L'effet patrimoine mondial - Lucie K. Morisset - Érudit

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Continuité

L’effet patrimoine mondial
Lucie K. Morisset

Number 148, Spring 2016

Merveilles du monde

URI: https://id.erudit.org/iderudit/81129ac

See table of contents

Publisher(s)
Éditions Continuité

ISSN
0714-9476 (print)
1923-2543 (digital)

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Morisset, L. K. (2016). L’effet patrimoine mondial. Continuité, (148), 26–28.

Tous droits réservés © Éditions Continuité, 2016                                This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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L'effet patrimoine mondial - Lucie K. Morisset - Érudit
L’effet patrimoine

Photo : triciamacd, iStock                                                                                               Photo : Kjorgen, iStock

                             L’accès d’une ville au cercle restreint des sites du patrimoine                          tant le territoire. Parler de son effet, c’est
                                                                                                                      donc le faire passer de victime à agent du
                                                                                                                      changement.
                       mondial s’accompagne de retombées économiques et touristiques                                  Dans les sociétés post-industrielles et là où
                                                                                                                      les modes de vie des touristes et des habi-
                       qui ne font plus de doute. Mais qu’en est-il des changements qui                               tants s’équivalent, y compris chez nous, cet
                                                                                                                      « effet patrimoine mondial » révèle des in-
                                                                                                                      teractions qui vont au-delà du sempiternel
                                                            touchent directement le tissu urbain ?                    décompte des visiteurs ou des emplois :
                                                                                                                      après une inscription patrimoniale, l’es-
                                                                                                                      pace public et ses parois, soit les murs des
                                                                                                                      bâtiments qui l’entourent, deviennent de
                                                                                                                      plus en plus patrimoniaux et le milieu ha-
                                                                               par Lucie K. Morisset                  bité, de plus en plus désirable.
                                                                                          n

                                                                     À
                                                                                       l’heure où le nombre de                    Inévitable lissage
                                                                                       sites classés au patrimoine    Facile de le remarquer sans avoir beaucoup
                                                                                       mondial atteint des pro-       voyagé : les sites du patrimoine mondial
                                                                                       portions insoupçonnées,        ont un air de parenté. Ils se reconnaissent,
                                                                                       les études se multiplient      entre autres, à l’aspect poli de leurs fa-
                                                                                       elles     aussi.   Plusieurs   çades. Des travaux de ravalement systéma-
                                                                     abordent les processus ou les politiques de      tiques, des campagnes de peinture dans
                                                                     patrimonialisation ainsi que leurs évi-          des palettes choisies et l’élimination pro-
                                                                     dentes retombées touristiques. Mais peu          gressive d’aspérités moins patrimoniales
                       Les fronts de mer du Vieux Lunenburg en       s’intéressent au patrimoine proprement           que d’autres confèrent au tissu urbain de
                       Nouvelle-Écosse (à gauche) et de la zone      dit, à l’échelle locale, et à son milieu. Lui-   ces sites une harmonie des teintes et
                       historique de Willemstad à Curaçao ont sans   même mouvant, le patrimoine, et spéciale-        des compositions. Cette harmonie caracté-
                       contredit un air de famille.                  ment le patrimoine mondial, change pour-         ristique confirme, voire compose ces
 CONTINUITÉ

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              numéro cent quarante-huit                                             Dossier
L'effet patrimoine mondial - Lucie K. Morisset - Érudit
mondial

 silhouettes pittoresques dont raffolent les      tive du patrimoine mondial véhiculée par        À Prague, le quartier Smíchov a été
 croisiéristes à l’approche d’un site du patri-   les autorités gonfle l’enthousiasme des pro-    requalifié autour de la figure emblématique
 moine mondial. Par exemple, quiconque a          moteurs et des propriétaires.                   de l’immeuble Zlatý Anděl, œuvre de Jean
 visité le Vieux Lunenburg avant et après         En outre, c’est aussi dire que le patrimoine    Nouvel.
 son inscription (1995) aura noté les modifi-     peut changer bien davantage qu’on le croit      Photo : Lucie K. Morisset
 cations, vives ou subtiles, de la gamme des      de prime abord. Ingrédient non négli-
 couleurs de la ville. D’ailleurs, certaines de   geable de l’économie des villes, il se prête
 ses vues rappellent celles de la zone histo-     bien à la mise en marché. L’inscription à la
 rique de Willemstad, à Curaçao (1995).           Liste du patrimoine mondial positionne les
 C’est dire que les autorités publiques           sites dans des territoires labellisés et mène
 prennent au sérieux l’application de la          à l’introduction de marques reconnais-
 Convention du patrimoine mondial et leur         sables. À Lisbonne, à Prague ou à Vienne,
 responsabilité par rapport à la conservation     il est toujours possible de magasiner sur
 du milieu bâti. Dans le numéro 147 de            une « avenue du patrimoine mondial » dont
 Continuité, Étienne Berthold a quantifié         la requalification et l’offre commerciale
 cette part de l’effet patrimoine mondial à       sont le fruit de négociations entre autorités
 Québec : les propriétés privées du Vieux-        publiques et promoteurs, dans des congrès
 Québec auraient reçu 10,3 millions de dol-       immobiliers internationaux. Un site du pa-
 lars en subventions de 1995 à 2010. Cela         trimoine mondial et un cahier des charges
 peut sembler beaucoup, mais c’est en réa-        de lampadaires et de pavage contre un
 lité très peu par rapport à l’investissement     H & M, un Sephora, un Gap, pourquoi
 total des gouvernements dans l’espace pu-        pas ?
 blic, qui inclut, en plus des parois, les pa-
 vés, les plantations, le mobilier, les œuvres                 Valeur ajoutée
 et les ornements. Cela s’avère également         Cette mécanique commerciale qui suit
 peu par rapport à la participation du privé      l’inscription à la Liste du patrimoine mon-
 qu’encourage cette aide gouvernementale,         dial ne se réalise pas au détriment des habi-
 même (ou surtout) lorsque la vision collec-      tants du site concerné. Au contraire.
                                                                                                                                                               CONTINUITÉ

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L'effet patrimoine mondial - Lucie K. Morisset - Érudit
L’attractivité engendrée par l’effet patri-    Il faut dire que le patrimoine mondial            de chambreurs du Vieux-Québec des
                      moine mondial, de pair avec une améliora-      semble inspirer aux habitants des revendi-        années 1950 par rapport aux quelque
                      tion sensible de l’espace public, offre aux    cations inusitées. Dans le courrier des lec-      1900 propriétaires résidents que le Comité
                      habitants une gamme de services, et parti-     teurs de quotidiens de Québec, des ci-            des citoyens du Vieux-Québec a dénom-
                      culièrement de commerces, que leur seule       toyens invoquent le patrimoine mondial            brés ces dernières années. Bien qu’on ne
                      population ne suffirait jamais à maintenir.    (et l’UNESCO !) pour tout et pour rien, du        l’affirme pas souvent, le patrimoine mon-
                      L’expansion fulgurante de la place com-        déneigement des trottoirs au maintien (ou         dial forme un puissant agent de valorisa-
                      merciale de Prague depuis l’inscription de     à l’abolition) de tel ou tel élément de la        tion foncière. C’est d’ailleurs pourquoi, du
                      son centre historique (1992) en témoigne.      ville. C’est que le patrimoine investit de        canal Rideau au port marchand de
                      De même, à Québec, la distribution des         pouvoir celui qui s’en saisit. À plus forte       Liverpool, il se retrouve de plus en plus
                      locaux commerciaux sur le territoire attri-    raison lorsqu’il est question de patrimoine       souvent sur les tribunes des investisseurs.
                      bue à la rue Saint-Jean un des plus hauts      mondial. L’habitant peut alléguer auprès          Le patrimoine évoque le passé d’où il pro-
                      taux de visiteurs. Bien que cette réalité      des autorités municipales le droit d’inter-       vient et le futur pour lequel on promet de
                      s’inscrive dans une continuité historique,     vention d’échelons supérieurs, par exemple        le sauvegarder. Il est non seulement un in-
                      ce sont quelques centaines de touristes par    de l’État. Sans être nécessairement effi-         dice de stabilité du domaine immobilier,
                      habitant qui soutiennent un Vieux-Québec       cace, une telle démarche lui procure l’im-        mais aussi un catalyseur de la valeur fon-
                      vivant et manifestement prisé. Voilà qui       pression d’une plus grande influence (em-         cière, notamment grâce à la part d’investis-
                      tranche avec la situation vécue jusqu’aux      powerment). C’est d’ailleurs un effet de          sement public qu’il s’arroge. C’est encore
                      années 1960, où tous ceux qui le pouvaient     levier similaire qui permet aux municipali-       plus vrai pour le patrimoine mondial,
                      fuyaient la ville centre. Cela explique sans   tés d’investir dans l’espace public et ses        puisqu’il rend le site désigné exceptionnel
                      doute l’étonnante autopromotion de la co-      parois, voire dans la qualité de vie des habi-    et désirable à l’échelle internationale. Plus
                      habitation des résidents et des touristes      tants, au point d’atteindre l’éclat caractéris-   de gens veulent y posséder une propriété,
                      qu’on découvre dans Le Devoir des 13 et        tique des sites du patrimoine mondial.            voire y habiter, parce que la rentabilisation
                      14 mars 2014. On peut y lire les paroles       Cette action des autorités publiques prend        de leur capital se manifeste également
                      d’habitants enthousiastes, qui « aim[ent]      aussi appui sur le principe bien connu vou-       dans l’accroissement de leur qualité de vie.
                      mieux une mer de touristes souriants           lant qu’une boutique de souvenirs influe          Ainsi peut-on atteindre, comme à Québec
                      qu’une mer de travailleurs pressés » ou qui    moins sur les revenus municipaux qu’une           (on trouve une démonstration poussée de
                      déclarent qu’un « touriste qui vient ici,      habitation en tenure franche, à tout le           l’effet patrimoine mondial dans la capitale
                      il n’est pas ennuyeux, et il est bien          moins à l’échelle du territoire et à long         dans « Québec ou le patrimoine augmen-
                      moins dérangeant qu’une tondeuse en            terme, c’est-à-dire au-delà de la comptabi-       té », un texte qui s’inscrit dans la suite lo-
                      banlieue » !                                   lité de caisse. Même chose pour les milliers      gique de la présente entrée en matière, en
                                                                                                                       p. 30), un équilibre entre le milieu de vie et
                                                                                                                       la valorisation urbaine.
                                                                                                                       n

                                                                                                                       Lucie K. Morisset est titulaire de la Chaire de
                                                                                                                       recherche du Canada en patrimoine urbain et
                                                                                                                       professeure au Département d’études urbaines et
                                                                                                                       touristiques à l’École des sciences de la gestion
                                                                                                                       de l’Université du Québec à Montréal.
CONTINUITÉ

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             numéro cent quarante-huit                                               Dossier
L'effet patrimoine mondial - Lucie K. Morisset - Érudit
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