La cinéfable CINÉCLUB 2020 2021 - UNIVERSITÉ PARIS 8 - Université Paris 8

 
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La cinéfable CINÉCLUB 2020 2021 - UNIVERSITÉ PARIS 8 - Université Paris 8
UNIVERSITÉ PARIS 8
      VINCENNES À SAINT-DENIS

La cinéfable
CINÉCLUB 2020−2021
La cinéfable CINÉCLUB 2020 2021 - UNIVERSITÉ PARIS 8 - Université Paris 8
À Claire Mercier,

                                                           et à Bruno…

               Université Paris 8 Vincennes à Saint-Denis
Master Valorisation des Patrimoines Cinématographiques et Audiovisuels
            2 rue de la Liberté, 93526 Saint-Denis Cedex 02
                Métro ligne 13 / Saint-Denis Université
La cinéfable CINÉCLUB 2020 2021 - UNIVERSITÉ PARIS 8 - Université Paris 8
Programme conçu et élaboré dans le cadre du Master Valorisation
des Patrimoines Cinématographiques et Audiovisuels
Grégoire Quenault
Programmer / Montrer des films
Stefano Darchino
Réalisation programme / Gestion du ciné-club
Avec
Amaïllia Bordet, Lucile Jacob, Charles Herby-Funfschilling,
Nicolas Métayer, Hedi Nekhili, Valentina Porcile, Mattia Ricotta,
Nicolas Roccia, Mathilde Suliga-Descamps, Rachel Hui-Ju Wang, Weiran Zhang,
Et
Emmanuel Dreux, Nicolas Droin, Jennifer Verraes et Eugénie Zvonkine
Assistance technique
Delphine Rives, Gaël Le Pemp, Romain Lambert et Jean-Pierre Cazes
Nous remercions également Annick Allaigre, Dominique Willoughby,
Nadia Taoussi, Viviane Ferran et le service de reprographie de l’Université Paris 8

La cinéfable
CINÉCLUB 2020−2021
> Esexceptionnellement,   les séances du premier semestre
       tiendront sur la plateforme VOD de la bibliothèque
    universitaire
Les films seront disponibles le MERCREDI dès 12 h,
et pour une durée de 24 heures à l’adresse suivante :
https://www.vod-paris8.medialib.tv

Nous espérons, au second semestre, pouvoir reprendre les séances
en salle de projection Bleue Nuit Tropicale, A1 181 – Bâtiment A

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La cinéfable CINÉCLUB 2020 2021 - UNIVERSITÉ PARIS 8 - Université Paris 8
Introduction
Claire Mercier était scénariste et réalisatrice.          interprétation, qui ne l’épuisera jamais. La
Egalement théoricienne du cinéma, elle nous               cinéfable est cette structure hybride dynamique,
laisse un éclairage capital sur le scénario, sa           prise dans les contingences d’un langage
fonction, ses principes, et même ses (mauvais)            spécifique et, déjà, les puissances des images
usages. Elle a consacré de nombreux déve-                 et des sons. Peu de films incarnent comme
loppements à ce qu’elle appelle autrement la              Le Camion de Marguerite Duras ce devenir du
« cinéfable ». Son ouvrage majeur, La Cinéfable,          récit et des visions, que l’auteure partage ici
entre drame et récit, qui manquait encore                 avec celui qui pourrait être l’acteur du film;
pesamment à la compréhension de l’exercice                ou encore l’évocation faîte film d’un scénario
scénaristique, n’est pas un de ces dérisoires             jamais réalisé par Jean-Luc Godard, Lettre à
manuels du scénario. Il est, comme l’indique son          Freddy Buache. La cinéfable pouvant hériter de
sous-titre, un « anti-manuel », une conjuration           l’aspiration à l’illusion mimétique, et donc de
des pratiques convenues du monde « profes-                la fable classique, aristotélicienne, comme de
sionnel », un panégyrique à la créativité, à une          son alternative moderne, il était intéressant de
poétique libre et personnelle.                            s’intéresser à l’adaptation cinématographique
                                                          du mythe antique. L’Œdipe roi de Pasolini semble
Rendre hommage à Claire c’était repartir à                de ce point de vue indépassable, qui orchestre le
sa rencontre, dans ses textes, mais aussi la              spectacle du drame antique mais secrète simul-
retrouver dans ses films, dans ceux qui l’ont             tanément son propre discours critique, renvoyant
fascinée, inspirée, ceux qu’elle a inlassablement         le spectateur à lui-même.
étudiés et aux premiers rangs desquels figurent
les œuvres jumelles de la RKO que sont King               Il s’est ensuite agit de dégager de « l’anti-
Kong et Les Chasses du comte Zaroff. Venaient             manuel » les concepts ou notions maîtresses, que
ensuite, dans l’exhumation de sa thèse, des               les films pouvaient venir éclairer. Claire Mercier
textes moins attendus, notamment sur deux                 montre comment la cinéfable reprend ou décline
films d’avant-garde des années 1920, L’Homme              les principes ancestraux de la fable, laquelle
à la caméra de Dziga Vertov et Les Mystères du            commence inévitablement par le commen-
château du Dé de Man Ray ; et dans un autre élan          cement. Encore faut-il savoir commencer, du
littéraire, l’analyse du tourbillonnant Acrobate          point où il apparaîtra nécessairement « naturel
de Jean-Daniel Pollet. Elle s’est également               qu’autre chose existe ou se produise » (Aristote,
beaucoup intéressée aux vies multiples du                 Poétique)… Le film d’Aki Kaurismäki s’ouvre sur
scénario de Il est difficile d’être un dieu, repris       un coup du sort : un homme perd tragiquement
par Guerman toute sa vie durant, et dont elle             toute attache à son passé. Dès lors le destin de
initie la publication posthume dans la collection         toute une vie est changé. Tout ce qui existait
qu’elle a créée : Le parti pris du cinéma.                n’est plus, et tout ce qui peut advenir proviendra
                                                          de cette situation nouvelle… Le pas de trop,
La cinéfable pour Claire Mercier est un exercice          est une autre forme du commencement. Il est
littéraire à part entière, qui « appelle et fait          d’une certaine manière une occurrence moderne
surgir un film »1 et qui fait oeuvre avant lui. Le        de la « faute » du drame antique par laquelle
film n’en est qu’une extension possible, une              le personnage s’aliène les dieux. Un geste « le

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détache à jamais du chœur (…), qui le détache                    historique et symbolique aux gesticulations
définitivement des autres, et le distingue de                    existentielles des protagonistes du récit, au
lui-même »2. Tel Œdipe, ou le personnage de                      présent du drame ou du film. Elle incarne une
Profession : reporter, il s’est perdu, seul, par sa              sorte de présence/absence, un regard, un
folie… Il nous a semblé qu’une autre modalité                    commentaire implicite, quand elle n’est pas
moderne de la fable qui fait débuter le récit                    elle-même directement interrogée par le réali-
depuis la fin du drame pouvait être envisagée : le               sateur, comme le montre l’échantillon des
commencement par sa fin. Le procédé ne change                    œuvres proposées. Cet « espace interrogatif »7
ici rien à l’enchainement naturel des faits mais au              est aussi un procédé de distanciation. L’indis-
contraire les met en perspective, en accentue la                 sociabilité du drame du discours critique –
logique, voire la fatalité.                                      notamment depuis Brecht – est devenue une
                                                                 des caractéristiques les plus manifestes de la
La stase et la péripétie désignent eux « un                      modernité. Diverses modalités sont évoquées,
en-deçà du scénario » 3 . « La stase coïncide                    dont la mise en scène et bien sûr le montage, qui
avec (...) ce moment où (...) le mouvement                       architecturent les œuvres d’Avi Mograbi, Harun
de la fable marque un arrêt, se repose, (…) se                   Farocki ou Chris Marker. Le Fond de l’air est rouge
révolte contre lui-même ».4 « Le «scénario»                      illustre également une autre dimension qui ne
semble suspendu (...). L’action ou l’intrigue est                fait qu’affleurer dans l’ouvrage, celle politique.
déposée ; plus justement elle est délaissée.                     Toute personne ayant approché Claire sait qu’elle
(...) Le présent fait irruption ».5 La péripétie a               lui était pour ainsi dire consubstantielle. La
une autre fonction de dysfonctionnement. C’est                   révolution se faisait pour elle à tous les étages
une « coupe », une sortie de route du scénario.                  des classes et des formes cinématographiques.
Un événement extraordinaire, invraisemblable,                    « Le cinéma a la passion du mouvement et non
« au lieu d‘épouser le développement de l‘action,                celle du format »8 écrit-elle.
arrête ou troue celui-ci, voire le brise »6 . Le film
Los Muertos de Lisandro Alonso nous a paru faire                 Enfin, nous nous sommes focalisés sur les
de la stase un principe général. Et quel autre                   scénarios de Claire devenus films, le Esther
film mieux que le Psychose d’Hitchcock pouvait                   Khan de Desplechin auquel elle participe au
illustrer ce principe de sortie de route qu’il                   moment de la gestation du projet, et Une place
reprend à la lettre ?                                            sur la terre de Fabienne Godet.

La figure de la statue, que nous avons étendue
à l’architecture, matérialise un contrechamp                     Grégoire Quenault

1 MERCIER Claire, La cinéfable, entre drame et récit. Anti-manuel de scénario, L’Harmattan, Paris, 2017, p. 73
2 Ibid., p. 10
3 Ibid., p. 132
4 Ibid., p. 118
5 Ibid., p. 120
6 Ibid., p. 131
7 Ibid., p. 103
8 Ibid., p. 86
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Semestre 1

21 octobre 2020
                                               25 novembre
La cinéfable et sa face cachée
King Kong
                                               La danse et la fable
Merian C. Cooper & Ernest B. Schoedsack,       L’Acrobate
1933, 100 min.                                 Jean-Daniel Pollet, 1976, 101 min.

28 octobre                                     2 décembre
La cinéfable et son double                     Vies du scénario
Les Chasses du comte Zaroff                    Il est difficile d’être un dieu
Ernest B. Schoedsack & Irving Pichel,          Alexeï Guerman, 2013, 177 min.
1932, 63 min.
                                               9 décembre
4 novembre
                                               Le scénario,
Du scénario et de l’avant-garde                une forme en mouvement
Les Mystères du château du Dé                  Lettre à Freddy Buache
Man Ray, 1929, 25 min.                         Jean-Luc Godard, 1982, 11 min.
Brumes d’automne                               Le Camion
Dimitri Kirsanoff, 1928, 12 min.               Marguerite Duras, 1977, 76 min.
La Glace à trois faces
Jean Epstein, 1927, 39 min.                    16 décembre
18 novembre                                    Œdipe roi. Anti(que)-manuel
                                               de scénario
Écrire la vie                                  Œdipe roi
L’Homme à la caméra                            Pier Paolo Pasolini, 1967, 104 min.
Dziga Vertov, 1929, 68 min.

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Semestre 2
                                             10 mars
                                             La statue
3 février 2021                               Les Dites cariatides
                                             Agnès Varda, 1984, 13 min.
Le commencement                              Le Regard d’Ulysse
L’Homme sans passé                           Theo Angelopoulos, 1995, 176 min.
Aki Kaurismäki, 2002, 97 min.                Brutalité dans la pierre
                                             Alexander Kluge & Peter Schamoni,
                                             1960, 12 min.
10 février
Le pas de trop                               17 mars
Profession : reporter                        L’effet de distanciation
Michelangelo Antonioni, 1975, 125 min.
                                             Inextinguishable Fire
                                             Harun Farocki, 1969, 25 min.
17 février                                   Z32
Le commencement par la fin                   Avi Mograbi, 2008, 81 min.

La Comtesse aux pieds nus
Joseph L. Mankiewicz, 1954, 128 min.
                                             24 mars
                                             Cinéma & Révolution
24 février                                   Le Fond de l’air est rouge
La stase                                     Chris Marker, 1977, 181 min.

Los Muertos
Lisandro Alonso, 2004, 78 min.
                                             31 mars
                                             L’anti-manuel appliqué
3 mars                                       Esther Kahn
La péripétie                                 Arnaud Desplechin, 2000, 142 min.

Psychose
Alfred Hitchcock, 1960, 109 min.
                                             7 avril
                                             L’anti-manuel appliqué 2
                                             Une Place sur la terre
                                             Fabienne Godet, 2013, 96 min.

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La cinéfable CINÉCLUB 2020 2021 - UNIVERSITÉ PARIS 8 - Université Paris 8
21 OCTOBRE 2020

La cinéfable et sa face cachée
La cinéfable CINÉCLUB 2020 2021 - UNIVERSITÉ PARIS 8 - Université Paris 8
King Kong
Merian C. Cooper
& Ernest B. Schoedsack

                                                                                                KING KONG
                                                                                                Merian C. Cooper
                                                                                                & Ernest B. Schoedsack
À la périphérie de notre monde, Skull            « l’équilibre entre muthos et spectacle
Island en est la « face cachée ». C’est là,      est parfait. La mort de Kong nous touche       1933, États-Unis
au large de Sumatra, que le réalisateur          non seulement parce que sa résistance
                                                                                                100 min., n&b, sonore
de la fable, Carl Denham, découvre               face aux avions armés de mitrailleuses et
la créature, un gigantesque gorille              sa chute du haut de l’Empire State Buil-       Scénario : James Creelman,
humanoïde qu’il capture pour l’exhiber           ding sont impressionnantes mais égal-          Ruth Rose, d’après une idée de
dans un théâtre new-yorkais. Le film de          ement parce que sa blessure mortelle           Merian C. Cooper et Edgar Wallace
Merian C. Cooper et d’Ernest B. Shoedsack        est l’évènement pathétique qui vient           Photographie : Edward Linden,
met alors en scène la mémorable                  conclure un muthos tragique — lequel           J.O. Taylor, Vernon Walker
tentative d’évasion de « l’attraction du         ne coïncide avec aucune image ni avec          Direction artistique et décors :
siècle » : le monstre brise ses fers, sème       aucun son en particulier tout en les irri-     Carroll Clark, Alfred Herman
la panique en ville et se hisse au sommet        guant toutes et tous »1. Or, poursuit-
                                                                                                Chef costumier : Walter Plunkett
de l’Empire State Building. Le cinéma            elle, « nous sommes en 1933 » et nous
serait-il lui aussi un évadé de Broadway ?       « risquons la barbarie, c’est-à-dire de        Superviseurs des effets spéciaux :
C’est en substance ce que montre le              n’avoir plus d’humains que nos manières,       Harry Redmond Jr., Harry Redmond Sr.
texte de Claire Mercier, dévoilant la face       nos civilités, notre langage poli et badin,    Musique originale : Max Steiner
cachée du spectacle. Car à ses yeux, c’est       notre air crâne ». Qu’à « se croire en         Montage : Ted Cheesman
bien « la fable en tant que bel animal           dehors de la bête, de sa sensibilité et de
                                                                                                Producteurs : David O. Selznick,
qui doit indirectement nous émouvoir et          sa fragilité, l’humanité de l’homme est en
                                                                                                Merian C. Cooper, Ernest B. Schoedsack
non l’apparition à l’écran d’un haut singe       péril »2, telle est la face à peine cachée
hurlant ». Si, écrit-elle « les auteurs          de cette cinéfable dont le texte de Claire     Production : RKO
laissent le spectateur penser que des            Mercier dévoile aussi le double : Les          Avec : Fay Wray, Robert Armstrong,
images et des sons le séduisent et qu’il         Chasses du comte Zaroff.                       Bruce Cabot, Frank Reicher, Sam Hardy,
s’agit là de grand spectacle », en vérité,                                                      Noble Johnson, Steve Clemente,
                                                 Jennifer Verraes                               James Flavin

1M ERCIER Claire, « D’un écran, l’autre. Les Chasses du comte Zaroff. La face cachée de King
  Kong (1932-1933) », dans Écrans de cinéma [des écrans du pouvoir au pouvoir des écrans],
  Patrick Louguet et Alban Pichon (dir.), L’Harmattan, Paris, 2016, pp. 215-216.
2 Ibid., p. 230.

                                                                9
La cinéfable CINÉCLUB 2020 2021 - UNIVERSITÉ PARIS 8 - Université Paris 8
28 OCTOBRE 2020

La cinéfable et son double
Les Chasses du comte Zaroff
Ernest B. Schoedsack
& Irving Pichel

                                                                                             LES CHASSES DU COMTE ZAROFF
« Dans l’ombre du colossal King Kong            deux films partagent en outre leur           (THE MOST DANGEROUS GAME)
que Merian C. Cooper prépare et tourne          distribution et notamment Fay Wray qui
                                                                                             Ernest B. Schoedsack
avec son complice de toujours Ernest B.         incarne la « fiancée » de King Kong mais     & Irving Pichel
Schoedsack, celui-ci réalise en collabo-        aussi Eve, la femme que se disputent
ration avec Irving Pichel un autre film,        Rainsford et Zaroff, les deux chasseurs      1932, États-Unis
Les Chasses du comte Zaroff […] Ici bien        de la fable. D’après Claire Mercier, on
                                                                                             63 min., n&b, sonore
moins de trucages, point de créatures           doit l’apparition de ces personnages
préhistoriques gigantesques couvertes           féminins dans le scénario des deux films     Scénario : James Creelman,
de poils ou d’écailles. Beaucoup de huis        à la contribution d’une collaboratrice       d’après une nouvelle de Richard Connell
clos, quelques bêtes humaines plutôt            de Cooper et Schoedsack, Ruth Rose,
                                                                                             Photographie : Henry Gerrard
lisses et une meute de Danois dressés.          « historienne [et] chercheuse pour
Les Chasses est moins illustre, moins           le compte de la Société Zoologique           Décors : Carroll Clark
retentissant, il est la face cachée de          New-Yorkaise après une première              Musique originale : Max Steiner
King Kong »1, écrit Claire Mercier. Les         carrière d’actrice dans les théâtres
                                                                                             Montage : Archie Marshek
deux films partagent un même décor              de Broadway ». En « tissant un lien
(le plateau 11 de la RKO-Pathé) : la            d’amour », écrit-elle, les deux figures      Producteurs : David O. Selznick,
jungle, le marais, un arbre couché en           féminines introduisent dans le diptyque      Merian C. Cooper, Ernest B. Schoedsack
travers de l’abîme, soit une nature             formé par les deux films un « contre-        Production : RKO
reconstituée qui a « ostensiblement un          propos » (et les cris d’effroi de la jeune
air de studio ». C’est que les deux films,      femme ont alors véritablement valeur         Avec : Fay Wray, Robert Armstrong,
méditant sur la barbarie des hommes             de protestation idéologique), soit « la      Leslie Banks, Joel McCrea,
qui se croient « en dehors de la bête »,        représentation d’un autre rapport […]        Noble Johnson, Steve Clemente,
sont des laboratoires : « La fiction est        que la concurrence pour la vie et la domi-   William B. Davidson,
un laboratoire. Où le poète enquête             nation du plus fort »3.                      James Flavin (non crédité)
sur le possible humain. Nous sommes
dans une hypothèse. Un décor »2. Les            Jennifer Verraes

1 MERCIER Claire, « D’un écran, l’autre. Les Chasses du comte Zaroff. La face cachée de
  King Kong (1932-1933) », dans Écrans de cinéma [des écrans du pouvoir au pouvoir des
  écrans], Patrick Louguet et Alban Pichon (dir.), L’Harmattan, Paris, 2016, p. 209.
2 Ibid., p. 233.
3 Ibid., p. 220.

                                                               11
4 NOVEMBRE 2020

Du scénario
et de l’avant-garde

                  EN PARTENARIAT AVEC
LES MYSTÈRES
Les Mystères du château du Dé                                                                  DU CHÂTEAU DU DÉ
                                                                                               Man Ray
Man Ray
                                                                                               1929, France, 25 min., n&b, sonore

Brumes d’automne                                                                               Financé par le vicomte de Noailles
                                                                                               Assistant : Jacques-André Boiffard
Dimitri Kirsanoff                                                                              Version musicale : compilation
                                                                                               de disques réalisée par Man Ray

La Glace à trois faces                                                                         dans les années 40
                                                                                               Avec : Man Ray, Jacques-André
Jean Epstein                                                                                   Boiffard, Charles et Marie-Laure
                                                                                               de Noailles, le comte de Beaumont,
                                                                                               Alice de Montgomery, Eveline
Claire Mercier entreprend dans sa thèse         Man Ray rédige pour ce film « un
                                                                                               Orlowska, Bernard Deshoulières,
un rapprochement étonnant entre les             « simple avant projet », canevas basé
                                                                                               Lily Pastré, Marcel Raval,
Mystères du château du Dé de Man                sur une analogie entre la géométrie des
                                                                                               Henri d’Ursel…
Ray et la tradition de la fable, livrant        espaces architecturaux et le poème de
du film un plan plutôt qu’un scénario           Mallarmé »2. Il faut dire que les rapports
qu’il n’a du reste jamais eu. Cette             de l’avant-garde avec le scénario              BRUMES D’AUTOMNE
fabulation telle qu’elle la qualifie, est       sont pour l’essentiel contrariés, voire
                                                                                               Dimitri Kirsanoff
le moyen par lequel, selon sa belle             franchement hostiles à une époque
expression, Man Ray « aventure la fiction       où comme le déclare Fernand Léger :            1928, France, 12 min., n&b, sonore
cinématographique », expérimentant les          « l’erreur de la peinture c’est le sujet,
limites de la cinéfable. Ainsi, les person-     l’erreur du cinéma c’est le scénario » ;       Scénario : Dimitri Kirsanoff
nages, cagoulés de bas de soie, ont cessé       raison pour laquelle des formes multiples      Production : Les Films Markus
d’en être et empruntent autant à un             vont dans ce cadre voir le jour, et déjà       Photographie : Jean de Miéville
hypothétique futur qu’à un passé mytho-         indiquer à la jeune pratique du cinéma         (intérieurs), Dimitri Kirsanoff
logique. L’intrigue s’est absentée du film.     d’autres voies possibles.                      (extérieurs)
Toute action s’y joue au hasard, sur un                                                        Musique : Paul Devred
coup de dés. La formule de Mallarmé1,           C’est particulièrement vrai de la mouvance
omniprésente, sied parfaitement au mode         dite impressionniste, et des deux films        Avec : Nadia Sibirskaia
improvisé du film et plus généralement à        qui accompagnent Les Mystères. Dimitri
la création selon Man Ray. Les actants          Kirsanoff tente, par une forme libre, de       LA GLACE À TROIS FACES
batifolent dans la « piscinéma » et             rendre le désespoir et la nostalgie d’un
s’adonnent à une gymnastique surannée,          amour qui prend fin, quand Jean Epstein,       Jean Epstein
« éloge à une activité improductive »,          scénarisant pour l’écran une nouvelle de
                                                Paul Morand, magnifie, notamment, la           1927, France, 39 min., n&b, sil.
une « jouissance ludique » alors réservée
à l’aristocratie et aux artistes. La caméra,    fascination de son époque pour la vitesse.     Première sortie : 22 novembre 1927
tantôt subjective, tantôt objective, ne         Ici et là, l’expérimentation et la photo-      Scénario : Jean Epstein, d’après
nous aide pas à comprendre en quelle            génie, l’art de faire apparaître les « êtres   la nouvelle éponyme de Paul Morand,
méditation se transforme l’initial et           et les choses » dans la lumière, ne cèdent     extraite du recueil L’Europe galante,
romanesque récit de voyage, qui finit par       rien au récit..                                Grasset, 1925
prendre place dans un château cubiste –                                                        Décors : Pierre Kéfer
en réalité la villa ultramoderne de Mallet-     Grégoire Quenault
                                                                                               Photographie : Marcel Eywinger
Stevens à Hyères, propriété de Charles de
Noailles, mécène du film…                                                                      Régie : Maurice Morlot
                                                                                               Société de production :
                                                                                               Les Films Jean Epstein
1 MALLARMÉ Stéphane, Un coup de dés, Poésie, Gallimard, Paris, 1914, pp. 426-427.
2 BOUHOURS Jean-Michel, « La légende du château du Dé », Man Ray, directeur du                Version musicale : Stephen Horne
  mauvais movies, Jean-Michel Bouhours et Patrick de Haas (dir.), éd. du Centre Pompidou,      Avec : René Ferté : lui, Jeanne Helbling :
  Paris, 1997, p. 92.                                                                          Lucie, Suzy Pierson : Athalia, Olga Day :
                                                                                               Pearl, Raymond Guérin-Catelain :
                                                              13                               le soupirant, Paul Garat
18 NOVEMBRE 2020

Écrire la vie
L’Homme à la caméra
Dziga Vertov

« Je suis un œil. Un œil mécanique.         Méta-film, mettant en abyme à l’intérieur
Moi, c’est-à-dire la machine, je suis       même du film, à la fois la projection, le
la machine qui vous montre le monde         tournage et le montage du film, L’Homme        L’HOMME À LA CAMÉRA
comme elle seule peut le voir. » déclame    à la caméra frappe Claire Mercier pour         (ЧЕЛОВЕК С КИНОАППАРАТОМ)
Dziga Vertov dans le Manifeste du           sa forme de « poème politique » :              Dziga Vertov
Ciné-Œil (1923). L’Homme à la caméra        « l’engagement premier de son cinéma
propose en effet de regarder le monde       est de sortir de la scène, de se libérer       1929, Union soviétique
comme pour la première fois à travers       du vase clos et de l’abstraction de la
                                                                                           68 min., n&b, muet
l’œil cinématographique : en transcrire     chambre, pour s’aventurer jusque dans
les formes, les mouvements, les écarts.     les phénomènes extérieurs, tâcher de           Scénario : Dziga Vertov
Par un « montage des intervalles »,         débusquer ici et là le réel visible-invi-      Photographie et cameraman :
Vertov rapproche les lointains, condense    sible à l’œil nu », entrainant le spectateur   Mikhail Kaufman
les vies humaines et urbaines, joue des     à « prendre une place nouvelle dans            Montage : Dziga Vertov,
différentiels de vitesses et de rythmes.    l’Histoire ». Révélant combien Vertov          Elizaveta Svilova
Pour ce faire, il refuse le « scénario »,   lui-même propose en cela d’ « écrire sur
                                                                                           Production : Vseukrainske Foto Kino
« Le « muthos cinématographique »           la pellicule », elle y perçoit la recherche
                                                                                           Upravlinnia (VUFKU)
est, pour lui, celui qui met la fable à     d’une « écriture de la vie » hantée « par
mort, pour développer ses thèmes et         le destin politique de sa pratique. ». Avec    Genre : expérimental, documentaire
ses formes contre les stéréotypes des       Vertov, « il s’agit donc pour le ciné-œil      Avec : Mikhail Kaufman (l’homme
ciné-drames. » comme l’écrit Claire         de boycotter, de démolir le ciné-drame         à la caméra)
Mercier.                                    en faisant tomber les masques, ceux de
                                            l’écran comme ceux de la vie. »

                                            Nicolas Droin

                                                            15
25 NOVEMBRE 2020

La danse et la fable
L’Acrobate
Jean-Daniel Pollet

« Regardant L’Acrobate, on le sait à              des personnages pour les conduire en           L’ACROBATE
nouveau : nous vivons pour danser.                farandole, jusqu’à envahir le champ en
                                                                                                 Jean-Daniel Pollet
Baller, glisser, sauter, pivoter, tourner,        poussant « la fable à l’arrière-plan ». Et
nous arracher à la terre, seul, à deux,           enfin, un muthos propre à la danse : les
                                                                                                 1976, France
ensemble. Former un chœur, un seul                danseurs, en imitant « actions, passions
corps inspiré »1.                                 et caractères », assemblent le drame,          101 min., coul., sonore
Pour Claire Mercier, Pollet, dans L’Acro-         restituent l’« organique » de la fable.        Scénario : Jacques Lourcelles,
bate, oppose la fable et la danse et tire         Pollet, par la danse, transfigure sous nos     Jean-Daniel Pollet
de ce conflit une énergie nouvelle :              yeux Melki en personnage : il est L’Acro-      Photographie : Alain Levent
il s’écarte de la forme bal(l)ade                 bate, « terme qui insuffle sa dynamique
                                                                                                 Musique originale : Antoine Duhamel
(caractéristique de la Nouvelle Vague             au film », dynamique que Claire restitue
selon Deleuze), pour proposer ce que              éperdument dans son texte, jusqu’au            Montage : Suzanne Baron
Claire appelle la « forme bal » : « la            tournis.                                       Producteur délégué : Jean-Daniel Pollet
caméra ne glisse pas le long du marcheur          Elle écrit : « J’ai vu L’Acrobate très jeune   Production : ORTF, Ilios Films,
en épousant sa marche. Elle en fait               spectatrice. Depuis, je n’ai jamais oublié     Les Films du Chef-Lieu, Contrechamp
inlassablement l’assaut »2.                       d’être Melki, de danser en passant la
                                                                                                 Avec : Claude Melki, Laurence Bru,
Cet assaut prend trois formes : la stase          serpillère. Je n’ai jamais oublié d’être
                                                                                                 Guy Marchand, Denise Glaser,
d’abord, moments remarquables où                  Pollet, mettant, à faire du cinéma, l’al-
                                                                                                 Marion Game, Micheline Dax,
Melki glisse de la danse à la panto-              légresse tragique de Dionysos »3.              Édith Scob, Charlotte Alexandra,
mime, avec un balai serpillère ou une             On le sait à nouveau : nous vivons pour        Christine Féral, Patrick Laval,
boule de bowling, secouant la fable               danser.                                        Serge Martina, Jeane Manson,
d’un trouble mélancolique ou d’un                 (Remerciements à Jennifer Verraes, pour        Georges Firdman, Rosy Firdman
« spasme burlesque ». La comédie musi-            le tournis).
                                                                                                 Récompenses : prix de la critique
cale ensuite, qui fait retour par la façon
                                                  Emmanuel Dreux                                 au Festival du film d’humour
dont l’ « esprit de la danse » s’empare
                                                                                                 de Chamrousse

1M ERCIER Claire, « La Danse et la fable dans L’Acrobate de Jean-Daniel Pollet »,
  D. Coureau et P. Louguet (dir.), Cinéma et Danse (Sensibles entrelacs), L’Harmattan, Paris,
  2013 (Hors-série Revue CIRCAV), p. 132 pour la citation
2 I bid., p. 140
3 I bid., p. 146

                                                                17
2 DÉCEMBRE 2020

Vies du scénario
Il est difficile d’être un dieu
Alexeï Guerman
                                                                                                 IL EST DIFFICILE
                                                                                                 D’ÊTRE UN DIEU
                                                                                                 (TRUDNO BYT BOGOM)
                                                                                                 Alexei Guerman

                                                                                                 2013, Russie
Le dernier film d’Alexeï Guerman, sorti            composer (…) en ce sens, Sartre a raison      177 min., n&b, sonore
sur les écrans de façon posthume, aurait           de soutenir que l’existence précède           Scénario : Alexei Guerman,
dû être son premier film (la première              l’essence »1, écrit Claire Mercier. C’est     Svetlana Karmalita, d’après le roman
version du projet date de 1968). Ce                au fond la question que pose le film :        éponyme d’Arcadi & Boris Strougatski
projet, adapté du célèbre roman éponyme            que devient-on lorsque tout ce qui nous       (1964)
des frères Strougatski, l’a accompagné au          entoure nous pousse à abandonner nos          Photographie : Vladimir Ilin,
cours de toute sa carrière et s’est méta-          derniers espoirs et idéaux et de céder à la   Yuri Klimenko
morphosé au cours des années, au gré               cruauté et à l’entropie ?
                                                                                                 Costumes : Yekaterina Shapkaitz
de l’évolution du style du cinéaste, mais          A l’origine de la traduction et publication
aussi du monde qui l’entoure.                      du premier scénario de ce film dans la        Effets spéciaux : Josef Rarach,
Dans ce film fantastique à l’atmosphère            collection qu’elle dirigeait aux éditions     Vlad Taupesh
apocalyptique où un historien de la Terre          L’Harmattan, Claire Mercier était particu-    Musique originale : Viktor Lebedev
se retrouve plongé sous le nom de Don              lièrement intéressée par la manière dont      Montage :
Roumata dans la vie moyenâgeuse et                 ce qu’elle appelle le « scéno-texte »         Irina Gorokhovskaya
cruelle d’une autre planète, au royaume            évolue au cours du demi-siècle de gesta-
                                                                                                 Production : Sever Studio, Lenfilm
d’Arkanar, le « muthos » (l’histoire)              tion du projet, puis disparaît, résorbé par
est à la limite de la disparition. Le film         l’hyper-matérialité du film, mais dont la     Producteurs : Viktor Izvekov,
est rempli à excès de corps, d’objets,             « cinéfable », elle, continue d’irriguer et   Leonid Yarmolnik
d’odeurs, de gestes et de sons, rendant            « de hanter le film terminé »2.               Avec : Leonid Yarmolnik, Yuri Tsurilo,
l’intrigue parfois illisible. « Les circons-                                                     Aleksandr Chutko, Dmitri Vladimirov,
tances sont ce avec quoi il nous faut              Eugénie Zvonkine                              Valentin Goloubenko, Evgueni
                                                                                                 Gertchakov, Oleg Botine
                                                                                                 Récompenses : Meilleur film, meilleur
                                                                                                 réalisateur et meilleur acteur pour
                                                                                                 Leonid Iarmolnik, à la cérémonie
                                                                                                 des Nika organisée par l’Académie
                                                                                                 russe des sciences et des arts
                                                                                                 cinématographiques
1 MERCIER Claire, La cinéfable, entre drame et récit, L’Harmattan, Paris, 2017, p. 15-16.
2 Ibid., p. 17.

                                                                 19
9 DÉCEMBRE 2020

Le scénario,
une forme en mouvement
Lettre à Freddy Buache
Jean-Luc Godard

Le Camion
Marguerite Duras                                                                                 LETTRE À FREDDY BUACHE
                                                                                                 Jean-Luc Godard

                                                                                                 1982, Suisse
Claire Mercier désignait le scénario dans          commande détournée par Godard pour            11 min., coul., sonore
sa forme textuelle comme un « nouveau              le 500 ème anniversaire de Lausanne.
« genre » littéraire » : celui d’un « film         Comme Duras, Godard est mis en scène
qui reste « à faire » »1. Cet entre-deux           en tant qu’auteur d’un récit à construire,    LE CAMION
de l’écriture et de l’image est au cœur            et « corps créateur » qui en accompagne       Marguerite Duras
du cinéma de Marguerite Duras, dont                l’écriture en direct. Le film constitue
Le Camion est presque le manifeste. Un             comme la recherche d’une Lausanne             1977, France
acteur (Depardieu) et une réalisatrice             perdue — celle de l’eau et du ciel, du haut   76 min., coul., sonore
(Duras) lisent à haute voix le scénario            et du bas — départ d’une fiction possible
                                                                                                 Scénario : Marguerite Duras
d’un film « à venir », dont les intentions         et jamais filmée, mais dans laquelle
de tournage au conditionnel seront subs-           Godard cherche des couleurs, des liants       Photographie : Bruno Nuytten
tituées au trajet anonyme d’un camion.             parmi la ville. Le représenté ne suit plus    Caméra : Eric Adjani, Joël Quentin
Ces longs travellings, associés à l’énon-          littéralement le récit écrit mais appelle     Son : Michel Vionnet
ciation du projet de faire film, deviennent        une œuvre extérieure, lue à travers sons      Musique : Ludwig van Beethoven
la mise en acte d’une écriture préalable :         et images. Ces deux écritures en mouve-
                                                                                                 Montage : Dominique Auvray
celle du roman devenu scénario, puis               ment seront, pour terminer sur les mots
œuvre lue. En miroir de cette écriture             de Claire Mercier, un « accomplissement       Producteurs : François Barat,
orale, Lettre à Freddy Buache prend la             essentiel et nécessaire sans être cepen-      Pierre Barat
forme d’un courrier adressé au direc-              dant jamais définitif »2.                     Production : Cinéma 9, Auditel
teur de la Cinémathèque suisse : une
                                                                                                 Avec : Gérard Depardieu,
                                                   Charles Herby-Funfschilling
                                                                                                 Marguerite Duras

1 MERCIER Claire, La cinéfable, entre drame et récit, L’Harmattan, Paris, 2017, p. 72
2 Idem.

                                                                 21
16 DÉCEMBRE 2020

Œdipe roi. Anti(que)-manuel
de scénario
Œdipe roi
Pier Paolo Pasolini

                                                                                                ŒDIPE ROI
                                                                                                (EDIPO RE)
                                                                                                Pier Paolo Pasolini
« Un anti-manuel de scénario » :                  statues se mettent en mouvement pour
                                                                                                1967, Italie
le sous-titre de La cinéfable sied                marcher comme on pense et on parle,
parfaitement à la fable que Pier Paolo            arpenter un espace qui est aussi le lieu      104 min., coul., sonore
Pasolini adapte d’après Sophocle,                 de l’inscription et de la pesée, à pas        Scénario : Pier Paolo Pasolini,
laquelle a l’antique mérite, littéralement,       répétés et comptés, d’une trajectoire         inspiré par les tragédies de Sophocle
de « ne pas marcher ». Œdipe — issu               vivante singulière. Le drame implique         Assistant réalisateur :
de la lignée maudite de Labdacides,               un pas en avant et puis un autre » 1.         Jean-Claude Biette
c’est-à-dire des boiteux, et dont le nom          Par-delà la trajectoire individuelle, le
                                                                                                Photographie : Giuseppe Ruzzolini
signifie « celui qui a les pieds enflés »         retour à l’origine qu’accomplit l’Œdipe
— ignore qu’il est chez lui là où il va et,       roi de Pasolini raconte aussi ce moment       Décors : Luigi Scaccianoce
convaincu d’être un étranger à Thèbes,            de l’Histoire collective que le cinéaste, à   Costumes : Danilo Donati
croit avoir fait un pas en avant alors qu’il      la fin des années 1960, observe piétiner.     Musique : Wolfgang Amadeus Mozart
est revenu à son lieu de naissance : le           Si ses films, en général, organisent ainsi
drame et le récit confondus, telle est la         la « résurrection » intempestive des          Montage : Nino Baragli
cinéfable. « Le « drame », écrit Claire           formes antiques de la marche — parcours       Producteur : Alfredo Bini
Mercier, est ce moment poétique où les            initiatiques, pèlerinages et processions      Avec : Franco Citti, Silvana Mangano,
jambes des statues antiques, du kouros            — c’est qu’il s’agit pour lui de prendre      Carmelo Bene, Alida Valli, Ninetto
(le jeune garçon de condition libre ou le         position dans l’Histoire. Autrement dit,      Davoli, Francesco Leonetti, Laura Betti
jeune guerrier) ou de la korè (la jeune           de reprendre pied, à contre-courant de        (non créditée), Pier Paolo Pasolini
fille ou la vierge) achèvent tout à fait          modernes flâneries — et autres mythiques      (non crédité), Jean-Claude Biette
de se séparer l’une de l’autre […]. Les           marches circulaires.                          (non crédité)
membres se disjoignent, afin que les                                                            Récompenses : Nastro d’argento (1968)
                                                  Jennifer Verraes
                                                                                                pour les meilleurs décors et pour le
                                                                                                meilleur producteur ; Prix du meilleur
                                                                                                film étranger (1970) par Kinema Junpo
                                                                                                (Japon)
1 MERCIER Claire, La cinéfable, entre drame et récit. Anti-manuel de scénario,
   L’Harmattan, Paris, 2017, p. 38.

                                                                23
3 FÉVRIER 2021

Le commencement
L’Homme sans passé
Aki Kaurismäki

                                                                                                 L’HOMME SANS PASSÉ
                                                                                                 (MIES VAILLA MENNEISYYTTÄ)
                                                                                                 Aki Kaurismäki
Tout commence avec un rapt. Celui du               « Le commencement est capital, car qui
passé d’un homme, agressé aux abords               commence commande » 1 écrit Claire            2002, Finlande, France, Allemagne
d’un parc public d’Helsinki par une bande          Mercier dans La Cinéfable. L’ouver-
de voyous, laissé pour mort et désormais           ture d’un récit est la première chose qui     97 min., coul., sonore
amnésique. Dès lors ce nouvel homme                frappe le spectateur, un coup d’éclat, crié   Scénario : Aki Kaurismäki
sans passé va essayer de reconstruire              ou murmuré, mais souvent détonnant,           Photographie : Timo Salminen
une vie, une famille, grâce à l’aide de            qui régit l’ensemble des événements qui
                                                                                                 Direction artistique et décors :
cette nouvelle communauté de laissés-              suivront. L’Homme sans passé fait partie      Markku Pätilä
pour-compte parmi laquelle il échoue               de ces films dont le commencement
miraculeusement ; et tente de trouver un           survient comme un électrochoc, donnant        Costumes : Outi Harjupatana
chemin sans savoir d’où il vient ni où il          vie à quelque chose jusqu’alors éteint, un    Musique : Leevi Madetoja
comptait aller. C’est l’histoire des destins       « relâchement momentané dans le cours         Montage : Timo Linnasalo
entremêlés de cet homme et de cette                discipliné des choses [...], quelque
                                                                                                 Production : Pandora Filmproduktion,
communauté que nous raconte tendre-                chose [qui] “arrive”, fait saillie» 2 ,
                                                                                                 Pyramide Productions, Sputnik Films
ment, de son œil malicieux et sur un               bouleversant pour toujours ce qui aurait
ton burlesque, le cinéaste finlandais Aki          pu être mais ne sera jamais.                  Producteur·e·s : Aki Kaurismäki,
Kaurismäki, dans ce 17ème long-métrage                                                           Eila Werning
acclamé par la critique internationale et          Nicolas Roccia                                Avec : Markku Peltola, Kati Outinen,
récompensé de quatre prix au 55e festival                                                        Juhani Niemelä, Sakari Kuosmanen,
de Cannes (parmi lesquels le Grand Prix                                                          Elina Salo, Outi Mäenpää
et le prix d’interprétation pour son actrice                                                     Récompenses : Grand Prix du Jury pour
Kati Outinen).                                                                                   Aki Kaurismäki et Prix d’interprétation
                                                                                                 féminine pour Kati Outinen au Festival
                                                                                                 de Cannes ; 6 Jussis (Finlande), dont
                                                                                                 meilleur film et meilleure photographie
1 MERCIER Claire, La cinéfable, entre drame et récit, L’Harmattan, Paris, 2017, p. 7

                                                                  25
10 FÉVRIER 2021

Le pas de trop
Profession : reporter
Michelangelo Antonioni

                                                                                                  PROFESSION : REPORTER
                                                                                                  (THE PASSENGER /
Profession : Reporter est le quinzième            les autres. Sans attache, Locke devien-         PROFESSIONE: REPORTER)
long-métrage d’Antonioni et achève                dra Robertson, usurpant l’identité d’un         Michelangelo Antonioni
également une tétralogie, celle des films         homme aux affaires douteuses et fran-
                                                                                                  1975, États-Unis, Italie, France,
tournés hors de son Italie natale. Ici, l’on      chira ce que Claire Mercier appelle « le
                                                                                                  Espagne
suit David Locke, reporter flegmatique,           pas de trop ». Tachant de détourner sa
plus apatride que britannique, qui se             trajectoire et d’effacer son passage, son       125 min., coul., sonore
rend en Afrique pour le tournage d’un             identité propre, cette foulée fatidique         Scénario : Mark Peploe, Michelangelo
documentaire, une mission à première              « le détache à jamais du chœur, […] le          Antonioni, d’après une histoire
vue attractive, et pourtant... De lents           détache définitivement des autres [...]         de Mark Peploe
panoramiques enferment le protagoniste            et le distingue de lui-même : désormais         Photographie : Luciano Tovoli
dans d’immenses étendues désertiques              il ne sera jamais plus ce qu’il a été »1. Son   Décors : Osvaldo Desideri
et arides, qui prolongent son quotidien           ex-épouse finira même par déclarer ne
                                                                                                  Costumes : Louise Stjernsward
insipide. Son ex-femme ne l’aime plus             pas le connaître lorsqu’il aura, malgré lui,
vraiment, on peine à communiquer avec             accompli son destin mortifère telle une         Montage : Franco Arcalli,
lui.                                              boucle bouclée, une fatalité à laquelle         Michelangelo Antonioni
« Nous avons tous désiré, au moins                l’homme-oiseau aura dans un élan de             Producteur : Carlo Ponti
une fois, changer d’identité » disait             liberté, désiré échapper.                       Production : MGM, Compagnia
le cinéaste. Locke, condamné à l’iso-                                                             Cinematografica Champion, Les Films
lement, finit par perdre le sens de sa            Amaïllia Bordet                                 Concordia, CIPI Cinematografíca
propre existence, pour lui-même et pour                                                           Avec : Jack Nicholson, Maria Schneider,
                                                                                                  Jenny Runacre, José Maria Caffarel,
                                                                                                  Ian Hendry, Steven Berkoff,
1 MERCIER Claire, La cinéfable, entre drame et récit, L’Harmattan, Paris, 2017, pp. 10-11.        Ambroise Bia

                                                                 27
17 FÉVRIER 2021

Le commencement par la fin
La Comtesse aux pieds nus
Joseph L. Mankiewicz

                                                                                                LA COMTESSE AUX PIEDS NUS
                                                                                                (THE BAREFOOT CONTESSA)
Un cimetière de la Riviera italienne noyé          La Comtesse aux pieds nus commence
                                                                                                Joseph L. Mankiewicz
sous une pluie silencieuse et solennelle.          par la fin du drame. Ce procédé ne change
On enterre la comtesse Torlato-Favrini,            paradoxalement rien à l’engrenage na-
                                                                                                1954, États-Unis, Italie
ou la star hollywoodienne Maria d’Amato,           turel, il le met au contraire en lumière,
à moins qu’il ne s’agisse de Maria Var-            accentue sa logique et magnifie le récit     128 min., coul., sonore
gas… Ainsi commence la toute première              dans une orchestration parfaitement hui-     Scénario : Joseph L. Mankiewicz
séquence du film. Les multiples facettes           lée. Par ce procédé, les divers narrateurs   Assistants réalisateurs :
de ce personnage central et iconique, est          essayent de capter et de comprendre          Bernard Vorhaus, Jean-Pierre Mocky
tour à tour éclairé par une pluralité de           le personnage insaisissable, aux mul-        (non crédité)
regards, d’autres visages, dans un abyme           tiples fêlures, qu’incarne Ava Gardner.
                                                                                                Photographie : Jack Cardiff
de flashbacks, les divers protagonistes            Mankiewicz définissait La Comtesse aux
du film.                                           pieds nus comme une « version amère de       Décors : Arrigo Equini
« Comment commencer ? »1. C’est sur                Cendrillon »2, multipliant ainsi les réfé-   Musique originale : Mario Nascimbene
cette simple question que s’ouvre le pre-          rences au célèbre conte de fée. Le rêve se   Montage : William Hornbeck
mier chapitre de la Cinéfable entre drame          mue de fait irrépressiblement en amer-
                                                                                                Producteurs : Joseph L. Mankiewicz,
et récit. Claire Mercier montre combien,           tume jusqu’à sa mort, jusqu’au dernier
                                                                                                Franco Magli
loin d’être naïve, la question induit une          plan, dans ce cimetière, où, statufiée,
profonde et complexe réflexion sur l’art           emprisonnée dans une image complète-         Production : United Artists, Figaro,
de débuter un récit. Si les possibilités           ment infidèle et d’une inutile splendeur,    Transoceanic Film
sont multiples toutes doivent donner               elle reste seule face à cette foule qui se   Avec : Ava Gardner, Humphrey Bogart,
à éprouver l’enchainement naturel des              disperse lentement.                          Edmond O’Brien, Valentina Cortese,
faits.                                                                                          Rossano Brazzi, Marius Goring
                                                   Lucile Jacob                                 Récompenses : Oscar et Golden Globe
                                                                                                du Meilleur acteur dans un second rôle
1 MERCIER Claire, La cinéfable, entre drame et récit, L’Harmattan, Paris, 2017, p. 3           pour Edmond O’Brien
2 BRION Patrick, Joseph L. Mankiewicz, Edition de la Martinière, 1978, p. 34

                                                                   29
24 FÉVRIER 2021

La stase
Los Muertos
Lisandro Alonso

                                                                                                  LOS MUERTOS
                                                                                                  Lisandro Alonso
Aujourd’hui, Vargas est libre. Sans                nous semble suspendue, où les plans
euphorie, il quitte les murs tristes de la         usent de leur durée. Vargas fait table rase    2004, Argentine
prison aussi banalement que n’importe              d’un passé accablant pour ne vivre qu’un
                                                                                                  78 min., coul., sonore
quel autre lieu. Au sein de cette odyssée          temps réel. « Je ne m’en souviens plus.
ordinaire, Vargas part à la recherche de sa        J’ai tout oublié » répliquera-t-il lorsqu’on   Scénario : Lisandro Alonso
fille et s’enfonce alors, en pirogue, dans         tentera d’en savoir plus. « La stase           Photographie : Cobi Migliora
l’immensité d’une jungle luxuriante mais           semble nous faire quitter le temps de la       Musique originale : Flor Maleva
loin d’être hostile.                               fiction, un temps en raccourci, ramassé
                                                                                                  Producteurs : Marianne Slot,
Lisandro Alonso s’en tient à filmer les            et elliptique, pour nous faire accéder à
                                                                                                  Lisandro Alonso, Micaela Buye,
gestes rudimentaires au cœur d’un quoti-           une sorte de « temps réel » »1 écrit Claire
                                                                                                  Florencia Enghe, Ilse Hughan,
dien ascétique : dormir, manger, acheter           Mercier pour définir cette notion qui lui      Vanessa Ragone
un vêtement pour sa fille, succession              est chère. Définition qu’on pourrait de
d’actions simples, presque primitives,             toute évidence appliquer à Los Muertos,        Production : Slot Machine, 4L,
                                                                                                  Arte France, Fortuna Films, Ventura Film
manière de rapprocher l’homme de la                au sein duquel la traversée méditative,
nature sinon de l’animalité, jusqu’à fina-         sans action, compte plus encore que sa         Avec : Argentino Vargas, Francisco
lement le fondre dans le paysage. On               finalité tragique.                             Dornez, Yolanda Galarza, Victor Varela
filme le ici et maintenant, préférant un                                                          Récompenses : Prix FIPRESCI au Festival
cinéma du présent à une narration clas-            Amaïllia Bordet                                international du film de Vienne,
sique, où la trajectoire du personnage                                                            Prix de l’Âge d’or (Belgique),
                                                                                                  Prix de la critique au Festival
                                                                                                  international du film de Lima
1 MERCIER Claire, La cinéfable, entre drame et récit, L’Harmattan, Paris, 2017, p. 121.

                                                                  31
3 MARS 2021

La péripétie
Psychose
Alfred Hitchcock

                                                                                                  PSYCHOSE
                                                                                                  (PSYCHO)
Psychose commence par exposer la si-               Cette histoire d’abord contée du point         Alfred Hitchcock
tuation de ce qui semble être la figure            de vue de ce personnage se devrait
centrale du film. Marion Crane (inter-             d’être une constante. Hitchcock la rompt       1960, États-Unis
prétée par Janet Leigh) piégée dans une            pourtant. L’utilisation puis la disparition    109 min., n&b, sonore
relation sans avenir, décide de s’enfuir           soudaine, avant même la moitié du film,        Scénario : Joseph Stefano, d’après
en voiture avec l’argent de son patron.            d’une vedette d’Hollywood, ne fait qu’ac-      le roman éponyme de Robert Bloch
Obligée à sortir de la route par un orage,         centuer cet effet. La péripétie oriente
                                                                                                  Photographie : John L. Russell
elle s’arrête dans un motel... Cette sortie        l’histoire dans une autre direction, pre-
de route réelle dans le scénario, renvoie          nant dans le même temps les attentes du        Costumes : Helen Colvig
au sens que prête non seulement Claire             public à rebrousse poil. Cette situation,      Musique originale : Bernard Herrmann
Mercier, mais les grecs anciens, à la              aussi inattendue qu’invraisemblable est        Créateur du générique de début :
péripétie. Le terme hellénique signifie            « à l‘intérieur de la fable un «épiphéno-      Saul Bass
« le passage subit d’un état à un autre,           mène», c’est à dire un phénomène qui
                                                                                                  Montage : George Tomasini
contraire, d’où un événement extraor-              accompagne le phénomène fondamen-
dinaire, que nous n’attendions pas (...),          tale ; seulement cet accompagnement,           Producteur : Alfred Hitchcock
(et qui) n’a rien du rebondissement »1.            au lieu d’épouser le développement de          Production : Shamley Productions
Il relève davantage du « dysfonction-              l’action, arrête ou troue celui-ci, voire le   Avec : Anthony Perkins, Janet Leigh,
nement (...), en tant qu’événement                 brise »4.                                      Vera Miles, John Gavin, Martin Balsam,
paradoxal qui se tient dans un lien pa-                                                           John McIntire, Simon Oakland,
radoxal avec les autres événements de              Hui-Ju Wang
                                                                                                  Frank Albertson, Patricia « Pat »
la fable »2. La péripétie, comme la stase,                                                        Hitchcock
est pour Claire Mercier « une franche
                                                                                                  Récompenses : Golden Globe de la
sortie du scénario du film hors du scé-
                                                                                                  Meilleure actrice dans un second rôle
nario »3.
                                                                                                  pour Janet Leigh, Prix du Writers Guild
1 MERCIER Claire, La cinéfable, entre drame et récit, L’Harmattan, Paris, 2017, p. 128           of America pour Joseph Stefano (1961)
2 Ibid., p. 130
3 Ibid., p. 119
4 Ibid., p. 132

                                                                  33
10 MARS 2021

La statue
LES DITES CARIATIDES
Les Dites cariatides                                                                              Agnès Varda

                                                                                                  1984, France
Agnès Varda                                                                                       13 min., coul., sonore

Le Regard d’Ulysse                                                                                BRUTALITÉ DANS LA PIERRE,
                                                                                                  ÉTERNITÉ D’HIER
                                                                                                  (BRUTALITÄT IN STEIN)
Theo Angelopoulos                                                                                 Alexander Kluge
                                                                                                  & Peter Schamoni

Brutalité dans la pierre                                                                          1960, République Fédérale d’Allemagne
                                                                                                  12 min., n&b, sonore

Alexander Kluge & Peter Schamoni                                                                  LE REGARD D’ULYSSE
                                                                                                  (ΤΟ ΒΛΈΜΜΑ ΤΟΥ ΟΔΥΣΣΈΑ /
                                                                                                  TO VLEMMA TOU ODYSSEA)
« La statue, avant de s‘inscrire dans le           finissante, quittant l‘horizon du présent à    Theo Angelopoulos
devenir et même de le matérialiser, est            mesure que le bloc immaculé dérive dans
d‘abord arrêtée et triomphale. […] À               le cadre. Synthèse des arts du temps et        1995, Grèce, France, Italie
l’inverse, le cinématographe semble                de l’espace, le cinéma libère la mémoire       176 min., coul., sonore
nous précipiter essentiellement dans le            de la matière, à l’image des travellings       Scénario : Theo Angelopoulos,
mûrissement »1. Dès lors, que se passe-            de Brutalité dans la pierre (Alexander         Tonino Guerra, Petros Markaris
t-il lorsque l’architecture – figurative ou        Kluge, Peter Schamoni, 1960) longeant
                                                                                                  Photographie : Yorgos Arvanitis,
non – est prise comme objet par le ci-             les arêtes martiales des constructions
                                                                                                  Andreas Sinanos
néma ? Lorsque ce qui existait sous une            nazies pour raviver les fantômes de la
apparence figée, supposément intempo-              déportation. Mais filmer l‘inerte peut         Décors : Dinos Katsouridis
relle, se voit soudain doté d’une durée, à         aussi donner lieu à la résurgence d‘une        Costumes : Giorgos Ziakas
raison de vingt-quatre reproductions par           sensualité évanouie ou insoupçonnée,           Musique originale : Eleni Karaindrou
seconde ?                                          en témoignent les gracieux mouvements
                                                                                                  Montage : Yannis Tsitsopoulos,
Mécaniquement, la caméra étire l’im-               d’appareils qu’effectue Agnès Varda le
                                                                                                  Takis Koumoundouros
muable, multiplie l’indivisible sans               long des corps, fiers et forts, de ces Dites
lui ôter son unicité, pour finalement              cariatides (1984). Là où l’architecture        Producteurs : Theo Angelopoulos,
révéler un temps paradoxal qui, tout à             s’appréhende d’abord avec recul, en nu         Éric Heumann, Giorgio Silvagni
la fois, s‘arrête et se projette. La statue        intégral, le cinéma, lui, procède par ef-      Production : Centre du cinéma grec,
de Lénine, charriée par les flots dans Le          feuillage pour retrouver dans l’inanimé        Paradis Films, La Sept, Istituto Luce
Regard d’Ulysse de Theo Angelópou-                 un eros parfois douloureux.                    Avec : Harvey Keitel, Maia
los (1995), devient ainsi le point d’in-                                                          Morgenstern, Erland Josephson,
carnation à l‘écran d‘une ère politique            Nicolas Métayer
                                                                                                  Thanassis Vengos, Yorgos
                                                                                                  Michalakopoulos, Dora Volanaki
                                                                                                  Récompenses : Grand Prix du Jury
                                                                                                  pour Theo Angelopoulos et prix FIPRESCI
1 MERCIER Claire, La cinéfable, entre drame et récit, L’Harmattan, Paris, 2017, pp. 96-97        au Festival de Cannes

                                                                 35
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