La cinéfable CINÉCLUB 2020 2021 - UNIVERSITÉ PARIS 8 - Université Paris 8
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À Claire Mercier, et à Bruno… Université Paris 8 Vincennes à Saint-Denis Master Valorisation des Patrimoines Cinématographiques et Audiovisuels 2 rue de la Liberté, 93526 Saint-Denis Cedex 02 Métro ligne 13 / Saint-Denis Université
Programme conçu et élaboré dans le cadre du Master Valorisation des Patrimoines Cinématographiques et Audiovisuels Grégoire Quenault Programmer / Montrer des films Stefano Darchino Réalisation programme / Gestion du ciné-club Avec Amaïllia Bordet, Lucile Jacob, Charles Herby-Funfschilling, Nicolas Métayer, Hedi Nekhili, Valentina Porcile, Mattia Ricotta, Nicolas Roccia, Mathilde Suliga-Descamps, Rachel Hui-Ju Wang, Weiran Zhang, Et Emmanuel Dreux, Nicolas Droin, Jennifer Verraes et Eugénie Zvonkine Assistance technique Delphine Rives, Gaël Le Pemp, Romain Lambert et Jean-Pierre Cazes Nous remercions également Annick Allaigre, Dominique Willoughby, Nadia Taoussi, Viviane Ferran et le service de reprographie de l’Université Paris 8 La cinéfable CINÉCLUB 2020−2021 > Esexceptionnellement, les séances du premier semestre tiendront sur la plateforme VOD de la bibliothèque universitaire Les films seront disponibles le MERCREDI dès 12 h, et pour une durée de 24 heures à l’adresse suivante : https://www.vod-paris8.medialib.tv Nous espérons, au second semestre, pouvoir reprendre les séances en salle de projection Bleue Nuit Tropicale, A1 181 – Bâtiment A 3
Introduction Claire Mercier était scénariste et réalisatrice. interprétation, qui ne l’épuisera jamais. La Egalement théoricienne du cinéma, elle nous cinéfable est cette structure hybride dynamique, laisse un éclairage capital sur le scénario, sa prise dans les contingences d’un langage fonction, ses principes, et même ses (mauvais) spécifique et, déjà, les puissances des images usages. Elle a consacré de nombreux déve- et des sons. Peu de films incarnent comme loppements à ce qu’elle appelle autrement la Le Camion de Marguerite Duras ce devenir du « cinéfable ». Son ouvrage majeur, La Cinéfable, récit et des visions, que l’auteure partage ici entre drame et récit, qui manquait encore avec celui qui pourrait être l’acteur du film; pesamment à la compréhension de l’exercice ou encore l’évocation faîte film d’un scénario scénaristique, n’est pas un de ces dérisoires jamais réalisé par Jean-Luc Godard, Lettre à manuels du scénario. Il est, comme l’indique son Freddy Buache. La cinéfable pouvant hériter de sous-titre, un « anti-manuel », une conjuration l’aspiration à l’illusion mimétique, et donc de des pratiques convenues du monde « profes- la fable classique, aristotélicienne, comme de sionnel », un panégyrique à la créativité, à une son alternative moderne, il était intéressant de poétique libre et personnelle. s’intéresser à l’adaptation cinématographique du mythe antique. L’Œdipe roi de Pasolini semble Rendre hommage à Claire c’était repartir à de ce point de vue indépassable, qui orchestre le sa rencontre, dans ses textes, mais aussi la spectacle du drame antique mais secrète simul- retrouver dans ses films, dans ceux qui l’ont tanément son propre discours critique, renvoyant fascinée, inspirée, ceux qu’elle a inlassablement le spectateur à lui-même. étudiés et aux premiers rangs desquels figurent les œuvres jumelles de la RKO que sont King Il s’est ensuite agit de dégager de « l’anti- Kong et Les Chasses du comte Zaroff. Venaient manuel » les concepts ou notions maîtresses, que ensuite, dans l’exhumation de sa thèse, des les films pouvaient venir éclairer. Claire Mercier textes moins attendus, notamment sur deux montre comment la cinéfable reprend ou décline films d’avant-garde des années 1920, L’Homme les principes ancestraux de la fable, laquelle à la caméra de Dziga Vertov et Les Mystères du commence inévitablement par le commen- château du Dé de Man Ray ; et dans un autre élan cement. Encore faut-il savoir commencer, du littéraire, l’analyse du tourbillonnant Acrobate point où il apparaîtra nécessairement « naturel de Jean-Daniel Pollet. Elle s’est également qu’autre chose existe ou se produise » (Aristote, beaucoup intéressée aux vies multiples du Poétique)… Le film d’Aki Kaurismäki s’ouvre sur scénario de Il est difficile d’être un dieu, repris un coup du sort : un homme perd tragiquement par Guerman toute sa vie durant, et dont elle toute attache à son passé. Dès lors le destin de initie la publication posthume dans la collection toute une vie est changé. Tout ce qui existait qu’elle a créée : Le parti pris du cinéma. n’est plus, et tout ce qui peut advenir proviendra de cette situation nouvelle… Le pas de trop, La cinéfable pour Claire Mercier est un exercice est une autre forme du commencement. Il est littéraire à part entière, qui « appelle et fait d’une certaine manière une occurrence moderne surgir un film »1 et qui fait oeuvre avant lui. Le de la « faute » du drame antique par laquelle film n’en est qu’une extension possible, une le personnage s’aliène les dieux. Un geste « le 4
détache à jamais du chœur (…), qui le détache historique et symbolique aux gesticulations définitivement des autres, et le distingue de existentielles des protagonistes du récit, au lui-même »2. Tel Œdipe, ou le personnage de présent du drame ou du film. Elle incarne une Profession : reporter, il s’est perdu, seul, par sa sorte de présence/absence, un regard, un folie… Il nous a semblé qu’une autre modalité commentaire implicite, quand elle n’est pas moderne de la fable qui fait débuter le récit elle-même directement interrogée par le réali- depuis la fin du drame pouvait être envisagée : le sateur, comme le montre l’échantillon des commencement par sa fin. Le procédé ne change œuvres proposées. Cet « espace interrogatif »7 ici rien à l’enchainement naturel des faits mais au est aussi un procédé de distanciation. L’indis- contraire les met en perspective, en accentue la sociabilité du drame du discours critique – logique, voire la fatalité. notamment depuis Brecht – est devenue une des caractéristiques les plus manifestes de la La stase et la péripétie désignent eux « un modernité. Diverses modalités sont évoquées, en-deçà du scénario » 3 . « La stase coïncide dont la mise en scène et bien sûr le montage, qui avec (...) ce moment où (...) le mouvement architecturent les œuvres d’Avi Mograbi, Harun de la fable marque un arrêt, se repose, (…) se Farocki ou Chris Marker. Le Fond de l’air est rouge révolte contre lui-même ».4 « Le «scénario» illustre également une autre dimension qui ne semble suspendu (...). L’action ou l’intrigue est fait qu’affleurer dans l’ouvrage, celle politique. déposée ; plus justement elle est délaissée. Toute personne ayant approché Claire sait qu’elle (...) Le présent fait irruption ».5 La péripétie a lui était pour ainsi dire consubstantielle. La une autre fonction de dysfonctionnement. C’est révolution se faisait pour elle à tous les étages une « coupe », une sortie de route du scénario. des classes et des formes cinématographiques. Un événement extraordinaire, invraisemblable, « Le cinéma a la passion du mouvement et non « au lieu d‘épouser le développement de l‘action, celle du format »8 écrit-elle. arrête ou troue celui-ci, voire le brise »6 . Le film Los Muertos de Lisandro Alonso nous a paru faire Enfin, nous nous sommes focalisés sur les de la stase un principe général. Et quel autre scénarios de Claire devenus films, le Esther film mieux que le Psychose d’Hitchcock pouvait Khan de Desplechin auquel elle participe au illustrer ce principe de sortie de route qu’il moment de la gestation du projet, et Une place reprend à la lettre ? sur la terre de Fabienne Godet. La figure de la statue, que nous avons étendue à l’architecture, matérialise un contrechamp Grégoire Quenault 1 MERCIER Claire, La cinéfable, entre drame et récit. Anti-manuel de scénario, L’Harmattan, Paris, 2017, p. 73 2 Ibid., p. 10 3 Ibid., p. 132 4 Ibid., p. 118 5 Ibid., p. 120 6 Ibid., p. 131 7 Ibid., p. 103 8 Ibid., p. 86 5
Semestre 1 21 octobre 2020 25 novembre La cinéfable et sa face cachée King Kong La danse et la fable Merian C. Cooper & Ernest B. Schoedsack, L’Acrobate 1933, 100 min. Jean-Daniel Pollet, 1976, 101 min. 28 octobre 2 décembre La cinéfable et son double Vies du scénario Les Chasses du comte Zaroff Il est difficile d’être un dieu Ernest B. Schoedsack & Irving Pichel, Alexeï Guerman, 2013, 177 min. 1932, 63 min. 9 décembre 4 novembre Le scénario, Du scénario et de l’avant-garde une forme en mouvement Les Mystères du château du Dé Lettre à Freddy Buache Man Ray, 1929, 25 min. Jean-Luc Godard, 1982, 11 min. Brumes d’automne Le Camion Dimitri Kirsanoff, 1928, 12 min. Marguerite Duras, 1977, 76 min. La Glace à trois faces Jean Epstein, 1927, 39 min. 16 décembre 18 novembre Œdipe roi. Anti(que)-manuel de scénario Écrire la vie Œdipe roi L’Homme à la caméra Pier Paolo Pasolini, 1967, 104 min. Dziga Vertov, 1929, 68 min. 6
Semestre 2 10 mars La statue 3 février 2021 Les Dites cariatides Agnès Varda, 1984, 13 min. Le commencement Le Regard d’Ulysse L’Homme sans passé Theo Angelopoulos, 1995, 176 min. Aki Kaurismäki, 2002, 97 min. Brutalité dans la pierre Alexander Kluge & Peter Schamoni, 1960, 12 min. 10 février Le pas de trop 17 mars Profession : reporter L’effet de distanciation Michelangelo Antonioni, 1975, 125 min. Inextinguishable Fire Harun Farocki, 1969, 25 min. 17 février Z32 Le commencement par la fin Avi Mograbi, 2008, 81 min. La Comtesse aux pieds nus Joseph L. Mankiewicz, 1954, 128 min. 24 mars Cinéma & Révolution 24 février Le Fond de l’air est rouge La stase Chris Marker, 1977, 181 min. Los Muertos Lisandro Alonso, 2004, 78 min. 31 mars L’anti-manuel appliqué 3 mars Esther Kahn La péripétie Arnaud Desplechin, 2000, 142 min. Psychose Alfred Hitchcock, 1960, 109 min. 7 avril L’anti-manuel appliqué 2 Une Place sur la terre Fabienne Godet, 2013, 96 min. 7
King Kong Merian C. Cooper & Ernest B. Schoedsack KING KONG Merian C. Cooper & Ernest B. Schoedsack À la périphérie de notre monde, Skull « l’équilibre entre muthos et spectacle Island en est la « face cachée ». C’est là, est parfait. La mort de Kong nous touche 1933, États-Unis au large de Sumatra, que le réalisateur non seulement parce que sa résistance 100 min., n&b, sonore de la fable, Carl Denham, découvre face aux avions armés de mitrailleuses et la créature, un gigantesque gorille sa chute du haut de l’Empire State Buil- Scénario : James Creelman, humanoïde qu’il capture pour l’exhiber ding sont impressionnantes mais égal- Ruth Rose, d’après une idée de dans un théâtre new-yorkais. Le film de ement parce que sa blessure mortelle Merian C. Cooper et Edgar Wallace Merian C. Cooper et d’Ernest B. Shoedsack est l’évènement pathétique qui vient Photographie : Edward Linden, met alors en scène la mémorable conclure un muthos tragique — lequel J.O. Taylor, Vernon Walker tentative d’évasion de « l’attraction du ne coïncide avec aucune image ni avec Direction artistique et décors : siècle » : le monstre brise ses fers, sème aucun son en particulier tout en les irri- Carroll Clark, Alfred Herman la panique en ville et se hisse au sommet guant toutes et tous »1. Or, poursuit- Chef costumier : Walter Plunkett de l’Empire State Building. Le cinéma elle, « nous sommes en 1933 » et nous serait-il lui aussi un évadé de Broadway ? « risquons la barbarie, c’est-à-dire de Superviseurs des effets spéciaux : C’est en substance ce que montre le n’avoir plus d’humains que nos manières, Harry Redmond Jr., Harry Redmond Sr. texte de Claire Mercier, dévoilant la face nos civilités, notre langage poli et badin, Musique originale : Max Steiner cachée du spectacle. Car à ses yeux, c’est notre air crâne ». Qu’à « se croire en Montage : Ted Cheesman bien « la fable en tant que bel animal dehors de la bête, de sa sensibilité et de Producteurs : David O. Selznick, qui doit indirectement nous émouvoir et sa fragilité, l’humanité de l’homme est en Merian C. Cooper, Ernest B. Schoedsack non l’apparition à l’écran d’un haut singe péril »2, telle est la face à peine cachée hurlant ». Si, écrit-elle « les auteurs de cette cinéfable dont le texte de Claire Production : RKO laissent le spectateur penser que des Mercier dévoile aussi le double : Les Avec : Fay Wray, Robert Armstrong, images et des sons le séduisent et qu’il Chasses du comte Zaroff. Bruce Cabot, Frank Reicher, Sam Hardy, s’agit là de grand spectacle », en vérité, Noble Johnson, Steve Clemente, Jennifer Verraes James Flavin 1M ERCIER Claire, « D’un écran, l’autre. Les Chasses du comte Zaroff. La face cachée de King Kong (1932-1933) », dans Écrans de cinéma [des écrans du pouvoir au pouvoir des écrans], Patrick Louguet et Alban Pichon (dir.), L’Harmattan, Paris, 2016, pp. 215-216. 2 Ibid., p. 230. 9
Les Chasses du comte Zaroff Ernest B. Schoedsack & Irving Pichel LES CHASSES DU COMTE ZAROFF « Dans l’ombre du colossal King Kong deux films partagent en outre leur (THE MOST DANGEROUS GAME) que Merian C. Cooper prépare et tourne distribution et notamment Fay Wray qui Ernest B. Schoedsack avec son complice de toujours Ernest B. incarne la « fiancée » de King Kong mais & Irving Pichel Schoedsack, celui-ci réalise en collabo- aussi Eve, la femme que se disputent ration avec Irving Pichel un autre film, Rainsford et Zaroff, les deux chasseurs 1932, États-Unis Les Chasses du comte Zaroff […] Ici bien de la fable. D’après Claire Mercier, on 63 min., n&b, sonore moins de trucages, point de créatures doit l’apparition de ces personnages préhistoriques gigantesques couvertes féminins dans le scénario des deux films Scénario : James Creelman, de poils ou d’écailles. Beaucoup de huis à la contribution d’une collaboratrice d’après une nouvelle de Richard Connell clos, quelques bêtes humaines plutôt de Cooper et Schoedsack, Ruth Rose, Photographie : Henry Gerrard lisses et une meute de Danois dressés. « historienne [et] chercheuse pour Les Chasses est moins illustre, moins le compte de la Société Zoologique Décors : Carroll Clark retentissant, il est la face cachée de New-Yorkaise après une première Musique originale : Max Steiner King Kong »1, écrit Claire Mercier. Les carrière d’actrice dans les théâtres Montage : Archie Marshek deux films partagent un même décor de Broadway ». En « tissant un lien (le plateau 11 de la RKO-Pathé) : la d’amour », écrit-elle, les deux figures Producteurs : David O. Selznick, jungle, le marais, un arbre couché en féminines introduisent dans le diptyque Merian C. Cooper, Ernest B. Schoedsack travers de l’abîme, soit une nature formé par les deux films un « contre- Production : RKO reconstituée qui a « ostensiblement un propos » (et les cris d’effroi de la jeune air de studio ». C’est que les deux films, femme ont alors véritablement valeur Avec : Fay Wray, Robert Armstrong, méditant sur la barbarie des hommes de protestation idéologique), soit « la Leslie Banks, Joel McCrea, qui se croient « en dehors de la bête », représentation d’un autre rapport […] Noble Johnson, Steve Clemente, sont des laboratoires : « La fiction est que la concurrence pour la vie et la domi- William B. Davidson, un laboratoire. Où le poète enquête nation du plus fort »3. James Flavin (non crédité) sur le possible humain. Nous sommes dans une hypothèse. Un décor »2. Les Jennifer Verraes 1 MERCIER Claire, « D’un écran, l’autre. Les Chasses du comte Zaroff. La face cachée de King Kong (1932-1933) », dans Écrans de cinéma [des écrans du pouvoir au pouvoir des écrans], Patrick Louguet et Alban Pichon (dir.), L’Harmattan, Paris, 2016, p. 209. 2 Ibid., p. 233. 3 Ibid., p. 220. 11
4 NOVEMBRE 2020 Du scénario et de l’avant-garde EN PARTENARIAT AVEC
LES MYSTÈRES Les Mystères du château du Dé DU CHÂTEAU DU DÉ Man Ray Man Ray 1929, France, 25 min., n&b, sonore Brumes d’automne Financé par le vicomte de Noailles Assistant : Jacques-André Boiffard Dimitri Kirsanoff Version musicale : compilation de disques réalisée par Man Ray La Glace à trois faces dans les années 40 Avec : Man Ray, Jacques-André Jean Epstein Boiffard, Charles et Marie-Laure de Noailles, le comte de Beaumont, Alice de Montgomery, Eveline Claire Mercier entreprend dans sa thèse Man Ray rédige pour ce film « un Orlowska, Bernard Deshoulières, un rapprochement étonnant entre les « simple avant projet », canevas basé Lily Pastré, Marcel Raval, Mystères du château du Dé de Man sur une analogie entre la géométrie des Henri d’Ursel… Ray et la tradition de la fable, livrant espaces architecturaux et le poème de du film un plan plutôt qu’un scénario Mallarmé »2. Il faut dire que les rapports qu’il n’a du reste jamais eu. Cette de l’avant-garde avec le scénario BRUMES D’AUTOMNE fabulation telle qu’elle la qualifie, est sont pour l’essentiel contrariés, voire Dimitri Kirsanoff le moyen par lequel, selon sa belle franchement hostiles à une époque expression, Man Ray « aventure la fiction où comme le déclare Fernand Léger : 1928, France, 12 min., n&b, sonore cinématographique », expérimentant les « l’erreur de la peinture c’est le sujet, limites de la cinéfable. Ainsi, les person- l’erreur du cinéma c’est le scénario » ; Scénario : Dimitri Kirsanoff nages, cagoulés de bas de soie, ont cessé raison pour laquelle des formes multiples Production : Les Films Markus d’en être et empruntent autant à un vont dans ce cadre voir le jour, et déjà Photographie : Jean de Miéville hypothétique futur qu’à un passé mytho- indiquer à la jeune pratique du cinéma (intérieurs), Dimitri Kirsanoff logique. L’intrigue s’est absentée du film. d’autres voies possibles. (extérieurs) Toute action s’y joue au hasard, sur un Musique : Paul Devred coup de dés. La formule de Mallarmé1, C’est particulièrement vrai de la mouvance omniprésente, sied parfaitement au mode dite impressionniste, et des deux films Avec : Nadia Sibirskaia improvisé du film et plus généralement à qui accompagnent Les Mystères. Dimitri la création selon Man Ray. Les actants Kirsanoff tente, par une forme libre, de LA GLACE À TROIS FACES batifolent dans la « piscinéma » et rendre le désespoir et la nostalgie d’un s’adonnent à une gymnastique surannée, amour qui prend fin, quand Jean Epstein, Jean Epstein « éloge à une activité improductive », scénarisant pour l’écran une nouvelle de Paul Morand, magnifie, notamment, la 1927, France, 39 min., n&b, sil. une « jouissance ludique » alors réservée à l’aristocratie et aux artistes. La caméra, fascination de son époque pour la vitesse. Première sortie : 22 novembre 1927 tantôt subjective, tantôt objective, ne Ici et là, l’expérimentation et la photo- Scénario : Jean Epstein, d’après nous aide pas à comprendre en quelle génie, l’art de faire apparaître les « êtres la nouvelle éponyme de Paul Morand, méditation se transforme l’initial et et les choses » dans la lumière, ne cèdent extraite du recueil L’Europe galante, romanesque récit de voyage, qui finit par rien au récit.. Grasset, 1925 prendre place dans un château cubiste – Décors : Pierre Kéfer en réalité la villa ultramoderne de Mallet- Grégoire Quenault Photographie : Marcel Eywinger Stevens à Hyères, propriété de Charles de Noailles, mécène du film… Régie : Maurice Morlot Société de production : Les Films Jean Epstein 1 MALLARMÉ Stéphane, Un coup de dés, Poésie, Gallimard, Paris, 1914, pp. 426-427. 2 BOUHOURS Jean-Michel, « La légende du château du Dé », Man Ray, directeur du Version musicale : Stephen Horne mauvais movies, Jean-Michel Bouhours et Patrick de Haas (dir.), éd. du Centre Pompidou, Avec : René Ferté : lui, Jeanne Helbling : Paris, 1997, p. 92. Lucie, Suzy Pierson : Athalia, Olga Day : Pearl, Raymond Guérin-Catelain : 13 le soupirant, Paul Garat
18 NOVEMBRE 2020 Écrire la vie
L’Homme à la caméra Dziga Vertov « Je suis un œil. Un œil mécanique. Méta-film, mettant en abyme à l’intérieur Moi, c’est-à-dire la machine, je suis même du film, à la fois la projection, le la machine qui vous montre le monde tournage et le montage du film, L’Homme L’HOMME À LA CAMÉRA comme elle seule peut le voir. » déclame à la caméra frappe Claire Mercier pour (ЧЕЛОВЕК С КИНОАППАРАТОМ) Dziga Vertov dans le Manifeste du sa forme de « poème politique » : Dziga Vertov Ciné-Œil (1923). L’Homme à la caméra « l’engagement premier de son cinéma propose en effet de regarder le monde est de sortir de la scène, de se libérer 1929, Union soviétique comme pour la première fois à travers du vase clos et de l’abstraction de la 68 min., n&b, muet l’œil cinématographique : en transcrire chambre, pour s’aventurer jusque dans les formes, les mouvements, les écarts. les phénomènes extérieurs, tâcher de Scénario : Dziga Vertov Par un « montage des intervalles », débusquer ici et là le réel visible-invi- Photographie et cameraman : Vertov rapproche les lointains, condense sible à l’œil nu », entrainant le spectateur Mikhail Kaufman les vies humaines et urbaines, joue des à « prendre une place nouvelle dans Montage : Dziga Vertov, différentiels de vitesses et de rythmes. l’Histoire ». Révélant combien Vertov Elizaveta Svilova Pour ce faire, il refuse le « scénario », lui-même propose en cela d’ « écrire sur Production : Vseukrainske Foto Kino « Le « muthos cinématographique » la pellicule », elle y perçoit la recherche Upravlinnia (VUFKU) est, pour lui, celui qui met la fable à d’une « écriture de la vie » hantée « par mort, pour développer ses thèmes et le destin politique de sa pratique. ». Avec Genre : expérimental, documentaire ses formes contre les stéréotypes des Vertov, « il s’agit donc pour le ciné-œil Avec : Mikhail Kaufman (l’homme ciné-drames. » comme l’écrit Claire de boycotter, de démolir le ciné-drame à la caméra) Mercier. en faisant tomber les masques, ceux de l’écran comme ceux de la vie. » Nicolas Droin 15
25 NOVEMBRE 2020 La danse et la fable
L’Acrobate Jean-Daniel Pollet « Regardant L’Acrobate, on le sait à des personnages pour les conduire en L’ACROBATE nouveau : nous vivons pour danser. farandole, jusqu’à envahir le champ en Jean-Daniel Pollet Baller, glisser, sauter, pivoter, tourner, poussant « la fable à l’arrière-plan ». Et nous arracher à la terre, seul, à deux, enfin, un muthos propre à la danse : les 1976, France ensemble. Former un chœur, un seul danseurs, en imitant « actions, passions corps inspiré »1. et caractères », assemblent le drame, 101 min., coul., sonore Pour Claire Mercier, Pollet, dans L’Acro- restituent l’« organique » de la fable. Scénario : Jacques Lourcelles, bate, oppose la fable et la danse et tire Pollet, par la danse, transfigure sous nos Jean-Daniel Pollet de ce conflit une énergie nouvelle : yeux Melki en personnage : il est L’Acro- Photographie : Alain Levent il s’écarte de la forme bal(l)ade bate, « terme qui insuffle sa dynamique Musique originale : Antoine Duhamel (caractéristique de la Nouvelle Vague au film », dynamique que Claire restitue selon Deleuze), pour proposer ce que éperdument dans son texte, jusqu’au Montage : Suzanne Baron Claire appelle la « forme bal » : « la tournis. Producteur délégué : Jean-Daniel Pollet caméra ne glisse pas le long du marcheur Elle écrit : « J’ai vu L’Acrobate très jeune Production : ORTF, Ilios Films, en épousant sa marche. Elle en fait spectatrice. Depuis, je n’ai jamais oublié Les Films du Chef-Lieu, Contrechamp inlassablement l’assaut »2. d’être Melki, de danser en passant la Avec : Claude Melki, Laurence Bru, Cet assaut prend trois formes : la stase serpillère. Je n’ai jamais oublié d’être Guy Marchand, Denise Glaser, d’abord, moments remarquables où Pollet, mettant, à faire du cinéma, l’al- Marion Game, Micheline Dax, Melki glisse de la danse à la panto- légresse tragique de Dionysos »3. Édith Scob, Charlotte Alexandra, mime, avec un balai serpillère ou une On le sait à nouveau : nous vivons pour Christine Féral, Patrick Laval, boule de bowling, secouant la fable danser. Serge Martina, Jeane Manson, d’un trouble mélancolique ou d’un (Remerciements à Jennifer Verraes, pour Georges Firdman, Rosy Firdman « spasme burlesque ». La comédie musi- le tournis). Récompenses : prix de la critique cale ensuite, qui fait retour par la façon Emmanuel Dreux au Festival du film d’humour dont l’ « esprit de la danse » s’empare de Chamrousse 1M ERCIER Claire, « La Danse et la fable dans L’Acrobate de Jean-Daniel Pollet », D. Coureau et P. Louguet (dir.), Cinéma et Danse (Sensibles entrelacs), L’Harmattan, Paris, 2013 (Hors-série Revue CIRCAV), p. 132 pour la citation 2 I bid., p. 140 3 I bid., p. 146 17
2 DÉCEMBRE 2020 Vies du scénario
Il est difficile d’être un dieu Alexeï Guerman IL EST DIFFICILE D’ÊTRE UN DIEU (TRUDNO BYT BOGOM) Alexei Guerman 2013, Russie Le dernier film d’Alexeï Guerman, sorti composer (…) en ce sens, Sartre a raison 177 min., n&b, sonore sur les écrans de façon posthume, aurait de soutenir que l’existence précède Scénario : Alexei Guerman, dû être son premier film (la première l’essence »1, écrit Claire Mercier. C’est Svetlana Karmalita, d’après le roman version du projet date de 1968). Ce au fond la question que pose le film : éponyme d’Arcadi & Boris Strougatski projet, adapté du célèbre roman éponyme que devient-on lorsque tout ce qui nous (1964) des frères Strougatski, l’a accompagné au entoure nous pousse à abandonner nos Photographie : Vladimir Ilin, cours de toute sa carrière et s’est méta- derniers espoirs et idéaux et de céder à la Yuri Klimenko morphosé au cours des années, au gré cruauté et à l’entropie ? Costumes : Yekaterina Shapkaitz de l’évolution du style du cinéaste, mais A l’origine de la traduction et publication aussi du monde qui l’entoure. du premier scénario de ce film dans la Effets spéciaux : Josef Rarach, Dans ce film fantastique à l’atmosphère collection qu’elle dirigeait aux éditions Vlad Taupesh apocalyptique où un historien de la Terre L’Harmattan, Claire Mercier était particu- Musique originale : Viktor Lebedev se retrouve plongé sous le nom de Don lièrement intéressée par la manière dont Montage : Roumata dans la vie moyenâgeuse et ce qu’elle appelle le « scéno-texte » Irina Gorokhovskaya cruelle d’une autre planète, au royaume évolue au cours du demi-siècle de gesta- Production : Sever Studio, Lenfilm d’Arkanar, le « muthos » (l’histoire) tion du projet, puis disparaît, résorbé par est à la limite de la disparition. Le film l’hyper-matérialité du film, mais dont la Producteurs : Viktor Izvekov, est rempli à excès de corps, d’objets, « cinéfable », elle, continue d’irriguer et Leonid Yarmolnik d’odeurs, de gestes et de sons, rendant « de hanter le film terminé »2. Avec : Leonid Yarmolnik, Yuri Tsurilo, l’intrigue parfois illisible. « Les circons- Aleksandr Chutko, Dmitri Vladimirov, tances sont ce avec quoi il nous faut Eugénie Zvonkine Valentin Goloubenko, Evgueni Gertchakov, Oleg Botine Récompenses : Meilleur film, meilleur réalisateur et meilleur acteur pour Leonid Iarmolnik, à la cérémonie des Nika organisée par l’Académie russe des sciences et des arts cinématographiques 1 MERCIER Claire, La cinéfable, entre drame et récit, L’Harmattan, Paris, 2017, p. 15-16. 2 Ibid., p. 17. 19
9 DÉCEMBRE 2020 Le scénario, une forme en mouvement
Lettre à Freddy Buache Jean-Luc Godard Le Camion Marguerite Duras LETTRE À FREDDY BUACHE Jean-Luc Godard 1982, Suisse Claire Mercier désignait le scénario dans commande détournée par Godard pour 11 min., coul., sonore sa forme textuelle comme un « nouveau le 500 ème anniversaire de Lausanne. « genre » littéraire » : celui d’un « film Comme Duras, Godard est mis en scène qui reste « à faire » »1. Cet entre-deux en tant qu’auteur d’un récit à construire, LE CAMION de l’écriture et de l’image est au cœur et « corps créateur » qui en accompagne Marguerite Duras du cinéma de Marguerite Duras, dont l’écriture en direct. Le film constitue Le Camion est presque le manifeste. Un comme la recherche d’une Lausanne 1977, France acteur (Depardieu) et une réalisatrice perdue — celle de l’eau et du ciel, du haut 76 min., coul., sonore (Duras) lisent à haute voix le scénario et du bas — départ d’une fiction possible Scénario : Marguerite Duras d’un film « à venir », dont les intentions et jamais filmée, mais dans laquelle de tournage au conditionnel seront subs- Godard cherche des couleurs, des liants Photographie : Bruno Nuytten tituées au trajet anonyme d’un camion. parmi la ville. Le représenté ne suit plus Caméra : Eric Adjani, Joël Quentin Ces longs travellings, associés à l’énon- littéralement le récit écrit mais appelle Son : Michel Vionnet ciation du projet de faire film, deviennent une œuvre extérieure, lue à travers sons Musique : Ludwig van Beethoven la mise en acte d’une écriture préalable : et images. Ces deux écritures en mouve- Montage : Dominique Auvray celle du roman devenu scénario, puis ment seront, pour terminer sur les mots œuvre lue. En miroir de cette écriture de Claire Mercier, un « accomplissement Producteurs : François Barat, orale, Lettre à Freddy Buache prend la essentiel et nécessaire sans être cepen- Pierre Barat forme d’un courrier adressé au direc- dant jamais définitif »2. Production : Cinéma 9, Auditel teur de la Cinémathèque suisse : une Avec : Gérard Depardieu, Charles Herby-Funfschilling Marguerite Duras 1 MERCIER Claire, La cinéfable, entre drame et récit, L’Harmattan, Paris, 2017, p. 72 2 Idem. 21
16 DÉCEMBRE 2020 Œdipe roi. Anti(que)-manuel de scénario
Œdipe roi Pier Paolo Pasolini ŒDIPE ROI (EDIPO RE) Pier Paolo Pasolini « Un anti-manuel de scénario » : statues se mettent en mouvement pour 1967, Italie le sous-titre de La cinéfable sied marcher comme on pense et on parle, parfaitement à la fable que Pier Paolo arpenter un espace qui est aussi le lieu 104 min., coul., sonore Pasolini adapte d’après Sophocle, de l’inscription et de la pesée, à pas Scénario : Pier Paolo Pasolini, laquelle a l’antique mérite, littéralement, répétés et comptés, d’une trajectoire inspiré par les tragédies de Sophocle de « ne pas marcher ». Œdipe — issu vivante singulière. Le drame implique Assistant réalisateur : de la lignée maudite de Labdacides, un pas en avant et puis un autre » 1. Jean-Claude Biette c’est-à-dire des boiteux, et dont le nom Par-delà la trajectoire individuelle, le Photographie : Giuseppe Ruzzolini signifie « celui qui a les pieds enflés » retour à l’origine qu’accomplit l’Œdipe — ignore qu’il est chez lui là où il va et, roi de Pasolini raconte aussi ce moment Décors : Luigi Scaccianoce convaincu d’être un étranger à Thèbes, de l’Histoire collective que le cinéaste, à Costumes : Danilo Donati croit avoir fait un pas en avant alors qu’il la fin des années 1960, observe piétiner. Musique : Wolfgang Amadeus Mozart est revenu à son lieu de naissance : le Si ses films, en général, organisent ainsi drame et le récit confondus, telle est la la « résurrection » intempestive des Montage : Nino Baragli cinéfable. « Le « drame », écrit Claire formes antiques de la marche — parcours Producteur : Alfredo Bini Mercier, est ce moment poétique où les initiatiques, pèlerinages et processions Avec : Franco Citti, Silvana Mangano, jambes des statues antiques, du kouros — c’est qu’il s’agit pour lui de prendre Carmelo Bene, Alida Valli, Ninetto (le jeune garçon de condition libre ou le position dans l’Histoire. Autrement dit, Davoli, Francesco Leonetti, Laura Betti jeune guerrier) ou de la korè (la jeune de reprendre pied, à contre-courant de (non créditée), Pier Paolo Pasolini fille ou la vierge) achèvent tout à fait modernes flâneries — et autres mythiques (non crédité), Jean-Claude Biette de se séparer l’une de l’autre […]. Les marches circulaires. (non crédité) membres se disjoignent, afin que les Récompenses : Nastro d’argento (1968) Jennifer Verraes pour les meilleurs décors et pour le meilleur producteur ; Prix du meilleur film étranger (1970) par Kinema Junpo (Japon) 1 MERCIER Claire, La cinéfable, entre drame et récit. Anti-manuel de scénario, L’Harmattan, Paris, 2017, p. 38. 23
3 FÉVRIER 2021 Le commencement
L’Homme sans passé Aki Kaurismäki L’HOMME SANS PASSÉ (MIES VAILLA MENNEISYYTTÄ) Aki Kaurismäki Tout commence avec un rapt. Celui du « Le commencement est capital, car qui passé d’un homme, agressé aux abords commence commande » 1 écrit Claire 2002, Finlande, France, Allemagne d’un parc public d’Helsinki par une bande Mercier dans La Cinéfable. L’ouver- de voyous, laissé pour mort et désormais ture d’un récit est la première chose qui 97 min., coul., sonore amnésique. Dès lors ce nouvel homme frappe le spectateur, un coup d’éclat, crié Scénario : Aki Kaurismäki sans passé va essayer de reconstruire ou murmuré, mais souvent détonnant, Photographie : Timo Salminen une vie, une famille, grâce à l’aide de qui régit l’ensemble des événements qui Direction artistique et décors : cette nouvelle communauté de laissés- suivront. L’Homme sans passé fait partie Markku Pätilä pour-compte parmi laquelle il échoue de ces films dont le commencement miraculeusement ; et tente de trouver un survient comme un électrochoc, donnant Costumes : Outi Harjupatana chemin sans savoir d’où il vient ni où il vie à quelque chose jusqu’alors éteint, un Musique : Leevi Madetoja comptait aller. C’est l’histoire des destins « relâchement momentané dans le cours Montage : Timo Linnasalo entremêlés de cet homme et de cette discipliné des choses [...], quelque Production : Pandora Filmproduktion, communauté que nous raconte tendre- chose [qui] “arrive”, fait saillie» 2 , Pyramide Productions, Sputnik Films ment, de son œil malicieux et sur un bouleversant pour toujours ce qui aurait ton burlesque, le cinéaste finlandais Aki pu être mais ne sera jamais. Producteur·e·s : Aki Kaurismäki, Kaurismäki, dans ce 17ème long-métrage Eila Werning acclamé par la critique internationale et Nicolas Roccia Avec : Markku Peltola, Kati Outinen, récompensé de quatre prix au 55e festival Juhani Niemelä, Sakari Kuosmanen, de Cannes (parmi lesquels le Grand Prix Elina Salo, Outi Mäenpää et le prix d’interprétation pour son actrice Récompenses : Grand Prix du Jury pour Kati Outinen). Aki Kaurismäki et Prix d’interprétation féminine pour Kati Outinen au Festival de Cannes ; 6 Jussis (Finlande), dont meilleur film et meilleure photographie 1 MERCIER Claire, La cinéfable, entre drame et récit, L’Harmattan, Paris, 2017, p. 7 25
10 FÉVRIER 2021 Le pas de trop
Profession : reporter Michelangelo Antonioni PROFESSION : REPORTER (THE PASSENGER / Profession : Reporter est le quinzième les autres. Sans attache, Locke devien- PROFESSIONE: REPORTER) long-métrage d’Antonioni et achève dra Robertson, usurpant l’identité d’un Michelangelo Antonioni également une tétralogie, celle des films homme aux affaires douteuses et fran- 1975, États-Unis, Italie, France, tournés hors de son Italie natale. Ici, l’on chira ce que Claire Mercier appelle « le Espagne suit David Locke, reporter flegmatique, pas de trop ». Tachant de détourner sa plus apatride que britannique, qui se trajectoire et d’effacer son passage, son 125 min., coul., sonore rend en Afrique pour le tournage d’un identité propre, cette foulée fatidique Scénario : Mark Peploe, Michelangelo documentaire, une mission à première « le détache à jamais du chœur, […] le Antonioni, d’après une histoire vue attractive, et pourtant... De lents détache définitivement des autres [...] de Mark Peploe panoramiques enferment le protagoniste et le distingue de lui-même : désormais Photographie : Luciano Tovoli dans d’immenses étendues désertiques il ne sera jamais plus ce qu’il a été »1. Son Décors : Osvaldo Desideri et arides, qui prolongent son quotidien ex-épouse finira même par déclarer ne Costumes : Louise Stjernsward insipide. Son ex-femme ne l’aime plus pas le connaître lorsqu’il aura, malgré lui, vraiment, on peine à communiquer avec accompli son destin mortifère telle une Montage : Franco Arcalli, lui. boucle bouclée, une fatalité à laquelle Michelangelo Antonioni « Nous avons tous désiré, au moins l’homme-oiseau aura dans un élan de Producteur : Carlo Ponti une fois, changer d’identité » disait liberté, désiré échapper. Production : MGM, Compagnia le cinéaste. Locke, condamné à l’iso- Cinematografica Champion, Les Films lement, finit par perdre le sens de sa Amaïllia Bordet Concordia, CIPI Cinematografíca propre existence, pour lui-même et pour Avec : Jack Nicholson, Maria Schneider, Jenny Runacre, José Maria Caffarel, Ian Hendry, Steven Berkoff, 1 MERCIER Claire, La cinéfable, entre drame et récit, L’Harmattan, Paris, 2017, pp. 10-11. Ambroise Bia 27
17 FÉVRIER 2021 Le commencement par la fin
La Comtesse aux pieds nus Joseph L. Mankiewicz LA COMTESSE AUX PIEDS NUS (THE BAREFOOT CONTESSA) Un cimetière de la Riviera italienne noyé La Comtesse aux pieds nus commence Joseph L. Mankiewicz sous une pluie silencieuse et solennelle. par la fin du drame. Ce procédé ne change On enterre la comtesse Torlato-Favrini, paradoxalement rien à l’engrenage na- 1954, États-Unis, Italie ou la star hollywoodienne Maria d’Amato, turel, il le met au contraire en lumière, à moins qu’il ne s’agisse de Maria Var- accentue sa logique et magnifie le récit 128 min., coul., sonore gas… Ainsi commence la toute première dans une orchestration parfaitement hui- Scénario : Joseph L. Mankiewicz séquence du film. Les multiples facettes lée. Par ce procédé, les divers narrateurs Assistants réalisateurs : de ce personnage central et iconique, est essayent de capter et de comprendre Bernard Vorhaus, Jean-Pierre Mocky tour à tour éclairé par une pluralité de le personnage insaisissable, aux mul- (non crédité) regards, d’autres visages, dans un abyme tiples fêlures, qu’incarne Ava Gardner. Photographie : Jack Cardiff de flashbacks, les divers protagonistes Mankiewicz définissait La Comtesse aux du film. pieds nus comme une « version amère de Décors : Arrigo Equini « Comment commencer ? »1. C’est sur Cendrillon »2, multipliant ainsi les réfé- Musique originale : Mario Nascimbene cette simple question que s’ouvre le pre- rences au célèbre conte de fée. Le rêve se Montage : William Hornbeck mier chapitre de la Cinéfable entre drame mue de fait irrépressiblement en amer- Producteurs : Joseph L. Mankiewicz, et récit. Claire Mercier montre combien, tume jusqu’à sa mort, jusqu’au dernier Franco Magli loin d’être naïve, la question induit une plan, dans ce cimetière, où, statufiée, profonde et complexe réflexion sur l’art emprisonnée dans une image complète- Production : United Artists, Figaro, de débuter un récit. Si les possibilités ment infidèle et d’une inutile splendeur, Transoceanic Film sont multiples toutes doivent donner elle reste seule face à cette foule qui se Avec : Ava Gardner, Humphrey Bogart, à éprouver l’enchainement naturel des disperse lentement. Edmond O’Brien, Valentina Cortese, faits. Rossano Brazzi, Marius Goring Lucile Jacob Récompenses : Oscar et Golden Globe du Meilleur acteur dans un second rôle 1 MERCIER Claire, La cinéfable, entre drame et récit, L’Harmattan, Paris, 2017, p. 3 pour Edmond O’Brien 2 BRION Patrick, Joseph L. Mankiewicz, Edition de la Martinière, 1978, p. 34 29
24 FÉVRIER 2021 La stase
Los Muertos Lisandro Alonso LOS MUERTOS Lisandro Alonso Aujourd’hui, Vargas est libre. Sans nous semble suspendue, où les plans euphorie, il quitte les murs tristes de la usent de leur durée. Vargas fait table rase 2004, Argentine prison aussi banalement que n’importe d’un passé accablant pour ne vivre qu’un 78 min., coul., sonore quel autre lieu. Au sein de cette odyssée temps réel. « Je ne m’en souviens plus. ordinaire, Vargas part à la recherche de sa J’ai tout oublié » répliquera-t-il lorsqu’on Scénario : Lisandro Alonso fille et s’enfonce alors, en pirogue, dans tentera d’en savoir plus. « La stase Photographie : Cobi Migliora l’immensité d’une jungle luxuriante mais semble nous faire quitter le temps de la Musique originale : Flor Maleva loin d’être hostile. fiction, un temps en raccourci, ramassé Producteurs : Marianne Slot, Lisandro Alonso s’en tient à filmer les et elliptique, pour nous faire accéder à Lisandro Alonso, Micaela Buye, gestes rudimentaires au cœur d’un quoti- une sorte de « temps réel » »1 écrit Claire Florencia Enghe, Ilse Hughan, dien ascétique : dormir, manger, acheter Mercier pour définir cette notion qui lui Vanessa Ragone un vêtement pour sa fille, succession est chère. Définition qu’on pourrait de d’actions simples, presque primitives, toute évidence appliquer à Los Muertos, Production : Slot Machine, 4L, Arte France, Fortuna Films, Ventura Film manière de rapprocher l’homme de la au sein duquel la traversée méditative, nature sinon de l’animalité, jusqu’à fina- sans action, compte plus encore que sa Avec : Argentino Vargas, Francisco lement le fondre dans le paysage. On finalité tragique. Dornez, Yolanda Galarza, Victor Varela filme le ici et maintenant, préférant un Récompenses : Prix FIPRESCI au Festival cinéma du présent à une narration clas- Amaïllia Bordet international du film de Vienne, sique, où la trajectoire du personnage Prix de l’Âge d’or (Belgique), Prix de la critique au Festival international du film de Lima 1 MERCIER Claire, La cinéfable, entre drame et récit, L’Harmattan, Paris, 2017, p. 121. 31
3 MARS 2021 La péripétie
Psychose Alfred Hitchcock PSYCHOSE (PSYCHO) Psychose commence par exposer la si- Cette histoire d’abord contée du point Alfred Hitchcock tuation de ce qui semble être la figure de vue de ce personnage se devrait centrale du film. Marion Crane (inter- d’être une constante. Hitchcock la rompt 1960, États-Unis prétée par Janet Leigh) piégée dans une pourtant. L’utilisation puis la disparition 109 min., n&b, sonore relation sans avenir, décide de s’enfuir soudaine, avant même la moitié du film, Scénario : Joseph Stefano, d’après en voiture avec l’argent de son patron. d’une vedette d’Hollywood, ne fait qu’ac- le roman éponyme de Robert Bloch Obligée à sortir de la route par un orage, centuer cet effet. La péripétie oriente Photographie : John L. Russell elle s’arrête dans un motel... Cette sortie l’histoire dans une autre direction, pre- de route réelle dans le scénario, renvoie nant dans le même temps les attentes du Costumes : Helen Colvig au sens que prête non seulement Claire public à rebrousse poil. Cette situation, Musique originale : Bernard Herrmann Mercier, mais les grecs anciens, à la aussi inattendue qu’invraisemblable est Créateur du générique de début : péripétie. Le terme hellénique signifie « à l‘intérieur de la fable un «épiphéno- Saul Bass « le passage subit d’un état à un autre, mène», c’est à dire un phénomène qui Montage : George Tomasini contraire, d’où un événement extraor- accompagne le phénomène fondamen- dinaire, que nous n’attendions pas (...), tale ; seulement cet accompagnement, Producteur : Alfred Hitchcock (et qui) n’a rien du rebondissement »1. au lieu d’épouser le développement de Production : Shamley Productions Il relève davantage du « dysfonction- l’action, arrête ou troue celui-ci, voire le Avec : Anthony Perkins, Janet Leigh, nement (...), en tant qu’événement brise »4. Vera Miles, John Gavin, Martin Balsam, paradoxal qui se tient dans un lien pa- John McIntire, Simon Oakland, radoxal avec les autres événements de Hui-Ju Wang Frank Albertson, Patricia « Pat » la fable »2. La péripétie, comme la stase, Hitchcock est pour Claire Mercier « une franche Récompenses : Golden Globe de la sortie du scénario du film hors du scé- Meilleure actrice dans un second rôle nario »3. pour Janet Leigh, Prix du Writers Guild 1 MERCIER Claire, La cinéfable, entre drame et récit, L’Harmattan, Paris, 2017, p. 128 of America pour Joseph Stefano (1961) 2 Ibid., p. 130 3 Ibid., p. 119 4 Ibid., p. 132 33
10 MARS 2021 La statue
LES DITES CARIATIDES Les Dites cariatides Agnès Varda 1984, France Agnès Varda 13 min., coul., sonore Le Regard d’Ulysse BRUTALITÉ DANS LA PIERRE, ÉTERNITÉ D’HIER (BRUTALITÄT IN STEIN) Theo Angelopoulos Alexander Kluge & Peter Schamoni Brutalité dans la pierre 1960, République Fédérale d’Allemagne 12 min., n&b, sonore Alexander Kluge & Peter Schamoni LE REGARD D’ULYSSE (ΤΟ ΒΛΈΜΜΑ ΤΟΥ ΟΔΥΣΣΈΑ / TO VLEMMA TOU ODYSSEA) « La statue, avant de s‘inscrire dans le finissante, quittant l‘horizon du présent à Theo Angelopoulos devenir et même de le matérialiser, est mesure que le bloc immaculé dérive dans d‘abord arrêtée et triomphale. […] À le cadre. Synthèse des arts du temps et 1995, Grèce, France, Italie l’inverse, le cinématographe semble de l’espace, le cinéma libère la mémoire 176 min., coul., sonore nous précipiter essentiellement dans le de la matière, à l’image des travellings Scénario : Theo Angelopoulos, mûrissement »1. Dès lors, que se passe- de Brutalité dans la pierre (Alexander Tonino Guerra, Petros Markaris t-il lorsque l’architecture – figurative ou Kluge, Peter Schamoni, 1960) longeant Photographie : Yorgos Arvanitis, non – est prise comme objet par le ci- les arêtes martiales des constructions Andreas Sinanos néma ? Lorsque ce qui existait sous une nazies pour raviver les fantômes de la apparence figée, supposément intempo- déportation. Mais filmer l‘inerte peut Décors : Dinos Katsouridis relle, se voit soudain doté d’une durée, à aussi donner lieu à la résurgence d‘une Costumes : Giorgos Ziakas raison de vingt-quatre reproductions par sensualité évanouie ou insoupçonnée, Musique originale : Eleni Karaindrou seconde ? en témoignent les gracieux mouvements Montage : Yannis Tsitsopoulos, Mécaniquement, la caméra étire l’im- d’appareils qu’effectue Agnès Varda le Takis Koumoundouros muable, multiplie l’indivisible sans long des corps, fiers et forts, de ces Dites lui ôter son unicité, pour finalement cariatides (1984). Là où l’architecture Producteurs : Theo Angelopoulos, révéler un temps paradoxal qui, tout à s’appréhende d’abord avec recul, en nu Éric Heumann, Giorgio Silvagni la fois, s‘arrête et se projette. La statue intégral, le cinéma, lui, procède par ef- Production : Centre du cinéma grec, de Lénine, charriée par les flots dans Le feuillage pour retrouver dans l’inanimé Paradis Films, La Sept, Istituto Luce Regard d’Ulysse de Theo Angelópou- un eros parfois douloureux. Avec : Harvey Keitel, Maia los (1995), devient ainsi le point d’in- Morgenstern, Erland Josephson, carnation à l‘écran d‘une ère politique Nicolas Métayer Thanassis Vengos, Yorgos Michalakopoulos, Dora Volanaki Récompenses : Grand Prix du Jury pour Theo Angelopoulos et prix FIPRESCI 1 MERCIER Claire, La cinéfable, entre drame et récit, L’Harmattan, Paris, 2017, pp. 96-97 au Festival de Cannes 35
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