L'impossible gouvernement de la santé en prison? Réflexions à partir de la MACA (Côte d'Ivoire)
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DOI: 10.1590/1413-81232015217.10402016 2011 L’impossible gouvernement de la santé en prison? ARTICLE Réflexions à partir de la MACA (Côte d’Ivoire) Frédéric Le Marcis 1 Résumé Qui gouverne la santé en prison ? Com- ment ? Nous proposons de répondre à ces ques- tions à partir d’une enquête ethnographique au long cours menée à la MACA, la Maison d’Arrêt et de Correction d’Abidjan (Côte d’Ivoire). L’analy- se du gouvernement de la santé en pratiques ne peut faire l’économie ni d’une contextualisation historique de la prison dans la société ivoirienne, ni d’une analyse de la légitimité actuelle de la prison et des détenus comme objets de politiques spécifiques en Côte d’Ivoire. C’est au regard de ce double contexte qu’il faut analyser le double gou- vernement de la prison qui régit la vie à la MACA et sous-tend les valeurs attribuées à la santé dans cet espace. Une étude de cas portant sur le rem- placement d’un détenu faisant fonction de chef de bâtiment de l’infirmerie permettra d’illustrer en quoi la reconnaissance de cette forme de vie singu- lière est une condition nécessaire à une interven- tion efficace dans le domaine de la santé en prison. Mots clefs MACA, Gouvernement, Santé, Pris- on, Côte d’Ivoire 1 École Normale Superieure de Lyon. 15 parvis René- Descartes BP 7000. 69342 Lyon France. frederic.lemarcis@ ens-lyon.fr
2012 Le Marcis F Introduction Méthodologie La promotion de la santé en prison repose sur un paradoxe originel: l’univers carcéral comme La réflexion développée dans ce texte repose sur lieu de privation de liberté est en contradiction une enquête de terrain au long cours menée dans avec le principe même de l’éducation à la santé: le cadre d’un programme mis en place par Ex- celui de l’autonomie du patient. Une fois incar- pertise France (ex-Esther) depuis 2012. Durant céré, le corps de l’individu est remis à une auto- trois terrains de 10 à 15 jours menés au sein de rité qui exerce sur lui sa souveraineté. Privé de la MACA, des observations ainsi que des entre- liberté, l’individu voit sa capacité de prendre des tiens formels et informels nonenregistrés ont été décisions et d’agir également limitée, ou pour le menés, tantôt dans les cellules des détenus, tantôt moins cette capacité s’exerce sous contraintes. dans la cour, tantôt dans un bureau de l’infirme- Au-delà de ce premier paradoxe, d’autres enjeux rie de la prison. Cette recherche s’inscritdans le sous-tendent le gouvernement de la santé en mi- programme TB et VIH soutenu à la MACA par lieu en carcéral: ceux-ci ressortent à la dimension Expertise France.L’accès à la prison comme le macro des politiquesencadrant la santé en prison déroulement des enquêtes sont grandement fa- et au statut général de cette dernière comme des cilités par cette collaboration. Cette dernière a détenus et plus largement de leur légitimité res- consisté en une démarche collective basée sur des pective dans l’espace public, comme cibles de po- échanges de questionnements avant, pendant et litiques spécifiques relevant de l’Etat providence après l’enquête entre chercheur et acteurs de la (éducation, prise en charge sanitaire par exem- santé. L’enquête était fondée sur une posture an- ple). Plus encore, dans des pays à ressources limi- thropologique non normative et non évaluative tées, aborder les politiques sanitaires et sociales et une observation de « longue durée ». L’ensem- en milieu carcéral c’est alimenter la concurrence ble a permis d’appréhender sans a priori le qui, des causes dans un espace public très largement quand, quoi et comment de la santé en prison. défavorable à la prison. Dans ce contexte, quels sont les ressorts comme les logiques du gouver- nement de la santé dans l’espace carcéral dans les Penser la santé en prison pays du Sud? A partir d’une enquête au long cours menée Alison Liebling1 a proposé de dépasser une analy- au sein de la Maison d’Arrêt et de Correction se de la prison à partir de la catégorie abstraite d’Abidjan (MACA), une prison construite dans de « respect des droits de l’homme » et suggère les années 1980 pour 1500 détenus et en abritant de les envisager à l’aune de leur « performance actuellement près de 5000, je propose de montrer morale », c’est-à-dire non plus en fonction de comment ces enjeux y influent concrètement sur termes abstraits mais en fonction de la façon la prise en charge sanitaire, afin d’alimenter une dont, selon les prisons, les relations entre détenus réflexion plus générale sur les enjeux de la gou- et gardiens sont perçues par les détenus comme vernance de la santé en prison.Après avoir discuté fondées sur l’équité et la reconnaissance des dé- dans un premier temps de la question de la légi- tenus dans leur dignité. Concrètement, cela se timité de la population carcérale comme cible de traduit par des formes d’engagement spécifiques politiques de santé dans des contextes de ressour- visant àrépondre à leurs demandes et besoins lé- ces sanitaires limitées, on montrera que, pour les gitimes. Dans cette optique, la prise en compte bailleurs de fonds soutenant une meilleure prise des besoins de santé des détenus par les gardiens en charge de la santé en prison, la tâche est diffici- et plus largement par l’institution carcérale s’ins- le dans des pays où,si les conditions de détention crit dans des pratiques mettant en acte cette re- sont problématiques, le nombre de détenus reste connaissance. Alison Liebling souligne l’impact faible.On montrera ensuite que la santé en prison de l’infrastructure des prisonssur la nature de ces passe par la reconnaissance d’une multiplicité de relations, invitant à rendre compte des variations pouvoirs qui régissent la prison. Une étude de cas des expériences de la prison. Plus récemment, portant sur l’analyse de la négociation concernant Jefferson et al.2ont proposé de développer une le remplacement du détenu faisant fonction de approche en termes de « prison climate ». Discu- chef du bâtiment (CB) infirmerie constituera la tant de ce que pourrait être la santé en milieu car- base empirique de la discussion. céral à partir de leur expérience dans le système pénitentiaire de l’état de New York, MacDonald et al.3rappellent que: « les objectifs principaux de
2013 Ciência & Saúde Coletiva, 21(7):2011-2019, 2016 la santé en milieu carcéral sont la santé et la sé- le de la race. Il est troublant de constater qu’en curité du patient, la santé de la population et les Côte d’Ivoire également le statut de détenu pré- droits humains ». sente des similitudes fortes avec l’ancien statut Par « santé de la population » on entend ici la d’esclave. A Abidjan ces similitudes se prolongent population carcérale et celle dont cette dernière ainsi jusque dans la mort, puisque les corps des est issue. La surveillance sanitaire de la popula- détenus décédés en incarcération sont raremen- tion carcérale est ainsi un indicateur du niveau trécupérés par leur famille. C’était également le de santé de la population en dehors, une popu- cas pour la dépouille des individus condamnés à lation dont on sait qu’elle est le plus souvent à l’esclavage par leur société suite à un forfait. Cel- la périphérie de l’Etat, autant en France4,5 qu’en le-ci n’était pas récupérée par leur famille, ainsi Afrique, où les détenus d’origine étrangère ou is- que le décrit Mémel Foté11 dans les sociétés fores- sus des quartiers populaires sont surreprésentés, tières ivoiriennesprécoloniales. que ce soit en Côte d’Ivoire ou en Sierra Leone6. La prison apparaît dès lors articuler politique MacDonald et al.3soulignent également le de la vie et politique de la mort, ou necropolitics problème que pose la double loyauté des agents pour reprendre le terme forgé par Achille Mbem- de santé dans les prisons américaines qui doivent bé12 et discuté par Jessi Jackson9: « Alors que les rendre compte à leur patient d’une part et à leur prisons ont par moment été concernées par le employé (la sécurité de la prison) d’autrepart. Si projet biopolitique de discipliner et contrôler en France la loi du 18 janvier 1994 confie la res- les corps afin de créer une citoyenneté saine et ponsabilité des soins en prison au ministère de la plus productive, elles sont également des sites de Santé et distingue ainsi fonctions de surveillan- nécropolitique, excluant certains corps du corps ce et fonctions de soin7, à la prison d’Abidjan la politique de telle manière qu’elles promeuvent question de la double loyauté des acteurs de la des blessures en masse et la mort ». Aussi, inter- santé se pose de manière accrue puisque les soig- roger la santé en prison suppose d’envisager les nants peuvent également être des détenus. La pratiques au regard de la façon dont une société confidentialité du soin, déjà difficile à garantir donnée envisage prison et détenus et comment lorsque les soignants sont des professionnels de ils deviennent un objet de politiques publiques. santé, paraît dès lors relever du vœu pieux, ce que Par exemple, Lorna Rhodes13, à partir de la prise ne manquent pas de souligner les détenus. en charge des désordres comportementauxdans Cependant, quels que soient les lieux, des le système carcéral américain, analyse la façon questions récurrentes posées par la santé dans le dont logiques sanitaires et sécuritaires sont en- milieu carcéral sont largement partagées. Ainsi, chevêtrées dans la réponse apportée aux problè- la synthèse proposée par Homer Venters8 pour le mes sanitaires. Mais ces deux logiques dépendent système de santé carcéral new-yorkais est égale- également du paradigme politique dans lequel la ment pertinentepour la Côte d’Ivoire. Ce dernier prison s’inscrit. Si la santé en prison fait l’objet de insiste sur le problème du financement des soins, manière globale de questions récurrentes, il con- sur la nécessité de dépasser le simple screening vient donc d’en saisir les spécificités en fonction à l’entrée des détenus et la prise en charge des de contextes historiques et politiques précis. problèmes de santé graves. Il rappelle également le besoin de former du personnel de santé dédié aux services de correction (ce qui n’est pas le cas La prison, une éclipse généralisée dans l’état de New York).Enfin il souligne égale- ment le problème de la coordination des soins à Alors que depuis quatre siècles, la prison est de- l’extérieur et invite à penser les soins à l’extérieur venue une modalité croissante de la gestion des comme alternative à la peine. populations dans le monde, finalement peu de Dans un article consacré à la dimension ra- travaux de sciences sociales portent sur les pri- cialisée de la reconnaissance et de la lutte contre sons14 et le continent africain ne fait pas excep- les violences sexuelles en prison, Jessi Jackson tion15, hormis l’Afrique Anglophone et notam- 8fait référence à l’entretien que tient Avery Gor- ment l’Afrique du Sud en raison de son histoire don10avec Angela Davis à propos de la notion de coloniale singulière16 et de l’analyse conjointe des « Prison industrial complex ». Dans cet entretien, lieux d’enfermement, de la prison aux lieux de Angela Davis rappelle que le statut de détenu aux prise en charge psychiatrique17.L’ouvrage précur- Etats-Unis occupe la même place structurelle seur dirigé par l’historienne Florence Bernault que l’esclave dans la plantation: un individu sans constitue à cet égard une exception remarquab- droits et dont la situation est indissociable de cel- le18.
2014 Le Marcis F La prison, une occultation ancienne, accède pas, prendre en charge les épidémies en un débat restreint à des cercles limités milieu carcéral c’est éviter leur diffusion auprès de cette même population23. La prison comme Lorsque la prison est introduite sur le continent enjeu de santé publique reste cependant confinée africain, ellene fait pas l’objet d’une attention dans les revues médicales et de santé publique et appuyée de la part des autorités coloniales qui ne fait pas l’objet en Afrique d’une publicisation dès l’origine témoignent d’un désintérêt pour au-delà de ces cercles. La prison comme enjeu ce qui s’y passe et comment. La gouvernance des humanitaire et sanitaire est peu audible, en outre prisons est ainsi dès l’origine confiée aux déte- elle apparaît à bien des égards comme un enjeu nus18,19. L’emploi des détenus dans leur propre “importé” sur le continent africain. contrôle, comme dans les champs pénaux, appa- raît en effet comme une solution efficace au sous- financement chronique de l’administration péni- Une difficile constitution de la prison com- tentiaire dans les colonies. Alors qu’en Europe la me un objet légitime de politiques sanitaires réforme de la peine a eu lieu et que l’emprison- nement remplace le supplice20, la prison exportée L’absence de constitution d’un débat public sur dans les colonies reproduit les prisons de l’Ancien la prison en Afrique, qu’il porte sur des questions régime avec une fonction de mise à l’écart d’une relatives aux droits de l’homme ou plus concrè- population jugée dangereuse sur une base raciale tement sur les conditions sanitaires en milieu et une reproduction des sanctions corporelles21. carcéral, doit se comprendre au regard de l’éco- L’occultation de la prison s’inscrit donc dans la nomie de la prison sur le continent. Si certains longue durée et l’absence de débats publics sur pays présentent des taux élevés d’incarcération les enjeux de santé qui lui sont spécifiques doit (301 détenus pour 100000 au Brésil ; Russie se comprendre dans ce cadre. La prison existe en 445/100 000 ; Etats-Unis 698/100 000, France effet dans le débat public en Afrique sous trois 95/100000), la plupart des pays africains (excep- registres principaux. Tout d’abord elle apparaît tion faite du Rwanda et de l’Afrique du Sud) pré- comme incarnation de la force du pouvoir. Les sentent des taux largement inférieurs (Burkina noms des prisons, comme New Bell au Came- Faso 34/100000 ; Côte d’Ivoire 52/100000). En roun, le Camp Boiro en République de Guinée, Côte d’Ivoire le nombre total de détenus s’élève Robben Island en Afrique du Sud ou encore la à un peu moins de 11 000 personnes pour une MACA en Côte d’Ivoire sont tantôt des « noms- population totale de 21.01 millions d’habitants24. dénonciations » pour le pouvoir, au sens où ils Au fait que peu d’individus sont finalement con- sont brandis par les opposants comme symbole cernés par la prison s’ajoute le fait que l’origine de la violence et des abus du pouvoir des gou- sociale des détenus ne favorise pas l’émergence vernants. Tantôt ils sont des « noms-menaces » d’un débat. Hormis les acteurs politiques enfer- brandis par le pouvoir pour asseoir son autorité. més, pour qui le séjour en prison est souvent un Dans ces discours, le sort des détenus politiques passage obligé de la construction de leur stature est évoqué, mais les conditions objectives de vie politique, la majorité des détenus sont soit des des détenus ne font pas l’objet de débats publi- déclassés sociaux issus de quartiers populaires, cs. Les prisons témoignent alors de la violence de soit des migrants soumis à une justice expéditive l’Etat ou de sa force, mais ne sont pas elles-mêmes et pour qui l’expérience de la prison se rapporte à mises en cause. Le second registre dans lequel la celle de la relégation et de l’oubli. Cette expérien- prison existe est celui de la littérature, dans la- ce de la prison comme bannissement ainsi que le quelle on retrouve témoignages et dénonciations statut de la prison dans la société ivoirienne son- du pouvoir comme des conditions de vie ; mais texprimés dans le terme utilisé en Baoulé (langue leur réception dans le public est restreinte22. En- nationale ivoirienne appartenant au groupe des fin la prison est présentée dans les milieux hu- langues Akan parlées majoritairement au Sud de manitaires et sanitaires comme un enjeu de santé la Côte d’Ivoire) pour désigner la prison:Bi soua publique. Le système carcéral abrite des popula- (littéralement « la maison des matières fécales »). tions le plus souvent peu en contact avec le sys- Dans un pays à ressources limitées où l’accès de tème de santé. Ces corps et ces esprits échappant la majorité de la population à des soins de qualité au regard médical en raison de leur situation de n’est pas garanti, le politique ne peut souffrir pa- marginalité, sont disponibles en prison. Prendre raître proposer à la population des détenus une en charge pendant l’incarcération, c’est donc un prise en charge spécifique. Enfin un dernier frein moyen d’offrir un soin à une population qui n’y à la mise en place d’une politique carcérale visant
2015 Ciência & Saúde Coletiva, 21(7):2011-2019, 2016 à l’amélioration des conditions de vie et de soins Une approche écologique de la santé des détenus est la communauté d’expérience et en prison de revendication des détenus et des gardiens. Im- possible dans le contexte de la prison ivoirienne Comprendre le gouvernement de la santé en pri- de distinguer dans la population carcérale les dé- son dans le contexte décrit supra implique donc tenus des gardiens. Toute action à destination des d’appréhender la santé à l’aune de la forme de vie détenus doit nécessairement s’adresser aussi aux dans laquelle elle s’inscrit25. Cela suppose de con- gardiens, qu’il s’agisse d’une offre de dépistage, sidérer notamment quela valeur santé n’est pas de prévention ou de formation. Ce qui d’un point une valeur universelle dont le sens serait déjà là de vue absolu n’est pas dénué d’intérêt (gardiens et qui en prison serait seulement soumise à des et détenus partagent des caractéristiques socio contraintes et des freins relatifs au contexte. La -économiques souvent similaires, ils viennent santé relève au contraire d’une politique de la des mêmes quartiers et sont exposés aux mêmes valeur26qui s’inscrit dans une forme de vie sin- risques), pose cependant un problème du point gulière. Comprendre le gouvernement de la santé de vue pratique. La prise en compte simultanée en prison suppose donc d’en saisir la valeur. Or de ces deux profils de la population carcérale « La construction de la valeur est le résultat d’ac- complique les interventions: si elles doivent avoir tions qui relèvent de diverses formes de pouvoir lieu à la même période, elles ne peuvent s’adres- et permettent le déploiement de « politiques de la ser aux deux publics hic et nunc. En outre, elles valeur »26. Ainsi plutôt qu’une approche normati- supposent des moyens plus importants. Ces deux ve de la santé et de son gouvernement en prison, facteurs freinent, voire limitent le développe- il est préférable de l’appréhender en pratiques, ment de débats portant sur la mise en place de dans des situations concrètes traduisant l’écono- programmes visant à mieux prendre en charge la mie des valeurs en prison. santé des détenus. L’entrée à la MACA consiste pour le détenu Si la prison est cernée par de hauts murs, elle en la découverte de cette économie spécifique des est pourtant bien inscrite dans le monde. Elle valeurs. Elle consiste en l’apprentissage violent de apparaît à bien des égards comme une chambre la rupture avec l’éthique ordinaire qui régit la vie d’échos exacerbant les tensions qui traversent sociale au-delà des murs de la prison. Au sein de la société et renvoie également à l’histoire pé- cette dernière comme le résument parfaitement nitentiaire de la Côte d’Ivoire. Les valeurs dont les détenus: « Il n’y a pas de mal dans le mal » la société est porteuse s’y observent en creux et ou encore « en prison chien mange chien ». Ces notamment le prix qu’elle accorde aux individus phrases ne signifient pas que l’univers carcéral se en fonction de hiérarchies sociales, de catégories caractérise par l’anomie, elles soulignent au con- morales, d’identités sexuelles. La prison révèle traire la rupture avec les règles qui régissent la vie donc de manière saisissante les enjeux politiques à l’extérieur. La prison de la MACA est en effet et moraux d’une société. Ainsi, malgré une mul- soumise à une hiérarchie interne très stricte qui tiplicité des registres pour dire la prison, il y a fi- se traduit par une profusion de titres entre dé- nalement peu d’espace pour faire de ce lieu un tenus. Les interactions entre eux sont régies par objet légitime de mobilisation autour de la santé des modalités définies et imposées par un gou- des détenus ou plus largement de leur bien-être. vernement interne à la prisonconstitué unique- Dans un pays où l’accès de la population générale ment par des détenus (la camorra). En Nouchi, aux soins de santé n’est pas garanti, la population la langue du ghetto ivoirien inventée sur la base carcérale ne dispose que d’un très faible poids d’une combinaison de diverses langues ivoirien- dans l’équilibre de la concurrence des causes. nes (dont le Français, le Dioula, le Baoulé), le ter- Dans ce contexte contraint, héritier de l’histoire me consacré pour désigner les détenus est Kaba- du modèle pénitentiaire colonial mais également cha. Ce terme est construit sur le radical Kaba résultat de la traduction de ce modèle carcéral en (La Mecque) et le mot Cè (homme en dioula). Le fonction d’enjeux politiques et culturels locaux nom Kabacha signifie littéralement « l’homme de au présent, quelleforme prend le gouvernement la Mecque », l’individu soumis à de nombreuses de la santé en prison ? règles et interdits, comme à la Mecque27. Dès l’en- trée en prison, après la fouille des corps réalisée au greffe par les gardiens, les mandats de dépôt subissent une seconde fouille orchestrée par les détenus. Ils sont ensuite placés au blindé d’où ils ne ressortiront qu’après s’être acquitté auprès
2016 Le Marcis F du détenu chef de bâtiment d’un droit de cellule. mettent de favoriser les déplacements dans la pri- Selon le montant acquitté et l’identité sociale et son, et notamment à l’infirmerie, quand le dépla- économique présumée du nouveau venu, ce der- cement dans la prison est soumis au bon vouloir nier paiera plus ou moins cher pour être orienté des « requins », les détenus chargés dans chaque vers une cellule qui peut varier de 2 à 60 détenus, bâtiment d’assurer la sécurité. Le déplacement avec plus ou moins d’équipement (télévision, dans la prison fait partie des ressources centrales ventilateur, matelas). Il paiera également un droit à la survie en prison, particulièrement dans le bâ- de décalage (droit de sortie de la cellule), le Bay- timent C qui abrite les longues peines et dont les gon (la cotisation hebdomadaire dans la cellule, pensionnaires ne sont pas supposés circuler dans permettant d’assurer son entretien et dont le la cour principale. Seuls sont habilités à sortir nom est emprunté à un produit anti-moustique). ceux qui ont une responsabilité dans le gouver- La capacité du détenu à « se débrouiller » dans nement du bâtiment, les corvéables travaillant en la prison est fonction du soutien qu’il est capab- cuisine ou à l’infirmerie et les détenus sollicitant le de mobiliser à l’extérieur, des connaissances une consultation médicale. Un détenu nommé éventuelles qu’il a déjà à l’intérieur, et de sa capa- « cahier malade » recense le nom des malades et cité individuelle à créer des rapports de clientèle les accompagne à l’infirmerie. Dix détenus sont au sein de la prison ou à accéder aux ressources habilités à se rendre chaque jour à l’infirmerie disponibles. Ceci est d’autant plus important que depuis ce bâtiment, afin d’éviter les abus, expli- l’administration pénitentiaire n’apporte qu’un que le chef du bâtiment C. Dans ce contexte la soutien minimum aux détenus: la ration pénale, valeur de l’accès aux soins se confond avec cel- de mauvaise qualité, n’est distribuée qu’une fois le de l’accès à la cour, pour réaliser des affaires, par jour.Les frais de santé ne sont pris en char- y vendre ou consommer de la drogue, y rendre ge que si les pathologies à traiter relèvent de la un service ou en obtenir un autre, y être visible classification administrative de la prison dans la afin d’y être trouvé les jours de communiqué si hiérarchie sanitaire. La MACA, classée « C » dans un visiteur vous demande. Ainsi l’inscription sur la hiérarchie sanitaire(catégorie d’une forma- le cahier malade est convoitée et fait l’objet d’une tion sanitaire urbaine) ne dispose que d’une lis- marchandisation. La valeur extensive de la visite te limitée de médicaments. Pour les pathologies à l’infirmerie en réduit donc la portéesanitaire, dépassant les soins de santé primaires, le détenu les malades les plus faibles et les moins en mesu- s’il reçoit une ordonnance doit financer l’achat de re de payer leur inscription sur le cahier malade ses médicaments ou payer ses examens et obtenir sont aussi les moins à même d’accéder aux soins. un droit de sortie pour raison médical. Obtenir Dans la prison, la santé est porteuse de va- un bon de sortie n’est pas chose aisée et il arri- leurs différentes. Celles-ci sont fonction de la lé- ve, lors de conflits ou de tensions dans la prison, gitimité de la prison et des détenus comme cibles que ces bons ne soient plus octroyés pendant d’une politique spécifique au niveau nationale, plusieurs semaines par le régisseur (ou bien qu’il elles sont tributaires des conditions et contex- ne soumette pas les demandes au juge d’applica- tes d’interaction des acteurs, de leur position tion des peines). Mais l’obtention d’un tel bon ne dans un système de pouvoir complexe mais aus- signifie pas forcément accès aux soins.Faute d’un si dans l’espace de la prison. La santé est tantôt dispositif de collaboration systématisée entre la une ressource permettant la sortie, un argument MACA et les hôpitaux d’Abidjan, des détenus permettant de lutter contre la malnutrition, un sont parfois renvoyés sans avoir été hospitalisés. moyen de développer des relations dans la prison Le VIH et la TB font ici figure d’exception, puis- ou bien une corvée à l’infirmerie. Dans une logi- que faisant l’objet du programme porté par Ex- que similaire à ce que l’on observe dans le système pertise France et financé par le Fonds Mondial, de santé ivoirien, la délégation des tâches à l’in- ces pathologies font l’objet d’une prise en charge firmerie de la MACA est couramment pratiquée. totale et permettent l’octroi d’un supplément ali- Une grande partie des fonctions de diagnostic,de mentaire (connu à la MACA sous le nom de « bol dispense de soins, de pansement, d’évaluation des bleu »). Ainsi les pathologies VIH ou TB relèvent patients à leur arrivée à l’infirmerie,sont confiées à la MACA des ressourcesmobilisables par les à des détenus corvéables qui n’ont pas forcément détenus pour négocier leur détention: elles per- de formation initiale en santé. La question de leur mettent de mieux manger quand le béribéri fait compétence est posée par certains détenus qui partie des maladies couramment observées ; elles justifient ainsi leur manque de confiance déclaré permettent de susciter un soutien quand les liens envers eux, voire la non-fréquentation de l’infir- familiaux ne résistent pas à la prison ; elles per- merie. Un détenu expliquant qu’il ne fréquente
2017 Ciência & Saúde Coletiva, 21(7):2011-2019, 2016 pas l’infirmerie, demande à propos des détenus vid » comme on le surnomme alors à la MACA corvéables: « Qui étaient-ils au dehors pour être passe ainsi ses journées à l’infirmerie, arborant infirmiers dans la prison ? »Cette suspicion relève costume et chaussures de cuir noir alors qu’il est de la double inscription des codétenus corvéables arrivé sans moyens en prison. à l’infirmerie dans l’univers de la prison et dans Dans l’impossibilité de nommer son proté- celui du soin. La question posée par les usagers gé, mais refusant la nomination de l’adjoint, la de l’infirmerie revient à se demander dans quel surveillante reporte son choix sur Kanté, un dé- ethos s’inscrivent les pratiques des corvéables de tenu ancien commerçant. Lettré, il dispose éga- l’infirmerie: celui de la prison (où l’on explique: « lement d’une expérience sanitaire acquise lors il n’y a pas de mal dans le mal ») ou dans celui du d’un précédent séjour à la MACA. Il a en effet soin ? La porosité de ces deux registres concourt à déjà été corvéable à l’infirmerie où il a appris à la méfiance des détenus ordinaires. A cela s’ajoute pratiquer des injections, à soigner des plaies. le fait que parmi les agents officiels de santé, cer- Assuré du soutien de la surveillante, il exprime tains sont détachés en prison par le ministère de cependant une inquiétude. Il sait en effet com- la Santé quand d’autres dépendent directement me kabachaaguerri qu’une telle décision doit être du ministère de la Justice. Transparaît ici la du- validée par la camorra. Sachant lorsqu’il en parle alité de la gouvernance de la santé à la MACA. que cet accord n’est pas garanti, et conscient des La présentation d’une étude de cas portant sur risques qu’il encourt à ne pas suivre le souhait de les tensions soulevées par le remplacement du la camorra, il confie être dans l’attente. Dans cet- chef bâtiment (CB) de l’infirmerie permettra te période d’entre-deux, l’ancien CB infirmerie d’approfondir l’analyse de ce caractère. rencontré hors de la MACAexplique continuer à régler par téléphone les affaires courante du bâ- timent. Kanté sera finalement confirmé dans son La nomination du Chef Bâtiment infirmerie poste et deviendra également un allié du chef de comme révélateur de la double gouvernance la camorra. de la santé en prison Le fait pour la surveillante de prendre posi- tion contre le personnel de l’infirmerie visait à Coulibaly, l’ancien CB infirmerie, a fait partie prendre la main sur le service alors que récem- du contingent gracié par le président Ouattara ment nommée, elle restait étrangère au fonction- en septembre 2013. En partant, il recommande nement de la prison et des affaires qui s’y dérou- son adjoint pour le remplacer. Celui-ci présen- lent.Elle venait à l’époque d’obtenir son grade tait l’intérêt d’être parfaitement au courant des de surveillante et occupait pour la première fois pratiques et usages actuels de l’infirmerie. Il était cette fonction à la MACA alors qu’elle n’avait jus- également le candidat soutenu par la camorra. qu’alors exercé qu’en milieu ouvert. En outre, sa C’est pour cette même raison que sa nomination nomination correspondait également à la créa- n’était pas soutenue par la surveillante. Celle-ci tion de la fonction dans le service. Après un an en utilise pour disqualifier sa candidature un ar- poste, elle ne trouve pas véritablement sa place. gument réglementaire. L’adjoint de l’ancien CB Elle tente sans succès d’introduire à l’infirmerie infirmerie est incarcéré pour atteinte à la sûreté règles et pratiques relevant du fonctionnement de l’Etat (ATT) au titre de son soutien à l’ancien officiel d’un service de santé (horaires strictes, as- président Laurent Gbagbo pendant la crise élec- treintes) mais ne reçoit ni le soutien de ses collè- torale qui secoue la Côte d’Ivoire en 2010-201128. gues ni celui de sa hiérarchie. L’inscription de sa Or officiellement les détenus inculpés d’ATT sont pratique dans un ethos uniquement médical se exclus des corvées. traduit par le port d’une charlotte lorsqu’elle est La surveillante du service, infirmière nouvel- en service. Celle-ci souligne son inscription dans lement nommée à ce poste et occupant pour la le registre hospitalier mais consacre symbolique- première fois une fonction dans le système car- ment le fossé qui la sépare du monde carcéral et céral,soutient quant à elle un autre candidat. Ce de ses collègues qui eux n’en portent pas. dernier est en cellule dans le bâtiment C bien que La volonté de reprise en main du service par non jugé et encore sous mandat de dépôt. A ce la surveillante s’inscrivait dans une logique plus titre il ne peut pas se voir confier de corvées. La large concernant l’ensemble de la prison. Un nou- surveillante a trouvé auprès de lui une écoute at- veau régisseur venait également d’être nommé tentive et fait de lui son confesseur. Ils prient et depuis trois mois et affichait le souhait de rééqui- chantent ensemble le matin à l’infirmerie, elle le librer à l’avantage de l’administrationle rapport nourrit et l’habille. Le « Pasteur » ou « Roi Da- entre gouvernement officiel et gouvernement des
2018 Le Marcis F détenus. Il réintroduisit ainsi des gardiens dans politiques ; à l’échelle de la prison au niveau de la la cour comme responsables de chaque bâtiment population carcérale, détenus et gardiens. Dans à côté des chefs de bâtiment détenus, pour réaf- les deux cas plutôt que de défendre des notions firmer sa souveraineté. La tentative du régisseur, universelles abstraites et non situées, il s’agit comme celle de la surveillante ont fini par échou- d’ouvrir un espace de possible pour tendre, par la er. Les deux seront mutés quelques mois après, reconnaissance de l’expérience et des contraintes la surveillante quittant définitivement le système des différents acteurs, vers un gouvernement réel carcéral. de la santé. Une telle démarche devrait en toute Cette dernièrefondait son autorité sur sa for- logique conduire à étendre la question du gou- mation médicale mais cela n’était pas suffisant vernement de la santé en prison hors des murs pour garantir sa légitimité en prison. Sa volonté de l’espace carcéral pour penser la continuité des affichée de « mettre de l’ordre » rencontrait des soins après l’incarcération, le devenir d’éduca- résistances de l’ensemble du personnel, souhai- teurs pairs formés en prison une fois libérés, et tant maintenir le statu quo. Le maintien dustatu inventer une approche « désanitarisée » de la san- quo consistait finalement à reconnaître à la fois la té en prison. Par cet oxymore il s’agit de rappeler prégnance de normes pratiques régissant la santé ce que savent trop bien les détenus ivoiriens qui en prison29 mais également le double gouverne- restent parfois plusieurs années en détention pré- ment de l’institution.Les tensions décrites autour ventive: la meilleure façon de réduire les risques du choix d’un nouveau CB illustrent la difficulté dans la prison et de garantir les soins, c’est de ré- d’articuler logique sanitaire et univers carcéral duire le temps de préventive et donc d’accélérer le et la double contrainte dans laquelle les actions fonctionnement de la justice. de soins sont placées en prison. Ignorer l’univers carcéral et défendre une logique sanitaire aveugle à l’écologie du soin comporte le risque de provo- quer une réaction violente en raison de l’absence de respect des règles tacites qui commandent la vie à la MACA. Ne pas reconnaître ces règles ta- cites c’est rompre l’équilibre fragile qui permet la cohabitation d’un double gouvernement. Une approche pragmatique de la santé en prison Remerciements Du point de vue sanitaire, prendre acte du double Les recherches sur lesquelles ce texte repose ont gouvernement de la santé à la MACA, c’est repla- été financées par Expertise France (ex-GIP Es- cer le soin dans son écologie. Inscrire ses actions ther) dans le cadre d’une collaboration au sein dans l’économie des valeurs caractéristique de la du programme de prévention et prise en charge forme de vie en prison ne signifie pas forcément du VIH/sida et de la Tuberculoseque cette agen- admettre son impuissance, comme me le confiait ce soutient dans les prisons de Côte d’Ivoire(cf. un acteur d’Expertise France engagé dans le pro- http://ife.ens-lyon.fr/lea/le-reseau/les-different- gramme de soutien à la MACA, mais s’engager s-lea/groupement-esther&http://www.experti- dans une intervention en étant mieux informé, sefrance.fr). Elles s’inscrivent également dans le donc plus efficace. Aborder pragmatiquement la programme ANR ECOPPAF, 2015-2018, « Éco- santé en milieu carcéral c’est d’abord reconnaî- nomies de la peine et de la prison en Afrique » tre que dans des pays où le système de santé est dirigé par Frédéric Le Marcis & Marie Morelle défaillant et les ressources financières limitées, la (http://ecoppaf.hypotheses.org). Je remercie Ar- prison reste un objet d’engagement politique peu naud Laurent, Nathalie Cartier et Jeanne d’Arc légitime. C’est aussi admettre que la promotion Assemien à Expertise France, le Docteur Marcel de la santé en milieu carcéral repose sur un para- Bléhoué Angora et Ismael Coulibaly à la MACA doxe: elle s’appuie sur l’autonomie dans un con- pour leur accueil. J’exprime également ma grati- texte de privation de liberté. Cette reconnaissan- tude aux détenus qui ont accepté de me recevoir. ce préalable à l’action se situe à différentes échel- Enfin je remercie Hélène Colineau pour son tra- les: à l’échelle nationale au niveau des acteurs vail de relecture et de mise en page.
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