèle, montage intégré et ainsi de suite (LACASSIN, 1972); des éléments de mise en scène théâtrale; des styles provenant de formes antérieures de représentation comme la xylographie, l’il- lustration grotesque et la caricature politique; et une articulation des cases entre elles qui suivent des tailles, formes, distributions et hiérarchies variés et qui donnent au lecteur des rythmes et des informations de lecture différents. Tout cela engendre, dans l’esprit du lecteur, une forte implication à plusieurs niveaux. En outre, comme le dit Charles Hatfield, ces niveaux peuvent être considé- rées comme un « art de la tension »: en parlant des pages de bd et des stimula- 1 Il y a certainement des situations tangentes, telles que (dans le domaine de l’imprimé) la possibilité de gadgets, d’instructions de lecture ou d’odeurs ajoutées; ou encore tels que (dans le domaine du numérique) des sons ou des animations. Mais tous ces artifices engendrent un glissement du médium bd vers autre chose: une « bd augmentée », si l’on peut dire; en tous cas plus une bd au sens où on l’entend habituellement. Sur cette approche, outre Hague (2013). Voir aussi McCloud (2000). 70 TODAS AS LETRAS, São Paulo, v. 21, n. 1, p. 69-99, jan./abr. 2019 http://dx.doi.org/10.5935/1980-6914/letras.v21n1p69-99
LE SON DANS LA BANDE DESSINÉE – RÉPRÉSENTATION ET IMAGINATION DE LA DIMENSION AUDITIVE DOSSIÊ tions que le plaisir de lire déclenche chez leur lecteur, la page « fonctionne à la fois en tant que séquence et en tant qu’objet, à voir et à lire de manière linéaire autant que non linéaire, de manière holistique » (HATFIELD, 2005, p. 32). Les trois strates de perception dans les bandes dessinées Les strates en question sont les trois types de perception sensorielle: spa- tiale, temporelle et physiologique. Cette dernière, notamment, comprend: la vue, l’ouïe, l’olfaction, le goût et le toucher. Strate de la compréhension spatiale. La perception physico-spatiale, par le lec- teur, des lieux/objets statiques ou dynamiques représentés dans les cases de bd n’est pas une question centrale dans notre discours sur la dimension auditive. Je ne traiterai donc pas de ce sujet (pour cela, voir LEFÈVRE, 2011; COOK, 2012). Je dois cependant au moins souligner que la façon dont les images sont présentées dans l’histoire d’une bd peut donner au lecteur des indications sur l’espace, les rapports spatiaux entre les objets, la perspective, l’orientation et, parfois même, du vertige (PELLITTERI, 1998, p. 21-87). Strate de la compréhension temporelle. En ce qui concerne la façon dont le temps est traité dans les bd (durée, vitesse, rythme, accélérations, ralentisse- ments, pauses et bonds chronologiques), le story-telling ou récit, qui est l’en- semble des modalités de narration verbo-visuelle utilisées dans une histoire (MCCLOUD, 2006), peut sensiblement modifier la perception du flux temporel, non seulement dans l’histoire fictive, mais aussi à l’extérieur, dans le monde réel. C’est-à-dire que le lecteur peut percevoir différemment les cadences et les durées grâce aux variations d’équilibre dans le temps diégétique et dans le rythme de lecture que les créateurs conçoivent intentionnellement: par exemple, si dans une page de bd nous voyons une case beaucoup plus grande que les autres, cet élément nous incitera à nous y attarder plus longtemps que sur les autres cases. Ce ralentissement, prévu et recherché par les créateurs de bd, peut être suivi d’une accélération grâce à une séquence de petites cases évo- quant une scène agitée; cette alternance détermine un rythme de lecture à géo- métrie variable, qui produit des modalités de réalisation et lecture tensive (BAR- BIERI, 1991). Strate de la sensorialité effective ou suggérée: les cinq sens dans les bandes dessinées. On regarde une bd avec les yeux. Mais l’audition est également en jeu: avec les textes dans les cartouches de légende et dans les bulles, et avec les onomatopées graphiques. Selon leur style, leur taille et leur couleur, ils sug- gèrent différentes sonorités, exhortant ainsi le lecteur à une formulation inté- rieure de sons particuliers. Le goût et l’olfaction, a priori hors de propos concernant l’expérience de lec- ture d’une œuvre de bd, peuvent être influencés par un processus de réminis- cence sensorielle, produit non seulement par le déroulement de l’histoire (ce qui serait, en principe, pas si éloigné de ce qui se passe dans la lecture d’un roman) mais aussi par des procédés purement graphiques comme la stylisation visuelle de l’air, des parfums et des températures. Le toucher est impliqué plus souvent qu’on ne le pense, en particulier dans les bd érotiques, à travers des processus de projection. Par exemple, les mains d’un personnage, dessinées de manière à ce qu’il touche un partenaire sexuel, « deviennent » en toute logique les mains du TODAS AS LETRAS, São Paulo, v. 21, n. 1, p. 69-99, jan./abr. 2019 71 http://dx.doi.org/10.5935/1980-6914/letras.v21n1p69-99
MARCO PELLITTERI DOSSIÊ lecteur: ainsi, des fantasmes sensoriels peuvent être impliqués, également grâce à des détails tels que le rendu des formes des corps (PELLITTERI, 2007, 2013). Une activation plus forte ou plus faible des sens/sensations du lecteur re- pose souvent sur le genre narratif. Notons que, dans tous les cas, la vue et l’ouïe sont toujours les sens les plus impliqués, en raison de la structure sémiotique intime des bd en tant que langage basé sur l’image. Imagination auditive dans les bandes dessinées: propos préliminaires De la vision du Son Il existe, dans la bd, une différence fondamentale entre les signes graphiques destinés à raconter et à décrire des éléments visuels et ceux concernant les phé- nomènes sonores. Les premiers, à bien des égards, sont issus des déformations optiques introduites par les dessinateurs de bd depuis le début du XXe siècle comme conséquence de l’invention de la photographie et, plus tard, du cinéma. Pensons par exemple à une photo présentant une image floue ou d’autres effets visuels et cinétiques dus à la durée d’exposition du film: au fil du temps, les dessinateurs ont reproduit, imité ou se sont inspirés de tels effets, en créant progressivement des versions originales de ces concepts visuels et en les adap- tant à la bd (IMAGE [&] NARRATIVE, 2015). Sur le plan sensoriel, un paradoxe peut être signalé dans le contraste entre la caractéristique visuelle d’une onomatopée graphique et la sonorité de son sens, le bruit interne que les lecteurs construisent dans leur esprit, instruits et guidés par le rendu graphique de ce bruit. Quand on regarde les lettres simples qui, assemblées, forment un mot ou un mot onomatopéique, en le déchiffrant et en lui donnant un sens, nous « lisons un son ». Ainsi, le mot | maison |, c’est- à-dire la séquence des lettres et les phonèmes associés | m |, | a |, | i |, | s |, | o |, | n |, nous suggère inévitablement le concept correspondant et une ou plusieurs images mentales d’une maison (ECO, 1984a). Mais dans un album de bd ou dans un comic book, il y a en plus. C’est un personnage de l’histoire, ou le narrateur, qui prononce le mot | maison |, donc le lecteur est invité à penser aussi à une voix, à un accent et à une intonation: à des variables inten- sives, suggérées par des variables extensives. Dans les bd, le lettering ou lettrage est probablement la variable extensive la plus influente dans la définition d’une voix ou d’une « atmosphère sonore », mais – curieusement – elle est aussi la moins exploitée. Habituellement, à la fois dans les cartouches de légende et dans les bulles, la police (font) utilisée est en ma- juscule (j’en reparle plus en bas). Le texte écrit est ainsi facilement lisible, mais impersonnel et ne permet pas de différencier les voix supposées des person- nages. En d’autres termes, le lettrage dans les bd ne fait pas grand usage de styles calligraphiques ou de polices typographiques variées. La raison générale- ment exprimée par les professionnels des bd est qu’un lettrage uniforme donne une unité et une propreté à la composition globale. Néanmoins, les lecteurs peuvent parfois apprécier des bd dans lesquelles la conversation de personnages particuliers est connotée avec un type de police spécifique, telle que la caroline médiévale, un alphabet gothique etc., afin de recréer des atmosphères narra- tives, tout au long desquelles les lecteurs peuvent constituer, dans leur esprit, 72 TODAS AS LETRAS, São Paulo, v. 21, n. 1, p. 69-99, jan./abr. 2019 http://dx.doi.org/10.5935/1980-6914/letras.v21n1p69-99
LE SON DANS LA BANDE DESSINÉE – RÉPRÉSENTATION ET IMAGINATION DE LA DIMENSION AUDITIVE DOSSIÊ des voix et des timbres particuliers, ou même des effets auditifs (échos, par exemple). Pour faire passer l’idée qu’un personnage raconte son histoire à la première personne, les lettreurs utilisent parfois une police calligraphique ou un style de police manuscrite qui suggère que ce texte doit être lu mentalement avec la voix imaginée du personnage qui a composé ces lignes. Dans d’autres cas, la police utilisée est une simulation de lettres dactylographiées, pour donner l’idée de textes provenant de documents officiels ou d’articles de presse; dans le cas d’un robot ou d’un ordinateur, les lettreurs utilisent plutôt des polices destinées à suggérer l’usage d’une technologie du futur etc. Mais le lettrage dans la bd ne doit pas nécessairement « parler »: il n’est pas obligatoire que les polices suggèrent explicitement une correspondance auditive. C’est précisément là que l’imagination auditive intervient: les lecteurs s’en- gagent, en appréciant un récit, dans la formulation des voix internes imagi- naires de tous les personnages de l’histoire. Ce qui est propre à la bd, toutefois, c’est que l’imagination auditive ne provient pas du texte alphabétique conçu comme une suite conventionnelle de symboles qui ont une signification linguis- tique (comme dans un roman), elle provient ou peut provenir des symbolismes graphiques et de la narration visuelle. De l’écoute du Silence Lorsque nous lisons une bd, nous sommes censés plonger en partie dans sa dimension diégétique. C’est donc aux éléments graphiques d’influencer les lec- teurs pour qu’ils puissent comprendre non seulement une onomatopée visuelle, comme | ka-boom | qui indique « explosion », mais aussi que c’est un type spé- cifique d’explosion: on peut en déduire qu’elle est divisée en deux sons, le pre- mier étant plus court et puissant, le second ayant une tonalité différente et plus longue. C’est le « travail » du lecteur de spécifier dans son esprit les bruits qu’il veut entendre, en les extrayant de son catalogue personnel de bruits issus de ses expériences passées. Mais un album ou une bd peuvent être ce qu’ils sont sans le moindre besoin de textes. Un exemple célèbre est celui de la page 23 de The Dark Knight Re- turns de Frank Miller (DC Comics, 1986), dans laquelle nous autres lecteurs voyons le meurtre des parents du jeune Bruce Wayne par un voleur dans une ruelle de Gotham City et aucun mot ou son n’est affiché2. Les bd sans mots ont été introduites au début du XXe siècle. Je me limiterai ici à n’en donner qu’un seul exemple, une bd d’une page de Raymond de la Né- zière (1904) (SAUSVERD, 2009a). On y voit deux écoliers s’amusant avec un phonographe: les enfants enregistrent dans l’appareil une leçon d’école qui sera récitée plus tard devant le professeur, émettant les voix enregistrées dans le but de le duper. Il n’y a pas d’indicateur de ces voix et de ces sons, mais nous pou- vons imaginer qu’ils sont présents à partir des actions des personnages. 2 DC Comics n’a pas répondu à ma réquête de permission de réproduire l’image. Mais les lecteurs peuvent examiner cette célèbre séquence au lien: https://bigother.com/2010/03/15/reading-frank-millers-batman-the-dark-knight-returns-part-3/page-23-2. TODAS AS LETRAS, São Paulo, v. 21, n. 1, p. 69-99, jan./abr. 2019 73 http://dx.doi.org/10.5935/1980-6914/letras.v21n1p69-99
MARCO PELLITTERI DOSSIÊ Figure 1 – Raymond de la Nézière, La Leçon dans le Phonographe, 1904 Un art narratif graphique qui n’utilise pas les mots est le roman sans parole ou le roman gravé sur bois, inauguré par Frans Masereel (1919) avec ses 25 images de la passion d’un homme. Celui-ci et les nombreux autres qui ont suivi, de Masereel et d’autres artistes tels que Lynd Ward ou Otto Nückel, ont été des tentatives de construire des contes longs et dramatiques dont le récit se dérou- lait sans parole. Plutôt que des séquences, les illustrations de ces contes sont organisées en moments, montrant un récit cohérent. Des artistes à l’œuvre de nos jours tels que Eric Drooker, Thomas Ott, Peter Kuper et Shaun Tan ont marché dans les pas de ces premiers auteurs de romans sans parole3. 3 Parmi les œuvres des auteurs mentionnés: Drooker (1992), Ott (1997), Kuper (2003) et Tan (2007). Sur les romans sans mot, cf. Beronä (2008) et Tosti (2016, p. 504-521). 74 TODAS AS LETRAS, São Paulo, v. 21, n. 1, p. 69-99, jan./abr. 2019 http://dx.doi.org/10.5935/1980-6914/letras.v21n1p69-99
LE SON DANS LA BANDE DESSINÉE – RÉPRÉSENTATION ET IMAGINATION DE LA DIMENSION AUDITIVE DOSSIÊ Figure 2 – Une planche de Frans Masereel, 25 images de la passion d’un homme, 1919 Sur le lettrage des bandes dessinées Remarques générales Le lettrage trouve ses origines dans le domaine de la calligraphie et est deve- nu plus tard un métier graphique dont les applications couvrent une grande variété de domaines (BRINGHURST, 1992; TINSLEY, 1999, p. 39-76; STAR- KINGS; ROSHELL, 2003; CHIARELLO; KLEIN, 2004, p. 82-141; PELLITTERI, 2012, p. 263-265). Les lettreurs véhiculent des caractéristiques spécifiques du sens suggéré du texte en utilisant une diversité de moyens graphiques. Comme nous l’avons vu aussi, il a toujours été plus facile pour les dessina- teurs ou les lettreurs d’écrire en majuscules. Quelques exceptions existent, par exemple les albums Tintin d’Hergé (1929-1975). De manière générale, les carac- tères en italique et en minuscules sont utilisés dans les albums pour trans- mettre des nuances spécifiques: par exemple, une manière élégante et calme de parler; utilisés systématiquement, ils donnent à l’histoire un charme plus litté- raire, comme dans Blake et Mortimer (1946-1990) d’Edgar P. Jacobs. L’imagina- tion auditive est impliquée ici parce qu’un lettrage élégant utilisé, par exemple, pour un lord britannique, suggère que l’élocution et l’attitude du personnage peuvent être altières: le lecteur sera invité à lui conférer un certain accent et des manières raffinées. Le lettrage peut également consister, encore aujourd’hui, dans la création de nouvelles formes et codes sémiotiques pour les bulles de textes: il est toujours possible d’innover dans leurs fonctions. Les principaux contributeurs à l’inno- vation dans ce domaine sont le regretté maître de la bd Will Eisner ainsi que Dave Sim, Todd Klein (EISNER, 1985; THOMAS, 2000) et quelques grands ar- tistes japonais tels que le défunt Osamu Tezuka ou encore Sanpei Shirato4. 4 Des catalogues et analyses des bruits et des sons dans les bd et les manga, ainsi que leurs visualisations, se trouvent dans Khordoc (2001), Pollmann (2001), Posocco (2005), Covey (2006) et Petersen (2009). TODAS AS LETRAS, São Paulo, v. 21, n. 1, p. 69-99, jan./abr. 2019 75 http://dx.doi.org/10.5935/1980-6914/letras.v21n1p69-99
MARCO PELLITTERI DOSSIÊ Le lettrage, des premières bandes dessinées aux bandes dessinées contemporaines La présence de textes dans des compositions figuratives remonte au XVe siècle, sous forme de phylactère. Les étapes de développement dans l’utilisation de phylactères et de phrases écrites montre les canaux historiques qui ont mené aux modalités actuelles d’insertion de textes verbaux dans des contextes ico- niques; à partir de la fin du XIXe siècle, des versions révisées des phylactères, devenues des bulles de textes, devinrent l’outil de transmission des messages verbaux ou des pensées dans les bd. Avec le développement des caricatures po- litiques en Grande-Bretagne, l’usage des bulles et du lettrage dans les dessins humoristiques et satiriques est devenu familier du public et a constitué une base sur laquelle les artistes ultérieurs, dans d’autres pays européens égale- ment, ont commencé à mélanger des illustrations avec divers types de textes alphabétiques (KUNZLE, 1973; CASTELLI, 2006). Des exemples notables viennent non seulement de la Grande-Bretagne, mais aussi des États-Unis et de Suisse (COUPERIE, 1968, p. 7-33). En d’autres termes, le texte verbal a commencé très tôt à être couplé aux dessins; dans un premier temps, en tant que co-présence dans des zones contiguës de l’illustration; plus tard, dans une association plus étroite. Aux débuts du médium bd dans son sens moderne et au cours des décennies jusqu’aux années 1940 (BECKER, 1959, p. 1-53), le lettrage était effectué par les dessinateurs eux-mêmes ou, dans le cas des auteurs les plus productifs et célèbres, par un assistant. C’est à partir des années 1940 qu’une division du travail a été développée au sein des studios et agences de bd (MCCLOUD, 2006, p. 128-57, 184-211). Bulle (ou ballon) de textes Au cours des dernières années, les chercheurs internationaux ont convergé vers l’idée que la définition des bd repose sur d’autres éléments structurels que la bulle (FORCEVILLE et al., 2010). Il est utile de fournir une série d’exemples de la façon dont elles véhiculent des indices auditifs. Clarifions d’abord une distinction entre bulle de textes et bulle de paroles. Les bulles de paroles renvoient aux dialogues parlés provenant de personnages qui sont « en scène »; elles sont un sous-groupe des bulles de textes. « Bulle de textes », en règle générale, désigne toute bulle contenant des mots – parmi les- quels figurent, par exemple, des pensées ou des sources artificielles de sons. Les lecteurs déduisent facilement, à la forme de leur contour, quels sont les diffé- rents types de bulles. Aujourd’hui, la bulle et le texte qu’elle contient sont considérés par beaucoup comme quelque chose de « naturel » dans la bd. Cependant, cette notion doit être profondément repensée. Le prédécesseur des actuels bulles de texte et car- touches de légende est, comme vu précédemment, le phylactère.5 Une étude de l’historien belge Thierry Smolderen (2006) analyse les étapes qui ont conduit les bulles à être utilisées comme un outil directement associé aux personnages qui parlent. Il s’avère que ces dispositifs étaient étrangers à la bd en tant que lan- 5 En 1868, Baudelaire décrivit comme un vieux procédé l’utilisation de ce qu’il appelait, en référence au caricaturiste français Grandville, les banderoles parlantes (BAUDELAIRE, 1868, p. 411). 76 TODAS AS LETRAS, São Paulo, v. 21, n. 1, p. 69-99, jan./abr. 2019 http://dx.doi.org/10.5935/1980-6914/letras.v21n1p69-99
LE SON DANS LA BANDE DESSINÉE – RÉPRÉSENTATION ET IMAGINATION DE LA DIMENSION AUDITIVE DOSSIÊ gage: ils ne communiquaient au lecteur aucun son possible ou aucune idée de son, mais seulement des textes abstraits, non sonores. Même les premiers maîtres de la bd et des illustrateurs de renom du XIXe siècle, comme Töpffer, Cham, Gustave Doré et Casimiro Teja (GADDUCCI, 2006) ont rarement fait usage de ce procédé graphique. Ainsi, en un sens, la plupart des premières bd ne possédaient pas ce mélange de texte verbal et de texte iconique, qui est une caractéristique fréquente de la bd contemporaine. Dans les premières bd européennes, par exemple, l’utilisation des bulles était souvent maladroite, mais toujours intéressante et très efficace, en suggérant la nature auditive du texte qu’elles contiennent. Dans une histoire d’une page de l’artiste français Benjamin Rabier (1907), les bulles provenant d’un phonographe sont présentées comme de « nuages sonores » moelleux plutôt que comme des récipients symboliques de textes verbaux, et l’effet général pour le lecteur est assez intrigant (SAUSVERD, 2009b). Figure 3 – Benjamin Rabier, Le Phono-Piège, 1907 Dans une autre proto-bd française, les bulles sont absentes et le dialogue entre deux utilisateurs précoces du téléphone est rendu à travers des textes présentés presque comme des ondes sonores. Cette page d’Albert Guillaume de 1894 s’articule en neuf cases dont trois, la colonne centrale, ne montrent que les mots prononcés par les deux personnages principaux au cours de leur conver- sation: de tels textes fluctuent à l’intérieur des cases et sont reliés par contiguï- té avec les appareils respectifs, lesquels sont pratiquement accrochés aux contours de division des cases. TODAS AS LETRAS, São Paulo, v. 21, n. 1, p. 69-99, jan./abr. 2019 77 http://dx.doi.org/10.5935/1980-6914/letras.v21n1p69-99
MARCO PELLITTERI DOSSIÊ Figure 4 – Albert Guillaume, Les Perfidies du Téléphone, 1894 Peu à peu, cependant, les bulles ont, d’une façon générale, commencé à jouer le rôle de voix et de sons diégétiques. Le mot est devenu un élément clé pour créer chez le lecteur le sentiment que l’histoire se déroule au fil du temps. Le temps de lecture lui-même a donné aux événements dans les cases une durée de narration réaliste. Pour que cela se produise, les lecteurs ne devaient pas reconstituer dans leur esprit une abstraction muette de ces textes, mais de- vaient plutôt inventer des voix et des expressions pour donner de la crédibilité à ce qu’ils voyaient et aux personnages. L’apport créatif des bulles de textes « fournit des informations sur ou amé- liore 1. la manière de parler; 2. le sujet du discours; et/ou 3. l’identité du locu- teur. Il existe un continuum allant des utilisations complètement convention- nelles aux utilisations hautement créatives des variables que sont les bulles » (FORCEVILLE, 2013, p. 268). Les bulles de bd, tout comme les cartouches de légende, ne sont guère exploités dans une perspective auditive: les textes qu’ils contiennent sont presque toujours « neutres », à l’exception de certains mots saisis en gras. La ponctuation est, par contre, largement utilisée: notamment dans les bd humoristiques, les phrases se terminent souvent par un point d’ex- clamation, pour souligner un ton amusant et/ou énergique. Même sans tenir compte de la possibilité que les textes contenus dans les bulles soient rendus par des polices ou des tailles différentes. Une façon très commune de suggérer différents styles de conversation, des énergies, des volumes et des attitudes di- vers, tient dans les formes des bulles: les lecteurs considèrent généralement que les bulles hérissées de pointes aiguës sont des « bulles de cris » et que les bulles 78 TODAS AS LETRAS, São Paulo, v. 21, n. 1, p. 69-99, jan./abr. 2019 http://dx.doi.org/10.5935/1980-6914/letras.v21n1p69-99
LE SON DANS LA BANDE DESSINÉE – RÉPRÉSENTATION ET IMAGINATION DE LA DIMENSION AUDITIVE DOSSIÊ à contour en pointillés signifient que le personnage associé murmure ou ba- varde, selon la situation narrative. Onomatopées graphiques: l’expression visuelle des bruits dans les bandes dessinées Les onomatopées ont été prises en compte, cataloguées et étudiées dans de nombreux travaux universitaires européens, en particulier depuis les années 1970, au cours d’un boom de l’analyse structuraliste (NENCIONI, 1971), inspiré par l’essai précurseur d’Umberto Eco « Lettura di Steve Canyon » (ECO, 1964). Encore aujourd’hui, les linguistes européens qui apprécient aussi la bd comme sujet d’étude réalisent des enquêtes approfondies sur les onomatopées verbales et visuelles dans les bd (p. ex. PIETRINI, 2009; FRANCESCHI, 2009; GADDUCCI; TAVOSANIS, 2009). Le rôle des onomatopées pour l’imagination auditive dans les bandes dessinées Les onomatopées des bd peuvent être de trois types: 1. les vocalisations pro- venant des personnages et généralement (mais pas toujours) placées à l’inté- rieur des bulles de textes en tant que textes verbaux; cependant, dans ce cas, nous ne parlons pas d’onomatopées visuelles mais d’onomatopées verbales; 2. effets sonores/de bruit, rendus visuellement sous la forme d’un « logo » en lettres, ou d’une « étiquette » apparaissant comme des éléments distincts dans la case ou entre les cases; et 3. dans certains cas, des onomatopées visuelles qui sont des cases en forme de mot, à l’intérieur desquelles l’action se déroule; par exemple une explosion dessinée et décrite à l’intérieur d’une case Boom en forme de logo/d’étiquette, ou Blam etc. À cette fin, la délimitation des différentes catégories d’onomatopées dans les bd « signale une différenciation interne au sein de l’industrie de la bd quant à la nature du son représenté graphiquement et parle peut-être aux limites du rendu des phénomènes auditifs dans des médias non auditifs » (GUYNES, 2014, p. 61). Cette notion s’étend aux onomatopées conçues comme des imitations ou des suggestions de bruits naturels, et ici le discours devient encore plus pertinent par rapport à la notion de son et d’imagination. En soi, les onomatopées sont des approximations symboliques des bruits et des sons naturels: bien qu’il n’y ait pas de correspondance directe entre les mots ou les combinaisons de lettres comme | boom |, | pow |, | ka-blam | ou d’autres et le bruit réel d’une explo- sion, les lecteurs sont à même de reconstituer dans leurs propres pensées des versions personnelles de ces sons, en faisant référence à des expériences pas- sées et à d’autres médias où ces sons sont effectivement entendus. Les lecteurs ont une liberté et une variété infinies de choix à l’intérieur du champ séman- tique général d’une onomatopée donnée. Alors que le mot écrit | Boom | est le même pour tout le monde, chaque lecteur est en mesure de, et encouragé à, recomposer dans son esprit (ou, pour des lecteurs plus jeunes et proactifs, peut-être même à reproduire avec leur propre bouche), le bruit spécifique qui est à son avis le bon pour cette occasion particulière. Il est donc plus facile de s’ac- corder sur le fait que les onomatopées dans les bd « créent un intérieur animé pour que l’histoire y soit vivante », un « espace pour que le sens s’y accroisse » (PETERSEN, 2009, p. 165). TODAS AS LETRAS, São Paulo, v. 21, n. 1, p. 69-99, jan./abr. 2019 79 http://dx.doi.org/10.5935/1980-6914/letras.v21n1p69-99
MARCO PELLITTERI DOSSIÊ Grands bruits, petits bruits, effets sonores génériques Dans I linguaggi del fumetto, Daniele Barbieri (1991, p. 173-174) appelle les onomatopées visuelles des bd des « grands bruits ». Les grands bruits sont des phénomènes tels que les explosions déjà mentionnées ou d’autres sons tels que, par exemple, le crissement soudain et prolongé de pneus sur l’asphalte d’une route pendant une poursuite. Dans ces cas, le mot/son onomatopéique, en an- glais, sera un screech classique ou de nouveaux sons inventés par les auteurs pour l’occasion, comme skreeeeeeee dans Sin City de Frank Miller (1991)6. Cette relation variable entre le son et les onomatopées visuelles produisent des com- binaisons infinies, comme vu précédemment. Dans la bd humoristique (par exemple, dans la tradition remarquable des bd de Disney faites en Italie), le son d’une pile d’assiettes que les mains de Donald Duck laissent se briser bruyam- ment au sol pourrait ressembler à sbadabumpumcrash!: dans ce cas, le lecteur est informé que le bruit est prolongé et formé de plusieurs étapes successives; les lecteurs ont donc, pour consigne de former dans leur esprit, un son proba- blement drôle, composite et assourdissant7. Outre les grands bruits, les textes de cartouches de légende et les bulles de texte, de nombreuses bd produisent également des effets destinés à représenter des sons particuliers tels que des tonalités musicales ou mélodies, bourdonne- ments, bredouillements, par exemple. Je vais mettre l’accent sur la musique plus bas, dans une section dédiée. Les bruits de fond et les effets sonores sont communiqués au lecteur de deux façons: la première est un moyen direct et consiste en de petites onomatopées graphiques, uniques ou répétées; elles sont généralement placées au milieu ou au bas d’une case. La seconde, indirecte, est un dispositif purement diégétique: aucun élément graphique n’est affiché pour indiquer le bruit, la case est muette, ou bien présente des symboles graphiques ou des motifs qui ne sont pas sous forme de mots alphabétiques. Un vent qui souffle, un tic-tac d’horloge, un grincement de porte sont autant d’éléments d’une certaine importance pour une scène, et une telle scène ne doit pas néces- sairement comporter des onomatopées graphiques: des bruits peuvent égale- ment être suggérés, comme nous l’avons vu précédemment, en termes diégé- tiques et à travers des symboles graphiques qui peuvent grosso modo se rattacher au domaine de l’alphabet. Les bd japonaises présentent souvent des déclencheurs graphiques aux sug- gestions synesthésiques. Dans Video Girl Ai de Mazakazu Katsura, l’imagination intra-diégétique du protagoniste, un adolescent, se présente souvent sous la forme de symboles typographiques ou calligraphiques et de métaphores vi- suelles: un sentiment de doute est exprimé par un arrière-plan rempli de points d’interrogation; une bulle de pensée, avec des considérations sur la possibilité de rencontrer à la piscine une jolie fille dont il est tombé amoureux, possède un contour complexe, agrémenté de nombreuses petites bulles, symbolisant l’en- thousiasme suscité par l’éventuel événement; et une case montrant la visualisa- tion, dans l’esprit du garçon, de la fille qui porte son maillot de bain moulant, est agrémentée d’un arrière-plan montrant un soleil stylisé avec des rayons, ce 6 Les lecteurs peuvent vérifier et examiner cette onomatopée au lien suivant: Ebaumsworld.com/pictures/sin-city-the-hard-goo- dbye-episode-7/81114520 (page 2 sur 8). 7 Dans de tels cas, la multimédialité, les possibilités multi-sensorielles et l’imagination auditive des bd se mêlent à une certaine intertextualité, en ce que les lecteurs possèdent peut-être des souvenirs personnels, en tant que spectateurs de cinéma ou de télévision, de courts métrages d’animation classiques de Disney dans lesquels Donald Duck a des ennuis et où l’issue de sa négli- gence est un dégât majeur pour les objets: cela se produit, par exemple, dans Cured Duck (7’, 1945, de Jack King). 80 TODAS AS LETRAS, São Paulo, v. 21, n. 1, p. 69-99, jan./abr. 2019 http://dx.doi.org/10.5935/1980-6914/letras.v21n1p69-99
LE SON DANS LA BANDE DESSINÉE – RÉPRÉSENTATION ET IMAGINATION DE LA DIMENSION AUDITIVE DOSSIÊ qui représente l’excitation réelle du garçon. Si le lecteur devient complice de fa- çon proactive avec le but de l’histoire, il sera amené à imaginer une pluralité de petits effets sonores de courte durée qui serviront de commentaire auditif au développement du récit: halètements répétés de surprise, bruits légers de pe- tites bulles d’eau ou de savon qui explosent, note de trompette affirmée ou « ta- daa! » générique correspondant à la case contenant la fille et l’arrière-plan enso- leillé. Le choix, bien sûr, dépend toujours du lecteur. Figure 5 – Masakazu Katsura, Den’ei Shōjo (titre international: Video Girl Ai), page 22 du premier volume de l’édition américaine la plus récente. Avec l’aimable autorisation de: VIZ Media. VIDEO GIRL AI © 1989 by Masakazu Katsura/ SHUEISHA Inc. Il existe toutefois des moyens plus subtils de suggérer des bruits de fond ou des sonorités d’atmosphère. Je traiterai de ces alternatives dans la section finale. Les onomatopées dans les bandes dessinées « de frontière » Je voudrais souligner deux manières particulières dont les onomatopées co- miques ont été utilisées dans des œuvres d’art liées à la musique et qui peuvent, jusqu’à un certain point, être qualifiées de « quasi-bd ». Manifestement, les lan- gages et conventions graphiques des bd ont été utilisés dans de nombreux médias: cinéma, télévision, design et publicité, animation, affichage public et, récemment, internet et la messagerie instantanée numérique. Mais ici, je ne parlerai que de la façon dont les bd ont été utilisées pour exprimer la musique et le bruit dans l’art contemporain. Par conséquent, cette digression peut être lue comme un petit corollaire à la section suivante sur la musique. TODAS AS LETRAS, São Paulo, v. 21, n. 1, p. 69-99, jan./abr. 2019 81 http://dx.doi.org/10.5935/1980-6914/letras.v21n1p69-99
MARCO PELLITTERI DOSSIÊ Dans certains mouvements artistiques de la seconde moitié du XXe siècle, inspirés de mouvements historiques avant-gardistes tels que le Futurisme et le Surréalisme, certains artistes ont tenté de développer de nouvelles manières d’écrire la musique, pour transformer le temps musical en figuration. Ces expé- rimentations se sont croisées avec les bd (TORELLI LANDINI, 2012). Tel est le cas, par exemple, de Telephone Blues Opera K. 731 (1974), de Luciano Ori: une partition musicale dans laquelle des bulles de textes et des onomatopées gra- phiques apparaissent littéralement issues du groupe de musiciens, sous forme de commentaires bruyants sur la partition principale8. Plus convaincant, cependant, se trouve être le cas de Stripsody per voce sola (BERBERIAN, 1967), une composition de 1966 de la chanteuse mezzo-soprano Cathy Berberian: une performance basée sur la reproduction vocale des onoma- topées (LINDEKENS, 1976). Cette performance artistique a inspiré deux ou- vrages visuels: l’un d’Eugenio Carmi, la même année; l’autre de Roberto Zama- rin, en 19679. Les travaux graphiques de Carmi et Zamarin ont pour but de restituer, à travers des compositions conceptuelles géométriques, la puissance auditive des onomatopées comiques (GARBUGLIA, 2011)10. Figure 6 – Eugenio Carmi, rendus graphiques de Stripsody per voce sola (‘Strip- sodie pour soliste’) de Cathy Berberian, 1966. Avec l’aimable autorisation de l’Eugenio Carmi Archive 8 Les lecteurs peuvent examiner les ouvrages d’Eugenio Carmi, y compris le travail cité ici, à ce lien: http://continuo-docs.tumblr. com/post/17886579731/imaginary-music-scores-by-visual-poet-and. 9 Les lecteurs peuvent facilement consulter par eux-mêmes plusieurs pages du travail graphique de Zamarin ici: https://musicomix. wordpress.com/stripsody. 10 Un enregistrement de l’une des performances de Stripsody se trouve, par exemple, ici: https://youtu.be/rmOwX1xTAak. Pour un examen plus approfondi de Stripsody et des travaux de Carmi et Zamarin, voir: https://musicomix.wordpress.com/stripsody. 82 TODAS AS LETRAS, São Paulo, v. 21, n. 1, p. 69-99, jan./abr. 2019 http://dx.doi.org/10.5935/1980-6914/letras.v21n1p69-99
LE SON DANS LA BANDE DESSINÉE – RÉPRÉSENTATION ET IMAGINATION DE LA DIMENSION AUDITIVE DOSSIÊ Figure 7 – Eugenio Carmi, rendus graphiques de Stripsody per voce sola (‘Strip- sodie pour soliste’) de Cathy Berberian, 1966. Avec l’aimable autorisation de l’Eugenio Carmi Archive Voyons maintenant comment les vraies bd traitent de cet aspect du son et de l’imagination. La musique dans les bandes dessinées Selon Richard Wagner et son idée d’un Gesamtkunstwerk, une « œuvre d’art total » pourrait unifier toutes les formes d’expression en une seule (dans le cas de Wagner, le théâtre; cf. WAGNER, 1849). Les bd, comme j’ai essayé de le montrer, peuvent être conçues comme un médium complet dans lequel plusieurs couches de communication et de sensorialité peuvent converger dans l’esprit d’un lecteur créatif et coopératif. En un sens, nous pouvons donc dire que les bd peuvent également être conçues comme une forme d’expression « totale » capable d’impli- quer le lecteur dans des expériences répétées de lecture synesthésique. La synesthésie, dans le cas de la musique dans les bd, implique l’affichage de symboles musicaux, de paroles de chansons, de partitions et/ou de situations narratives dans lesquelles les personnages sont clairement engagés dans une activité musicale. Le célèbre auteur de bd Chris Ware, ainsi que son collègue Craig Thompson, ont présenté leurs points de vue sur le sujet (IRVING, 2012; SANTIROSI, 2012). Selon les deux artistes, les bd sont comme une partition musicale, les dessins sont les notes et il appartient au lecteur de décider du rythme: les artistes ne fournissent que les indices. Comme la musique est rythmique et prosodique, il est important de prendre en compte l’apparition de vers et de strophes dans les premières bd, le plus sou- TODAS AS LETRAS, São Paulo, v. 21, n. 1, p. 69-99, jan./abr. 2019 83 http://dx.doi.org/10.5935/1980-6914/letras.v21n1p69-99
MARCO PELLITTERI DOSSIÊ vent en rimes: dans Töppfer, Doré ou dans des magazines historiques comme la revue italienne Corriere dei Piccoli (1908-1995) et la revue espagnole Dominguín (1915-1916). Figure 8 – Première page du premier numéro italien de Corriere dei Piccoli (‘La Gazette des Petits’), 27 Décembre 1908; le supplément hebdomadaire pour en- fants du quotidien Corriere della Sera Figure 9 – Première page du premier numéro de l’hebdomadaire espagnol Do- minguín, 12 Décembre 1915 84 TODAS AS LETRAS, São Paulo, v. 21, n. 1, p. 69-99, jan./abr. 2019 http://dx.doi.org/10.5935/1980-6914/letras.v21n1p69-99
LE SON DANS LA BANDE DESSINÉE – RÉPRÉSENTATION ET IMAGINATION DE LA DIMENSION AUDITIVE DOSSIÊ La principale raison des vers rimés comme commentaire narratif d’histoires illustrées, ou de bd publiées à profusion dans les magazines précités, était le contrôle du potentiel culturellement subversif de cette forme de narration vi- suelle alors nouvelle et perçue comme dangereuse pour les enfants (DETTI, 1984). Une autre raison, plus subtile, était l’intention d’introduire une articu- lation rythmique, auditive et vocale, afin de subordonner quelque peu le plaisir procuré par les images à la lecture littéraire (TOSTI, 2016, p. 543-58). En fait, la présence de strophes de rimes encourage à lire avec un rythme, donnant à l’expérience de lecture une cadence au flux de notre voix interne déclamant les versets. Les musiciens et les partitions sont apparus dans les pré-bd, les proto-bd et les premières bd à maintes reprises. Je limiterai les nombreux exemples à seu- lement quelques-uns: une page du conte illustré de Gustave Doré Des-agré- ments d’un voyage d’agrément (1851), la planche unique Une Valse de Jean- Jacques Grandville (1840) et le Der Virtuos de Wilhelm Busch (1865). Dans la composition de Grandville, nous voyons des musiciens anthropomorphisés: les notes sont des petits hommes qui jouent/se battent sur et à travers la partition et donnent un rythme musical particulier à l’ensemble de la situation. Ceci fut source d’inspiration pour la page de Des-agréments de Doré dans laquelle plu- sieurs références à la musique et aux partitions apparaissent. En ce qui concerne Der Virtuos de Busch, on y voit l’exécution d’un morceau musical par un pia- niste: chaque illustration de la composition possède un « titre » spécifique qui constitue les indications relatives à l’exécution du morceau par le pianiste, ce qui crée un contrepoint humoristique entre les vignettes d’orientation écrites et les expressions faciales et mouvements de corps exagérés des deux personnages sur scène (RIES et al., 2007). De plus, la vivacité de la scène et la « matérialité » de la musique sont rendues visuellement par les notes musicales mouvantes, issues de la partition. Figure 10 – Gustave Doré, Des-agréments d’un voyage d’agréments, 1851 TODAS AS LETRAS, São Paulo, v. 21, n. 1, p. 69-99, jan./abr. 2019 85 http://dx.doi.org/10.5935/1980-6914/letras.v21n1p69-99
MARCO PELLITTERI DOSSIÊ Figure 11 – Jean-Jacques Grandville, Une valse, 1840 Figure 12 – Wilhelm Busch, Der Virtuos (‘Le Virtuose’), 1865 86 TODAS AS LETRAS, São Paulo, v. 21, n. 1, p. 69-99, jan./abr. 2019 http://dx.doi.org/10.5935/1980-6914/letras.v21n1p69-99
LE SON DANS LA BANDE DESSINÉE – RÉPRÉSENTATION ET IMAGINATION DE LA DIMENSION AUDITIVE DOSSIÊ Dans l’histoire de l’art séquentiel, certains ont tenté de traduire en dessins le rythme, la mélodie et le dynamisme d’une partition représentant une danse. Un cas surprenant se trouve être celui de l’artiste française Valentine Gross-Hugo. En mai 1913, la partition de Igor Stravinskij Le Sacre du Printemps, ainsi que les chorégraphies de Vaclav Nižinskij, ont été accueillies avec frénésie au Théâtre des Champs-Élysées à Paris. La même année, Gross-Hugo a dessiné un en- semble de dessins sous forme d’annotations liées aux chorégraphies mises en scène par le célèbre danseur russe. Dans cette série de dessins, nous voyons des esquisses des mouvements du danseur accompagnant des morceaux de la par- tition, avec des musiciens, des notes etc. On peut voir ici la tentative de synchro- niser les morceaux de musique affichés avec la chorégraphie, de manière à gui- der les lecteurs dans la façon d’imaginer la musique dans leur esprit, tout en visualisant les mouvements du danseur. Le style de dessin utilisé est, en quelque sorte, lui aussi musical: Gross-Hugo a choisi, avec beaucoup d’intuition, de donner vie au danseur par des lignes ondulantes, fines et entrelacées qui rap- pellent beaucoup le style calligraphique utilisé pour écrire les différents élé- ments d’une partition (clefs, notes etc.)11. Figure 13 – Valentine Gross Hugo, Le sacre du Printemps, 1913 11 On peut trouver des exemples similaires chez Edvard Munch (Tingeltangel, 1895), Pablo Picasso (la couverture de la partition du Ragtime de Stravinskij, 1918-1919) ou la caricature faite par Jean Cocteau de Stravinskij lui-même jouant Ragtime au piano. TODAS AS LETRAS, São Paulo, v. 21, n. 1, p. 69-99, jan./abr. 2019 87 http://dx.doi.org/10.5935/1980-6914/letras.v21n1p69-99
MARCO PELLITTERI DOSSIÊ Ceux-ci, cependant, ne sont que des exemples isolés de dessins uniques, réalisés par des artistes peu impliqués dans le monde des bd. À cette fin, j’ai également sélectionné quelques exemples destinés à sensibiliser le lecteur à la complexité et à la richesse des combinaisons possibles entre la musique et la bd. Dans les bd modernes et contemporaines, les introductions de musique dans les cases et dans l’histoire se produisent principalement à deux niveaux: elles peuvent fonctionner comme bande son extra-diégétique, comme tel est le cas ha- bituellement au cinéma; ou comme bande son intra-diégétique, quand ce sont les personnages qui chantent ou jouent, ou quand, en tant que lecteurs, nous savons par le récit que, dans telle scène, de la musique est présente, car les auteurs nous ont donné des indications ou des informations explicites à cette fin. Dans le nu- méro 36 (Diritto e rovescio) de la série Ken Parker (1977-2015) de Giancarlo Berar- di et Ivo Milazzo (1981); dans Cages (1990-1996) de Dave McKean; ou dans Valen- tina (1965-1995) de Guido Crepax; ou dans Billie Holiday et d’autres histoires sur le jazz de Carlos Sampayo et José Muñoz (1993); dans tous ces exemples, la mu- sique est protagoniste ou bien possède un rôle important pour un ou plusieurs personnages, donnant à l’ensemble une « ambiance sonore » destinée à plonger le lecteur dans une atmosphère musicale (MASSARUTTO, 2011). Cependant, profiter pleinement de la présence de la musique dans les bd re- pose sur un point fondamental, qui est que lorsque des indices ou des partitions d’une chanson ou d’une musique sont donnés au lecteur, le lecteur doit savoir de quoi parle cette musique: connaît-il la mélodie de cette chanson particulière? Est-il capable de lire effectivement la partition si des musiciens avec des notes etc. se trouvent affichés? Sans une prise en compte de ces difficultés potentielles, l’intégration de la musique dans les bd pourrait se révéler presque vaine. En ce sens, les créateurs de bd adoptent deux stratégies principales: 1. Ils ont recours à des compositions qu’ils sont convaincus que leurs lecteurs connaîtront; en d’autres termes, les créateurs de bd veulent partager avec leurs lecteurs une culture et une expérience communes afin de créer plus d’empathie entre eux et le récit; 2. Les créateurs de bd n’affichent pas de partition spécifique et ne men- tionnent pas explicitement les chansons ou la musique que les lecteurs sont censés connaître, mais créent plutôt une atmosphère générale ou donnent aux lecteurs des indications sur le type de musique jouée de manière intra-diégétique dans certaines scènes de l’histoire. Le but est, dans ce cas, de laisser les lec- teurs décider de cette musique intra-diégétique (cf. aussi MASSARUTTO, 2011, p. 127-148). Voyons comment ces deux stratégies sont mises en œuvre. En ce qui concerne la première stratégie, un bon exemple est Delitto al cine- club (1990) de l’artiste italienne Cinzia Leone, dans lequel on voit Rita Hayworth dans Gilda (de Charles Vidor 1946), dans la scène où elle chante12 Put the Blame on Mame. Leone utilise des images du film en tant que cases et ajoute des bulles de paroles; elle insère également, dans la partie supérieure de la page, la parti- tion de la chanson. La présence des musiciens est purement décorative, car le lecteur cultivé est censé partager avec l’auteur la connaissance de la mélodie ainsi que celle du film, même s’il n’est pas capable de lire les partitions. Dans les cases inférieures, seules les images du film sont affichées, sans aucun signe supplémentaire: le lecteur connaît déjà l’exercice et peut continuer à imaginer la fin de la chanson et les applaudissements du public sans difficulté. 12 Par souci de précision, la voix n’était pas celle de Hayworth: la chanson était interprétée par Anita Ellis. 88 TODAS AS LETRAS, São Paulo, v. 21, n. 1, p. 69-99, jan./abr. 2019 http://dx.doi.org/10.5935/1980-6914/letras.v21n1p69-99
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