L'effet patrimoine mondial - Lucie K. Morisset - Érudit
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Document generated on 12/25/2023 9:27 a.m. Continuité L’effet patrimoine mondial Lucie K. Morisset Number 148, Spring 2016 Merveilles du monde URI: https://id.erudit.org/iderudit/81129ac See table of contents Publisher(s) Éditions Continuité ISSN 0714-9476 (print) 1923-2543 (digital) Explore this journal Cite this article Morisset, L. K. (2016). L’effet patrimoine mondial. Continuité, (148), 26–28. Tous droits réservés © Éditions Continuité, 2016 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
L’effet patrimoine Photo : triciamacd, iStock Photo : Kjorgen, iStock L’accès d’une ville au cercle restreint des sites du patrimoine tant le territoire. Parler de son effet, c’est donc le faire passer de victime à agent du changement. mondial s’accompagne de retombées économiques et touristiques Dans les sociétés post-industrielles et là où les modes de vie des touristes et des habi- qui ne font plus de doute. Mais qu’en est-il des changements qui tants s’équivalent, y compris chez nous, cet « effet patrimoine mondial » révèle des in- teractions qui vont au-delà du sempiternel touchent directement le tissu urbain ? décompte des visiteurs ou des emplois : après une inscription patrimoniale, l’es- pace public et ses parois, soit les murs des bâtiments qui l’entourent, deviennent de plus en plus patrimoniaux et le milieu ha- par Lucie K. Morisset bité, de plus en plus désirable. n À l’heure où le nombre de Inévitable lissage sites classés au patrimoine Facile de le remarquer sans avoir beaucoup mondial atteint des pro- voyagé : les sites du patrimoine mondial portions insoupçonnées, ont un air de parenté. Ils se reconnaissent, les études se multiplient entre autres, à l’aspect poli de leurs fa- elles aussi. Plusieurs çades. Des travaux de ravalement systéma- abordent les processus ou les politiques de tiques, des campagnes de peinture dans patrimonialisation ainsi que leurs évi- des palettes choisies et l’élimination pro- dentes retombées touristiques. Mais peu gressive d’aspérités moins patrimoniales Les fronts de mer du Vieux Lunenburg en s’intéressent au patrimoine proprement que d’autres confèrent au tissu urbain de Nouvelle-Écosse (à gauche) et de la zone dit, à l’échelle locale, et à son milieu. Lui- ces sites une harmonie des teintes et historique de Willemstad à Curaçao ont sans même mouvant, le patrimoine, et spéciale- des compositions. Cette harmonie caracté- contredit un air de famille. ment le patrimoine mondial, change pour- ristique confirme, voire compose ces CONTINUITÉ 26 numéro cent quarante-huit Dossier
mondial silhouettes pittoresques dont raffolent les tive du patrimoine mondial véhiculée par À Prague, le quartier Smíchov a été croisiéristes à l’approche d’un site du patri- les autorités gonfle l’enthousiasme des pro- requalifié autour de la figure emblématique moine mondial. Par exemple, quiconque a moteurs et des propriétaires. de l’immeuble Zlatý Anděl, œuvre de Jean visité le Vieux Lunenburg avant et après En outre, c’est aussi dire que le patrimoine Nouvel. son inscription (1995) aura noté les modifi- peut changer bien davantage qu’on le croit Photo : Lucie K. Morisset cations, vives ou subtiles, de la gamme des de prime abord. Ingrédient non négli- couleurs de la ville. D’ailleurs, certaines de geable de l’économie des villes, il se prête ses vues rappellent celles de la zone histo- bien à la mise en marché. L’inscription à la rique de Willemstad, à Curaçao (1995). Liste du patrimoine mondial positionne les C’est dire que les autorités publiques sites dans des territoires labellisés et mène prennent au sérieux l’application de la à l’introduction de marques reconnais- Convention du patrimoine mondial et leur sables. À Lisbonne, à Prague ou à Vienne, responsabilité par rapport à la conservation il est toujours possible de magasiner sur du milieu bâti. Dans le numéro 147 de une « avenue du patrimoine mondial » dont Continuité, Étienne Berthold a quantifié la requalification et l’offre commerciale cette part de l’effet patrimoine mondial à sont le fruit de négociations entre autorités Québec : les propriétés privées du Vieux- publiques et promoteurs, dans des congrès Québec auraient reçu 10,3 millions de dol- immobiliers internationaux. Un site du pa- lars en subventions de 1995 à 2010. Cela trimoine mondial et un cahier des charges peut sembler beaucoup, mais c’est en réa- de lampadaires et de pavage contre un lité très peu par rapport à l’investissement H & M, un Sephora, un Gap, pourquoi total des gouvernements dans l’espace pu- pas ? blic, qui inclut, en plus des parois, les pa- vés, les plantations, le mobilier, les œuvres Valeur ajoutée et les ornements. Cela s’avère également Cette mécanique commerciale qui suit peu par rapport à la participation du privé l’inscription à la Liste du patrimoine mon- qu’encourage cette aide gouvernementale, dial ne se réalise pas au détriment des habi- même (ou surtout) lorsque la vision collec- tants du site concerné. Au contraire. CONTINUITÉ 27 Dossier numéro cent quarante-huit
L’attractivité engendrée par l’effet patri- Il faut dire que le patrimoine mondial de chambreurs du Vieux-Québec des moine mondial, de pair avec une améliora- semble inspirer aux habitants des revendi- années 1950 par rapport aux quelque tion sensible de l’espace public, offre aux cations inusitées. Dans le courrier des lec- 1900 propriétaires résidents que le Comité habitants une gamme de services, et parti- teurs de quotidiens de Québec, des ci- des citoyens du Vieux-Québec a dénom- culièrement de commerces, que leur seule toyens invoquent le patrimoine mondial brés ces dernières années. Bien qu’on ne population ne suffirait jamais à maintenir. (et l’UNESCO !) pour tout et pour rien, du l’affirme pas souvent, le patrimoine mon- L’expansion fulgurante de la place com- déneigement des trottoirs au maintien (ou dial forme un puissant agent de valorisa- merciale de Prague depuis l’inscription de à l’abolition) de tel ou tel élément de la tion foncière. C’est d’ailleurs pourquoi, du son centre historique (1992) en témoigne. ville. C’est que le patrimoine investit de canal Rideau au port marchand de De même, à Québec, la distribution des pouvoir celui qui s’en saisit. À plus forte Liverpool, il se retrouve de plus en plus locaux commerciaux sur le territoire attri- raison lorsqu’il est question de patrimoine souvent sur les tribunes des investisseurs. bue à la rue Saint-Jean un des plus hauts mondial. L’habitant peut alléguer auprès Le patrimoine évoque le passé d’où il pro- taux de visiteurs. Bien que cette réalité des autorités municipales le droit d’inter- vient et le futur pour lequel on promet de s’inscrive dans une continuité historique, vention d’échelons supérieurs, par exemple le sauvegarder. Il est non seulement un in- ce sont quelques centaines de touristes par de l’État. Sans être nécessairement effi- dice de stabilité du domaine immobilier, habitant qui soutiennent un Vieux-Québec cace, une telle démarche lui procure l’im- mais aussi un catalyseur de la valeur fon- vivant et manifestement prisé. Voilà qui pression d’une plus grande influence (em- cière, notamment grâce à la part d’investis- tranche avec la situation vécue jusqu’aux powerment). C’est d’ailleurs un effet de sement public qu’il s’arroge. C’est encore années 1960, où tous ceux qui le pouvaient levier similaire qui permet aux municipali- plus vrai pour le patrimoine mondial, fuyaient la ville centre. Cela explique sans tés d’investir dans l’espace public et ses puisqu’il rend le site désigné exceptionnel doute l’étonnante autopromotion de la co- parois, voire dans la qualité de vie des habi- et désirable à l’échelle internationale. Plus habitation des résidents et des touristes tants, au point d’atteindre l’éclat caractéris- de gens veulent y posséder une propriété, qu’on découvre dans Le Devoir des 13 et tique des sites du patrimoine mondial. voire y habiter, parce que la rentabilisation 14 mars 2014. On peut y lire les paroles Cette action des autorités publiques prend de leur capital se manifeste également d’habitants enthousiastes, qui « aim[ent] aussi appui sur le principe bien connu vou- dans l’accroissement de leur qualité de vie. mieux une mer de touristes souriants lant qu’une boutique de souvenirs influe Ainsi peut-on atteindre, comme à Québec qu’une mer de travailleurs pressés » ou qui moins sur les revenus municipaux qu’une (on trouve une démonstration poussée de déclarent qu’un « touriste qui vient ici, habitation en tenure franche, à tout le l’effet patrimoine mondial dans la capitale il n’est pas ennuyeux, et il est bien moins à l’échelle du territoire et à long dans « Québec ou le patrimoine augmen- moins dérangeant qu’une tondeuse en terme, c’est-à-dire au-delà de la comptabi- té », un texte qui s’inscrit dans la suite lo- banlieue » ! lité de caisse. Même chose pour les milliers gique de la présente entrée en matière, en p. 30), un équilibre entre le milieu de vie et la valorisation urbaine. n Lucie K. Morisset est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine urbain et professeure au Département d’études urbaines et touristiques à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal. CONTINUITÉ 28 numéro cent quarante-huit Dossier
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