La France vue de Belgique : le fantasme du pouvoir déchainé
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
larevuenouvelle, n° 6-7 / juin-juillet 2007 France La France vue de Belgique : le fantasme du pouvoir déchainé Benoît Lechat La fascination des Belges pour Rarement une élection étrangère vraiment. Les tentatives presque les élections françaises en dit aura suscité autant d’intérêt en comiques de Guy Verhofstadt et autant sur la Belgique que sur la Belgique francophone que le scru- de Didier Reynders de s’afficher France. Au nord comme au sud tin présidentiel français de 2007. avec Nicolas Sarkozy pour cap- de la frontière wallonne, la même Entre un débat flamand qui devait ter un peu de son aura dans la nostalgie de l’emprise perdue de déterminer le centre de gravité du perspective du scrutin belge, tout la politique et de l’État sur les gouvernement fédéral, sans que comme les efforts d’Elio Di Rupo évolutions du monde continue de régner et de faire des ravages, les citoyens wallons et bruxel- de s’ériger en vote utile contre le en l’absence de contrepouvoirs lois aient voix au chapitre, et la retour de la méchante droite avec suffisamment forts. passion des médias francophones laquelle il vient de diriger la Belgi- pour le débat français, tout s’est que pendant huit ans, sont autant encore quasiment passé en cette de symptômes de la déliquescence fin de printemps 2007, comme si de notre espace public. Celui-ci la démocratie belge n’existait pas vit encore et toujours (on n’ose 4
le mois La France vue de Belgique : le fantasme du pouvoir déchainé Benoît Lechat pas écrire « de plus en plus ») par volonté de changement ne peut tre en question la thèse, souvent procuration sous la domination que s’enliser dans les méandres entendue en Belgique, que la com- du modèle français qui sert de marécageux d’une démocratie de plexité du système belge est bien référence à nos débats politiques. partis et de contrepouvoirs. la cause fondamentale de sa dif- Or cette dépendance à l’égard de ficulté à faire évoluer rapidement la démocratie française a plutôt … au fleuve la société en fonction des objectifs tendance à brouiller le débat po- de la République du monde politique. litique belge. On compare des Au lendemain de l’élection fran- Avant le scrutin, le philosophe pommes et des poires et, surtout, çaise, Vincent de Coorebyter, le Marcel Gauchet avait identifié on méconnait la spécificité du sys- directeur du Crisp, a précisément le même enjeu en des termes lé- tème politique français dont on identifié à ce niveau le ressort de gèrement différents. Gauchet reste encore dépendant sans avoir la victoire de Nicolas Sarkozy. voyait la foi des Français dans la réellement de prise sur lui et sans Il aurait gagné en faisant le pari politique3, une foi inversement être tout à fait concerné. que la loi était encore en mesure proportionnelle à l’emprise de la de changer la société, que l’ex- politique sur la réalité, comme un Du marigot belge… pression de la volonté populaire des thèmes dominants de la cam- Les arguments pour expliquer incarnée par un seul homme pou- pagne. La conscience de cet hia- cette fascination belge sont vait modifier les comportements. tus expliquerait d’ailleurs autant connus. En France, dit-on, les Il s’agit bien sûr d’une vieille l’intérêt du public pour la poli- choix sont clairs : le scrutin majo- idée, mais c’est sur sa restauration tique qu’une forme de défiance ritaire, l’opposition gauche-droite ou à tout le moins sur le projet de récurrente des Français à l’égard permettent d’identifier de ma- sa restauration que le candidat de de leurs représentants. Dans un nière non ambigüe les différences l’UMP aurait bâti son succès. Et monde dominé par le paradigme entre partis. Autre idée reçue : le directeur du Crisp d’ajouter que libéral, les Français se raccroche- en France, l’absence de nécessité l’arrivée de Sarkozy, avec les pou- raient désespérément à l’idée que de coalition permet de mettre en voirs très étendus dont il dispose, l’État et la loi, comme expres- œuvre des politiques cohérentes, a valeur de test pour la politique : sions de l’intérêt général, priment sans dilution des contours idéo- « La France se trouve devant une absolument les volontés particu- logiques dans les compromis… situation chimiquement pure, où lières des individus, leurs choix Mais ce qui attire dans le système les conditions sont réunies pour et leurs contrats. Mais au fond politique français tient aussi à sa vérifier la puissance de la volonté d’eux-mêmes, ils n’y croiraient prétendue capacité à réellement politique2 ». Les résultats du test en réalité plus vraiment et ils influer sur le cours des choses. pourraient par conséquent remet- en concevraient d’autant plus de Nous lui opposons la lenteur, la lourdeur et l’opacité du « pouvoir enchainé1 » des gouvernements belges, comme si la République 1 Voir Alain Eraly, Le pouvoir enchainé. Être ministre en Belgique, Bruxelles, Éditions Labor, coll. française avait une capacité innée « La Noria », 2002. à changer la société par simple dé- 2 Le Soir du 8 mai 2007. cision, là où chez nous, la moindre 3 Entretien accordé le 7 avril 2007 à France Inter. On peut l’écouter sur le blog de Marcel Gau- chet. Voir . 5
larevuenouvelle, n° 6-7 / juin-juillet 2007 ressentiment à l’égard d’un per- « qui a toujours parlé pour tous Des contrepouvoirs sonnel politique faisant semblant les hommes ». affaiblis par l’État d’ignorer que le roi est nu… Mais à court terme, l’objectif est Mais le plus frappant est l’ambi- valence de ce discours : permettre évidemment stratégique. En don- Ambivalence nant l’impression de sublimer la à la France de retrouver sa place du dispositif sarkozien division historique de la société dans un monde libéralisé où Deux semaines après le scrutin, le française entre la droite et la gau- l’État est en retrait par rapport à même Marcel Gauchet expliquait che, le président bétonne sa majo- la société, tout en tablant sur la le succès de Sarkozy par un désir rité législative et il tente d’affaiblir capacité de cet État à influer sur ambigu d’adaptation des Fran- les résistances que ne manqueront les hommes et leurs choix. C’est çais au monde tel qu’il est, mais à pas de susciter ses politiques. Il bien cette tension que l’on re- partir de leur identité spécifique4 . est vrai que les contrepouvoirs trouve au cœur du dispositif du Ce serait moins son discours de français semblent bien mal en nouveau président de la Répu- droite qui aurait permis au can- point, au sortir de ce printemps blique, entre le discours libéral didat de l’UMP d’empocher la électoral. Leur affaiblissement d’adaptation à la mondialisation mise qu’un « discours national » n’est d’ailleurs pas sans lien avec et la référence à la spécificité fran- qui aurait séduit un certain nom- la persistance de la croyance dans çaise. À moins bien sûr que, plus bre d’électeurs traditionnels de le pouvoir de l’État sur la société. classiquement, dans une veine la gauche. Toute la mise en scène Et c’est cela que cela peut nous franchement néoconservatrice et qui a suivi l’élection confirme intéresser, nous les Belges qui néolibérale, le rôle de l’État ne se cette interprétation. « Le 6 mai, avons tendance à être fascinés par borne à faire régner l’ordre par la il n’y a eu qu’une seule victoire, le modèle français. force dans une société et une éco- celle de la France qui ne veut nomie offertes aux forces libres du Faiblesse du contrepouvoir média- pas mourir », a notamment lancé marché. On devrait être rapide- tique tout d’abord. Les premières le nouveau président dans son ment fixé. Le paradoxe final serait semaines de la présidence Sarkozy discours d’entrée en fonction du que Sarkozy se soit fait élire sur ont été le théâtre d’un « feu d’ar- mercredi 16 mai. Au centre du le fantasme du pouvoir de l’État tifice » médiatique dans lequel discours sarkozien, à travers les pour mener à bien une politique le nouveau locataire de l’Élysée références croisées à des thèmes violente d’illimitation du marché a donné l’impression de vivre de gauche et de droite (le mou- et des intérêts privés. constamment sous l’œil des camé- vement et l’ordre, l’efficacité et la ras. Il n’a rien à cacher, il bouge justice, l’identité et l’ouverture), tout le temps, il court, il met en émerge le cœur du nationalisme scène ses relations avec sa femme français, cette croyance dans la (qu’il reconquiert régulièrement), mission historique d’un peuple il arrive à l’avance à ses rendez- vous, il adopte des positions cou- rageuses sur tout, il surprend en recrutant Kouchner, il reçoit en grande pompe les associations 4 « Ils veulent que l’on mette la France à l’heure du monde mais en la gardant comme la France », Le Point du 24 mai 2007. écologistes et dit vouloir faire de 6
le mois La France vue de Belgique : le fantasme du pouvoir déchainé Benoît Lechat la lutte contre le réchauffement cratie. Ce n’est pas l’État qui af- de statut entre salariés du privé et une grande priorité… Ce « bou- faiblit directement la liberté de la fonctionnaires… sans provoquer gisme » fait d’ailleurs furieuse- presse, mais sa mise sous tutelle de crise majeure, ni apparemment ment penser à l’entrée en scène par les partis ou par les groupes de perte de qualité des services d’un certain Guy Verhofstadt, au privés. publics. Autant dire qu’en Bel- début de la législature arc-en-ciel. gique, il est urgent de garder des L’image est construite avec brio. Le piètre état syndicats très forts, absolument Construite et contrôlée. Dans sa des syndicats indépendants du politique, mais chronique « Médiatiques » tenue Faiblesse du pouvoir syndical en- capables de passer des compro- dans Libération, le spécialiste des suite. Le taux de syndicalisation mis. Quelle que soit la direction médias Daniel Schneidermann a français est estimé à 8 % (entre 55 des réformes à entreprendre pour rapporté la censure pratiquée par et 65 % en Belgique, de 70 à 80 % améliorer les services publics. l’oligarque Jean-Claude Lagar- dans les pays scandinaves). Cette dère (proche de Sarkozy) auprès faiblesse de la syndicalisation a La gauche à réinventer de la rédaction du Journal du Di- pour corolaire une législation sur (air connu) manche, qui voulait parler du fait le travail hypertrophiée. La loi et Faiblesse de l’opposition politi- que la femme du président n’a pas la règlementation ont tendance à que enfin. On ne reviendra pas ici pris part au vote5. Les agences de se substituer à la négociation entre en détail sur les causes de l’échec presse y ont fait écho, mais point l’employeur et l’employé, laissant de Ségolène Royal. À gauche de la les deux principales chaines de té- moins de place à l’organisation gauche, on a beau jeu de dire que lévision (à l’inverse de France 3). syndicale pour protéger les tra- le PS a « perdu le contact avec les La peur de déplaire au nouveau vailleurs face à l’arbitraire patro- classes populaires ». En Belgique locataire de l’Élysée semble avoir nal. La faiblesse des organisations d’aucuns pensent même que la primé toute autre considération syndicales est aussi un facteur gauche française devrait s’inspirer journalistique. À TF1 comme à de conservatisme. En l’absence du clientélisme du PS francopho- France 2, la liberté de la presse ne d’interlocuteurs réellement re- ne belge (rebaptisé « socialisme semble pas complètement libérée. présentatifs, le politique est tenté de proximité ») pour sortir du de procéder par coups de force, ce gouffre. Sans doute ne voient-ils En France, comme en Commu- qui n’est pas un gage de succès pas bien tous les avantages de ser- nauté française, les rédactions dans les réformes ayant trait no- vices publics efficaces et impar- doivent se réapproprier le droit de tamment à la fonction publique. tiaux pour les plus défavorisés… convoquer les politiques sur les Les pays scandinaves qui dispo- Moins ridicules, d’autres consta- plateaux de télévision pour qu’ils sent de syndicats ultrapuissants tent que le socialisme français s’expliquent et répondent aux (parfois 80 % de syndicalisation) est encore l’otage des trotskistes questions des journalistes. Pas ont ainsi pu négocier des réformes et qu’il doit d’urgence effectuer seulement quand cela correspond des services publics qui ont qua- son Bad Godesberg, le congrès aux plans de communication des siment supprimé les différences par lequel les sociaux-démocrates politiques, que ceux-ci s’appellent Sarkozy, Di Rupo, Reynders, Mil- quet ou Javaux. L’autocensure, c’est le début de la fin de la démo- 5 Libération du vendredi 18 mai 2007. 7
larevuenouvelle, n° 6-7 / juin-juillet 2007 allemands ont clairement renoncé fond de retour de l’idée de la léger glissement à effectuer pour au marxisme et à l’appropriation nation comme une composante arriver au fantasme d’une France collective des moyens de produc- de base essentielle à la démocra- réconciliée avec l’histoire, purifiée tion. Un travail de réconciliation tie, et d’une critique d’un projet de toute mauvaise conscience et de la gauche avec la mondialisa- européen intégrateur et dépas- de toute tentation cosmopolitique tion reste en tout cas à effectuer. sant les identités nationales. En que le projet européen pourrait À force de vivre l’évolution his- s’appuyant sur cet arrière-fond encore receler. torique sur le registre de la perte, complexe (on y trouve les tendan- Vus de Belgique, on en rirait si ces la gauche française (et avec elle la ces les plus diverses, de la gauche fantasmes n’avaient pas aussi pour gauche francophone belge) a en antilibérale jusqu’à l’extrême résultat de masquer le changement effet fini par se retrouver dans le droite en passant par d’authenti- de paradigme que le politique a camp des conservateurs, ce dont ques libéraux démocrates comme subi ces dernières décennies, bien Sarkozy a su habilement profiter. Pierre Manent6 ) Nicolas Sarkozy au-delà des frontières hexagona- Mais plus fondamentalement, s’est autorisé à flirter avec ce que les. Il ne trône désormais plus au Royal n’a pas su incarner comme le nationalisme français a de plus dessus de la société pour en tirer Sarkozy, cette synthèse contradic- nauséabond7. Ne reculant devant les fils, mais il est un lieu de croi- toire entre la demande d’insertion rien pour assurer sa victoire, il sement de réseaux, de responsabi- dans la société-monde et l’ancrage n’a pas hésité à saper les bases du lités, de sélection d’informations, dans les valeurs nationales. La travail de mémoire sur les aspects d’impulsion et d’animation de la France n’a pas renoncé à la reli- les plus sombres de l’attitude de vie collective. Le drame contem- gion de l’État comme incarnation l’État français pendant la Shoah, porain du couple infernal mé- du politique. La différence entre pourtant l’un des rares acquis his- dias-politiques, tel qu’il se joue Sarkozy et Royal, ce pourrait être toriques de la présidence de Jac- notamment en France, c’est que le que le premier a fait semblant d’y ques Chirac. Certes les postures récit médiatique se nourrit encore croire, tandis que la suivante y honteuses du nouveau président de l’idée que le politique a le pou- croit sans doute encore. de la République ont permis de voir de changer le monde par dé- capter une part substantielle de cret alors que ce n’est plus le cas. Régression collective voix qui auraient pu aller à Jean- Le monde politique s’y trouve pris sur l’identité, la nation Marie Le Pen. Mais la démagogie et l’Europe au piège d’une double contrainte : sarkozienne qui flatte ce qu’il y il a besoin du mythe pour se faire Le succès de Sarkozy s’inscrit a de plus détestable dans le pa- élire, mais toute son existence est aussi dans le cadre d’une réha- triotisme français ne peut rien la démonstration de son irréalité. bilitation idéologique de l’idée présager de bon. Entre la réhabi- de nation. En France, l’échec de litation de la nation, du pouvoir Déchainer le politique, la ratification du traité consti- de l’État et la défense de l’identité pas le pouvoir ! tutionnel européen s’est fait sur nationale, il n’y a parfois qu’un Ségolène Royal a tenté, elle aussi, de jouer la ficelle de l’identifi- cation de la nation, du pouvoir 6 Pierre Manent, La raison des nations, Gallimard, 2006. et du politique, avec des accents 7 Voir la brillante analyse de Gérard Miller sur . plus modernes de démocratie 8
le mois La France vue de Belgique : le fantasme du pouvoir déchainé Benoît Lechat participative (avec son slogan Bendit pourrait revenir à l’ordre creux, « La France présidente »). du jour. Pourquoi pas à l’occasion Mais elle ne sera pas parvenue des quarante ans de Mai 1968… ? à user des séductions du scrutin Ce sera l’année prochaine. Re- majoritaire pour fédérer, comme jouer l’héritage de 68, en France Sarkozy, un ensemble de publics comme en Belgique, ou ailleurs aux intérêts pas du tout conver- en Europe, ce pourrait être ten- gents. À cet égard, les lendemains ter de renouer avec l’idée que le de veille risquent d’être difficiles pouvoir n’appartient jamais à pour la droite française. Comment personne, une fois pour toutes. en effet concilier simultanément Que ce pouvoir soit économique les intérêts des classes de revenus ou étatique. Et surtout qu’il ne supérieures qui bénéficient de la faut pas confondre le pouvoir de mondialisation, ceux des classes l’État avec celui du politique… populaires qui sont en demande Qu’enchainer le politique au de plus de protection physique et pouvoir d’un seul homme — fût- enfin ceux des classes moyennes ce au nom de la volonté générale qui se sentent de plus en plus — peut être une terrible menace fragilisées dans leur statut et pour la démocratie, surtout quand leurs revenus ? Le défi ne sera pas cette volonté est dominée par les mince à relever et il faut en effet passions tristes, comme l’ennui et s’attendre à une recrudescence du la peur… n « TSS » (« Tout sauf Sarkozy ») qui a échoué avant les élections. L’alliance au centre gauche (du PS à Bayrou, en passant par les Verts) prônée par Daniel Cohn- 9
Vous pouvez aussi lire