L'objectivité en sciences humaines

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L’objectivité en sciences humaines

Par Nicole Albagli
Docteur en philosophie
Certifiée, licenciée ès lettres de l’Université de Genève

   Les sciences humaines ont vu le jour au XIXème siècle mais dès que l’homme est homme il
s’interroge sur son être, sa vocation, son devenir. Les sciences physiques étudient les faits et
leur articulation en lois, les sciences humaines ont commencé par s’élaborer sur ce modèle.
Mais assez rapidement elles se sont rapprochées de leur objet : l’homme, en intégrant la
notion de norme et celle de signification. Une boule qui roule sur un plan incliné obéit aux
lois de la nature, elle est déterminée ; au contraire, l’homme à une intériorité et une liberté. A
lui s’appliquent les deux questions : qu’est-ce que cela veut dire ?au sens de que veut-il
signifier ?et quelle est la norme ou la valeur de tel ou tel comportement, et quelles sont les
évaluations que ces comportement manifestent ?
 L’histoire des sciences humaines est celle de l’élaboration progressive de leur « objet ». Nous
mettons entre guillemets le mot objet parce que cet objet est en fait un sujet . Je regarde un
être humain, je l’observe : mais il me regarde aussi, il me rend mon regard. Comme le montre
Sartre, l’autre ne se laisse pas transformer en chose : il ne se laisse pas « réifier ». Ce jeu des
regards va créer le dialogue entre deux libertés qui se construisent chemin faisant.

        Au XIXème siècle, l’idéal scientifique étant celui des sciences de la nature, Claude
Bernard, dans l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale nous donne le Discours
de la méthode des sciences expérimentales, selon le rythme ternaire de l’établissement des
faits, de l’élaboration des lois et de la vérification. Gaston Bachelard au XXème siècle
reprendra ces données dans tout le versant de son œuvre relatif à la science (l’autre versant
étant l’imaginaire et la poésie). La science dit-il se construit « contre » : contre l’opinion,
contre la subjectivité, contre l’imagination. Les faits sont des données élaborées, avec le
secours des sciences mathématiques. Le fait est construit, il est loin d’être donné
spontanément. Les sciences humaines vont commencer par reprendre cet idéal de
l’objectivité. Vont ainsi apparaître la psychologie, qui étudie les lois des comportements
humains individuels, qu’il s’agisse de pensée et de raisonnement, de développement, de
mémoire, d’imagination, d’émotions ; la sociologie, qui étudiera les groupes et les institutions
dans leur aspect objectif et l’ethnologie qui étudie les comportements inconscients de sociétés
dites primitives, puis de toute société ; l’histoire, qui étudie ces sociétés en devenir ; la
linguistique qui étudiera le langage ; on verra aussi apparaître des sciences interdisciplinaires
comme la psychologie sociale, la psychiatrie institutionnelle.
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       Il s’agit pour ces sciences qui commencent de dégager des faits c’est-à-dire des données
objectives: les sciences humaines sont objectives parce que ce sont des sciences, et celui qui
étudie l’être humain fait l’impasse sur ses propres désirs pour étudier objectivement les
comportements individuels et collectifs. Ainsi pour le sociologue Durkheim dans les Règles
de la méthode sociologique, « il faut traiter les faits sociaux comme des choses », avec la
même objectivité. Cependant si ces faits se définissent comme coercitifs – ils exercent une
contrainte sur nos comportements individuels -, et comme             collectifs, ils sont aussi
« spirituels », c’est-à-dire qu’ils consistent en significations mentales et morales. Pour être
objectif, Durkheim utilise la méthode statistique. Il montrera ainsi dans Le suicide que les
suicides sont inversement proportionnels au degré de cohésion du groupe, ou bien il étudiera
Le crime comme ce qui est statistiquement rare dans un groupe social donné. La psychologie,
en réaction contre les premières méthodes introspectives va donner lieu au « behaviorisme »
de l’anglais behavior, comportement, pour n’étudier que ce qui peut l’être de l’extérieur.
L’introspection apparaît en effet comme sujette à caution : comment prendre conscience de
moi-même objectivement ? L’histoire commence à élaborer des documents du passé.
 C’est lentement que les sciences humaines vont conquérir des méthodes adéquates à leur
objet propre. On passe ainsi par exemple d’une psychologie à la première personne – je – à
une psychologie à la troisième personne – il ou elle- puis à une psychologie à la première
personne du pluriel : nous. L’être étudié est indissociable de l’approche qui y mène. Il n’y
aura donc pas d’approche neutre ni d’objectivité absolue, c’est dans le dialogue, à deux , l’être
qui interroge et l’être qui est interrogé, que va se construire la réalité humaine.

  Dans La philosophie comme science rigoureuse, Edmund Husserl définit une méthode
comme rigoureuse quand elle est adéquate à son objet : ainsi, le modèle de rigueur des
sciences de la nature est l’exactitude. Mais l’objet homme étant une donnée autre,
l’exactitude n’est plus l’idéal de méthode : que sera l’idéal de rigueur des sciences humaines ?
L’exactitude est inadéquate, l’être humain doit s’inventer

  Nous allons voir que les données humaines sont inséparables de la signification, de la
dialectique et de l’historicité . Ainsi, elles sont inséparables de la philosophie.

Les données humaines sont signifiantes : la méthode phénoménologique

   Edmund Husserl, le père de la phénoménologie, va s’ériger en critique des méthodes
fondées sur des faits. Dans La philosophie comme science rigoureuse il critiquera ce qu’il
appelle le psychologisme et l’historicisme en tant qu’approches « objectives » des faits
humains.
   La méthode phénoménologique consiste à dégager des significations. La « réduction
phénoménologique » consiste à « mettre entre parenthèses » l’objet pour « décrire »
 l’intention qui y mène. Se dégagera ainsi le sens que cet objet, au sens large, a pour nous.
Pour distinguer cet objet des autres méthodes d’approche Husserl l’appelle « noème » de
noesis, connaissance. Cette réduction, en s’opérant, est aussi (P.Ricoeur, Introduction à sa
traduction des Idées directrices pour une phénoménologie de Husserl) « constitution » :
élaboration du sens fondateur qui unit les pôles noétique et noématique. Prise en termes
d’ontologie, cette constitution va rejoindre les mythes de fondation du monde dans la dernière
partie de l’œuvre de Husserl. Nous aurions ainsi une démarche spirale qui en rapprochant le
sujet et l’objet se rapproche aussi, en s’élevant, de l’axe originaire qui les unit.

        Il s’agit de « partir des choses elles-mêmes » et de « décrire l’expérience en termes
d’expérience ». Ainsi Maurice Merleau-Ponty, dans la Phénoménologie de la perception va-
t-il nous faire accomplir un véritable voyage dans le réel pré-scientifique, en termes de vécus.
Les perceptions sont des « évidences inadéquates », non parce qu’elles ne sont pas
suffisamment claires mais parce que ce sont des perceptions. Dans une perception, nous avons
une approche globale et toujours en perspective : le cube de la géométrie dessine toutes les
faces, le cube perçu en cache la moitié. Merleau-Ponty s’appuie pour décrire les perceptions
sur les études des Psychologues de la Forme et élargit le vécu perceptif à la condition toute
entière de l’être humain : il y intègre autrui, le langage, la temporalité ou la liberté. Le « corps
propre » représente ma façon de vivre le monde de façon plus profonde que les approches
qu’il critique comme les deux pôles d’un même niveau d’abstraction : l’empirisme et le
matérialisme ; la science s’est construite comme théorie sur ce fond de monde. Sartre dira que
« l’homme est une unité psychosomatique en situation » et Jean Wahl dira que « le monde
crée en moi le lieu de son accueil ». « L’union de l’âme et du corps n’est pas scellée par un
décret arbitraire entre deux termes extérieurs, l’un objet l’autre sujet. C’est un ensemble de
significations vécues qui va vers son équilibre…quand je me tourne vers ma perception … je
retrouve une pensée plus vieille que moi à l’œuvre dans mes organes de perception et dont ils
ne sont que la trace … Ce n’est pas mon existence qui est ramenée à la conscience que j’en ai,
c’est inversement le Je pense qui est réintégré au mouvement de transcendance du Je suis et la
conscience à l’existence. »

   La phénoménologie a eu une grande influence sur la littérature. Le courant littéraire appelé
« le nouveau roman » décrit le vécu sans le transformer par des données intellectuelles, tel que
nous le vivons, avec ses approximations, son rythme repris par le style. La « mise entre
parenthèses » de la réalité mène au vécu tel qu’il est vécu par le sujet, confusément,
synthétiquement. On peut ainsi faire la phénoménologie du jeu, de la maladie mentale, du
football, de tout ce qui touche à l’humain.
Avec La phénoménologie de la Perception, c’est tout un voyage dans le réel plus profond,
plus originaire que celui de la science auquel nous sommes conviés et sur lequel la science a
pu se construire.
   De la même façon, la psychanalyste Françoise Dolto va-t-elle partir de l’hypothèse qui se
vérifie que les nouveaux-nés, les nourrissons, comprennent ce qu’on leur dit : non certes les
mots mais l’intention signifiante. C’est ainsi qu’elle leur parle de leurs difficultés.
        La « révolution psychanalytique « (Marthe Robert) en établissant la réalité de
l’Inconscient et en faisant de la cure une cure par la parole, remonte aux blessures enfouies et
cherche « les mots pour le dire » (Marie Cardinal). « On appelle inconscient non ce qui n’a
pas de sens, mais ce dont le sens échappe à la conscience » (Freud). La cure sera une
réélaboration totale de la personnalité du sujet, et la prise de conscience une transformation de
l’être. A la fois « économique » (place des investissements inconscients), « topique » (lieux
intérieurs que sont le Surmoi, le Ca et le Moi) et « dynamique » (rapports de force entre les
instances inconscientes, évolution de la cure) elle représente, par le lien qu’elle établit entre
l’Inconscient, les troubles mentaux et les troubles de la sexualité un apport magistral dans
l’avènement d’une nouvelle conception du sens, qui n’est plus abstrait, ni séparé de la
corporéité.

L’historicité

   Sartre ajoute à cette question de la signification celle de liberté. Dans la conférence
« L’existentialisme est un humanisme » il montre que « l’homme est condamné à être libre ».
Chaque homme a un projet dont il est responsable. La « mauvaise foi » consiste à se cacher
cette liberté fondamentale sous couvert d’alibis liés au monde extérieur. Au contraire
l’authenticité consiste à vivre cette liberté en assumant ses choix. Méthodologiquement cette
liberté va demander une approche de l’être humain en termes de projet et de dialogue.

   Rousseau nous montrait déjà que l’être humain est perfectible. Selon le philosophe Alain,
l’être humain se donne pour ce que nous attendons de lui, selon Lévinas, nous en avons la
responsabilité.

  L’historiographie est l’histoire de l’histoire : chaque époque voit le passé selon la manière
dont celui-ci est abordé. Ainsi l’historicisme critiqué par Husserl vise-t-il à établir des
documents et des dates. L’histoire commence par être l’étude du passé humain , des
événements qui ont marqué ou bouleversé les sociétés humaines et ce passé est étudié
objectivement comme du passé vu depuis notre époque présente. Par contre, les nouveaux
courants de l’histoire vont mettre l’accent sur le passé « en train de se faire » : l’historien tente
de se remettre au moment où s’élabore « l’ancien présent » et de refaire le mouvement de
cette époque en devenir. Il met ainsi l’accent sur les moments où les humains ont eu à choisir,
à inventer leur monde. Ainsi Sartre nous dira-t-il que la Révolution française a manqué une
partie de ses chances, et Marx étudiera dans la Révolution française comment les composants
– Tiers Etat, bourgeoisie, noblesse et clergé- se font jour à travers l’histoire de la Terreur, de
la contre- Terreur et dans l’avènement de la monarchie bourgeoise.
 L’objectivité en histoire ne sera plus absolue mais naîtra de la convergence des différentes
approches, et cette convergence est elle-même en évolution en fonction des nouvelles études
historiques. Sous l’influence de la sociologie, l’histoire va aussi multiplier les perspectives :
histoire de la paysannerie du Moyen-Age, histoire d’un bourgeois au XVIIème siècle.
L’historien a conscience que son regard découpe dans une matière très riche une approche
dont l’objectivité consistera dans le fait qu’il rende compte de la perspective choisie au
départ. Ainsi Max Weber va-t-il établir une relation entre « l’éthique protestante et l’esprit du
capitalisme ».

  La dialectique

   Les sciences humaines n’étudient plus une donnée inerte, inhabitée. Il y a dialogue entre
deux sujets. Cette tendance a été fondamentale en psychologie et en psychiatrie, où on va
jusqu’à parler de « iatrogénie », c’est-à-dire de l’influence de l’approche médicale sur le
trouble et la maladie. L’aliénation elle-même va être abordée progressivement à partir d’un
axe éthique de signification et d’être. Michel Foucault, dans l’Histoire de la folie à l’âge
classique avait déjà mis l’accent sur l’approche culturelle de la folie : le fou, enfermé « à
l’intérieur de l’extérieur et à l’extérieur de l’intérieur » n’a pas de place dans la société du
Moyen Age. Il est livré aux flots dans la « nef des fous », flots qui sont l’image de sa propre
errance mentale. Plus tard, il est facteur de désordre, et il se trouve prendre la place des
lépreux et emprisonné au même titre que les insoumis au régime royal. Foucault continue
cette démarche dans l’Histoire de la clinique. Dans Le contre-transfert, le psychiatre
Searles montre que ses patients correspondent aux troubles et émotions profonds inscrits en
lui par sa propre vie. La psychiatrie institutionnelle part du fait que c’est une institution toute
entière, qui, par ses disfonctionnements, met le trouble dans les membres qui la constituent.
La folie n’est plus un corps monolithique de l’exclusion, mais le sens , l’histoire et le dialogue
réinvestissent le domaine humain qui avait été expulsé de la société humaine et la psychiatrie
devient une science humaine, en partie sous l’influence de la psychanalyse. L’axe éthique
redonne, à partir du courant de l’anti psychiatrie, un visage aux établissements hospitaliers.
Enfin la psychiatrie paradoxale va-t-elle jusqu’à « prescrire le symptôme », dénouant le nœud
en apparence gordien dans lequel le patient était prisonnier.

  Cette approche de l’aliénation trouve son contexte politique et social dans l’analyse que
Marx fait de l’économie bourgeoise, dite « objectiviste » : si l’ économiste bourgeois ne peut
prévoir les crises, c’est qu’il n’est pas capable d’intégrer à ses analyses économiques la notion
de production, représentée par un travailleur collectif qu’il nie politiquement, et il ne peut
ainsi voir que le travail est la sphère qui produit de la marchandise ; il se condamne ainsi à
n’étudier que les sphères de la circulation et de la consommation des marchandises et ne peut
établir ce qui fixe les prix du marché parce qu’il ne pose pas la question de ce qui fixe le prix
du travail , la quantité de travail moyen socialement nécessaire pour une époque donnée;
agissant ainsi, il ne peut se comprendre lui-même comme travailleur intellectuel et rendre
compte des conditions de son œuvre. Althusser prolongera l’analyse de Marx en voyant la
réalité sociale et culturelle comme une sorte de mots croisés dont il faut éclairer les cases
occultées, tout en rendant compte de l’occultation et en restituant la notion de production
comme solution. Ainsi, pour les marxistes, l’objectivité est une valeur non dialectique ou
bourgeoise : elle consiste à isoler des faits de leur propre production historique et humaine
.Comme les autres travailleurs, le travailleur intellectuel doit se reconnaître dans le produit de
son travail. La sociologie devient active, elle a pour but la modification sociale. D’une part,
les groupes étudiés sont transformés par l’étude qui leur est consacrée : la prise de conscience
transforme le donné ; de l’autre, la sociologie se voit comme une arme de transformation de la
réalité : par l’information, elle fait apparaître des facteurs occultés.

  Ce bref parcours montre les sciences humaines gagnant en humanité à la fois de la part du
sujet qui interroge et du sujet qui est interrogé. De façon socratique, nous revenons au
dialogue ; de façon socratique, nous revenons au fait que c’est celui qui est interrogé qui
détient la vérité de son propre être ; de façon socratique, nous pensons que la guérison
consiste à se rapprocher de la vérité et que la relation construit l’être de l’humanité. Le
dépassement de l’objectivité statique mène à l’anthropologie, comme synthèse des différentes
sciences humaines en devenir.
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