La France et le génocide rwandais. Entretien avec Rafaëlle Maison
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La France et le génocide rwandais. Entretien avec Rafaëlle Maison Florent Guénard La Vie des idées, 7 mai 2021 Le Rapport élaboré par la Oric, défenseur de Srebrenica devant commission Duclert est très sé- la justice internationale, Paris, Ar- vère à l’égard du gouvernement mand Colin, 2010. français et de sa responsabilité En rapport avec le génocide des dans le génocide des Tutsi. Mais Tutsi au Rwanda, elle a notamment s’il lève le voile sur l’implication publié « L’opération ‘Turquoise’, une de la France, il ne répond pas mise en œuvre de la responsabili- à toutes les questions que l’on té de protéger ? », La responsabili- peut légitimement se poser au- té de protéger, Paris, Pedone, 2008, jourd’hui. p. 209-232 ; « Que disent les archives Agrégée des facultés de droit, Ra- de l’Élysée ? », Esprit, mai 2010, p. faëlle Maison est professeur de droit 135-159 ; « Coup d’Etat et génocide : public à l’Université Paris Saclay l’affaire Bagosora », Les Temps Mo- (droit international). Elle a beaucoup dernes, 2014, p. 213-237 ; avec Gé- travaillé sur la justice pénale inter- raud de La Pradelle, « L’ordonnance nationale et récemment publié Jus- du juge Bruguière comme objet néga- tice pénale internationale, Paris PUF, tionnistes », Cités, 2014, p. 79-90 ain- 2017. Sa thèse portait sur La respon- si que l’ouvrage Pouvoir et génocide sabilité individuelle pour crime d’Etat dans l’œuvre du TPIR, Dalloz, 2017. en droit international public (Bruy- La Vie des idées : Vous faisiez lant, 2004), elle a analysé très préci- le constat, en 2015, que les his- sément l’un des procès qui s’est tenu toriens français avaient du mal à devant le Tribunal pénal internatio- appréhender le rôle de la France nal pour l’ex-Yougoslavie dans l’ou- dans le génocide des Tutsi. Vous vrage Coupable de résistance ? Naser listiez les obstacles auxquels ils 1
2 avaient à faire face. Est-ce que le dans un contexte « post-colonial ». travail fourni par la commission Je relève aussi que le rapport, même Duclert signifie que ces obstacles si nombre d’éléments peuvent en être ont enfin été levés ? discutés, et ses auteurs y invitent Raphaëlle Maison : En effet, d’ailleurs le public, a produit, pour il me semblait en 2015 que cer- ceux qui examinent cette question de- tains obstacles empêchaient une re- puis longtemps, une forme de soulage- cherche historique sur le rôle de la ment face à l’effondrement du mur de France au Rwanda : les contraintes du propagande et de manipulations (1) champ académique, l’indisponibilité auquel ils étaient confrontés. L’un des des sources, la crainte d’être appelé grands mérites de ce rapport est de à soutenir des procédures pénales, la dépasser certains lieux communs, qui question de l’engagement militant, le ont longtemps dominé : il ne se base fait que le rôle de la France ne pa- jamais sur la thèse des massacres in- raissait pas prioritaire aux historiens terethniques, du double génocide, du travaillant sur le génocide des Tutsi. Front Patriotique Rwandais (FPR) Il est clair que nombre de ces obs- (2) comme mouvement « fasciste ». tacles ont aujourd’hui été levés, en L’analyse du rôle de la France se dé- grande partie pour des raisons ayant ploie donc à partir d’une compréhen- trait à la décision politique. Mais je sion fine de ce que fut ce génocide. voudrais, avant de répondre plus pré- Enfin, je voudrais rendre hom- cisément, saluer le travail fait par la mage ici à certains de ceux qui Commission. Il s’agit d’un travail très furent les précurseurs de ce question- sérieux, mené dans des conditions de nement : François-Xavier Verschave temps limitées, où les membres de la et Sharon Courtoux, de l’association Commission – et les jeunes historiens Survie, l’historien José Kagabo, le recrutés pour l’assister – ont four- chercheur Jacques Morel, le juriste ni une recherche et une analyse ap- Géraud de La Pradelle, les nom- profondie et courageuse. Je suis donc breux journalistes engagés pour la dé- impressionnée par leur implication et couverte de la vérité, parmi lesquels leur acharnement à servir la cause Laure de Vulpian et, bien sûr, Patrick de la vérité historique. Je note éga- de Saint-Exupéry, qui a d’ailleurs fait lement que ce rapport restaure l’im- l’objet de nombreuses procédures ju- portance de l’Archive dans la produc- diciaires pour son ouvrage Complices tion historique ; il restaure l’impor- de l’inavouable (3). Je présente mes tance d’établir les faits, les chronolo- excuses à ceux qui ne peuvent être ci- gies, les dimensions politiques et in- tés ici. Ils sont nombreux. ternationales d’un génocide commis Les obstacles liés aux contraintes
3 du champ académique, à l’indispo- ner l’implication réelle de son propre nibilité de nombreuses sources et à pays. la crainte de l’engagement ont été Il faut tout de même ajouter, levés par le processus même qui a s’agissant des sources, que la Com- conduit à ce rapport. Il s’agit en effet mission indique clairement que cer- d’une commande publique, accompa- taines archives lui sont restées inac- gnée d’une autorisation d’accès aux cessibles. Elle s’élève vivement contre archives. Il est vrai que la création les refus d’accès et aussi les pra- d’une nouvelle commission officielle tiques de non-versement ou de des- par la Présidence de la République truction volontaires d’archives (cer- avait d’abord inquiété, certains his- taines télécopies retrouvées portent la toriens ayant bien démontré les li- marque « destruction après lecture », mites de ce type de commandes po- Rapport, p. 738). Ces dernières pra- litiques (4). On pouvait même penser tiques sont rattachées par la Commis- que répondre à une telle commande sion aux « dérives institutionnelles » s’avérait déontologiquement problé- qu’elle condamne (Rapport, p. 22). matique. Mais le résultat des travaux En somme, la Commission n’a pas ac- et le fait que les archives, rendues cédé à toutes les sources, et cela li- publiques, permettront « des travaux mite ses conclusions, elle le dit ex- futurs » (Rapport, p. 34), dissipe ces plicitement, d’autant plus que tout inquiétudes initiales. Les conclusions n’est pas consigné par écrit (Rap- du rapport pourront être soumises port, p. 33). Par ailleurs, certaines à un examen critique, essentiel à la périodes sont très peu documentées connaissance scientifique. Il est peut- par la Commission sans que l’on sache être possible de regretter l’absence, cette fois pourquoi (début de l’année dans cette Commission d’historiens 1994, Rapport, pp. 328-331) ; certains étrangers qui ont beaucoup travaillé thèmes ne sont pas complètement sur l’histoire coloniale ou post colo- traités, tel celui de l’assistance diplo- niale de la France ; la présence de ces matique française fournie au Rwan- chercheurs aurait pu permettre à la da à l’ONU (Rapport, p. 923). En Commission d’approfondir la « mise somme, il s’agit d’une première étape, à distance » qu’elle revendique (Rap- très conséquente, mais qui pourra port, p. 32) et de dépasser rapide- être encore approfondie. Cet appro- ment certains « biais cognitifs » (je fondissement est aussi exigé, et la reprends, en la détournant, la for- Commission en est consciente (Rap- mule fréquemment employée dans le port, p. 22) par la nécessité d’un croi- rapport). En effet, en tant que Fran- sement des sources car, évidemment, çais(e), il est souvent difficile d’imagi- seules les sources françaises sont ici
4 interrogées. Les sources provenant de Des responsabilités la MINUAR (la force de maintien de la paix des Nations Unies) seraient, « particulières » par exemple, particulièrement utiles. On peut d’ailleurs relever que, La Vie des idées : Le rap- contrairement à ce que suggérait le port pointe différentes formes de mandat qui lui était confié, la Com- responsabilité (politiques, insti- mission relativise le rôle d’autres tutionnelles, intellectuelles) du acteurs internationaux. Ainsi, la gouvernement français. Mais il France, en raison de son engagement reste très équivoque sur la res- militaire d’ampleur au Rwanda, a-t- ponsabilité morale de l’Élysée elle une responsabilité « particulière » (p. 975), concluant alors que la (Rapport, p. 31). De même, les ins- France ne s’est pas rendue com- titutions internationales, parfois ac- plice du génocide. Cette analyse cusées, n’ont pas été défaillantes en de la responsabilité vous semble- elles-mêmes. La France, qui a parfois t-elle convaincante ? À partir de « piloté » la diplomatie du gouver- quel degré d’implication peut-on nement rwandais à l’ONU (Rapport, être qualifié de « complice » ? p. 244) ne s’est en effet pas oppo- Raphaëlle Maison : Ainsi que sée pendant le génocide au retrait des la Commission le souligne, un géno- troupes de l’Organisation mondiale cide n’est pas un déploiement de vio- (MINUAR, rapport, p. 416) (5). À lence spontanée, il exige organisation Genève, le discours français est aussi et planification (rapport, p. 945). Or, demeuré très ambigu devant l’ONU, les moyens militaires qui ont été four- la ministre déléguée chargée de l’Ac- nis par la France au Rwanda entre tion humanitaire laissant entendre le 1990 et 1993, avant la période of- 24 mai 1994, contre toute évidence, ficiellement génocidaire (avril-juillet que le gouvernement intérimaire issu 1994), en termes de formation de l’ar- du coup d’État (GIR) ne serait pas mée rwandaise, en termes « d’enca- responsable du génocide (rapport, p. drement indirect » de cette armée 943). (Rapport, p. 759), en termes de li- Je relève que certains continuent vraison d’armes, justifient les conclu- de soutenir que la France enten- sions très sévères de la Commission. dait, par son intervention militaire Évoquant des « responsabilités ac- au Rwanda à partir de 1990, y éta- cablantes » (Rapport, p. 973), ses blir la démocratie, puis la paix, en conclusions s’apparentent à un véri- soutenant activement les accords de table réquisitoire. paix d’Arusha (1993). Or, le rapport
5 de la Commission comprend des dé- La question juridique veloppements très intéressants sur ce processus de paix d’Arusha qui impli- de la complicité quait des négociations entre le pou- voir rwandais et le Front patriotique Il est vrai que s’il retient des « res- rwandais (FPR). La Commission re- ponsabilités accablantes », le rapport lève tout d’abord, et c’est très si- est plus nuancé s’agissant de la com- gnificatif, que la France, militaire- plicité. Il questionne : « La France ment présente au Rwanda, a choi- est-elle pour autant complice de gé- si de « passer outre » les premiers nocide ? Si l’on entend par là une vo- accords d’Arusha qui, dès 1992, exi- lonté de s’associer à l’entreprise géno- geaient la suspension des livraisons cidaire, rien dans les archives consul- d’armes au Rwanda et le retrait des tées ne vient le démontrer » (Rap- troupes étrangères (Rapport, p. 800). port, p. 972). Mais en réalité, il est Ensuite, la Commission s’interroge bien connu qu’on ne trouve que ra- sur le point de savoir comment la paix rement, et même plutôt jamais, des est compatible avec des « logiques de explicitations génocidaires dans les surarmement et d’inflation des effec- documents ou déclarations officielles. tifs militaires » (Rapport p. 973). En- Il est donc vain d’imaginer trouver fin, on se demande comment l’État une archive française contenant des français a pu être à la fois observateur directives pour une association vi- des négociations de paix d’Arusha, sant à éliminer les Tutsi du Rwan- mais aussi conseiller du gouverne- da. La Commission en est certai- ment rwandais dans ces négociations nement consciente. Je pense qu’elle (Rapport, p. 970) et, sur le terrain, n’a pas véritablement souhaité poser en situation d’engagement militaire une qualification juridique, ce n’était « dit indirect » au profit de ce gou- pas son mandat, et il me semble lo- vernement contre le Front patriotique gique qu’elle ne l’ait pas fait. Elle rwandais (Rapport, p. 969) ? Pour la n’évoque d’ailleurs que des responsa- Commission, l’hostilité prolongée de bilités « politiques, institutionnelles, la France au Front patriotique rwan- intellectuelles » et « éthiques, cogni- dais va d’ailleurs « miner » l’applica- tives morales » (Rapport, p. 966). A tion des accords d’Arusha adoptés en part quelques éléments très généraux 1993 (Rapport, p. 925). sur la notion de génocide, la question technique de la complicité juridique n’est jamais discutée. Or, nous avons depuis quelques années une jurisprudence sur la com-
6 plicité de génocide, qui émane des Les questions suivantes continuent deux Tribunaux pénaux internatio- donc de se poser à la lecture du rap- naux créés par l’ONU en 1993 (ex- port : Yougoslavie) puis 1994 (Rwanda – - La France a-t-elle contribué à TPIR), jugeant des individus, ainsi placer les extrémistes du Gouverne- que de la Cour internationale de jus- ment intérimaire rwandais (GIR) au tice, jugeant des États. Sans entrer pouvoir (le rapport relève l’intransi- dans le détail, on peut certainement geance de la France à l’égard de l’op- affirmer que tant les individus que position démocratique au Rwanda, p. les États peuvent être, en droit inter- 937-939) ? national, complices de génocide. La - La France a-t-elle soutenu le complicité n’exige pas que soit pré- Gouvernement intérimaire rwandais sente l’intention propre aux auteurs (GIR) – qui est issu du coup d’État du génocide de détruire le groupe ci- d’avril 1994 et se trouve au cœur blé. Il suffit d’établir que le complice du génocide – et ainsi contribué à a apporté une aide directe et substan- l’asseoir jusqu’à sa défaite en juillet tielle aux auteurs de crimes en ayant 1994 ? Elle le considère en tout cas conscience de leur intention de dé- comme le gouvernement légal du truire ce groupe. Il n’est donc pas né- Rwanda (Rapport, p. 409 et pp. 353- cessaire de trouver l’expression d’une 356) et a rapidement organisé l’ex- « volonté de s’associer à l’entreprise filtration de la « parentèle » de ses génocidaire » pour établir la compli- proches (Rapport, p. 368-371). cité. - A-t-elle abandonné aux tueurs, pendant l’opération Amaryllis (6), ses employés Tutsi et les ministres mo- dérés du gouvernement légitime (rap- Une aide directe et port, p. 939) ? substantielle ? - La France a-t-elle facilité la li- vraison d’armes pendant le génocide La question cruciale, du point de (Rapport, p. 802-807, p. 873) ? vue juridique, est de savoir si la - Enfin, la France a-t-elle cher- France a apporté une aide directe et ché, à la fin du génocide, par l’opé- substantielle aux auteurs du géno- ration Turquoise (juin-août 1994) qui cide, car la connaissance de leurs in- constitue une intervention militaire tentions génocidaires me semble avé- (difficile d’imaginer aide plus di- rée en raison de toutes les alertes, y recte), à maintenir le gouvernement compris institutionnelles et très pré- intérimaire issu du coup d’État (GIR) coces, décrites par la Commission. sur une partie du territoire du Rwan-
7 da ? de sanctuaire contre l’avancée terri- toriale du Front patriotique rwandais (rapport, p. 538-540, p. 571, p. 611). L’opération Turquoise Sur ce dernier point, c’est bien La Commission présente des dé- ce que considère la Commission, veloppements particulièrement signi- qui interroge longuement la nature, ficatifs sur l’absence d’arrestation des ambiguë, de l’opération Turquoise. membres du gouvernement intéri- Si elle se présentait officiellement maire qui se trouvait dans la « zone comme humanitaire, les personnes humanitaire sûre », alors que ses qu’il s’agissait de sauver n’étaient pas forces armées étaient finalement glo- désignées. Car il était aussi (ou sur- balement défaites par le Front patrio- tout ?) question d’éviter la défaite des tique rwandais. L’ambassadeur Yan- forces du gouvernement intérimaire nick Gérard qui demandait de ma- afin de permettre la reprise des né- nière pressante, à la mi-juillet 1994, gociations entre ce gouvernement et des instructions en ce sens à Paris, le Front patriotique rwandais. La vic- ne les reçut pas. Or, contrairement toire totale de celui-ci était en ef- au discours officiellement tenu, rien fet perçue à Paris comme une « me- n’interdisait ces arrestations dans le nace existentielle » (Rapport, p. 971). mandat Turquoise donné par l’ONU Les militaires français déployés sur (7). La France s’est d’ailleurs oppo- le terrain n’ont d’ailleurs manifeste- sée, à ce moment, à ce que ce mandat ment pas été informés du génocide. Ils soit précisé par l’ONU (rapport, p. n’ont pas reçu l’ordre de sauver, par 629-638). Le rapport livre aussi une exemple, les rescapés Tutsi de Bise- description et une analyse extrême- sero, car leur mission était, d’abord, ment précises de l’activité diploma- une mission de repérage des lignes du tique conduite par la France à l’ONU Front patriotique rwandais (Rapport, afin de limiter la compétence tem- p. 533), perçu comme la première porelle du TPIR, créé en novembre « source de menaces » (Rapport, p. 1994, à la seule année 1994, écar- 971). On peut aussi penser que le fait tant la phase préparatoire du géno- de créer, ensuite, une « zone humani- cide. Ceci dans le but d’éviter, ain- taire sûre » (ZHS) au Rwanda visait à si que le signale le représentant fran- atteindre ce même objectif de main- çais à l’ONU « que ne soient retenues tien de l’appareil gouvernemental et des dispositions qui nous auraient po- militaire, qui n’y a été que partiel- sé problème » (Rapport, p. 639-647) lement désarmé, en créant une sorte (8).
8 La notion « d’entre- fois pas définitivement éclairé dès lors que ses archives ont été volontaire- prise criminelle com- ment détruites avant sa fermeture le mune » 12 avril 1994. Notons que la Com- mission relève que l’ambassadeur de Par delà la notion de compli- France semble, à ce moment crucial, cité de génocide, celle « d’entre- « toujours pris dans des négociations prise criminelle commune » pour- et des combinaisons politiques hasar- rait aussi être mobilisée même si elle deuses » (Rapport, p. 374). est d’un emploi délicat. Les juridic- La Vie des idées : « La tions pénales internationales ont af- Commission, explique le rap- firmé que tous les participants à une port, a démontré l’existence « entreprise criminelle commune » de pratiques irrégulières d’ad- étaient les co-auteurs des crimes in- ministration, de chaînes paral- ternationaux commis par le groupe. lèles de communication et même Et ceci alors même que ces crimes de commandement, de contour- n’étaient pas nécessairement prévus, nement des règles d’engage- mais qu’ils risquaient simplement ment et des procédures légales, d’être commis, dans la réalisation du d’actes d’intimidation et d’en- but recherché (prise de pouvoir, dé- treprises d’éviction de respon- stabilisation, révolution) (9). Dès lors sables ou d’agents. Les adminis- que l’on démontrerait que certains trations ont été livrées à un en- ont aidé à constituer le gouvernement vironnement de décisions sou- intérimaire, et participé à l’entreprise vent opaques, les obligeant à de coup d’État du début avril 1994, s’adapter et à se gouverner elles- ils pourraient être considérés comme mêmes » (p. 974). C’est semble- co-auteurs des crimes internationaux t-il le fonctionnement de l’État qui ont nécessairement découlé de français qui est en cause. Pensez- cette prise de pouvoir. C’est toute vous que ces dérives institution- la question du rôle de l’ambassade nelles expliquent très largement de France avant et pendant le coup l’aveuglement du pouvoir ? d’État du début avril 1994, puisque Raphaëlle Maison : Non, je le rapport documente de nouveau la ne le pense pas vraiment. C’est plu- présence, à l’ambassade, des person- tôt le contraire. Ces dérives institu- nalités extrémistes qui vont très ra- tionnelles et chaînes de commande- pidement composer le gouvernement ment parallèles visaient essentielle- intérimaire génocidaire. Le rôle de ment, d’après la commission (Rap- l’ambassade de France n’est toute- port, p. 736 s.), à assurer la préémi-
9 nence de l’Élysée et de l’état-major règles d’engagement de la responsabi- particulier du Président de la Répu- lité dans le droit de la guerre : le su- blique (EMP), y compris sur le ter- périeur militaire est responsable des rain (rapport, p. 765). Il s’agissait crimes de ses subordonnés, même s’il de s’émanciper des circuits réguliers ne les a pas ordonnés, dès lors qu’il de transmission et de commandement « savait ou avait des raisons de sa- dans lesquels certains ont été très vite voir » (10). Il est donc responsable très réticents (le colonel Galinié, le gé- même s’il affirme ne pas avoir su, s’il néral Varret, le ministre Joxe) à l’ac- pense ne pas avoir su, dès lors qu’il croissement du déploiement militaire avait ces « raisons de savoir ». La français au soutien d’un « régime ra- question cruciale est donc de déter- ciste, corrompu et violent » (Rapport, miner si l’Élysée « avait des raisons p. 973) dont les exactions étaient at- de savoir » que les Tutsi étaient ci- testées. blés par le pouvoir rwandais. C’est à L’idée d’aveuglement, qui figure l’évidence le cas, et la Commission ne dans le jugement conclusif de la Com- dit pas autre chose. mission (« les autorités françaises ont Le fait, relevé par la Commission, fait preuve d’un aveuglement conti- que l’Élysée, où règne un « dogma- nu dans leur soutien à un régime ra- tisme idéologique » (rapport, p. 771), ciste, corrompu et violent », rapport, ait été apparemment convaincu par p. 973), ne me paraît pas non plus les thématiques raciales portées par le décrire ce qu’elle documente, mais vi- Président rwandais et son entourage, ser - quoique probablement incons- relayées par l’Ambassade de France à ciemment - un objectif de disculpa- Kigali, n’excuse rien. Le racisme (la tion. Je m’explique. S’aveugler, c’est Commission parle plutôt d’ « ethni- ne pas vouloir voir ce qui est ; être cisme ») ne saurait être une justifi- aveuglé, c’est être empêché de voir. cation. En ce sens, il n’est pas un Or, on a vu ce qui était et on a agi en « biais cognitif » (le terme est souvent connaissance de cause. La thématique employé par la commission) qui nous de l’aveuglement vient disculper, en permettrait seulement de déplorer, ce sens qu’elle interdit de penser une comme le fait le rapport, l’absence forme d’acceptation du processus gé- de culture anthropologique, ou de nocidaire dont témoigne pourtant la culture tout court, des responsables mise à l’écart de ceux qui en aler- étatiques, et d’avancer une conclusion taient. Donc, mieux vaut affirmer qu’ d’ « aveuglement ». On ne peut en « on ne savait pas » car on s’est ou somme affirmer qu’une culture raciste on était aveuglé. Je ferai ici un paral- explique le fait de « n’avoir pas vu » lèle qui me semble éclairant avec les (« on n’a pas vu car on pensait que
10 les Tutsi étaient des féodaux, fourbes « dérives institutionnelles » il ne se et assassins »). N’explique-t-elle pas penche pas, et c’est bien compré- plutôt pourquoi on a accepté le pro- hensible, sur l’organisation des pou- cessus génocidaire (« on admet la li- voirs constitutionnels. Il relève tou- quidation des Tutsi parce qu’ils sont tefois les vives oppositions de cer- féodaux, fourbes et assassins ») ? La tains parlementaires, essentiellement question du racisme se pose d’ailleurs communistes, à la politique conduite plus généralement dans cette histoire (rapport, p. 599). Les documents française, témoignant probablement, montrent aussi que le gouvernement chez certains, d’une indifférence aux belge n’a pas pu répondre aux de- êtres, fondée sur une perception ra- mandes initiales de soutien militaire ciste. Elle excède sans doute la haine du Président rwandais parce que son des Tutsi – empruntée au pouvoir lo- Parlement ne les aurait pas accep- cal et instrumentalisée dans une stra- tées (rapport, p. 56). L’allié fran- tégie « impériale » – pour inclure, çais ne rencontrait pas, et ne ren- plus largement, l’indifférence au sort contre toujours pas, le même genre des peuples africains. de contrôle démocratique. Mais plu- La Vie des idées : À tra- tôt que sur l’organisation constitu- vers ce rapport nous lisons aus- tionnelle des pouvoirs, la Commis- si les fragilités de notre dé- sion porte un regard sévère, voire ef- mocratie, puisque jamais les frayant, sur la culture de la haute oppositions n’ont pu se faire administration et des élites étatiques entendre, jusqu’à la cohabita- (rapport, p. 831 : « faillite intellec- tion tout au moins. L’absence tuelle des élites administratives et de contre-pouvoirs effectifs est politiques »), n’ayant rencontré, à ici flagrante. N’est-ce pas l’in- ce niveau, dans les archives, qu’un terprétation verticale des prin- « nombre infime d’acteurs de l’his- cipes démocratiques, caractéris- toire française au Rwanda » ayant tique de notre Ve république, qui exprimé des « positions de lucidi- est ici dramatiquement interro- té » (rapport, p. 964-965). Elle si- gée ? gnale le fait que l’expression critique Raphaëlle Maison : C’est cer- « jugée comme s’opposant aux inté- tain. La Ve République dessine des rêts de la France » a parfois conduit pouvoirs considérables pour la Prési- à des sanctions ou suscité des « re- dence de la République, encore ren- noncements de carrière » (rapport, forcés par le phénomène majoritaire ibid.). Parmi ses recommandations fi- à l’Assemblée. On le constate tous gurent d’ailleurs, quoique de manière les jours. Si le rapport évoque des très édulcorée, des éléments visant à
11 réduire cette culture de l’obéissance rendre davantage accessibles). (le terme n’est pas celui de la Com- Ne faudrait-il pas cependant al- mission) (11), qui semble particuliè- ler plus loin ? Que peut faire, en rement frappante dans le cas de la la matière, la justice pénale in- diplomatie. Ainsi, le cas d’un jeune ternationale ? et lucide rédacteur du ministère des Raphaëlle Maison : Je ne pense Affaires étrangères, progressivement pas que la Commission pouvait al- mis à l’écart par des notations « vexa- ler beaucoup plus loin, sauf à inclure toires », est spécialement évoqué par dans ses recommandations un sou- la Commission (rapport, p. 844, 961 tien à la recherche, non seulement sur et 963). Les diplomates de l’Élysée les génocides, mais aussi sur les mas- (« Cellule Afrique ») sont, quant à sacres coloniaux et pratiques colo- eux, très sévèrement jugés au long des niales et post-coloniales ; à inclure des développements. De manière plus in- recommandations sur la garantie de édite, un regard très critique est éga- la liberté de la recherche (mais c’eût lement porté, dans le cours du rap- été polémique dans le contexte poli- port, sur les diplomates du ministère tique actuel) ; à inviter à un retour des Affaires étrangères, sauf excep- plus marqué à une histoire contem- tions (on songe par exemple à celle de poraine critique qui semble avoir re- l’ambassadeur Yannick Gérard, rap- culé à l’Université. Elle insiste à juste port, p. 963-964). S’agissant de l’ar- titre sur le renforcement des services mée, la question de l’obéissance est des archives, et de leurs moyens, et évidemment à part, mais l’analyse lu- propose la création d’un poste « d’ar- cide de militaires de terrain ou d’offi- chiviste de la République » sur le mo- ciers est signalée à plusieurs reprises. dèle du Défenseur des droits (rapport, Face à une « faillite intellectuelle » p. 977). Quant à la justice, tout n’est assez généralisée des élites, la Com- pas clos, même si le TPIR ne peut mission semble vouloir, dans un mou- plus être saisi de nouveaux cas puis- vement un peu lyrique, convoquer ces qu’il a fermé ses portes et n’est pro- « lucidités qui demeurent comme des longé que par une institution réduite. lumières dans le soir » (rapport, p. Le rapport participe sans doute lui- 965) (12). même d’un processus de rapproche- La Vie des idées : Le rapport ment avec le Rwanda, par une forme conclut par quelques recomman- de « satisfaction » – le terme est dations concernant principale- employé en droit international de la ment la question des archives responsabilité – donnée au Rwanda et des ressources documentaires et exprimant la responsabilité fran- sur le Rwanda (visant à les çaise. Dans ce contexte, un conten-
12 tieux inter-étatique est exclu par les si exilés en raison de persécutions au autorités rwandaises qui n’envisagent Rwanda, qui commence à lancer des pas de saisir la Cour internationale de offensives militaires en octobre 1990 justice. En revanche, les juridictions afin d’obtenir droit de retour et par- françaises sont encore saisies (depuis tage du pouvoir. Sa progression mili- plus de quinze ans) de plaintes de vic- taire au Rwanda en 1994 met fin au times relatives à la complicité de gé- génocide, ce que souligne la Commis- nocide ou de crime contre l’humani- sion : « Le FPR […] a combattu les té d’acteurs français. Il conviendrait génocidaires hutu et arrêté le géno- qu’elles s’interrogent enfin sérieuse- cide […] », Rapport, p. 14. ment sur ceux qui avaient connais- (3) Voir Géraud de La Pradelle, sance du génocide (à un niveau élevé « ‘Complices de l’inavouable’ devant de responsabilité donc) et qui pour- les tribunaux », Les Temps Modernes, raient être considérés comme ayant 2014/4-5, pp. 205-212. apporté une aide directe et substan- (4) Voir Annie Lacroix-Riz, L’his- tielle à ses concepteurs et auteurs. toire contemporaine toujours sous in- Pour citer cet article : fluence, Le temps des cerises, 2012. Florent Guénard, « La France (5) Pour une analyse des réso- et le génocide rwandais. Entretien lutions et explications de vote au avec Rafaëlle Maison », La Vie des Conseil de sécurité des Nations en idées , 7 mai 2021. ISSN : 2105-3030. 1994 (sans archives), voir Rafaëlle URL : https ://laviedesidees.fr/La- Maison, « L’opération ‘Turquoise’, France-et-le-genocide-rwandais.html une mise en œuvre de la responsabili- Nota bene : té de protéger ? », in La responsabilité Si vous souhaitez critiquer ou dé- de protéger, Colloque SFDI de Nan- velopper cet article, vous êtes invité terre, Paris, Pedone, 2008, pp. 209- à proposer un texte au comité de ré- 232. daction (redaction@laviedesidees.fr). (6) Il s’agit d’une opération mi- Nous vous répondrons dans les litaire française visant à protéger et meilleurs délais. évacuer les ressortissants français du [Notes :] Rwanda après le coup d’État et le (1) Y compris judiciaires, voir Ra- début des massacres de masse (8-14 faëlle Maison et Géraud de Geouffre avril 1994). de La Pradelle, « L’ordonnance du (7) Il s’agit de la résolution 929 juge Bruguière comme objet néga- adoptée par le Conseil de sécurité des tionniste », Cités 2014/1, p. 79-90. Nations unies le 22 juin 1994 et dont (2) Il s’agit du mouvement, essen- on trouve aisément le texte sur le site tiellement composé de réfugiés Tut- des Nations unies.
13 (8) Je n’avais pu que pressentir tions unies. ces éléments dans l’analyse que j’avais (11) Il y est question de « ré- faite de la création du TPIR, voir forme du recrutement et de la carrière Rafaëlle Maison, Pouvoir et génocide des hauts-fonctionnaires par l’obliga- dans l’œuvre du TPIR, Dalloz, 2017. tion d’une expérience de la recherche (9) Élisabeth Claverie et Rafaëlle en histoire et sciences sociales » et Maison, « ‘L’entreprise criminelle « d’introduction d’un corpus d’his- commune’ devant le Tribunal pénal toire et d’éthique de la gestion de international pour l’ex-Yougoslavie », crise dans la formation initiale et in P. Truche (dir.), Juger les crimes continue des agents publics », rap- contre l’humanité vingt ans après le port, p. 977. On aurait pu aussi son- procès Barbie, ENS Éditions, Lyon, ger à une formation avancée sur les 2009, pp. 183-205. La jurisprudence a droits individuels et collectifs fonda- évolué depuis la publication de cet ar- mentaux. ticle, le projet commun n’a pas à être « en soi de nature criminelle ». (12) Il est fait ici référence au (10) Voir, par exemple, le Statut poète Nazim Hikmet, se souvenant du TPIR (article 7.3), Résolution 955 du génocide des arméniens, Rapport, (1994) du Conseil de sécurité des Na- notes, p. 1206.
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