L'effet d'intensification lié à l'emploi de la locution and even en anglais contemporain

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L’effet d’intensification lié à l’emploi de la locution
                        and even en anglais contemporain

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0. OBSERVATIONS INTRODUCTIVES ET QUESTIONNEMENT1

   La combinaison des marqueurs and et even permet, en anglais contemporain,
de relier au moins2 deux termes ou syntagmes, tout en commentant l’élément
introduit. En raison de ce rôle de lien commentatif, elle semble emblématique du
fonctionnement de nombreux marqueurs ou locutions ayant un rôle de connexion,
ce rôle étant ici intraphrastique3. De fait, nous allons tâcher de caractériser
précisément cette séquence, en examinant corrélativement les catégories
auxquelles elle appartient. En premier lieu, notons que la séquence and even
introduit une précision concernant le statut du segment introduit, tout en prenant
appui sur le segment qui vient d’être formulé. Le segment droit semble ainsi plus
remarquable que le précédent. Dès l’énoncé de la séquence en question, il est en
outre possible d’anticiper le type d’orientation argumentative du segment
introduit. Ce phénomène semble attribuable à un procédé spécifique
d’intensification qui sera examiné en détail, et qui peut d’ores et déjà être illustré
par les exemples suivants. Nous avons délibérément remplacé le second segment
par la lettre Y:
    (1) You want the world to see what's going on and must therefore attract the press
        and even Y. (BNC ADK 401) 4

    (2) Political institutions, such as parties, may share in and even Y that mediatory
        role. (BNC HTF 1075)

    (3) If I may speak in a spirit of complaint, David, I might point out that it's easy for
        you to talk and even Y. (BNC CKC 666)


  Université Toulouse II., Courriel : blandine.pennec@univ-tlse2.fr.
1
  Tous nos remerciements vont aux relecteurs de cet article pour leurs précieuses
suggestions.
2
  Dans certains cas, and even relie des éléments eux-mêmes formés par coordination, cf.
ex. (1’). De fait, plus de deux éléments sont en jeu.
3
  Terme employé notamment par Deléchelle (1993), afin de faire référence aux
connexions établies à l’intérieur du cadre de la phrase.
4 Dans l’ensemble des exemples, afin de favoriser le repérage des éléments à l’étude, le

relateur and even figure en gras et les termes reliés en italiques.

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Dans chacun des cas, il semble possible de prévoir, non pas les termes exacts du
segment Y, mais le type d’éléments concernés. Autrement dit, il est possible de
cerner la classe paradigmatique5 d’éléments mis en jeu, de même que d’envisager
le type de catégorie sémantique6 concernée. Ainsi, en (1), nous imaginons
aisément que le segment introduit sera un substantif référant à des médias, qui
seront d’une façon ou d’une autre plus remarquables que la presse. C’est en fait
l’orientation argumentative du segment (qui, en raison de la présence de and
even, semble «en dire plus») qui nous permet de prévoir le type d’éléments
concernés. En (2), l’élément Y peut également être anticipé, en tant que verbe
appréciatif connoté positivement, et davantage encore que share in. Cette
orientation du segment droit, en l’occurrence une orientation majorante, est
encore une fois rendue prévisible en raison de la présence de and even. En (3), il
est envisageable que le segment Y corresponde à un syntagme adjectival
exprimant une qualité allant dans la même direction que easy mais présentant un
degré plus élevé, cette orientation attendue tenant vraisemblablement, ici aussi, à
la présence de and even. Ces prévisions se confirment à la lecture des énoncés
complets :
      (1’)    You want the world to see what's going on and must therefore attract the
             press and even radio and television. (BNC ADK 401)
      (2’)   Political institutions, such as parties, may share in and even legitimize that
             mediatory role. (BNC HTF 1075)
      (3’)   If I may speak in a spirit of complaint, David, I might point out that it's easy
             for you to talk and even easier to talk tough. (BNC CKC 666)

   Suite à ces observations, il semble donc que les éléments introduits par la
séquence and even se présentent dans un rapport de gradation par rapport aux
précédents, ce phénomène étant précisément lié à l’emploi de la séquence and
even. La gradation est définie par le Grand Robert comme une progression par
degrés successifs, le plus souvent ascendants. Dans le cas présent, l’orientation
semble, non seulement ascendante, mais également corrélée à un gain de force
argumentative. Ce phénomène donnerait lieu à une valeur d’intensification du
segment introduit (relativement au segment précédent). De façon classique, si
l’on se base sur les dictionnaires, l’intensification peut en effet se définir comme
un gain de force ou de puissance, définition sur laquelle nous reviendrons afin de
la préciser. Dans les exemples non manipulés, le segment droit semble ainsi
pouvoir être placé un cran plus haut sur une certaine échelle, que nous tâcherons
de décrire. De fait, nous nous poserons la série de questions suivantes :

5 La classe paradigmatique est entendue comme l’ensemble des éléments pouvant prendre

place à un certain endroit de la chaîne parlée ou énoncée. L’axe paradigmatique peut en
effet être pensé comme un axe vertical de type taxinomique.
6 La catégorie ou classe sémantique est entendue comme un ensemble de mots partageant

certaines propriétés sémantiques. Il s’agit de termes pouvant, le plus souvent, être
regroupés sous un même hyperonyme.

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- Quel est, sur les plans syntaxique et discursif, le statut de la séquence and
even ? Peut-on parler de connecteur ? Dans quelle mesure peut-on la classer
parmi les marqueurs pragmatiques ?
- Quel est exactement le modus operandi de la séquence and even ? Par quel
biais permet-elle d’anticiper l’orientation argumentative ainsi que certains traits
sémantiques du second segment ?
- D’autre part, nous avons émis l’hypothèse que l’orientation argumentative en
question était corrélée à un effet d’intensification. Comment peut-on définir plus
précisément ce phénomène et en rendre compte dans les cas d’emploi de and
even ? Nous discuterons à cette occasion du caractère intrinsèquement gradable
ou non des éléments reliés.
- Quel est, par ailleurs, le rôle précis joué par les différents marqueurs au sein de
la séquence ? Comment expliquer l’effet d’intensification qui résulte de leur
interaction ?
- Enfin, comment caractériser le lien qui s’établit entre l’emploi de cette séquence
et l’interprétation des éléments lexicaux qui l’encadrent ? Peut-on formaliser le
mécanisme interprétatif à l’œuvre lors de l’emploi de and even ?
   L’étude s’inscrit dans un cadre principalement énonciatif, et se fonde sur des
exemples authentiques issus du BNC7 ainsi que du COCA8. Nous regroupons ici
anglais britannique et anglais américain, dans la mesure où la locution examinée
ne donne pas lieu à des différences d’emploi notables entre ces variétés
d’anglais9. Nous évoluerons essentiellement dans le cadre de la Théorie des
Opérations Énonciatives pour plusieurs raisons. D’une part, elle permet de ne pas
séparer les dimensions syntaxique et sémantique, et offre la possibilité de les
relier au plan pragmatique10. D’autre part, nous chercherons à déterminer la
valeur fondamentale sous-tendant l’emploi de la séquence and even et permettant
d’expliquer la diversité de ses réalisations en contexte. Nous tâcherons, plus
précisément, de la décrire en termes d’opération effectuée par le sujet
énonciateur (ce dernier étant considéré comme une instance productrice de
repérages). Par ailleurs, la Théorie des Opérations Énonciatives donne une
grande place à la notion d’ajustement, qui nous servira ici. Cette notion est sous-
tendue par une vision de la langue selon laquelle les énonciateurs procèdent à des
régulations de leurs propres productions : «la relation entre sujets énonciateurs
entraîne un ajustement complexe, parce que nous ne fonctionnons pas comme des
machines pré-réglées et synchronisées, qui auraient en commun un stock de
représentations fixes. Bref, il n’y a ni pré- réglage, ni harmonie pré-établie»
(Culioli : 1999 : 91). C’est selon une telle conception de la langue que nous
allons mener l’examen de la séquence and even.

7 British National Corpus, corpus d’anglais britannique de 100 millions de mots.
8 Corpus of Contemporary American English, corpus d’anglais américain de 450 millions
de mots.
9 En termes de distribution, on note d’ailleurs que, selon le COCA comme selon le BNC,

la séquence and even s’emploie prioritairement dans des magazines, puis en contexte
académique.
10 Au sujet de la Théorie des Opérations Enonciatives, Mélis (2012) propose même de la

considérer comme une pragmatique intégrée.

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1. STATUT DE AND EVEN
1.1. Un rôle de locution connective
   La séquence and even, dans les emplois examinés ci-dessus, autrement dit
lorsqu’elle joue un rôle le relateur, peut être considérée comme une locution, si
l’on s’en réfère à la définition fournie par Huddleston & Pullum (2002 : 3), selon
qui une locution est une séquence composée d’au moins deux termes et ayant un
sens qui lui est propre11. Cet emploi, dans lequel les marqueurs sont associés
pour former un tout, est à distinguer d’autres cas de figure, dans lesquels and et
even conservent chacun leur autonomie. Ainsi, on distingue les deux
configurations suivantes :
      (4)      Both men in repose looked austere and even severe.
               (BNC, L. Andrews, Hospital Circles, 1986)
      (5)      He was close to tears when he started to read a statement in which he opened
               his heart as never before. And even as he began, a top executive from
               Renault-Williams tried to persuade him not to go through with it.
               (BNC, The Daily Mirror, 1985-1994)12
En (4), comme dans les exemples examinés plus haut, and et even sont
étroitement associés. Ils forment un bloc indissociable, et c’est précisément leur
association qui relie les termes environnants. On peut schématiser la
configuration de la façon suivante :
 X [and even] Y.
En (5), en revanche, la configuration est très différente : and sert en effet à
coordonner la phrase d’accueil à la phrase précédente, tandis que even porte sur
le circonstant qui le suit. On peut schématiser la configuration de la façon
suivante :
Phrase 1. And [even + circonstant] + suite de phrase 2.
Dans l’emploi qui nous intéresse ici, autrement dit celui représenté en (4),
l’association étroite des marqueurs joue un rôle équivalent à celui d’une unique
partie de discours, ce qui s’avère conforme au fonctionnement des locutions. En
l’occurrence, l’on peut parler de locution grammaticale. Mejri (2005 : 183 ss.)
rappelle, de fait, que le figement ne se limite pas au lexique, bien au contraire : il
a quasiment le monopole de la grammaticalisation. Mejri montre en outre que les
locutions font partie de la catégorie des séquences présentant un certain degré de
figement. L’auteur précise qu’il existe, non pas un niveau unique et absolu de
figement, mais que ce phénomène est relatif, et se mesure en termes de degrés.
Gross (1996) signale par ailleurs que le figement peut être d’ordre purement
linguistique, en cas d’opacité sémantique notamment ; il peut également s’agir
d’un figement d’utilisation, lorsqu’il n’y a pas d’opacité. Dans le cas présent, le
degré de figement reste modéré et il s’agit d’un figement d’utilisation, car le sens
de cette séquence n’est pas opaque. Cela dit, bien qu’il n’y ait pas d’opacité, le

11
     “Items with special meanings that consist of more than one word”.
12   Seul and figure en gras dans (5), car lui seul joue le rôle de relateur dans cet exemple.

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sens de chacun des marqueurs se trouve spécifié lors de leur association. C’est ce
qui sera montré par la suite, au moment de l’analyse des composants de cette
séquence. L’association de and et even est en outre stabilisée : elle possède un
caractère reproductif13 ce qui est un argument supplémentaire en faveur de
l’identification d’une locution. Par ailleurs, la séquence ne donne lieu qu’à un
nombre de commutations limité14, ce qui est également une caractéristique des
locutions. L’interaction de and et even possède enfin une fonction en propre, en
l’occurrence celle d’un joncteur complexe. L’association de and et even peut en
effet être considérée comme ayant un rôle de liaison, car elle connecte
syntaxiquement deux constituants en apportant des informations – en termes de
gradation – sur la nature de cette relation. Est-ce à dire que l’on peut parler de
connecteur ?
   Comme le souligne Deléchelle (1993 : 173-194), le terme connecteur permet
de regrouper des marqueurs de catégories diverses. Le plus souvent, il permet
d’englober des coordonnants, des subordonnants ainsi que des adverbes
connecteurs. Ces derniers se distinguent d’autres adverbes par le fait qu’il s’agit
de «signes de linéarisation du discours, de l’agencement du dire», qui expriment
«une relation spécifique entre les deux constituants linguistiques qu’ils ont pour
fonction de conjoindre» (Guimier, 1988 : 267). Les relations en question sont
bien entendu extrêmement diverses, ainsi que le rappelle Lenker (2010). Les
connecteurs expriment ainsi des relations temporelles, spatiales, évidentielles,
logiques, des relations concernant plus précisément l’agencement du dit, ou
encore des commentaires sur le dire. Lenker rappelle (2010 : 110) que de
nombreux connecteurs ont une origine spatiale ou temporelle15, ces deux
domaines fournissant aisément des outils servant, par analogie, à comprendre et
décrire d’autres domaines plus abstraits. L’auteure rejoint en ce sens les travaux
de Lakoff et Johnson (1980 : 17). De manière plus systématique, il importe de
souligner que ce sont des processus de grammaticalisation (autrement dit, une
perte de sens lexical, au profit d’un statut de mot outil16) qui sous-tendent
l’utilisation de certains mots ou expressions en tant que connecteurs.
   C’est dans la catégorie des marqueurs exprimant des relations abstraites, et
jouant plus précisément un rôle sur le plan de l’agencement du dire que la
séquence and even peut être intégrée. Chacun des marqueurs qui la composent a
vraisemblablement lui-même connu un processus de grammaticalisation. And
provient du vieil anglais, qui présentait plusieurs formes : and et ond, d’une part

13 Il s’agit d’une suite reproduite dans l’acte de communication sous une forme donnée.
14 Du point de vue des commutations, on peut citer la possibilité d’employer or à la place
de and (or even), de même que d’employer also à la place de even (and also). Les
commutations
15
                 sont donc restreintes.
    Exemples de connecteurs ayant une origine spatiale : besides, furthermore, anyway.
Exemples de connecteurs ayant une origine temporelle : after all, now, when all is said
and
16
      done.
    La grammaticalisation peut en outre être définie comme un processus diachronique
transformant un mot purement lexical en un morphème grammatical. Ce processus
implique une perte de sémantisme, au profit d’un gain de sens procédural.

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(avec originellement le sens de againt, fronting) 17 et end d’autre part (avec le
sens de boundary, vicinity). S’il a déjà en vieil anglais des emplois en tant que
conjonction, il se caractérise également par des emplois en tant que préposition.
Il est en outre apparenté à des formes anciennes (notamment en latin, grec et
sanscrit) marquant l’opposition, la juxtaposition ou l’antithèse18, et son sens a
donc été rendu plus abstrait et plus opérationnel, afin de relier des notions et
propositions19. Concernant even, il provient de l’adjectif efn en vieil-anglais20 qui
signifiait «lisse», «égal». La séquence and even, quant à elle, fait son apparition
au XIVème siècle, selon l’Oxford English Dictionary21.
   D’un point de vue synchronique, la séquence est formellement composée d’une
conjonction de coordination ainsi que d’un adverbe permettant de signaler la
relation spécifique établie entre les unités reliées. Cela étant, conformément au
fonctionnement des locutions, la séquence joue le rôle fonctionnel d’un seul
élément, en l’occurrence celui d’un joncteur et, plus précisément, d’un
coordonnant. On note toutefois que la locution relie principalement des unités
intraphrastiques, et notamment des syntagmes, dans l’emploi qui nous intéresse
ici22. Force est de constater que Deléchelle emploie essentiellement le terme
connecteur pour des marqueurs jouant un rôle sur le plan transphrastique
(autrement dit, reliant deux phrases distinctes), ou encore sur le plan
interpropositionnel (reliant deux propositions à l’intérieur d’une même phrase).
Or ici, nous avons affaire à un relateur syntagmatique. Il est vrai que certaines
définitions larges des connecteurs, et notamment celle de Pottier (1962 : 128-
129), lui-même cité par Touratier (2001), incluent des éléments jouant un rôle au
niveau intraphrastique23. Nous préférerons toutefois, à l’instar de ce qui a été
retenu par Guimier (2000) pour les relateurs intraphrastiques, parler de marqueur
de connexion dans le cas de la séquence and even.
   L’examen des connecteurs et des marqueurs de connexion s’avère inséparable
de la notion de cohésion, dont l’étude a principalement été initiée par des travaux
en linguistique fonctionnaliste, et plus précisément ceux de Halliday et Hasan
(1976). Les travaux de ces auteurs ont mis en lumière le rôle capital des

17 Selon l’Oxford English Dictionary (OED) ainsi que le Chambers Dictionary of

Etymology.
18 L’OED précise : «from the idea of opposition, juxtaposition or antithesis, the word was

used to express the mutual relations of notions and propositions».
19 Il semblerait ainsi que le processus de grammaticalisation proprement dit ait été

antérieur au stade du vieil-anglais, même si la restriction d’emplois observée par la suite
vers 700 (le passage d’un emploi prépositionnel ou conjonctif à un emploi conjonctif
simple) va également dans le sens d’une plus grammaticalisation plus importante.
20 Efn a également donné lieu, en vieil-anglais, au verbe efan, signifiant «niveler», et dont
dérive le verbe even en anglais moderne.
21 L’étude étant essentiellement synchronique, nous ne développons pas davantage ces

considérations diachroniques, mais l’analyse plus précise de ces processus, notamment
sous l’angle d’une grammaticalisation, resterait à mener.
22 Il arrive parfois que la séquence soit précédée d’un point, mais relie malgré tout des

syntagmes.
23 L’approche de Pottier intègre notamment la catégorie des prépositions à la classe des

connecteurs, dans la mesure où elles sont considérées comme des mots relationnels.

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conjonctions dans la construction des unités supra-phrastiques notamment. Leur
rôle est ainsi présenté comme étant un outil de cohésion par excellence, en
complément des paramètres intonatifs, des anaphores et substitutions, ainsi que
des procédés de reformulation. La catégorisation des procédés de cohésion
établie par Halliday et Hasan met ainsi l’accent sur des phénomènes discursifs se
manifestant sous la forme de liens cohésifs (cohesive ties). Il semble que le
phénomène de cohésion puisse toutefois emprunter des moyens de connexion au
sens plus large, dépassant la nomenclature de Halliday et Hasan. Les outils
concernés peuvent, selon Rossette (2007 : 11-43), se situer aussi bien au niveau
transphrastique qu’au niveau intraphrastique. Nous adoptons nous aussi ce point
de vue plus englobant concernant l’étendue des outils de cohésion. Parallèlement
aux travaux des fonctionnalistes, Ducrot et Anscombre (1983) mettent au point
leur Théorie de l’Argumentation. Cette notion d’argumentation permet d’apporter
un éclairage nouveau à l’étude des connecteurs, et semble applicable également
aux marqueurs de connexion. Dans un tel cadre, les connecteurs ne sont pas
seulement considérés sous l’angle de leur rôle de ligateurs, mais l’accent est mis
sur le rôle sémantique de ces éléments. En outre, les connecteurs ne relient pas
seulement les contenus propositionnels de deux phrases, mais également les
conclusions argumentatives auxquelles on peut avoir accès. Cette dimension
argumentative, dans le cadre de l’analyse de and even, constituera bien entendu
un angle de l’analyse. Parallèlement à de tels travaux, l’Ecole de Genève a
apporté sa contribution sur le rôle des connecteurs en tant qu’outils liant des
unités textuelles ou conversationnelles (Roulet : 1985). Le cadre établi par ce
groupe de chercheurs postule que les conversations peuvent être représentées en
unités de différents niveaux hiérarchiques. Le rôle des connecteurs, à l’intérieur
de ce cadre, est de signaler les relations entre les différents constituants
discursifs. Nous verrons que l’établissement d’une hiérarchie se retrouvera
précisément dans l’étude du marqueur de connexion and even. Rappelons par
ailleurs que les cognitivistes, et notamment les tenants de Théorie de la
Pertinence, se sont également penchés sur la question des connecteurs ou
marqueurs de connexion. Des auteurs tels que Sperber et Wilson (1996) en sont
venus à caractériser ce types de marqueurs en tant qu’éléments ne portant pas de
contenu informationnel à proprement parler, mais porteurs en revanche d’une
indication d’ordre interprétatif. Plus précisément, selon Blakemore (1987), ils
restreignent le type de pertinence entre les constituants reliés. De fait, une
locution comme and even restreint le type de lien interprétatif possible entre les
segments reliés, et conditionne l’orientation argumentative du second segment
par rapport au premier. Une telle perspective s’avère, dans le fond, compatible
avec celle de la théorie de l’Argumentation.

1.2. Un rôle de marqueur pragmatique?
  Les distinctions entre la catégorie des connecteurs24 et celle des marqueurs
pragmatiques ne sont pas toujours très claires. En effet, certains marqueurs
24 Les marqueurs de connexion sont ici associés aux connecteurs, afin de les examiner par

contraste avec les marqueurs pragmatiques.

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pragmatiques peuvent se caractériser par une fonction connective. Les
connecteurs peuvent, quant à eux, faire partie de la catégorie des marqueurs
pragmatiques ou non : ils en constituent une sous-catégorie lorsqu’ils prennent
place en contexte discursif, et s’avèrent distincts de ce champ lorsqu’ils sont
employés en contexte de récit25. Il s’avère en effet que le terme connecteur est
transversal, et implique seulement un type de mise en relation, tandis que
l’expression marqueur pragmatique est réservée aux contextes discursifs, et
s’avère particulièrement adéquate dans le cas de conversations orales. Il se trouve
d’ailleurs que les marqueurs pragmatiques sont parfois aussi appelés marqueurs
de discours (au sens large), comme dans l’approche de Schiffrin (1987) par
exemple26. Ces marqueurs, selon Fraser (2006 : 189-205) ont peu de contenu
informationnel et ne s’intègrent pas ou peu au contenu propositionnel en tant que
tel, mais se caractérisent en revanche par un contenu procédural. Ce type de
marqueurs provient de termes ordinaires du lexique, mais ayant fait l’objet d’une
grammaticalisation, et même d’une pragmaticalisation27. Ils apportent en effet au
co-énonciateur des informations relatives à la bonne interprétation du discours en
train de se faire. Aijmer (2013 : 4) ajoute que de tels marqueurs sont associés à
un fonctionnement porteur d’un regard réflexif sur l’énonciation en cours. Fraser
(2006 : 189-190) établit quatre classes de marqueurs pragmatiques :
- des marqueurs pragmatiques dits basiques, qui signalent le type de message que
le locuteur cherche à transmettre, autrement dit le type illocutoire auquel il
appartient (ex. : Please, ou encore I promise) ;
- des marqueurs établissant des commentaires, qui fournissent un message
différent du message principal, mais qui s’y rapportent. Cette classe elle-même se
subdivise en plusieurs catégories, et l’on trouve ainsi des marqueurs évaluatifs
(fortunately, sadly), des marqueurs spécifiant l’attitude énonciative (frankly,
bluntly speaking), des marqueurs d’évidentialité28 (certainly, conceivably) ou
encore des marqueurs signalant un discours rapporté (reportedly, alledgedly) ;
- des marqueurs dits parallèles, qui transmettent un message distinct du message
de base. On trouve ainsi des marqueurs d’adresse (Sir, Your Honor) ou encore
des marqueurs de gestion de la conversation (now, well, ok) ;
- des marqueurs signalant une relation entre le segment de discours qui les
accueille et le segment de discours précédent (so, and, but, anyway).

25 Nous nous fondons ici sur la distinction élaborée par Benveniste (1966 : 258-267)

concernant le discours et le récit. Le discours est considéré comme manifestant un
engagement de l’énonciateur, qui établit les repérages énonciatifs en inscrivant sa
subjectivité, tandis que le récit ne fait pas intervenir un tel engagement subjectif de
l’énonciateur, du moins sous la forme de repérages.
26 L’auteur regroupe oh, well, ok, and, or, but, I mean, you know, you see, sous cette

étiquette de «marqueurs de discours».
27 La pragmaticalisation peut être définie comme un processus de grammaticalisation qui

voit des unités lexicales migrer, au cours des siècles, de la sphère lexico-grammaticale
vers la sphère pragmatique du discours (Dostie, 2004).
28 L’évidentialité peut en effet être définie comme l’indication de l’existence d’une preuve

ou encore celle de la nature d’une preuve à l’appui d’une assertion donnée. Cf.
Aikhenvald, 2004.

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L’effet d’intensification lié à l’emploi de la locution and even                               185

Les connecteurs caractéristiques du discours peuvent essentiellement être
intégrés à cette dernière sous-catégorie. Tel est plus précisément le cas du
marqueur de connexion and even. La locution, s’employant essentiellement en
contexte discursif, peut aisément recevoir l’étiquette de marqueur pragmatique.
Nous allons tâcher de déterminer selon quelles modalités cette locution contribue
à établir le sens de l’enchaînement discursif considéré. Pour ce faire, après ce
tour d’horizon classificatoire empruntant à divers horizons théoriques, nous
allons maintenant employer des outils d’ordre plus énonciatif.

2. MODUS OPERANDI DE AND EVEN
2.1. Les paramètres favorisant l’orientation ascendante, et donc la prévisibilité

   Dans les exemples observés, une forme de ré-ajustement discursif est à
l’œuvre. Ce concept est à relier à celui d’ajustement. Selon la définition fournie
par Filippi-Deswelle (2012 : 10), synthétisant les travaux de Culioli (1995),
l’ajustement est en effet compris en tant que «mode d’adaptation, de mise en
rapport ou en conformité avec une valeur-repère», cette valeur correspondant aux
représentations de l’énonciateur. Dans la mesure où la mise en conformité est ici
effectuée après-coup, au sein d’une énonciation seconde, nous préférons, à la
suite de Gilbert (1989 : 40), parler de ré-ajustement pour distinguer ce type de
configuration.
   Force est de constater que la prévisibilité évoquée plus haut (en termes
d’orientation argumentative) découle précisément de ce ré-ajustement, car deux
éléments comparables, situés sur un même paradigme, se trouvent reliés. Mais un
tel ré-ajustement n’est pas nécessairement à l’œuvre dans toutes les
configurations où l’on rencontre les successions des marqueurs and et even. De
fait, le réajustement ne peut pas s’opérer lorsque les marqueurs sont en simple
relation d’enchaînement :
    (6)     I doubt if it had ever been correctly swung, and even our little hand-compass
            was more accurate. (BNC FEP 1399)
    (7)     I know of no fencing of the type you describe — and even if there were, you
            would be spending a lot of cash to install a feature that you plainly would not
            want, were it not for the heron's attentions. (BNC C97 2078)

Dans ces exemples, il n’y a pas de gradation opérée au sein d’une même classe
paradigmatique. Le réajustement n’est possible que lorsque and et even forment
une locution, telle qu’elle a été caractérisée plus haut :
    (8)     However, the Commission may focus on regional markets and even on local
            markets, where these are the relevant geographical markets. (BNC BP5 1264)
    (9)     Why should people get rich from selling shoddy goods, causing us and our
            pets distress and even death. (BNC A17 1231)

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Seuls les exemples (8) et (9) relèvent d’une opération de gradation et se prêtent
donc à une prévisibilité relative du segment introduit, ce qui tient au type de
construction en jeu. En effet, la présence de la locution connective, reliant deux
segments de même statut syntaxique et paradigmatique, est une condition
nécessaire au phénomène de ré-ajustement. Dans les exemples (6) et (7), en
revanche, la configuration ne fait pas intervenir la locution connective, car la
portée de and et celle de even ne sont pas les mêmes ; ces marqueurs ne présent
pas d’interaction étroite. Ainsi :
- en (6), le marqueur and relie les deux propositions constitutives de l’énoncé,
tandis que even porte spécifiquement sur le syntagme nominal our little hand-
compass ;
- en (7), and joue un rôle similaire de mise en relation des propositions qui
l’encadrent (une proposition simple, d’une part, et une proposition complexe,
d’autre part), tandis que even porte cette fois sur la conjonction de subordination
if au sein de la séquence even if.
   En (8) et (9) en revanche, c’est l’ensemble de la séquence and even – formant
donc une locution – qui porte sur l’élément introduit (un syntagme prépositionnel
en (8) et un syntagme nominal en (9)). C’est uniquement dans ce type de schéma
que l’orientation argumentative peut être réellement anticipée (cf. le test réalisé
en introduction avec remplacement du segment droit par Y).
   Corrélativement à son rôle de locution favorisant un réajustement (de type
ascendant), and even se caractérise par le fait qu’elle joue un rôle sur le plan de
la «scène énonciative». Cette notion de scène énonciative, initialement
développée par Culioli (2001) dans le cadre de la Théorie des Opérations
Énonciatives, peut elle-même se définir comme le produit des déterminations de
différents ordres qui interviennent dans la construction d’un énoncé. Cette
définition est le corollaire de la façon dont l’énonciation est envisagée, autrement
dit comme un processus que l’on restitue à partir de l’énoncé en tant
qu’agencement de formes, comme le rappelle Paillard (2010 : 13). La locution
and even est ainsi porteuse d’une trace de détermination portant sur une
dimension de la scène énonciative. Elle reflète une opération unique bien que
complexe (un réajustement ascendant), et non une succession de deux opérations
distinctes. De fait, elle peut se voir attribuer le statut de «marqueur discursif»,
entendu selon la définition du même auteur. Les marqueurs discursifs, au même
titre que les autres constituants de l’énoncé, participent de la construction de cette
scène énonciative. Paillard, plus précisément, distingue quatre catégories de
marqueurs discursifs selon leur rôle dans cette construction :
- les mots du discours, qui spécifient à quel titre un énoncé est une façon partiale
et partielle d’exprimer l’état de choses,
- les particules énonciatives, qui correspondent aux marqueurs discursifs
travaillant l’altérité p/p’29,
- les modalisateurs, qui regroupent les marqueurs dont la sémantique réside dans
une modalisation du dire correspondant à «p est le cas»30,
29 Toujours selon Paillard : p est sélectionné parmi d’autres séquences possibles

susceptibles d’exprimer l’état de choses, ce que l’on note (p/p’).

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L’effet d’intensification lié à l’emploi de la locution and even                               187

- les mots du dire, qui actualisent une distance entre un «vouloir dire» (d’un sujet,
des mots, du monde) et un énoncé.
La locution and even peut, selon nous, être considérée comme appartenant à
l’avant-dernière catégorie, autrement dit à celle des modalisateurs. En effet, and
even signale que l’élément introduit valide la relation prédicative, de façon plus
significative encore que le ou les élément(s) précédent(s).

2.2. Les instructions sémantico-pragmatiques de la séquence analysée
2.2.1. Instructions spécifiques : Lors de l’emploi de and even, l’instruction
donnée peut être qualifiée de surenchère énonciative. Il s’agit d’une sous-
catégorie de l’intensification, qui fait intervenir deux éléments de façon
relationnelle. Précisons que l’intensification peut, dans d’autres configurations,
ne porter que sur un seul élément, comme dans l’exemple (10) notamment :
     (10)   They created something like 69,000 jobs in May. Big disappointment. If you
            have a cloud over Europe that extends across the Atlantic throughout the
            summer, that is going to be very very bad news for the president.
            (COCA, Fox Kilmeade, Discussion of New York Immigration Law)

Ici, un seul élément, bad est intensifié – voire sur-intensifié – par le biais de la
répétition de very. Dans les configurations employant and even en revanche,
comme dans les exemples (1), (2) et (3) cités plus haut, l’intensification du
segment introduit s’interprète nécessairement par rapport au segment précédent.
Le terme de surenchère, que nous réservons à ce phénomène, n’est pas un
métaterme employé de façon extrêmement fréquente, mais nous le trouvons
néanmoins dans certains articles où il se trouve associé au terme «énonciative»
(cf. Bodelot et Verdier, 2011) ou «argumentative» (cf. Bonhomme, 2013). Quel
que soit le domaine d’application, la surenchère implique à chaque fois un point-
repère, et un segment qui s’y réfère tout en fournissant une valeur soit plus
précise, soit plus élevée sur une échelle de représentations (que ces dernières
soient sociales ou subjectives). On se démarque en tout cas de l’occurrence prise
comme point de référence, celle-ci étant rendue moins pertinente. Nous nous
trouvons dans un cas de figure dans lequel un segment énonciatif SE2 se rattache
à un segment SE1 afin de le modifier et de le rendre ainsi plus exact. C’est
d’ailleurs ce qui légitime le classement de ce phénomène au sein des procédés de
ré-ajustement du discours. Un ré-ajustement peut, dans l’absolu, consister en une
rectification ou une précision. Il peut aussi, comme dans les cas d’emploi de and
even, s’agir d’une augmentation du degré, qu’il s’agisse d’un degré relatif aux
arguments énoncés (à savoir, au dit) ou à l’énonciation elle-même (et donc au
dire). Avec and even, il semble précisément que ce soient à la fois le dit et le dire
qui soient concernés. En effet, le contenu du segment introduit est présenté
comme fournissant une information plus remarquable que le précédent.

30«p est le cas» est, selon Paillard, le produit d’un calcul débouchant sur la sélection
d’une séquence p en relation avec l’état de choses à dire («ce qui est le cas»).

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   Par ailleurs, dans certains cas de figure, les éléments reliés semblent
objectivement hiérarchisables. Tel est le cas de l’exemple (3’) cité plus haut,
dans lequel l’adjectif introduit (easier) porte morpho-syntaxiquement la marque
du comparatif de supériorité. Toutefois, et contrairement à cet exemple, l’élément
droit n’est pas nécessairement plus remarquable en soi, mais il le devient dans la
situation décrite. Tel était le cas en (1’) et (2’) par exemple, où l’élément
introduit ne semblait pas contraster dans l’absolu avec les termes employés
précédemment. En outre, par le biais de ses instructions, le seul emploi de la
séquence and even suffirait à rendre cet élément plus remarquable, autrement dit
saillant. Cette notion de saillance a principalement été mise en lumière sur le plan
linguistique par les travaux de Langacker (1987, 1991), sachant que les travaux
de cet auteur s’attachent avant tout à décrire la saillance liée aux paramètres
syntaxiques31. Nous l’entendons ici de façon plus large, en tenant compte à la fois
des paramètres sémantiques et discursifs. Précisons, selon une définition
empruntée à Neveu (2000 : 100), que «la notion de saillance est employée en
sémantique du discours pour décrire le statut de centralité de certains référents
dans la conscience de l’énonciateur. Un référent est saillant s’il s’impose à
l’attention». La notion de saillance, comme le rappelle Col (2011 : 7), n’est pas
une notion intrinsèquement linguistique, mais relève plutôt de mécanismes
généraux à l’œuvre dans la cognition humaine. Col précise que «le terme
saillance est utilisé pour référer à l’importance, l’émergence ou encore la récence
d’une entité (mot, syntagme, fonction grammaticale, entité de discours, etc.) dans
un contexte donné, propriété qui lui permet d’être perçue et repérée plus
facilement au milieu d’autres entités». L’auteur ajoute que «l’isolement d’une
entité (visuelle ou discursive) ou la rupture dans une continuité (rythmique, par
exemple) sont des facteurs de saillance» (Col, 2011 : 7). Landragin (2004 : 1)
précise que cette notion est avant tout liée à l’émergence d’une figure sur un
fond. Notons bien que le fond lui-même, dans les termes employés
antérieurement par Pottier (1992 : 61), peut être qualifié en termes de latence. Est
latent tout ce qui peut être perçu, et peut éventuellement devenir saillant s’il se
détache de ce fond continu.
   Neveu établit en outre une distinction entre saillance locale et cognitive selon
les critères suivants : «un référent est saillant localement s’il vient d’être évoqué
et qu’il est encore présent dans la conscience de l’énonciateur, ou bien si, dans la
situation de communication, il s’impose à l’attention des interlocuteurs par ses
propriétés perceptives (visuelle, auditive, olfactive, etc.). Un référent est saillant
cognitivement s’il relève de connaissances ou de représentations conceptuelles
qui sont présumées partagées par l’énonciateur et le destinataire du message»
(Neveu : 2000, 100). Dans le cas présent, il semble que les deux formes de
saillance soient simultanément à l’œuvre : la présence de la locution and even
permet en effet d’isoler une entité, qui est en outre présentée en tant que dernier
31 Langacker (1991 : 301) mentionne l’importance des rôles syntaxiques, soulignant que

le sujet, tout d’abord, puis l’objet, sont perçus comme les éléments les plus saillants
(focal participants) d’une proposition. Ils sont en outre à relier à l’opposition trajector/
landmark (1987 : 217) traduisant le fait qu’un élément est mis davantage en avant (rôle de
trajector) que les autres.

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L’effet d’intensification lié à l’emploi de la locution and even                               189

élément d’un ensemble (d’au moins deux unités). En outre, ses instructions
permettent d’interpréter l’élément introduit comme étant plus remarquable que
les autres, du fait qu’il était moins attendu.
   Le gain de saillance dû à l’emploi de la locution and even est de nouveau
illustré par les exemples suivants :
    (11)    Grieving might involve feeling sadness, yearning, fear, guilt, anger and even
            despair — and all too often, we try to suppress these emotions, because they
            are so intense and painful ( BNC CA5 2317)
    (12)    The popular image of the absent-minded, long-haired professor may have
            given way in recent years to the well-suited, urbane telly-don, but college
            teachers are still often represented as colourful, eccentric and even
            controversial figures: exotic creatures, trapped in a forlorn struggle between
            an unfeeling college bureaucracy on the one hand and an unthinking — nay,
            an invincible — student ignorance on the other. (BNC EX5469)
    (13)    Television, radio and even the popular press carried regular snippets of
            educational material. (BNC CLY 1680)

En (11), le terme despair n’est pas fondamentalement plus remarquable que ceux
de guilt ou anger par exemple. Il semble avant tout différent, mais pas
objectivement plus notable. L’origine du point de vue configurant une telle
surenchère semble donc subjective : il s’agit du point de vue du seul énonciateur,
même si le point de vue en question peut se légitimer en fonction du cotexte, qui
constitue finalement l’étalon implicite de la comparaison. Rappelons en effet, à la
suite de Bordet (2014), que «la production de tout énoncé portant une marque de
degré ou d’intensification prend toujours comme point de repère une situation
neutre qui serait l’absence de toute forme d’intensification. Ainsi pourrions-nous
envisager cette ‘norme’ comme le degré zéro, le point de départ de tout travail
supplémentaire de la part de l’énonciateur qui souhaiterait doter son énoncé
d’une marque d’intensification». Effectivement, on ne fait appel à des marqueurs
d’intensification que si l’on part d’éléments servant de points de repère. En
l’occurrence, ce sont ici les termes précédant la locution qui constituent l’étalon.
Pour revenir au cas de l’exemple (11), on peut ainsi concevoir que, dans la
situation évoquée (d’émotions douloureuses), le désespoir puisse être placé un
cran au-dessus des autres éléments. Cela passe par un contraste implicite avec les
autres éléments évoqués, en lien avec la situation décrite ainsi qu’avec
l’orientation argumentative qu’elle implique. En (12), on observe le même
phénomène : le terme controversial n’est pas en soi plus remarquable que celui
d’ eccentric par exemple, même si on conçoit que, relativement à la situation
évoquée, le fait qu’un professeur soit controversé puisse être plus saillant que son
excentricité. L’exemple (13) confirme cette hypothèse d’une saillance relative à
un point de vue subjectif puisque l’on observe que l’élément the press est
considéré comme plus saillant que television et radio. Dans le même type de
configuration, c’est l’inverse qui se produisait dans l’exemple (1) cité plus haut.
Cela montre bien que les éléments concernés ne sont pas hiérarchisables en soi,
mais le sont seulement dans un contexte donné.

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2.2.2. Une dimension métadiscursive à l’œuvre : Dans les exemples analysés, il a
été montré qu’un ré-ajustement discursif, prenant la forme d’une surenchère, était
opéré. Mais il importe de souligner que ce ré-ajustement est indissociable d’une
dimension métadiscursive. L’énonciateur choisit, en cours de route, de moduler
son propos, cette modulation traduisant un regard réflexif sur sa production. Il
s’agit donc d’un phénomène selon lequel le locuteur, non seulement s’adresse à
un interlocuteur, mais se positionne lui aussi comme son propre auditeur, ainsi
que l’évoquait encore Culioli (2002 : 143) : «quand je dis parler, c’est toujours
parler et écouter»32. Ce phénomène réflexif est omniprésent mais, dans le cas
présent, il est en outre explicite. On constate que le segment introduit consiste en
un ajout commenté, en termes de saillance précisément. L’énoncé, en même
temps qu’il s’élabore, se commente lui-même.
   Remarquons qu’il est bien entendu possible de comparer la séquence analysée
avec or even. Le segment introduit serait cette fois interprétativement
substituable au précédent : il ne viendrait pas uniquement le compléter, mais
viendrait le rectifier.
      (14)    While Democratic analysts said that a major foreign upheaval - an Israeli
              bombing raid on Iran, for example - could scramble the election, attacks on
              American troops in Afghanistan were likely simply to harden the public's
              conviction that the United States should stick to, or even accelerate, its
              withdrawal timetable. (COCA, New York Times, 2012)
      (15)    This empirical fact conceals a dirty secret. There is no economic law that says
              that everyone, or even most people, automatically benefit from technological
              progress. (COCA, Futurist, 2012).

La distinction entre and even et or even tient au fait que and, marquant
fondamentalement une addition, n’implique pas l’effacement du premier
segment. En revanche, or signalant fondamentalement une alternative, favorise
ainsi la perception d’un effacement.
   Remarquons néanmoins que, dans le cas de la séquence en or, la substitution
n’est jamais totale : l’énoncé fait physiquement co-exister les segments, et le
second n’efface jamais complètement le premier. C’est d’ailleurs précisément
leur contraste qui semble recherché. Notons en outre que l’orientation
argumentative, avec or even, peut être majorante ou minorante selon le cas. La
majoration est illustrée en (14), tandis que la minoration l’est en (15). De fait,
and even pourrait être substitué à or even en (14), mais pas en (15). Quoi qu’il en
soit, l’emploi de ces deux séquences (combinant chacune une conjonction de
coordination et le marqueur even) relève d’un regard réflexif porté sur
l’énonciation en cours ou sur le segment venant tout juste d’être énoncé.
L’énonciateur donne corrélativement une indication procédurale au co-
énonciateur, vu que le segment introduit est présenté comme plus remarquable
que le ou les précédent(s).

32   Culioli (2002 : 143).

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