La France et le génocide rwandais. Entretien avec Rafaëlle Maison

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La France et le génocide rwandais. Entretien
            avec Rafaëlle Maison
                             Florent Guénard
                     La Vie des idées, 7 mai 2021

    Le Rapport élaboré par la                 Oric, défenseur de Srebrenica devant
commission Duclert est très sé-               la justice internationale, Paris, Ar-
vère à l’égard du gouvernement                mand Colin, 2010.
français et de sa responsabilité                   En rapport avec le génocide des
dans le génocide des Tutsi. Mais              Tutsi au Rwanda, elle a notamment
s’il lève le voile sur l’implication          publié « L’opération ‘Turquoise’, une
de la France, il ne répond pas                mise en œuvre de la responsabili-
à toutes les questions que l’on               té de protéger ? », La responsabili-
peut légitimement se poser au-                té de protéger, Paris, Pedone, 2008,
jourd’hui.                                    p. 209-232 ; « Que disent les archives
    Agrégée des facultés de droit, Ra-        de l’Élysée ? », Esprit, mai 2010, p.
faëlle Maison est professeur de droit         135-159 ; « Coup d’Etat et génocide :
public à l’Université Paris Saclay            l’affaire Bagosora », Les Temps Mo-
(droit international). Elle a beaucoup        dernes, 2014, p. 213-237 ; avec Gé-
travaillé sur la justice pénale inter-        raud de La Pradelle, « L’ordonnance
nationale et récemment publié Jus-            du juge Bruguière comme objet néga-
tice pénale internationale, Paris PUF,        tionnistes », Cités, 2014, p. 79-90 ain-
2017. Sa thèse portait sur La respon-         si que l’ouvrage Pouvoir et génocide
sabilité individuelle pour crime d’Etat       dans l’œuvre du TPIR, Dalloz, 2017.
en droit international public (Bruy-               La Vie des idées : Vous faisiez
lant, 2004), elle a analysé très préci-       le constat, en 2015, que les his-
sément l’un des procès qui s’est tenu         toriens français avaient du mal à
devant le Tribunal pénal internatio-          appréhender le rôle de la France
nal pour l’ex-Yougoslavie dans l’ou-          dans le génocide des Tutsi. Vous
vrage Coupable de résistance ? Naser          listiez les obstacles auxquels ils

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avaient à faire face. Est-ce que le        dans un contexte « post-colonial ».
travail fourni par la commission           Je relève aussi que le rapport, même
Duclert signifie que ces obstacles         si nombre d’éléments peuvent en être
ont enfin été levés ?                      discutés, et ses auteurs y invitent
    Raphaëlle Maison : En effet,           d’ailleurs le public, a produit, pour
il me semblait en 2015 que cer-            ceux qui examinent cette question de-
tains obstacles empêchaient une re-        puis longtemps, une forme de soulage-
cherche historique sur le rôle de la       ment face à l’effondrement du mur de
France au Rwanda : les contraintes du      propagande et de manipulations (1)
champ académique, l’indisponibilité        auquel ils étaient confrontés. L’un des
des sources, la crainte d’être appelé      grands mérites de ce rapport est de
à soutenir des procédures pénales, la      dépasser certains lieux communs, qui
question de l’engagement militant, le      ont longtemps dominé : il ne se base
fait que le rôle de la France ne pa-       jamais sur la thèse des massacres in-
raissait pas prioritaire aux historiens    terethniques, du double génocide, du
travaillant sur le génocide des Tutsi.     Front Patriotique Rwandais (FPR)
    Il est clair que nombre de ces obs-    (2) comme mouvement « fasciste ».
tacles ont aujourd’hui été levés, en       L’analyse du rôle de la France se dé-
grande partie pour des raisons ayant       ploie donc à partir d’une compréhen-
trait à la décision politique. Mais je     sion fine de ce que fut ce génocide.
voudrais, avant de répondre plus pré-          Enfin, je voudrais rendre hom-
cisément, saluer le travail fait par la    mage ici à certains de ceux qui
Commission. Il s’agit d’un travail très    furent les précurseurs de ce question-
sérieux, mené dans des conditions de       nement : François-Xavier Verschave
temps limitées, où les membres de la       et Sharon Courtoux, de l’association
Commission – et les jeunes historiens      Survie, l’historien José Kagabo, le
recrutés pour l’assister – ont four-       chercheur Jacques Morel, le juriste
ni une recherche et une analyse ap-        Géraud de La Pradelle, les nom-
profondie et courageuse. Je suis donc      breux journalistes engagés pour la dé-
impressionnée par leur implication et      couverte de la vérité, parmi lesquels
leur acharnement à servir la cause         Laure de Vulpian et, bien sûr, Patrick
de la vérité historique. Je note éga-      de Saint-Exupéry, qui a d’ailleurs fait
lement que ce rapport restaure l’im-       l’objet de nombreuses procédures ju-
portance de l’Archive dans la produc-      diciaires pour son ouvrage Complices
tion historique ; il restaure l’impor-     de l’inavouable (3). Je présente mes
tance d’établir les faits, les chronolo-   excuses à ceux qui ne peuvent être ci-
gies, les dimensions politiques et in-     tés ici. Ils sont nombreux.
ternationales d’un génocide commis             Les obstacles liés aux contraintes
3

du champ académique, à l’indispo-            ner l’implication réelle de son propre
nibilité de nombreuses sources et à          pays.
la crainte de l’engagement ont été               Il faut tout de même ajouter,
levés par le processus même qui a            s’agissant des sources, que la Com-
conduit à ce rapport. Il s’agit en effet     mission indique clairement que cer-
d’une commande publique, accompa-            taines archives lui sont restées inac-
gnée d’une autorisation d’accès aux          cessibles. Elle s’élève vivement contre
archives. Il est vrai que la création        les refus d’accès et aussi les pra-
d’une nouvelle commission officielle         tiques de non-versement ou de des-
par la Présidence de la République           truction volontaires d’archives (cer-
avait d’abord inquiété, certains his-        taines télécopies retrouvées portent la
toriens ayant bien démontré les li-          marque « destruction après lecture »,
mites de ce type de commandes po-            Rapport, p. 738). Ces dernières pra-
litiques (4). On pouvait même penser         tiques sont rattachées par la Commis-
que répondre à une telle commande            sion aux « dérives institutionnelles »
s’avérait déontologiquement problé-          qu’elle condamne (Rapport, p. 22).
matique. Mais le résultat des travaux        En somme, la Commission n’a pas ac-
et le fait que les archives, rendues         cédé à toutes les sources, et cela li-
publiques, permettront « des travaux         mite ses conclusions, elle le dit ex-
futurs » (Rapport, p. 34), dissipe ces       plicitement, d’autant plus que tout
inquiétudes initiales. Les conclusions       n’est pas consigné par écrit (Rap-
du rapport pourront être soumises            port, p. 33). Par ailleurs, certaines
à un examen critique, essentiel à la         périodes sont très peu documentées
connaissance scientifique. Il est peut-      par la Commission sans que l’on sache
être possible de regretter l’absence,        cette fois pourquoi (début de l’année
dans cette Commission d’historiens           1994, Rapport, pp. 328-331) ; certains
étrangers qui ont beaucoup travaillé         thèmes ne sont pas complètement
sur l’histoire coloniale ou post colo-       traités, tel celui de l’assistance diplo-
niale de la France ; la présence de ces      matique française fournie au Rwan-
chercheurs aurait pu permettre à la          da à l’ONU (Rapport, p. 923). En
Commission d’approfondir la « mise           somme, il s’agit d’une première étape,
à distance » qu’elle revendique (Rap-        très conséquente, mais qui pourra
port, p. 32) et de dépasser rapide-          être encore approfondie. Cet appro-
ment certains « biais cognitifs » (je        fondissement est aussi exigé, et la
reprends, en la détournant, la for-          Commission en est consciente (Rap-
mule fréquemment employée dans le            port, p. 22) par la nécessité d’un croi-
rapport). En effet, en tant que Fran-        sement des sources car, évidemment,
çais(e), il est souvent difficile d’imagi-   seules les sources françaises sont ici
4

interrogées. Les sources provenant de     Des     responsabilités
la MINUAR (la force de maintien de
la paix des Nations Unies) seraient,
                                          « particulières »
par exemple, particulièrement utiles.
                                              On peut d’ailleurs relever que,
    La Vie des idées : Le rap-            contrairement à ce que suggérait le
port pointe différentes formes de         mandat qui lui était confié, la Com-
responsabilité (politiques, insti-        mission relativise le rôle d’autres
tutionnelles, intellectuelles) du         acteurs internationaux. Ainsi, la
gouvernement français. Mais il            France, en raison de son engagement
reste très équivoque sur la res-          militaire d’ampleur au Rwanda, a-t-
ponsabilité morale de l’Élysée            elle une responsabilité « particulière »
(p. 975), concluant alors que la          (Rapport, p. 31). De même, les ins-
France ne s’est pas rendue com-           titutions internationales, parfois ac-
plice du génocide. Cette analyse          cusées, n’ont pas été défaillantes en
de la responsabilité vous semble-         elles-mêmes. La France, qui a parfois
t-elle convaincante ? À partir de         « piloté » la diplomatie du gouver-
quel degré d’implication peut-on          nement rwandais à l’ONU (Rapport,
être qualifié de « complice » ?           p. 244) ne s’est en effet pas oppo-
     Raphaëlle Maison : Ainsi que         sée pendant le génocide au retrait des
la Commission le souligne, un géno-       troupes de l’Organisation mondiale
cide n’est pas un déploiement de vio-     (MINUAR, rapport, p. 416) (5). À
lence spontanée, il exige organisation    Genève, le discours français est aussi
et planification (rapport, p. 945). Or,   demeuré très ambigu devant l’ONU,
les moyens militaires qui ont été four-   la ministre déléguée chargée de l’Ac-
nis par la France au Rwanda entre         tion humanitaire laissant entendre le
1990 et 1993, avant la période of-        24 mai 1994, contre toute évidence,
ficiellement génocidaire (avril-juillet   que le gouvernement intérimaire issu
1994), en termes de formation de l’ar-    du coup d’État (GIR) ne serait pas
mée rwandaise, en termes « d’enca-        responsable du génocide (rapport, p.
drement indirect » de cette armée         943).
(Rapport, p. 759), en termes de li-           Je relève que certains continuent
vraison d’armes, justifient les conclu-   de soutenir que la France enten-
sions très sévères de la Commission.      dait, par son intervention militaire
Évoquant des « responsabilités ac-        au Rwanda à partir de 1990, y éta-
cablantes » (Rapport, p. 973), ses        blir la démocratie, puis la paix, en
conclusions s’apparentent à un véri-      soutenant activement les accords de
table réquisitoire.                       paix d’Arusha (1993). Or, le rapport
5

de la Commission comprend des dé-          La question juridique
veloppements très intéressants sur ce
processus de paix d’Arusha qui impli-
                                           de la complicité
quait des négociations entre le pou-
voir rwandais et le Front patriotique          Il est vrai que s’il retient des « res-
rwandais (FPR). La Commission re-          ponsabilités accablantes », le rapport
lève tout d’abord, et c’est très si-       est plus nuancé s’agissant de la com-
gnificatif, que la France, militaire-      plicité. Il questionne : « La France
ment présente au Rwanda, a choi-           est-elle pour autant complice de gé-
si de « passer outre » les premiers        nocide ? Si l’on entend par là une vo-
accords d’Arusha qui, dès 1992, exi-       lonté de s’associer à l’entreprise géno-
geaient la suspension des livraisons       cidaire, rien dans les archives consul-
d’armes au Rwanda et le retrait des        tées ne vient le démontrer » (Rap-
troupes étrangères (Rapport, p. 800).      port, p. 972). Mais en réalité, il est
Ensuite, la Commission s’interroge         bien connu qu’on ne trouve que ra-
sur le point de savoir comment la paix     rement, et même plutôt jamais, des
est compatible avec des « logiques de      explicitations génocidaires dans les
surarmement et d’inflation des effec-      documents ou déclarations officielles.
tifs militaires » (Rapport p. 973). En-    Il est donc vain d’imaginer trouver
fin, on se demande comment l’État          une archive française contenant des
français a pu être à la fois observateur   directives pour une association vi-
des négociations de paix d’Arusha,         sant à éliminer les Tutsi du Rwan-
mais aussi conseiller du gouverne-         da. La Commission en est certai-
ment rwandais dans ces négociations        nement consciente. Je pense qu’elle
(Rapport, p. 970) et, sur le terrain,      n’a pas véritablement souhaité poser
en situation d’engagement militaire        une qualification juridique, ce n’était
« dit indirect » au profit de ce gou-      pas son mandat, et il me semble lo-
vernement contre le Front patriotique      gique qu’elle ne l’ait pas fait. Elle
rwandais (Rapport, p. 969) ? Pour la       n’évoque d’ailleurs que des responsa-
Commission, l’hostilité prolongée de       bilités « politiques, institutionnelles,
la France au Front patriotique rwan-       intellectuelles » et « éthiques, cogni-
dais va d’ailleurs « miner » l’applica-    tives morales » (Rapport, p. 966). A
tion des accords d’Arusha adoptés en       part quelques éléments très généraux
1993 (Rapport, p. 925).                    sur la notion de génocide, la question
                                           technique de la complicité juridique
                                           n’est jamais discutée.
                                               Or, nous avons depuis quelques
                                           années une jurisprudence sur la com-
6

plicité de génocide, qui émane des         Les questions suivantes continuent
deux Tribunaux pénaux internatio-          donc de se poser à la lecture du rap-
naux créés par l’ONU en 1993 (ex-          port :
Yougoslavie) puis 1994 (Rwanda –                - La France a-t-elle contribué à
TPIR), jugeant des individus, ainsi        placer les extrémistes du Gouverne-
que de la Cour internationale de jus-      ment intérimaire rwandais (GIR) au
tice, jugeant des États. Sans entrer       pouvoir (le rapport relève l’intransi-
dans le détail, on peut certainement       geance de la France à l’égard de l’op-
affirmer que tant les individus que        position démocratique au Rwanda, p.
les États peuvent être, en droit inter-    937-939) ?
national, complices de génocide. La             - La France a-t-elle soutenu le
complicité n’exige pas que soit pré-       Gouvernement intérimaire rwandais
sente l’intention propre aux auteurs       (GIR) – qui est issu du coup d’État
du génocide de détruire le groupe ci-      d’avril 1994 et se trouve au cœur
blé. Il suffit d’établir que le complice   du génocide – et ainsi contribué à
a apporté une aide directe et substan-     l’asseoir jusqu’à sa défaite en juillet
tielle aux auteurs de crimes en ayant      1994 ? Elle le considère en tout cas
conscience de leur intention de dé-        comme le gouvernement légal du
truire ce groupe. Il n’est donc pas né-    Rwanda (Rapport, p. 409 et pp. 353-
cessaire de trouver l’expression d’une     356) et a rapidement organisé l’ex-
« volonté de s’associer à l’entreprise     filtration de la « parentèle » de ses
génocidaire » pour établir la compli-      proches (Rapport, p. 368-371).
cité.                                           - A-t-elle abandonné aux tueurs,
                                           pendant l’opération Amaryllis (6), ses
                                           employés Tutsi et les ministres mo-
                                           dérés du gouvernement légitime (rap-
Une aide directe et                        port, p. 939) ?
substantielle ?                                 - La France a-t-elle facilité la li-
                                           vraison d’armes pendant le génocide
    La question cruciale, du point de      (Rapport, p. 802-807, p. 873) ?
vue juridique, est de savoir si la              - Enfin, la France a-t-elle cher-
France a apporté une aide directe et       ché, à la fin du génocide, par l’opé-
substantielle aux auteurs du géno-         ration Turquoise (juin-août 1994) qui
cide, car la connaissance de leurs in-     constitue une intervention militaire
tentions génocidaires me semble avé-       (difficile d’imaginer aide plus di-
rée en raison de toutes les alertes, y     recte), à maintenir le gouvernement
compris institutionnelles et très pré-     intérimaire issu du coup d’État (GIR)
coces, décrites par la Commission.         sur une partie du territoire du Rwan-
7

da ?                                       de sanctuaire contre l’avancée terri-
                                           toriale du Front patriotique rwandais
                                           (rapport, p. 538-540, p. 571, p. 611).
L’opération Turquoise
    Sur ce dernier point, c’est bien           La Commission présente des dé-
ce que considère la Commission,            veloppements particulièrement signi-
qui interroge longuement la nature,        ficatifs sur l’absence d’arrestation des
ambiguë, de l’opération Turquoise.         membres du gouvernement intéri-
Si elle se présentait officiellement       maire qui se trouvait dans la « zone
comme humanitaire, les personnes           humanitaire sûre », alors que ses
qu’il s’agissait de sauver n’étaient pas   forces armées étaient finalement glo-
désignées. Car il était aussi (ou sur-     balement défaites par le Front patrio-
tout ?) question d’éviter la défaite des   tique rwandais. L’ambassadeur Yan-
forces du gouvernement intérimaire         nick Gérard qui demandait de ma-
afin de permettre la reprise des né-       nière pressante, à la mi-juillet 1994,
gociations entre ce gouvernement et        des instructions en ce sens à Paris,
le Front patriotique rwandais. La vic-     ne les reçut pas. Or, contrairement
toire totale de celui-ci était en ef-      au discours officiellement tenu, rien
fet perçue à Paris comme une « me-         n’interdisait ces arrestations dans le
nace existentielle » (Rapport, p. 971).    mandat Turquoise donné par l’ONU
Les militaires français déployés sur       (7). La France s’est d’ailleurs oppo-
le terrain n’ont d’ailleurs manifeste-     sée, à ce moment, à ce que ce mandat
ment pas été informés du génocide. Ils     soit précisé par l’ONU (rapport, p.
n’ont pas reçu l’ordre de sauver, par      629-638). Le rapport livre aussi une
exemple, les rescapés Tutsi de Bise-       description et une analyse extrême-
sero, car leur mission était, d’abord,     ment précises de l’activité diploma-
une mission de repérage des lignes du      tique conduite par la France à l’ONU
Front patriotique rwandais (Rapport,       afin de limiter la compétence tem-
p. 533), perçu comme la première           porelle du TPIR, créé en novembre
« source de menaces » (Rapport, p.         1994, à la seule année 1994, écar-
971). On peut aussi penser que le fait     tant la phase préparatoire du géno-
de créer, ensuite, une « zone humani-      cide. Ceci dans le but d’éviter, ain-
taire sûre » (ZHS) au Rwanda visait à      si que le signale le représentant fran-
atteindre ce même objectif de main-        çais à l’ONU « que ne soient retenues
tien de l’appareil gouvernemental et       des dispositions qui nous auraient po-
militaire, qui n’y a été que partiel-      sé problème » (Rapport, p. 639-647)
lement désarmé, en créant une sorte        (8).
8

La notion « d’entre-                       fois pas définitivement éclairé dès lors
                                           que ses archives ont été volontaire-
prise criminelle com-                      ment détruites avant sa fermeture le
mune »                                     12 avril 1994. Notons que la Com-
                                           mission relève que l’ambassadeur de
    Par delà la notion de compli-          France semble, à ce moment crucial,
cité de génocide, celle « d’entre-         « toujours pris dans des négociations
prise criminelle commune » pour-           et des combinaisons politiques hasar-
rait aussi être mobilisée même si elle     deuses » (Rapport, p. 374).
est d’un emploi délicat. Les juridic-          La Vie des idées : « La
tions pénales internationales ont af-      Commission, explique le rap-
firmé que tous les participants à une      port, a démontré l’existence
« entreprise criminelle commune »          de pratiques irrégulières d’ad-
étaient les co-auteurs des crimes in-      ministration, de chaînes paral-
ternationaux commis par le groupe.         lèles de communication et même
Et ceci alors même que ces crimes          de commandement, de contour-
n’étaient pas nécessairement prévus,       nement des règles d’engage-
mais qu’ils risquaient simplement          ment et des procédures légales,
d’être commis, dans la réalisation du      d’actes d’intimidation et d’en-
but recherché (prise de pouvoir, dé-       treprises d’éviction de respon-
stabilisation, révolution) (9). Dès lors   sables ou d’agents. Les adminis-
que l’on démontrerait que certains         trations ont été livrées à un en-
ont aidé à constituer le gouvernement      vironnement de décisions sou-
intérimaire, et participé à l’entreprise   vent opaques, les obligeant à
de coup d’État du début avril 1994,        s’adapter et à se gouverner elles-
ils pourraient être considérés comme       mêmes » (p. 974). C’est semble-
co-auteurs des crimes internationaux       t-il le fonctionnement de l’État
qui ont nécessairement découlé de          français qui est en cause. Pensez-
cette prise de pouvoir. C’est toute        vous que ces dérives institution-
la question du rôle de l’ambassade         nelles expliquent très largement
de France avant et pendant le coup         l’aveuglement du pouvoir ?
d’État du début avril 1994, puisque            Raphaëlle Maison : Non, je
le rapport documente de nouveau la         ne le pense pas vraiment. C’est plu-
présence, à l’ambassade, des person-       tôt le contraire. Ces dérives institu-
nalités extrémistes qui vont très ra-      tionnelles et chaînes de commande-
pidement composer le gouvernement          ment parallèles visaient essentielle-
intérimaire génocidaire. Le rôle de        ment, d’après la commission (Rap-
l’ambassade de France n’est toute-         port, p. 736 s.), à assurer la préémi-
9

nence de l’Élysée et de l’état-major         règles d’engagement de la responsabi-
particulier du Président de la Répu-         lité dans le droit de la guerre : le su-
blique (EMP), y compris sur le ter-          périeur militaire est responsable des
rain (rapport, p. 765). Il s’agissait        crimes de ses subordonnés, même s’il
de s’émanciper des circuits réguliers        ne les a pas ordonnés, dès lors qu’il
de transmission et de commandement           « savait ou avait des raisons de sa-
dans lesquels certains ont été très vite     voir » (10). Il est donc responsable
très réticents (le colonel Galinié, le gé-   même s’il affirme ne pas avoir su, s’il
néral Varret, le ministre Joxe) à l’ac-      pense ne pas avoir su, dès lors qu’il
croissement du déploiement militaire         avait ces « raisons de savoir ». La
français au soutien d’un « régime ra-        question cruciale est donc de déter-
ciste, corrompu et violent » (Rapport,       miner si l’Élysée « avait des raisons
p. 973) dont les exactions étaient at-       de savoir » que les Tutsi étaient ci-
testées.                                     blés par le pouvoir rwandais. C’est à
    L’idée d’aveuglement, qui figure         l’évidence le cas, et la Commission ne
dans le jugement conclusif de la Com-        dit pas autre chose.
mission (« les autorités françaises ont          Le fait, relevé par la Commission,
fait preuve d’un aveuglement conti-          que l’Élysée, où règne un « dogma-
nu dans leur soutien à un régime ra-         tisme idéologique » (rapport, p. 771),
ciste, corrompu et violent », rapport,       ait été apparemment convaincu par
p. 973), ne me paraît pas non plus           les thématiques raciales portées par le
décrire ce qu’elle documente, mais vi-       Président rwandais et son entourage,
ser - quoique probablement incons-           relayées par l’Ambassade de France à
ciemment - un objectif de disculpa-          Kigali, n’excuse rien. Le racisme (la
tion. Je m’explique. S’aveugler, c’est       Commission parle plutôt d’ « ethni-
ne pas vouloir voir ce qui est ; être        cisme ») ne saurait être une justifi-
aveuglé, c’est être empêché de voir.         cation. En ce sens, il n’est pas un
Or, on a vu ce qui était et on a agi en      « biais cognitif » (le terme est souvent
connaissance de cause. La thématique         employé par la commission) qui nous
de l’aveuglement vient disculper, en         permettrait seulement de déplorer,
ce sens qu’elle interdit de penser une       comme le fait le rapport, l’absence
forme d’acceptation du processus gé-         de culture anthropologique, ou de
nocidaire dont témoigne pourtant la          culture tout court, des responsables
mise à l’écart de ceux qui en aler-          étatiques, et d’avancer une conclusion
taient. Donc, mieux vaut affirmer qu’        d’ « aveuglement ». On ne peut en
« on ne savait pas » car on s’est ou         somme affirmer qu’une culture raciste
on était aveuglé. Je ferai ici un paral-     explique le fait de « n’avoir pas vu »
lèle qui me semble éclairant avec les        (« on n’a pas vu car on pensait que
10

les Tutsi étaient des féodaux, fourbes   « dérives institutionnelles » il ne se
et assassins »). N’explique-t-elle pas   penche pas, et c’est bien compré-
plutôt pourquoi on a accepté le pro-     hensible, sur l’organisation des pou-
cessus génocidaire (« on admet la li-    voirs constitutionnels. Il relève tou-
quidation des Tutsi parce qu’ils sont    tefois les vives oppositions de cer-
féodaux, fourbes et assassins ») ? La    tains parlementaires, essentiellement
question du racisme se pose d’ailleurs   communistes, à la politique conduite
plus généralement dans cette histoire    (rapport, p. 599). Les documents
française, témoignant probablement,      montrent aussi que le gouvernement
chez certains, d’une indifférence aux    belge n’a pas pu répondre aux de-
êtres, fondée sur une perception ra-     mandes initiales de soutien militaire
ciste. Elle excède sans doute la haine   du Président rwandais parce que son
des Tutsi – empruntée au pouvoir lo-     Parlement ne les aurait pas accep-
cal et instrumentalisée dans une stra-   tées (rapport, p. 56). L’allié fran-
tégie « impériale » – pour inclure,      çais ne rencontrait pas, et ne ren-
plus largement, l’indifférence au sort   contre toujours pas, le même genre
des peuples africains.                   de contrôle démocratique. Mais plu-
    La Vie des idées : À tra-            tôt que sur l’organisation constitu-
vers ce rapport nous lisons aus-         tionnelle des pouvoirs, la Commis-
si les fragilités de notre dé-           sion porte un regard sévère, voire ef-
mocratie, puisque jamais les             frayant, sur la culture de la haute
oppositions n’ont pu se faire            administration et des élites étatiques
entendre, jusqu’à la cohabita-           (rapport, p. 831 : « faillite intellec-
tion tout au moins. L’absence            tuelle des élites administratives et
de contre-pouvoirs effectifs est         politiques »), n’ayant rencontré, à
ici flagrante. N’est-ce pas l’in-        ce niveau, dans les archives, qu’un
terprétation verticale des prin-         « nombre infime d’acteurs de l’his-
cipes démocratiques, caractéris-         toire française au Rwanda » ayant
tique de notre Ve république, qui        exprimé des « positions de lucidi-
est ici dramatiquement interro-          té » (rapport, p. 964-965). Elle si-
gée ?                                    gnale le fait que l’expression critique
    Raphaëlle Maison : C’est cer-        « jugée comme s’opposant aux inté-
tain. La Ve République dessine des       rêts de la France » a parfois conduit
pouvoirs considérables pour la Prési-    à des sanctions ou suscité des « re-
dence de la République, encore ren-      noncements de carrière » (rapport,
forcés par le phénomène majoritaire      ibid.). Parmi ses recommandations fi-
à l’Assemblée. On le constate tous       gurent d’ailleurs, quoique de manière
les jours. Si le rapport évoque des      très édulcorée, des éléments visant à
11

réduire cette culture de l’obéissance      rendre davantage accessibles).
(le terme n’est pas celui de la Com-       Ne faudrait-il pas cependant al-
mission) (11), qui semble particuliè-      ler plus loin ? Que peut faire, en
rement frappante dans le cas de la         la matière, la justice pénale in-
diplomatie. Ainsi, le cas d’un jeune       ternationale ?
et lucide rédacteur du ministère des           Raphaëlle Maison : Je ne pense
Affaires étrangères, progressivement       pas que la Commission pouvait al-
mis à l’écart par des notations « vexa-    ler beaucoup plus loin, sauf à inclure
toires », est spécialement évoqué par      dans ses recommandations un sou-
la Commission (rapport, p. 844, 961        tien à la recherche, non seulement sur
et 963). Les diplomates de l’Élysée        les génocides, mais aussi sur les mas-
(« Cellule Afrique ») sont, quant à        sacres coloniaux et pratiques colo-
eux, très sévèrement jugés au long des     niales et post-coloniales ; à inclure des
développements. De manière plus in-        recommandations sur la garantie de
édite, un regard très critique est éga-    la liberté de la recherche (mais c’eût
lement porté, dans le cours du rap-        été polémique dans le contexte poli-
port, sur les diplomates du ministère      tique actuel) ; à inviter à un retour
des Affaires étrangères, sauf excep-       plus marqué à une histoire contem-
tions (on songe par exemple à celle de     poraine critique qui semble avoir re-
l’ambassadeur Yannick Gérard, rap-         culé à l’Université. Elle insiste à juste
port, p. 963-964). S’agissant de l’ar-     titre sur le renforcement des services
mée, la question de l’obéissance est       des archives, et de leurs moyens, et
évidemment à part, mais l’analyse lu-      propose la création d’un poste « d’ar-
cide de militaires de terrain ou d’offi-   chiviste de la République » sur le mo-
ciers est signalée à plusieurs reprises.   dèle du Défenseur des droits (rapport,
Face à une « faillite intellectuelle »     p. 977). Quant à la justice, tout n’est
assez généralisée des élites, la Com-      pas clos, même si le TPIR ne peut
mission semble vouloir, dans un mou-       plus être saisi de nouveaux cas puis-
vement un peu lyrique, convoquer ces       qu’il a fermé ses portes et n’est pro-
« lucidités qui demeurent comme des        longé que par une institution réduite.
lumières dans le soir » (rapport, p.       Le rapport participe sans doute lui-
965) (12).                                 même d’un processus de rapproche-
    La Vie des idées : Le rapport          ment avec le Rwanda, par une forme
conclut par quelques recomman-             de « satisfaction » – le terme est
dations concernant principale-             employé en droit international de la
ment la question des archives              responsabilité – donnée au Rwanda
et des ressources documentaires            et exprimant la responsabilité fran-
sur le Rwanda (visant à les                çaise. Dans ce contexte, un conten-
12

tieux inter-étatique est exclu par les     si exilés en raison de persécutions au
autorités rwandaises qui n’envisagent      Rwanda, qui commence à lancer des
pas de saisir la Cour internationale de    offensives militaires en octobre 1990
justice. En revanche, les juridictions     afin d’obtenir droit de retour et par-
françaises sont encore saisies (depuis     tage du pouvoir. Sa progression mili-
plus de quinze ans) de plaintes de vic-    taire au Rwanda en 1994 met fin au
times relatives à la complicité de gé-     génocide, ce que souligne la Commis-
nocide ou de crime contre l’humani-        sion : « Le FPR […] a combattu les
té d’acteurs français. Il conviendrait     génocidaires hutu et arrêté le géno-
qu’elles s’interrogent enfin sérieuse-     cide […] », Rapport, p. 14.
ment sur ceux qui avaient connais-             (3) Voir Géraud de La Pradelle,
sance du génocide (à un niveau élevé       « ‘Complices de l’inavouable’ devant
de responsabilité donc) et qui pour-       les tribunaux », Les Temps Modernes,
raient être considérés comme ayant         2014/4-5, pp. 205-212.
apporté une aide directe et substan-           (4) Voir Annie Lacroix-Riz, L’his-
tielle à ses concepteurs et auteurs.       toire contemporaine toujours sous in-
     Pour citer cet article :              fluence, Le temps des cerises, 2012.
     Florent Guénard, « La France              (5) Pour une analyse des réso-
et le génocide rwandais. Entretien         lutions et explications de vote au
avec Rafaëlle Maison », La Vie des         Conseil de sécurité des Nations en
idées , 7 mai 2021. ISSN : 2105-3030.      1994 (sans archives), voir Rafaëlle
URL : https ://laviedesidees.fr/La-        Maison, « L’opération ‘Turquoise’,
France-et-le-genocide-rwandais.html        une mise en œuvre de la responsabili-
     Nota bene :                           té de protéger ? », in La responsabilité
     Si vous souhaitez critiquer ou dé-    de protéger, Colloque SFDI de Nan-
velopper cet article, vous êtes invité     terre, Paris, Pedone, 2008, pp. 209-
à proposer un texte au comité de ré-       232.
daction (redaction@laviedesidees.fr).          (6) Il s’agit d’une opération mi-
Nous vous répondrons dans les              litaire française visant à protéger et
meilleurs délais.                          évacuer les ressortissants français du
     [Notes :]                             Rwanda après le coup d’État et le
     (1) Y compris judiciaires, voir Ra-   début des massacres de masse (8-14
faëlle Maison et Géraud de Geouffre        avril 1994).
de La Pradelle, « L’ordonnance du              (7) Il s’agit de la résolution 929
juge Bruguière comme objet néga-           adoptée par le Conseil de sécurité des
tionniste », Cités 2014/1, p. 79-90.       Nations unies le 22 juin 1994 et dont
     (2) Il s’agit du mouvement, essen-    on trouve aisément le texte sur le site
tiellement composé de réfugiés Tut-        des Nations unies.
13

    (8) Je n’avais pu que pressentir      tions unies.
ces éléments dans l’analyse que j’avais
                                              (11) Il y est question de « ré-
faite de la création du TPIR, voir
                                          forme du recrutement et de la carrière
Rafaëlle Maison, Pouvoir et génocide
                                          des hauts-fonctionnaires par l’obliga-
dans l’œuvre du TPIR, Dalloz, 2017.
                                          tion d’une expérience de la recherche
    (9) Élisabeth Claverie et Rafaëlle
                                          en histoire et sciences sociales » et
Maison, « ‘L’entreprise criminelle
                                          « d’introduction d’un corpus d’his-
commune’ devant le Tribunal pénal
                                          toire et d’éthique de la gestion de
international pour l’ex-Yougoslavie »,
                                          crise dans la formation initiale et
in P. Truche (dir.), Juger les crimes
                                          continue des agents publics », rap-
contre l’humanité vingt ans après le
                                          port, p. 977. On aurait pu aussi son-
procès Barbie, ENS Éditions, Lyon,
                                          ger à une formation avancée sur les
2009, pp. 183-205. La jurisprudence a
                                          droits individuels et collectifs fonda-
évolué depuis la publication de cet ar-
                                          mentaux.
ticle, le projet commun n’a pas à être
« en soi de nature criminelle ».             (12) Il est fait ici référence au
    (10) Voir, par exemple, le Statut     poète Nazim Hikmet, se souvenant
du TPIR (article 7.3), Résolution 955     du génocide des arméniens, Rapport,
(1994) du Conseil de sécurité des Na-     notes, p. 1206.
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