Beyrouth ou le drame des navires abandonnés

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TRIBUNE n° 1200
Beyrouth ou le drame
des navires abandonnés
Quentin NOUGUÉ                Diplômé d’Iris Sup’ en Master 2 Géopolitique et Prospective, Master 2 en développe-
                              ment économique et gestion du risque maritime à Lille 2.

L
        e 4 août 2020, l’explosion d’un stock de 2 750 tonnes de nitrate d’ammo-
        nium entreposé depuis presque 7 ans dans le port de Beyrouth génère un
        sinistre industriel hors normes doublé d’une catastrophe humaine. Selon le
bilan le plus récent, 190 personnes sont mortes, 6 500 ont été blessées et on
dénombre plus de 300 000 sans-abri dans les rues. Cet événement renforce l’insta-
bilité d’un pays qui est traversée depuis plusieurs années par une crise politique,
économique et sociale. En 1947, la même substance avait explosé sur le cargo
Ocean Liberty, dans le port de Brest, faisant 26 victimes (1). Les premiers éléments
de l’enquête libanaise relient l’accident aux mésaventures d’un navire, le Rhosus,
battant pavillon moldave. Parti de Géorgie en septembre 2013 avec pour destina-
tion annoncée le Mozambique, il fait escale en Turquie et en Grèce, avant de
rejoindre le Liban. Mais constatant d’importants problèmes techniques, les autori-
tés portuaires l’immobilisent. C’est alors le début d’un long imbroglio juridique et
diplomatique. Abandonné par ses propriétaires et affréteurs, le navire fait l’objet de
poursuites judiciaires de la part de ses créanciers. La justice libanaise finit par
ordonner le déchargement de la cargaison en raison du danger qu’elle fait courir
aux membres de l’équipage, contraints de rester à bord pendant de très longs mois.
Le nitrate d’ammonium sera placé dans l’un des hangars du port, jusqu’à ce que le
drame survienne (2).

        Les conséquences de l’abandon de navires n’ont jamais autant été visibles
et dramatiques qu’à Beyrouth. Pourtant, ce n’est pas un cas isolé car chaque année,
des dizaines d’embarcations restent bloquées à quai pour cause de vétusté ou de
difficultés financières, avec parfois dans leurs cales une cargaison dangereuse. Les
pratiques en vigueur dans le milieu maritime – pavillons de complaisance, arma-
teurs insaisissables… – ajoutent à la complexité des problèmes posés par ces navires
oubliés. Les premières victimes en sont les marins : dans l’attente de leurs salaires

(1) SÉRÉ Ludovic, « En 1947, un cargo chargé de nitrate d’ammonium explosait à Brest », La Croix, 7 août 2020

(www.la-croix.com/France/En-1947-cargo-charge-nitrate-dammonium-explosait-Brest-2020-08-07-1201108114).
(2) CAUSIT Charlotte, « De Batoumi à Beyrouth, la dernière traversée du “Rhosus” et de sa cargaison de nitrate d’ammo-

nium à l’origine des explosions », France Info, 16 août 2020 (www.francetvinfo.fr/).

                                   www.defnat.com - 25 septembre 2020
                                                                                                                         1
et d’un hypothétique rapatriement dans leur pays d’origine, ils survivent tant bien
    que mal, souvent grâce au soutien des associations caritatives locales.

    Définition d’un navire abandonné

            L’article L5141-1, complété par l’article L5141-2, du Code des transports
    (français) fournit une définition légale « du navire abandonné » :
           – Le navire doit être en état de flottabilité, c’est-à-dire qu’il est exploitable
             mais non exploité.
           – Le navire doit être à l’état d’abandon, caractérisé par l’absence d’équipage
             à bord ou par l’inexistence de mesures de garde ou de manœuvre. Cette
             nouvelle définition post-réforme 2013 (loi n° 2013-431 du 28 mai 2013)
             s’applique à tous types d’embarcations.
           – Il doit se trouver dans les eaux territoriales, les eaux intérieures, dans un
             port ou bien sur le rivage du domaine public maritime, littoral compris.
           – Enfin, le navire doit présenter un danger ou une entrave prolongée aux
             activités maritimes, littorales ou portuaires. La notion de danger s’apprécie
             en fonction de sa gravité, de son intensité et de son immédiateté (3).

    Les cas d’abandon de navires dans les ports

            Depuis 2004, l’Organisation maritime internationale (OMI) a enregistré
    438 cas de navires abandonnés dans le monde, avec à leur bord près de
    6 000 marins (4). Il s’agit généralement d’embarcations de faible tonnage, battant
    pavillon de complaisance et/ou ayant à de nombreuses reprises changé de nationalité,
    exerçant du cabotage international, qui ont déjà fait l’objet de déficiences, voire de
    détentions, et dont les propriétaires ne présentent pas de garantie financière.
            Cet état d’abandon peut résulter d’une saisie du navire par un État dans le
    cadre de la lutte contre les trafics illicites de stupéfiants, d’un accident de navigation,
    d’une pollution volontaire, d’un danger pour la navigation et l’environnement,
    d’une défaillance grave au cours d’une inspection portuaire, d’une faillite de
    l’armement ou bien encore d’une saisie conservatoire intentée par des créanciers.
    La saisie conservatoire empêche le départ du navire mais ne porte pas atteinte aux
    droits du propriétaire. Elle sert à garantir une créance et est utilisée comme un
    moyen de pression visant à contraindre un débiteur de payer une dette.

    (3) Article L5141-1 du Code des transports français, loi n° 2013-431 du 28 mai 2013

    (www.dalloz.fr/documentation/Document?id=CODE_TRAN_ARTI_L5141-1&scrll=TRAN015895).
    (4) MCVEIGH Karen, « ‘Cancer of the industry’: Beirut’s blast proves lethal risk of abandoning ships », The Guardian,

    20 août 2020 (www.theguardian.com/).

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TRIBUNE
  Recensement des navires abandonnés dans le monde depuis 2009 (Source : International Labour Organisation)
                                     Afrique         Amérique            Asie            Europe       Moyen-Orient
Navires abandonnés                     35                9                32               42               52
Pavillon de complaisance               24                5                17               25               34

         Dans ce phénomène mondial, la France a longtemps figuré parmi les pays
les plus touchés. D’abord à cause de sa situation géographique qui la place au car-
refour de plusieurs grandes routes maritimes mais aussi à cause de sa réputation
« de pays des droits de l’homme » (5). Les abandons de navires dans ses ports se sont
multipliés à la fin des années 1990, notamment avec la décomposition des flottes
d’État en Afrique et dans les ex-pays communistes, puis après 2008, comme consé-
quence de la crise économique internationale (6). Citons par exemple les cas du
Captain Tsarev à Brest (7), du Zortürk (ex-Aspet) à Saint-Nazaire (8), de l’Edoil à
Sète (9) et du Matterhorn à Bordeaux (10) qui ont séjourné à quai pendant des années
avant d’être finalement déconstruits. Ces « navires-ventouses », comme on les sur-
nomme, perturbent le bon fonctionnement des ports qui les abritent et représen-
tent un coût non négligeable pour les structures gestionnaires de ces ports, sans
compter que, selon les situations, les droits sociaux des équipages sont bafoués.
         Le cas du Rio Tagus est emblématique : ce vraquier (n° OMI 7435149) de
manufacture grecque d’un peu plus de 75 mètres de long et de 13 m de large a été
construit à la fin des années 1970. Il a changé de nom à dix reprises et a navigué
sous sept pavillons différents d’après Equasis, la base de données maritimes mise en
place par l’Union européenne. En octobre 2010, le navire fait son entrée dans le
port de Sète, avec dans ses cales 2 700 tonnes d’urée (un engrais chimique) destiné
à l’industrie locale. Mais victime d’avaries à répétition, il est placé en détention par
les autorités maritimes et amarré à un quai. Au même moment, son armateur pana-
méen l’abandonne ainsi que l’équipage qui errera plusieurs mois sur le pont avant
d’être finalement rapatrié par les services de l’immigration française. Immobilisé à
l’entrée de la ville, le Rio Tagus devient une curiosité touristique. En 2016, le navire
est renfloué à cause d’une voie d’eau qui le fait dangereusement gîter sur la gauche.
La même année, le ferrailleur espagnol Varadero-Vinaros le rachète pour
11 000 euros afin de le démanteler dans son pays. Mais contre toute attente, la

(5) BROUSSARD Philippe, « Dans les ports, des marins prisonniers de leurs navires abandonnés », Le Monde,

24 février 1999 (www.lemonde.fr/).
(6)
     VALERO Camille, « Le régime juridique des navires et des marins abandonnés en France », Isemar (note de synthèse),
juin 2016 (www.isemar.fr/wp-content/uploads/2016/06/note-de-synth%C3%A8se-isemar-181.pdf).
(7) « Brest : le cargo “Captain Tsarev” enfin déconstruit », France 3 Bretagne, 19 avril 2017

(https://france3-regions.francetvinfo.fr/).
(8)
     HAMEAU Thierry, « Saint-Nazaire. Le navire poubelle Zortürk presque démantelé », Ouest-France, 16 juin 2016
(www.ouest-france.fr/).
(9) « Bloqué depuis 11 ans dans le port de Sète, l’Edoil a été découpé », France 3 Occitanie, 24 février 2014

(https://france3-regions.francetvinfo.fr/l).
(10)
     GROIZELEAU Vincent, « Le Matterhorn part se faire démolir à Bordeaux », Mer et Marine, 7 juillet 2012
(www.meretmarine.com/fr/content/le-matterhorn-part-se-faire-demolir-bordeaux).

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France empêche son départ, arguant d’un danger pour l’environnement. La région,
    gestionnaire du port, a tenté en vain de le faire démolir sur place, par décision de
    justice. En attendant de trouver une solution définitive, le Rio Tagus continue
    de dépérir lentement à quai (11).

    Le sort réservé aux marins
            À l’abandon du navire s’ajoute souvent celui de l’équipage. L’abandon des
    marins se caractérise par l’absence de versement des salaires à temps, leur non-
    rapatriement, l’absence de ravitaillement du navire en vivres et en carburant, ainsi
    que l’absence de soins médicaux. Les plus vulnérables sont ceux du tiers-monde et
    de l’ex-URSS, main-d’œuvre bon marché et corvéable à merci. En 2018, sept
    marins indiens ont recouvré la liberté après avoir été prisonniers de leur navire – le
    Azraqmoiah (n° OMI 9619763) – pendant 18 mois (12). Leur employeur les avait
    abandonnés dans les eaux des Émirats arabes unis, faute d’argent. « La crise écono-
    mique provoquée par le coronavirus a aggravé la situation en mer et les appels au
    secours de navigants isolés se sont multipliés dans le monde entier » constate ainsi
    Stephen Cotton, secrétaire général de l’ITF (Fédération internationale des ouvriers
    du transport) (13). Le rapatriement est une obligation contractuelle et légale, ce
    droit ayant été consacré dès 1926 par la convention n° 23 de l’Organisation inter-
    nationale du travail (OIT), puis repris en 2006 avec la convention du travail mari-
    time (MLC). Cette dernière instaure en outre un système de sécurité financière
    pour garantir que les armateurs accordent aux marins et à leurs familles une
    indemnisation suffisante en cas d’abandon, de décès, d’une invalidité résultant
    d’un accident de travail, d’une maladie ou d’un risque professionnel (14). Dans les
    faits, un certain nombre d’États ne l’ont pas encore ratifiée : sur les 44 navires
    abandonnés en 2018, la moitié n’y était pas soumise (15).

    Les causes d’abandons
           La thématique des navires et marins abandonnés est en règle générale
    symptomatique d’un libéralisme poussé à l’extrême. Pendant longtemps, le trans-
    port maritime a en effet été dominé par des États développés, par des armateurs
    plus entrepreneurs que financiers et par des flottes nationales embarquant leurs

    (11) « Les bateaux qui ont marqué Sète : l’inamovible Rio Tagus », Midi Libre, 17 août 2020

    (www.midilibre.fr/2020/07/29/les-bateaux-qui-ont-marque-sete-linamovible-rio-tagus-8999421.php).
    (12) « Forty Seafarers Abandoned in UAE », The Maritime Executive, 12 septembre 2018

    (www.maritime-executive.com/article/forty-seafarers-abandoned-in-uae).
    (13) BAUDET Marie-Béatrice, « Les marins perdus du coronavirus », Le Monde, 19 juin 2020

    (www.lemonde.fr/international/article/2020/06/19/le-coronavirus-piege-en-haute-mer_6043363_3210.html).
    (14) Convention du travail maritime (MLC), Organisation maritime internationale, 2006

    (www.ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_ILO_CODE:C186).
    (15) MCVEIGH Karen, « Abandoned at sea: the crews cast adrift without food, fuel or pay », The Guardian, 12 sep-

    tembre 2019 (www.theguardian.com/).

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TRIBUNE
propres ressortissants. Mais progressivement « on a assisté à la montée en puissance
d’une nouvelle génération de propriétaires qui, lorsqu’ils achètent un navire, cher-
chent le pavillon le moins-disant sur les contrôles de sécurité et les conditions
sociales, et mettent à bord des équipages sous-payés » souligne Christian Serradji,
ancien directeur des affaires maritimes et des gens de mer (16). À Beyrouth, le Rhosus
arborait la bannière de la Moldavie, pays qui figure sur la liste noire du mémoran-
dum d’entente de Paris sur le contrôle des navires par l’État du port (pour la période
2017-2019, il partageait les dernières positions avec des pays comme l’Albanie, le
Togo et les Comores) (17). Par ailleurs, pour limiter le risque de poursuites pénales,
son propriétaire chypriote s’était réfugié derrière le paravent de sociétés écrans
disséminées à travers le monde (18).
         Après le Liban, un pétrolier yéménite abandonné renouvelle les craintes
d’une nouvelle explosion désastreuse. En mars 2015, au début de la guerre civile
yéménite, le FSO Safer (n° OMI 7376472) tombe entre les mains des forces hou-
thies lorsqu’elles prennent le contrôle du littoral entourant son amarrage. Depuis
lors, le navire est resté sans aucune maintenance avec dans ses citernes une cargai-
son estimée à 1,14 million de barils de pétrole brut léger. En cas de catastrophe, il
pourrait libérer quatre fois plus de pétrole brut que lors de la catastrophe de
l’Exxon Valdez en 1989, ce qui endommagerait la vie marine, perturberait les voies
de navigation vitales de la mer Rouge et détruirait les économies régionales (19).

                                                            
         En définitive, on voit que le transport maritime n’est plus uniquement
l’apanage de grands armateurs internationaux investissant d’importantes sommes
d’argent dans leurs flottes et leurs opérations. La catastrophe de Beyrouth montre
de façon exemplaire que les « propriétaires voyous » prospèrent et qu’ils représentent
un risque majeur pour la sécurité, que ce soit de façon directe ou indirecte comme
ce fut le cas en l’espèce. Il faut d’ailleurs noter que l’explosion du 4 août aurait pu
être encore plus dramatique en raison de la présence dans le port d’un tanker aban-
donné – le Captain Nagdaliyev (n° OMI 9575307) – ayant à son bord tout son
équipage (20). Pour 2020, on recense déjà 31 navires abandonnés dont une partie
se trouve dans les eaux des Émirats arabes unis (EAU). Véritable hub mondial, le
pays – qui n’a pas ratifié la convention MLC – a souffert d’un ralentissement de
son activité portuaire qui l’expose particulièrement à ce risque d’abandon (21). w

(16) « Les armateurs insolvables « oublient » volontiers leurs navires. Les équipages se retrouvent à quai, loin de leur pays

d’origine, et sans argent. », Libération, 4 juin 2001 (https://survie.org/).
(17) PARIS MOU ON PORT STATE CONTROL, « White, Grey and Black list » (www.parismou.org/).
(18) ROZELIER Muriel, « Du départ du Rhosus à l’explosion du port, chronique d’une catastrophe annoncée »,

Le Commerce, 4 septembre 2020 (www.lecommercedulevant.com/).
(19) URBINA Ian, « The Disturbing Story Behind the Beirut Port Explosion », The Nation, 2 septembre 2020

(www.thenation.com/article/world/lebanon-explosion-environment-shipping/).
(20) « Vessel with Russian crew damaged in Beirut blast, Russians evacuated », TASS, 5 août 2020 (https://tass.com/).
(21) MCVEIGH Karen, « ‘Cancer of the industry’: Beirut’s blast proves lethal risk of abandoning ships », op. cit.

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