L'entretien en tant qu'interaction : qu'en est-il du chercheur?

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L'entretien en tant qu'interaction : qu'en est-il du chercheur?
Document généré le 10 déc. 2021 12:00

Enjeux et société
Approches transdisciplinaires

L’entretien en tant qu’interaction : qu’en est-il du chercheur?
Karine St-Denis et Stéphane Richard

Fenêtre sur la diversité des approches et des recherches sur les                        Résumé de l'article
activités humaines                                                                      Mener des projets de recherche auprès d’intervenants d’urgence aux vécus
Volume 8, numéro 1, hiver 2021                                                          professionnels souffrants demande empathie et respect de la part des
                                                                                        chercheurs, et ce, d’autant plus lors des entretiens de recherche. Cet article
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1076536ar                                          rend compte des réflexions de deux chercheurs sur la nature, les limites et les
DOI : https://doi.org/10.7202/1076536ar                                                 conséquences de cette interaction. À partir de nos vécus de recherche auprès
                                                                                        de pompiers, d’ambulanciers-paramédics et de travailleurs sociaux, nous
                                                                                        montrerons, premièrement, que l’entretien est une interaction qui demande
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                                                                                        d’être à l’écoute des rites d’interaction et des marqueurs de fragilisation de la
                                                                                        présentation de soi des participants. Deuxièmement, nous nous intéresserons
                                                                                        aux conséquences, pour le chercheur, de cette exposition répétée à la
Éditeur(s)                                                                              souffrance d’autrui lors des entretiens, de la retranscription, et de l’analyse.
                                                                                        Nous conclurons par la présentation d’outils interdisciplinaires que nous avons
Université de l’Ontario français (UOF)
                                                                                        utilisés, au mieux, pour nommer, baliser et diminuer les impacts de ces
                                                                                        interactions d’entretien parfois fort prenantes et humainement difficiles.
ISSN
2562-914X (numérique)

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Citer cet article
St-Denis, K. & Richard, S. (2021). L’entretien en tant qu’interaction : qu’en est-il
du chercheur? Enjeux et société, 8(1), 62–83. https://doi.org/10.7202/1076536ar

© Enjeux et société, 2021                                                              Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
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L’entretien en tant qu’interaction : qu’en est-il du chercheur?

Karine St-Denis
Université Laurentienne

Stéphane Richard
Université Laurentienne

Résumé

Mener des projets de recherche auprès d’intervenants d’urgence aux vécus professionnels
souffrants demande empathie et respect de la part des chercheurs, et ce, d’autant plus lors des
entretiens de recherche. Cet article rend compte des réflexions de deux chercheurs sur la
nature, les limites et les conséquences de cette interaction. À partir de nos vécus de recherche
auprès de pompiers, d’ambulanciers-paramédics et de travailleurs sociaux, nous montrerons,
premièrement, que l’entretien est une interaction qui demande d’être à l’écoute des rites
d’interaction et des marqueurs de fragilisation de la présentation de soi des participants.
Deuxièmement, nous nous intéresserons aux conséquences, pour le chercheur, de cette
exposition répétée à la souffrance d’autrui lors des entretiens, de la retranscription, et de
l’analyse. Nous conclurons par la présentation d’outils interdisciplinaires que nous avons
utilisés, au mieux, pour nommer, baliser et diminuer les impacts de ces interactions
d’entretien parfois fort prenantes et humainement difficiles.

Mots-clés : Entretien, pompiers, paramédics, réflexivité, empathie, fatigue de compassion

Introduction

La recherche auprès d’intervenants d’urgence œuvrant directement auprès de citoyens en
situation de souffrance biologique, psychologique ou sociale – tels que les pompiers premiers
répondants, les ambulanciers-paramédics et les travailleurs sociaux – amène le chercheur à

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côtoyer, lui aussi, ces souffrances et leurs conséquences. Tant par la réalisation d’entretiens de
recherche qu’au cours d’observations ou de discussions informelles, le chercheur côtoie,
directement et indirectement, les vécus professionnels des intervenants. Il est témoin des
stratégies collectives de présentation de soi mises en œuvre par ces derniers pour dire ces
expériences tout en sauvegardant, au mieux, leur image professionnelle d’intervenants
empathiques et dignes de confiance lors des pires catastrophes.

      Cet article unit deux auteurs qui se connaissent d’abord parce qu’ils partagent un même
intérêt pour la réflexion éthique, mais aussi pour cet intérêt porté sur les conditions d’exercice
des professions à risque, comme celles des intervenants d’urgence, pour les causes, les effets,
et les stratégies utilisées par ces intervenants pour composer avec des environnements de
travail complexes. Étudier ces vécus professionnels nous amène à interagir avec des
participants, parfois marqués par cette souffrance liée aux conditions de travail; à écouter, à
retranscrire, à analyser et à diffuser leurs propos. C’est dans le creux de ce travail d’entrevue
et de retranscription, souvent solitaire, que nous est venue l’idée d’aborder l’entretien de
recherche comme une interaction qui engage tant le participant que le chercheur; comme une
interaction qui peut laisser des traces tant chez le participant que chez le chercheur.

      De prime abord, nous savions que les recherches sur la fatigue de compassion, sur le
stress vicariant et sur le burnout chez les professionnels de la relation d’aide, comme les
soignants, les policiers et les pompiers, démontrent bien que les souffrances d’autrui laissent
des traces multiples et peuvent, à des degrés divers, toucher, ébranler, marquer les
professionnels (de Soir et al., 2012; Douesnard, 2012, 2018; Drolet, 2011; Lecourt & Poletti,
2018; Maltais & Guérin, 2018; Richard & Gervais, 2018; St-Denis, 2013). Cette capacité à
ressentir la souffrance et à y être empathique est d’ailleurs une compétence recherchée chez
ces intervenants. En plus d’accéder aux souffrances protéiformes des citoyens, on s’attend à
ce qu’ils soulagent et sécurisent ces derniers, et solutionnent leurs difficultés. Dès leurs
formations, ceux qui choisissent d’exercer ces professions sont sensibilisés à cette souffrance
et outillés, au mieux, pour y répondre. Notons que les formations initiales de ces
professionnels et les environnements de travail comptent des ressources en ce sens 1.

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      Mais le chercheur n’est pas un intervenant. Sa formation est tout autre. Certes, il sait
que ses valeurs, ses préférences et son empathie envers certaines réalités sociales et humaines
teinteront ses travaux de recherche, et ce, du choix de ses thématiques de recherche jusqu’à la
visée et aux méthodologies déployées. Mais mener comme nous le faisons des travaux auprès
d’intervenants d’urgence aux vécus parfois tragiques demande plus. Ces travaux nécessitent
d’être conscient que l’interaction lors d’entretiens de recherche tout autant que la
retranscription et l’analyse des données qui en découleront peuvent laisser des traces sur le
chercheur.

      En effet, la souffrance portée à notre attention peut être mentalisée (Lecours, 2016),
imaginée de façon directe ou revécue autrement, de façon indirecte. On peut ainsi la voir,
l’entendre et la ressentir par des interactions directes lors des entretiens de recherche tout
autant que l’entendre et la ressentir par des interactions indirectes lors de la retranscription, de
l’analyse des données et de la diffusion des résultats de recherche. Le chercheur peut donc,
par l’interaction avec ses participants de recherche, en venir à être en contact avec cette
souffrance d’autrui, voire la porter en lui.

      Comment, dès lors, parvenir à demeurer empathique et à l’écoute des récits souffrants
des participants de recherche sans courir à sa perte? Autrement dit, qu’en est-il du chercheur
dans cette interaction au cœur de l’entretien? Ce texte tentera de répondre à ces questions.
Sans prétendre avoir trouvé une réponse absolue, nous utiliserons ici nos vécus de recherche
pour illustrer nos réflexions en ce sens. Nous montrerons, premièrement, que l’entretien est
une interaction entre le participant et le chercheur; interaction qui demande d’être à l’écoute et
d’observer tant les rites d’interaction que les marqueurs de fragilisation de la représentation de
soi. Deuxièmement, nous montrerons comment l’exposition répétée et prolongée à la
souffrance d’autrui peut mener à des psychopathologies du travail – telle la fatigue de
compassion. Nous préciserons également des ressources des chercheurs pour connaître ces
psychopathologies et s’outiller face à cette possibilité. Pour cette seconde partie, notre objectif
sera avant tout de rendre compte de nos vécus de recherche et des outils interdisciplinaires

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que nous avons utilisés, au mieux, pour nommer, baliser et diminuer les impacts des
entretiens parfois fort prenants et humainement difficiles.

       Avant de procéder à cet exposé, quelques remarques contextuelles sont de mise.
Soulignons d’abord que, dans nos travaux respectifs, l’entretien a tenu de nombreux rôles
s’inscrivant tour à tour comme principal outil de collecte lors de démarches qualitatives (St-
Denis, 2018) tout autant que comme outil de collecte complémentaire lors de travaux mixtes
et quantitatifs (Richard & Gervais, 2018; St-Denis, 2012, 2015). Comme le souligne Baribeau
et al. :

       De simple technique de collecte d’information permettant d’illustrer et de nuancer
       des résultats obtenus dans une démarche quantitative à un dispositif permettant de
       comprendre le sens que des participants donnent à un phénomène, on recourt à
       l’entretien […] pour des raisons fort différentes (2010, p. 3).

       Ensuite, la rédaction de cet article s’est inscrite dans une interaction de longue date
entre les deux chercheurs. Par contre, nous ne pouvons pas ici rendre compte de l’ensemble
de cette interaction. Nous préférons illustrer son état actuel et les principaux apports. Pour y
parvenir, nous nous sommes limités à l’analyse conjointe des pratiques méthodologiques et
d’extraits majeurs d’entretiens du projet récent La prise de décisions médicales d’urgence de
K. St-Denis (2017-2019) 2 mené notamment par entretiens semi-dirigés principalement auprès
de pompiers premiers répondants et d’ambulanciers-paramédics. Nous présenterons trois
extraits et quelques situations vécues en contexte de recherche. Ces extraits et situations ont
été retenus pour leur représentativité de nos questionnements. Nous avouons qu’ils nous ont
aussi marqués émotivement : aucun code ou référencement méthodologique n’a été nécessaire
pour les retrouver dans nos corpus. Nous savions exactement quand et avec qui nous avions
vécu ces moments décisifs de notre réflexion sur l’impact des entretiens de recherche sur le
chercheur. L’expertise théorique et clinique de S. Richard a permis d’analyser ces extraits et
ces situations à la lumière de concepts disciplinaires en travail social, dont notamment la
notion de fatigue de compassion, et de nommer les constatations et outils déployés. Cet article
est donc le résultat de cette interaction interdisciplinaire entre deux chercheurs qui, malgré

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leurs champs d’expertise et leurs travaux distincts, partagent des vécus de recherche
similaires, vécus empreints des récits tragiques de leurs participants.

1. L’entretien de recherche en tant qu’interaction

Nos entretiens de recherche comportent des récits tragiques des intervenants. Ces récits
confrontent les valeurs, les définitions du bien et les conséquences inévitables des actions des
professionnels. En ce sens, nos entretiens sont chargés éthiquement puisqu’ils confrontent les
motifs habituels d’action des professionnels. Par conséquent, l’entretien de recherche s’est
révélé être bien plus qu’une simple technique de collecte de données. Certes, nous avons
élaboré des grilles d’entrevues semi-dirigées et visé une certaine cohérence et similitude entre
les entretiens d’un même projet. Mais, en questionnant nos participants sur des expériences
professionnelles difficiles et chargées émotivement et éthiquement, nos entretiens de
recherche ont dû être flexibles et s’adapter à chacun des participants. Conformément à une
approche interactionniste, nos entretiens sont donc avant tout des lieux d’interaction entre le
chercheur et le participant (Beaud & Weber, 1997; Charmaz, 2014; Olivier de Sardan, 2008;
Poupart, 1997). En ce sens, nous partageons la définition de l’entretien qualitatif de Poupart
pour qui :

      D’un côté, les entretiens constituent une porte d’accès aux réalités sociales misant
      sur la capacité d’entrer en relation avec les autres. De l’autre, ces réalités sociales
      ne se laissent pas facilement appréhender, étant transmises à travers le jeu et les
      enjeux des interactions sociales qu’implique nécessairement la relation
      d’entretien, ainsi qu’à travers le jeu complexe des multiples interprétations
      auxquelles le discours donne lieu (1997, p. 174).

      À titre d’interaction, l’entretien demande donc au chercheur d’être à l’écoute tant des
dires du participant qu’à sa présentation de soi. Cette présentation de soi est posée par
Goffman comme un effort de conformité aux attentes sociales : « En tant qu’acteurs, les
individus cherchent à entretenir l’impression selon laquelle ils vivent conformément aux
nombreuses normes qui servent à les évaluer, eux-mêmes et leurs produits » (1959/2001,

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p. 237). La considération de cette présentation de soi est centrale lors des entretiens puisque :
« Dès qu’une autre personne pénètre dans son champ de perception, [l’acteur] est sur ses
gardes et amené à la surveillance de l’impression qu’il donne à voir pour écarter de lui tout
soupçon » (Le Breton, 2004, p. 107). Il a fallu être d’autant plus à l’écoute des rites
d’interaction de nos participants que l’image professionnelle des pompiers, des paramédics et
des travailleurs sociaux leur demande d’être perçus comme des ressources solides et fiables
devant l’adversité (Bourdon, 2011; Desmond, 2006; Grenier & Chénard, 2013; Parazelli &
Ruelland, 2017; Pudal, 2011, 2016; Richard & Mbonimpa, 2013; Scott & Myers, 2002; St-
Denis, 2013).

      Ainsi, il nous a fallu apprendre de nos participants : les observer et calibrer nos
questions et réactions en fonction de l’interaction. Comme l’affirme Charmaz : « Les
chercheurs apprennent quand et comment approfondir et explorer avec doigté lorsqu’ils
deviennent sensibles aux préoccupations et aux vulnérabilités de leurs participants »3
[traduction libre] (2014, p. 71). Ce conseil est apparu d’autant plus pertinent dans nos travaux
puisque nos entretiens sont menés auprès d’intervenants avec des images professionnelles
fortes et que nos questions révèlent parfois des vécus traumatiques, voire des erreurs
professionnelles ou des interventions émotivement et éthiquement difficiles.

      À l’aide de trois extraits d’entrevues issus du corpus d’entretiens (n = 20) du projet La
prise de décisions médicales d’urgence (St-Denis, 2017-2019), nous illustrons ici cette
interaction entre chercheur et participants et l’importance de la sensibilité aux dires et aux
jeux de langage afin de respecter la présentation de soi et les vulnérabilités du participant.

1.1 « Vous me dites si je dis des détails qui sont un p’tit peu trop eh… » : un exemple
d’écoute mutuelle

Lors de la préparation préalable des entretiens, tous les participants (n = 20) du projet La prise
de décisions médicales d’urgence ont pensé à des récits de leurs interventions impliquant des
prises de décisions médicales d’urgence. Il s’agissait avant tout d’engager les entretiens par

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des mises en récit plus familières pour les intervenants d’urgence habitués à rédiger des
rapports d’intervention et à discuter des aspects factuels de leurs interventions.

      Un participant, ambulancier-paramédic, a commencé l’entretien en nous faisant part
d’un exemple commun de manœuvres de réanimation cardio-respiratoire. Il s’agit d’un type
d’intervention relativement courant chez les ambulanciers-paramédics tout autant que dans
notre corpus. En guise de deuxième exemple d’interventions – soit à la 36e minute d’une
entrevue de 76 minutes 4 –, le participant souhaitait faire part d’une intervention lors d’un
accident de travail avec victime gravement blessée. L’Encadré 1 montre comment le
participant a introduit son récit.

      Cet extrait relève premièrement que le participant aussi négocie l’entretien, et ce, tout
au long de l’interaction. Comme l’affirme Charmaz, « un entretien reflète ce que les
chercheurs et les participants y apportent, leurs impressions durant celui-ci, et la relation
qu’ils y construisent »5 [traduction libre] (2014, p. 71).

      Cette négociation se fait, en plus, selon les règles de présentation de soi du milieu du
participant, en particulier par le respect de l’expérience terrain du participant – expérience qui
octroie du respect devant ses pairs –, mais aussi par l’usage du rire. Rire qui peut, certes,
s’avérer un signe de nervosité dans cette zone d’inconfort et de négociation de l’interaction,
mais aussi une pratique de management des émotions d’usage commun chez les intervenants
d’urgence (Douesnard, 2012; Pudal, 2016; St-Denis, 2012). Être sensible aux participants ne
se limite donc pas, pour le chercheur, à être seulement à l’écoute et à observer ses réactions.
C’est aussi connaître et partager les moyens adéquats pour montrer son respect et rassurer le
participant.

      En d’autres termes, être sensible aux participants demande des observations préalables
de leur milieu pour en comprendre et user correctement des rites d’interaction signifiants
(Goffman, 1959/2001; Le Breton, 2004). Poupart abonde dans le même sens en affirmant que
l’entretien mise sur les compétences sociales du chercheur, notamment sur « la capacité
d’entrer en relation, de faire appel, le cas échéant, à ses “ressources sociales et culturelles”

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Participant : On est appelé pour un accident de travail, un [3 secondes de silence], un
accident de travail, un homme dans la cinquantaine qui conduisait un remonte-charge, un lift
là.
Chercheuse : Oui
Participant : un lift
Chercheuse : Oui, oui
Participant : Puis le lift y’était sur un towing plate-forme.
Chercheuse : Ok
Participant : Ils livraient le lift quelque part. Quand ils sont arrivés à l’industrie, lui il s’est
assis dedans mais il [ne] s’est pas attaché.
Chercheuse : Ok
Participant : Fait que quand il eh, quand eh, vous me dites si je dis des détails qui sont un
petit peu trop eh, eh
Chercheuse : Non, non allez-y
Participant : Ok [rire]
Chercheuse : J’en ai pas mal entendu [rire], je vous dirais en 15 ans [rire]
Participant : C’est bon, c’est bon [rire]
Chercheuse : Je n’ai pas les mains dedans comme vous mais je les entends.
Participant : Eh, parce que des fois on perd le fil puis on parle, on parle puis là on voit la
réaction de l’autre pis là, oups, j’ai peut-être dit quelque chose de, mais eh… C’est ça, on est
appelé pour un monsieur. Il est tombé. Il a mal manœuvré le lift fait que le lift il est tombé de
la remorque […]

Encadré 1. Extrait 1.

pour favoriser la collaboration des interviewés et s’adapter aux diverses contraintes et au
caractère changeant de la situation d’entretien » (1997, p. 192).

1.2 « As-tu tout ce qu’il te faut? » : un exemple de la fragilisation de la présentation de
soi

À la fin d’une entrevue avec un infirmier de vol spécialisé en évacuations médicales, une
exploration des interventions médicales d’urgence auprès des enfants a été tentée. Comme cet

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infirmier était le vingtième et dernier participant de la recherche, nous avions entendu
pompiers et ambulanciers décrire ces interventions auprès d’enfants comme étant
particulièrement émotives et difficiles. Par les divers exemples d’interventions et propos tenus
tout au long de l’entretien, nous avions saisi que ce type d’interventions étaient aussi difficiles
pour ce participant, mais ce, sans affirmation claire de sa part. En fin d’entretien, soit à la
63e minute d’un échange total de 78 minutes, nous avons abordé cette difficile question plus
directement (voir l’Encadré 2).

      Cet extrait débute par un silence. Après quelques secondes, nous avons employé une
expression utilisée précédemment et à quelques reprises par le participant pour montrer la
complexité de ses interventions : « je fais quoi? ». Cette reprise par la chercheuse permet de
mettre fin au silence et d’encourager la suite de l’interaction. Cette pratique de
communication empathique nommée focalisation par répétition (Hétu, 2014) permet
notamment de contribuer à la focalisation des propos pour inviter à la poursuite de
l’interaction.

      Le deuxième silence, bien que plus court, est marqué des coups de crayon sur la table et
par la question : « As-tu tout ce qu’il te faut? » Ces gestes tout autant que la question
témoignent clairement que les propos sont difficiles pour le participant et que l’interaction est
à la limite des rites d’interaction. Ils méritent écoute, respect, mais aussi recadrage rapide de
l’entretien par la chercheuse. Après avoir affirmé à sa manière, dans une phrase courte et
claire : « Ça laisse des traces », le participant recadre par lui-même ces propos selon des rites
d’interaction qui lui apparaissent plus souhaitables : celui de sa carrière, « en dehors du cadre
normal », mais stimulante. L’acteur est ainsi revenu dans son rôle : celui de l’infirmier de vol
appréciant l’imprévisibilité, fort devant l’adversité et motivé par les responsabilités inusitées
de sa carrière.

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Participant : Le père de l’enfant qui était hyper stressé, qui est parti avec son bébé dans son auto qui
s’est [stationné] puis qui a pris le métro puis qui a oublié son bébé dans le siège,
Chercheuse : Oui
Participant : j’étais sur le quart de travail moi à l’hôpital […]6.
[Silence de 5 secondes]
Chercheuse : Hum, je fais quoi?
Participant : Je fais quoi?
Chercheuse : Hum
Participant : Ce n’est pas un hôpital pour enfants, on n’a pas de matériel vraiment. Il y a plein de
monde qui sont partis en maladie.
Chercheuse : Oui
Participant : C’était hors de l’entendement, tsé. Pourtant des situations semblables à ça à Ste-Justine 7
ils en vivent [des situations] qui viennent les chercher là.
Chercheuse : Hum, hum
Participant : Moi je sais bien que j’ai jamais été travaillé en pédiatrie parce que j’étais pas capable de
« stander » ça, tsé, un département de cancérologie par exemple, tsé. J’ai fait un stage là, j’ai dit :
« C’est assez. J’ai pas besoin de ça ». Je ne peux pas, je ne peux pas m’imaginer faire ça, j’ai pas la…
non. Fait que tsé.
[Silence, de 3 secondes. On entend le participant donner plusieurs coups sur la table avec son crayon.]
Participant : As-tu tout ce qu’il te faut?
Chercheuse : Non, mais je t’écoute, et je t’entends bien. Il y a toute la facette des conséquences, là tu
viens de m’en donner une belle. Les impacts émotifs, je ne rentre pas du tout dans les histoires de
chocs post-traumatiques parce que je ne suis pas du tout psychologue. Mais je le sais que ces
décisions-là, qui peuvent être, je veux pas dire improvisées mais qui ne cadrent pas avec le mandat
habituel, [elles] sont confrontantes professionnellement, personnellement aussi. Je t’entends bien.
Participant : Oui
Chercheuse : Je ne rentre pas là-dedans trop parce que ce n’est pas ma formation mais en même
temps, juste la façon que tu m’en parles, je le vois très bien puis je l’entends très bien ce que tu me
dis.
Participant : Ça laisse des traces. Mais, en même temps, si tu regardes mon background, j’ai
toujours été dans des, dans des jobs où est-ce que c’était, en dehors du cadre normal de
pratique. J’ai toujours carburé à ça.

Encadré 2. Extrait 2.

      Ici, le risque était grand. Un risque, certes, calculé et pris en fin d’entretien, mais mal
négocié, le deuxième silence aurait pu devenir un point tournant de l’entretien et rompre

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l’interaction sur un ton négatif. L’écoute et l’observation mutuelles se sont donc avérées, dans
ce cas, primordiales puisque nous sommes dans une zone de fragilisation de la présentation de
soi du participant. La chercheuse et le participant ont dû recadrer l’entretien sur des rites
d’interaction plus stables, c’est-à-dire reconstruire le rôle habituel d’infirmier de vol.
L’entretien s’est donc clos graduellement et selon des rites d’interaction socialement partagés
par les intervenants d’urgence; la présentation de soi du participant a donc pu être socialement
maintenue.

1.3 « Mes lettres de remerciements : j’en ai tout un cartable » : la sensibilité mutuelle
d’une interaction participant-chercheur

Pour cet exemple, nous n’avons pas d’extraits d’entretien. L’interaction a duré un peu plus de
deux heures. Une mise en contexte s’impose pour en comprendre la richesse. L’entretien a
lieu dans la cuisine du domicile d’un ambulancier-paramédic de plus de trente ans
d’expérience. L’accueil est amical, sous référence d’un ami commun. Il lui sert un café et les
deux discutent de la recherche d’un ton posé, calme, rassurant. La chercheuse s’y sent
rapidement en compagnie d’un vieil ami qui lui confiera sans retenue ses trente années de
carrière. Après quelques minutes d’enregistrement, une invitation pour visiter la maison est
offerte. Le bureau et le sous-sol ont des allures de musée : découpures de journaux, photos de
collègues et d’interventions, véhicules d’urgence miniatures, etc., tout y est pour
commémorer plus de trente ans d’interventions et de services aux citoyens. De retour dans la
cuisine, la suite de l’entretien se déroule au rythme des pages de deux gros cartables trois
pouces remplis de lettres de remerciements de ses patients, de photographies des cartes,
bouquets, toutous et autres menus objets reçus en signe de remerciement de la part des
citoyens, de découpures de journaux sur ses interventions, de convocations à la cour, de mises
en demeure, d’actes de décès, etc.

     Deux heures d’incursion dans les réussites tout autant que dans les expériences pénibles
de cet ambulancier-paramédic. Un entretien d’une rare richesse; un partage rarement vécu à
titre de chercheuse. Mais un partage qui « laisse des traces » : 30 années de carrière
condensées et reçues en 2 heures, incluant des photographies d’accidents mortels, de

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meurtres, de viols, des récits de noyades et de sauvetages, une lettre de remerciement pour
souligner l’appui et le réconfort offerts par le paramédic, malgré la mort d’un nourrisson, etc.
Le tout raconté avec humilité, avec larmes et sourires provoqués au rythme des pages de
souvenirs; une confidence de plus deux heures qui a demandé écoute, observation, réactions,
respect et empathie.

1.4 Qu’est-ce que peut produire la souffrance d’autrui chez le chercheur?

L’analyse de ces extraits d’entretiens de recherche et les rituels d’interaction qui y sont
déployés nous conduisent à divers constats. Premièrement, pour s’aventurer sur le terrain,
parfois glissant, des entretiens de recherche impliquant des vécus pouvant être tragiques, il
semble primordial que le chercheur se sensibilise avec les moyens adéquats pour montrer son
respect et son empathie, pour rassurer le participant et ainsi conserver les meilleures
conditions d’interaction possibles. Nombre de moyens existent en ce sens dans les pratiques
cliniques des intervenants psychosociaux (Hétu, 2014). La combinaison des entretiens avec
d’autres outils de collecte de données, dont la mobilisation des connaissances préalables (St-
Denis, 2018) et l’observation (Poupart, 1997), peut aussi être favorable aux interactions de
recherche.

      Deuxièmement, le chercheur doit aussi être conscient que si l’interaction est
émotivement marquante lors des entretiens de recherche, c’est qu’elle le fait s’éprouver avec
l’autre. Par empathie, le chercheur ne peut demeurer insensible : il perçoit, réagit, s’adapte à
la souffrance d’autrui. Dans l’interaction qu’est l’entretien de recherche, le participant peut ou
non faire part de vécus tragiques, et ce, tant par ses propos que par les diverses formes de la
présentation de soi et de communication de soi : les émotions dites, montrées ou cachées, les
mouvements volontaires et involontaires, les hésitations et les silences. Lors de l’interaction,
le chercheur a aussi à écouter, à observer, à planifier, à réagir, à protéger les conditions de
l’échange, à être empathique, à tenir son rôle de chercheur sans verser dans celui de
thérapeute, bref, à construire l’interaction et à veiller à sa réussite.

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      Nous posons donc que même si le chercheur n’est pas, comme dans le cas du
professionnel en relation d’aide, en mode clinique, c’est-à-dire centré sur la résolution de
problèmes (Hétu, 2014), il est quand même en contact avec ceux qui se racontent, avec leurs
récits parfois tragiques, et que, de ce fait, la capacité empathique du chercheur est pleinement
sollicitée. Il devient alors aisé de supposer qu’en contexte de recherche, l’exposition répétée
aux répondants aux parcours professionnels intenses n’est pas sans produire ses effets chez le
chercheur. C’est bien ce que nous confirme la définition du stress de compassion de Lebigot
et de Clercq :

      Le stress de compassion est défini comme étant le stress couplé à l’exposition aux
      souffrants. La capacité d’empathie […] est définie comme la capacité
      d’apercevoir et de sentir la souffrance d’autrui. Elle est une des caractéristiques
      centrales poussant l’individu à choisir le métier d’assistant social, d’aidant, de
      secouriste, ou de tout autre type d’aidant professionnel. Cette capacité est, à son
      tour, associée à la susceptibilité d’un individu à être atteint par une contagion
      émotionnelle […] La contagion émotionnelle, donc vivre les émotions de la
      victime, sera d’autant plus intense si le degré d’exposition à la victime est grand.
      Cet état émotionnel est similaire à l’état dans lequel on est tourmenté par les
      émotions de la victime (2001, p. 127).

      Cette citation est éclairante en ce qu’elle permet de saisir le fait que la capacité
d’empathie ou de compassion peut, au contact répété de la souffrance d’autrui, verser dans
des zones délicates où un individu peut devenir envahi, voire même tourmenté par les vécus
de ses interlocuteurs. Ce qui n’est pas sans conséquence.

      Sans tomber ici dans une généralisation causale, à savoir qu’un chercheur surexposé aux
vécus difficiles des participants vivra un stress de compassion capable de verser dans la
fatigue de compassion, gardons à l’esprit que lors des entretiens, mais aussi par la
retranscription des dires des répondants, voire dans la diffusion des résultats, le chercheur
s’avère à risque. Il est à risque, car de l’entretien à la retranscription, de l’analyse à la

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diffusion, il s’imprègne des récits et des compréhensions de ses participants de recherche, il
s’imprègne de la souffrance d’autrui.

2. De la retranscription à l’analyse : l’imprégnation de la souffrance d’autrui une voie
vers la fatigue de compassion?

La retranscription des entretiens de recherche est rarement abordée comme une étape en soi
du traitement de données 8. Pour une analyse fine de cette étape charnière, nous référons le
lecteur à l’ouvrage de Beaud et Weber (1998). Nous souhaitons ici nous attarder à cette étape
pour en montrer l’importance pour l’imprégnation des données de l’entretien sur le chercheur.

      Débutons par quelques clarifications méthodologiques. Pour le projet Les prises de
décisions médicales d’urgence (St-Denis, 2017-2019), les entretiens ont tous été retranscrits
manuellement par la chercheuse principale sous format de verbatim intégraux. Un total de
630 pages de verbatim fut réalisé en près de 80 heures de retranscription 9. Ajoutons à ce
temps de retranscription les nombreuses heures de relecture des verbatim qui ont été
nécessaires au codage de chacun des entretiens. Précisons, d’emblée, que ce projet a été mené
selon les principes de la méthodologie de la théorisation enracinée (Charmaz, 2014; Glaser &
Strauss, 1967/2010; Laperrière, 1997; Luckerhoff & Guillemette, 2012). Par conséquent, les
retranscriptions et le codage initial ont, idéalement, été réalisés immédiatement après la
réalisation de chacun des entretiens.

      Nous souhaitons ici souligner que l’effet de la retranscription sur le chercheur va bien
au-delà de la durée effective de la phase de retranscription. Par la retranscription, le chercheur
revisite chaque phrase, chaque hésitation, chaque intonation, chaque silence, et ce, pour
chacun de ses entretiens. Surtout, il s’en imprègne en retranscrivant le plus fidèlement
possible les contenus, mais également en rendant compte des jeux de langage (intonations,
langage non verbal, silences, etc.). Comme le précisent Beaud et Weber, « en écoutant et
réécoutant la bande vous vous imprégnez auditivement de l’entretien, vous revivez la scène en
étant à présent dégagé de la contrainte de l’interaction (conduire l’entretien, faire durer
l’échange) » (1998, p. 248, les auteures soulignent). Malheureusement, en confiant la

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retranscription à des assistants de recherche ou à un logiciel, le chercheur se prive de cette
occasion de revisiter, de s’imprégner de ses entretiens (Beaud & Weber, 1998).

2.1 « On entend crier, on entend pleurer, on entend tous les sons » : la retranscription et
l’analyse de l’interaction

Lors de retranscriptions d’entretiens portant sur les prises de décisions médicales d’urgence
ou de tout autre contexte tragique, de quels contenus et de quels jeux de langages s’imprègne
le chercheur? Comme le montrent les extraits 1 et 2, le chercheur peut s’imprégner
d’interventions pénibles, telles que des accidents de travail, des décès d’enfants, de la
violence conjugale et familiale, de la détresse socioéconomique, psychologique et morale, etc.
Mais au-delà des informations factuelles de ces récits d’interventions, le chercheur
s’imprègne aussi des interactions bâties avec le participant lors de chaque entretien (Charmaz,
2014). Le chercheur réécoute, retranscrit et s’imprègne encore et encore de ces récits porteurs
de la souffrance des intervenants. Par la suite, il les relira maintes et maintes fois lors du
codage et de l’analyse.

      À titre d’exemple de vécu dont s’imprègne le chercheur, voici un récit d’une noyade
relaté par un pompier premier répondant. Les répétitions fréquentes de l’âge de la fillette sont
porteuses de sens : elles disent la lourdeur, l’incompréhension, le tragique de l’intervention.
Ce n’est donc pas que le récit de cette noyade qui sera retranscrit, mais bien aussi son
caractère tragique (voir l’Encadré 3).

2.2 La fatigue de compassion s’applique-t-elle au chercheur?

Comme nous l’avons montré plus haut, les propos recueillis ou traités en contexte de
recherche ne sont pas sans conséquence. Le chercheur est éprouvé tant lors de la passation de
l’entretien que lors de sa transcription et son analyse. Certes, disions-nous, la souffrance
d’autrui peut alors être mentalisée (Lecours, 2016), mais à la lumière des notes d’entretien
et des propos écoutés et retranscrits, c’est bien toute l’interaction – des dires aux silences, des
mises en scène aux fragmentations de la présentation de soi – qui peut être de nouveau

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mentalisée. Cette résurgence de l’interaction et surtout son imprégnation durable dans la
mémoire du chercheur sont, malheureusement, un terrain fertile pour le développement de la
fatigue de compassion.

Participant : C’était une jeune fille de 4 ans qui était noyée. C’est les parents qui nous
appellent : c’est sa fête. Donc, eux sont dans une fête. Les enfants jouent dans [la] piscine. Il
n’y a pas de boisson.
Sont environ une vingtaine de personnes. Puis les enfants ont décidé de jouer à celui qui
restait le plus longtemps en dessous de l’eau. Puis, la petite fille de 4 ans, ils jouent à ça donc
nécessairement, ils ne savent pas.
Chercheuse : Ok
Participant : Quand on arrive, il y a une dame avec un enfant qui nous attend dans le chemin.
La dame a dit : « C’est par là ». On entend crier, on entend pleurer, on entend tous les sons.
On le sait qu’il y a quelque chose qui se passe. Quand on arrive, c’est un policier qui est
entrain de masser [massage cardiaque]. Bouche à bouche. Eh, la petite fille est au sol, 4 ans,
elle est toute petite. On a eh, donc à partir de là on le sait que ok, il y a des manœuvres qui se
font, la petite fille est bleutée un petit peu. 4 ans : c’est pas la situation… Puis ce n’est pas
juste la petite fille de 4 ans, c’est toute la situation où tout le monde criait, tout le monde
pleurait, tout le monde était hystérique.

Encadré 3. Extrait 3.

      La fatigue de compassion s’apparente à plusieurs thèmes comme l’usure de compassion,
le stress vicariant, le stress de compassion, le stress traumatique secondaire et, en langue
anglaise, le secondary traumatic stress disorder. Parmi les nombreuses définitions de la
fatigue de compassion, nous en avons repéré une qui couvre plusieurs éléments conceptuels
qui peuvent s’avérer utiles pour les chercheurs :

      La fatigue de compassion est définie comme un état d’épuisement et de
      dysfonctionnement – aux niveaux biologique, psychologique et social – suite à
      l’exposition prolongée au stress de compassion et tout ce qui l’accompagne.
      L’exposition prolongée à un sentiment de responsabilité prolongée envers l’aide
      aux traumatisés souffrants. Le sentiment d’exposition prolongée est associé au
      manque d’apaisement des charges (physiques et psychiques) de responsabilité et
      l’impuissance à réduire le stress de compassion (de Soir, n.d., p. 4).

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     On peut donc, grâce à cette définition, déduire que ce type de fatigue, qui implique un
dysfonctionnement émotionnel majeur, est rattaché de près aux engagements empathiques. Et
cette empathie est au cœur de l’engagement des intervenants d’urgence envers les citoyens
(Perreault, 2006; St-Denis, 2013) aussi bien qu’au cœur de l’entretien de recherche conduit
par le chercheur. Ce dernier, n’étant pas intervenant, n’a que peu d’emprise sur la réduction
de la souffrance de ses participants de recherche. Il peut bien sûr tenter d’en comprendre les
tenants et aboutissements, de les nommer, voire même de s’investir dans une démarche de
recherche appliquée afin que ses travaux contribuent à l’initiation de solutions. Mais il
demeure, par son rôle de chercheur, un agent limité de changement.

     Les propos d’Hofmann (2009) sont également éclairants sur ce point puisqu’ils
nomment certains facteurs organisationnels pouvant augmenter la fatigue de compassion :
« […] la formation professionnelle inadéquate; le faible mentorat; le manque de personnel; la
culture organisationnelle qui n’encourage pas, ne donne pas de valeur et ne reconnaît pas la
compassion »10 [traduction libre] (2009, p. 40). On peut ainsi considérer que si les
intervenants – et les chercheurs – ne sont pas préalablement formés et encouragés dans leurs
pratiques empathiques, ils risquent, pour se protéger, de produire une perte significative du
réservoir d’empathie envers les clientèles. Ce qui soulève, dès lors, des carences éthiques et
déontologiques.

     Si des carences éthiques et déontologiques adviennent, il semble que ce soit à cause et
en conséquence de cette perte significative du réservoir d’empathie avec autrui. Comme la
fatigue de compassion provoque cette mise à distance de l’autre, elle est le signe que le
chercheur peine à faire face physiquement ou psychologiquement aux stresseurs répétés à son
travail. Dès lors, s’il est possible d’envisager qu’un intervenant autant qu’un chercheur en
proie à la fatigue de compassion puisse déshumaniser son rapport à l’autre, il devient aisé de
conclure que ce type de mécanisme de protection de soi porte atteinte à la qualité de
l’interaction tant lors d’entretiens de recherche que lors de l’ensemble des démarches de
recherche auprès de participants aux vécus pouvant être tragiques.

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Conclusion :    Comment       éviter   que    la   capacité    empathique      verse   dans    la
psychopathologie du travail?

Par nos vécus de recherche, nous avons ici montré que l’entretien de recherche est une
interaction qui demande autant l’écoute mutuelle que l’observation des signes de fragilisation
de la présentation de soi. Lors de la réalisation de travaux de recherche impliquant des
participants aux vécus pouvant être tragiques, cette interaction n’est pas sans impact sur le
chercheur qui doit ainsi démontrer écoute et empathie lors de l’entretien, mais aussi, par la
suite, s’imprégner des vécus tragiques lors de la retranscription des entretiens et de leur
analyse. Comment, dès lors, éviter que la capacité empathique verse dans la psychopathologie
du travail?

      D’abord, il semble aller de soi que, pour éviter d’être exposé à l’expérience de
recherche souffrante et de verser dans la fatigue de compassion ou dans toute autre forme de
psychopathologie du travail, il importe, comme chercheur, d’avoir une présence à soi. Mais
aussi, il faut être à l’écoute de soi et de ses propres limites, car ne pas l’être peut nuire à sa
capacité de bien répondre aux exigences de la recherche, aux façons d’assurer et de garantir la
qualité du processus de recherche. En d’autres termes, l’entretien étant une interaction
constante entre le participant et le chercheur, le conseil de Charmaz « Les chercheurs
apprennent quand et comment approfondir et explorer avec doigté lorsqu’ils deviennent
sensibles aux intérêts et aux vulnérabilités de leurs participants »11 [traduction libre] (2014,
p. 71), s’applique également au chercheur. Celui-ci doit également apprendre à explorer ses
propres vulnérabilités et à y demeurer sensible afin de pouvoir, lui aussi, garantir sa
présentation de soi et son engagement empathique lors de l’interaction avec ses participants
de recherche.

      Plusieurs stratégies individuelles sont de plus pertinentes à mettre en œuvre ici. Par
exemple, adopter un calendrier de recherche suffisant et flexible pour allonger les périodes
destinées à la réalisation des entretiens, des retranscriptions et des analyses de données plus
humainement difficiles devrait être privilégié. Une préparation adéquate avant de réaliser les
entretiens – notamment par une acquisition préalable des rites d’interaction en vigueur dans le

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milieu des participants et une sensibilisation aux outils et techniques de la relation d’aide
(Hétu, 2014) – se révèle favorable à l’acquisition de bonnes capacités d’écoute et d’empathie
envers les participants, mais également pour détecter et écouter ses propres limites à titre de
chercheur. Les propos d’Hofmann (2009) montrent également que la formation et la
supervision des chercheurs peuvent contribuer à diminuer le stress de compassion. Cette
supervision devrait être recherchée auprès de chercheurs expérimentés.

       Inspirés par les intervenants d’urgence que nous côtoyons dans le cadre de nos
recherches et par leurs efforts actuels pour dire, faire reconnaître et développer des solutions
lorsque leurs pratiques professionnelles versent dans le stress de compassion, la fatigue de
compassion, le burnout, voire dans le suicide en fonction, nous en sommes également venus à
considérer que le chercheur n’est pas inébranlable. S’il s’engage de façon volontaire dans une
thématique de recherche humainement difficile et qu’il emploie, de surcroît, des techniques de
recherche, comme l’entretien, qui impliquent une interaction autant directe qu’indirecte avec
les vécus parfois tragiques des participants, c’est qu’il connaît lui aussi sa vulnérabilité et ses
limites à titre de chercheur. Il sait que ce qu’il entendra à répétition, qu’il retranscrira et qu’il
analysera, ce sera bien souvent des récits pouvant être tragiques. Il s’en imprégnera au point
d’en être lui aussi porteur. Dès lors, le chercheur ne pourra faire fi de ces traces. C’est donc à
lui de s’écouter comme il écoute ses participants. Il lui appartient à lui, mais aussi à son port
d’attache organisationnel, de s’assurer qu’il obtient tous les moyens à sa disposition pour
garantir des actions de recherche intègres, humaines et de qualité.

Notes

1
  Soulignons ici, notamment, la présence de programmes d’aide aux employés, de programmes de pairs-aidants
et de La Vigile, une maison de thérapie spécialisée pour les porteurs d’uniformes.
2
  Des précisions méthodologiques sur ce projet de recherche peuvent être consultées dans un article paru dans
Approches inductives, 5(1).
3
  « Interviewers learn how deep to go and when to explore a point further with probes as they become sensitive
to their participants’ concerns and vulnerabilities » (Charmaz, 2014, p. 71).
4
  Entrevue enregistrée audio et retranscrite intégralement. Il est donc possible d’en faire une analyse de discours.

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