LA NAISSANCE DE L'ASSOCIATION WAIMH GUADELOUPE : UN CONTE CREOLE
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
1 LA NAISSANCE DE L’ASSOCIATION WAIMH GUADELOUPE : UN CONTE CREOLE Dr. Luis ALVAREZ* La périnatalité outre-mère Il était une fois un jeune pédopsychiatre qui s’en alla outre-mer pour découvrir l’éblouissante Karukera1. Et cette île aux belles eaux lui montra rapidement sa géographie de la périnatalité. Le paysage gardait les marques d’éruptions volcaniques répétées. Les coulées de lave institutionnelle avaient créé des profondes failles et isolé des territoires habités par des populations qui se connaissaient et se côtoyaient sans pouvoir travailler véritablement ensemble. Les habitants avaient le sentiment qu’ils étaient sous les effets d’une sorte de malédiction. La légende courait que les réseaux et les dispositifs conjoints, fondés jadis par leurs ancêtres, avaient été emportés par les cyclones. Chacun croyait que les ravages de la nature étaient le fait de l’Autre et tous déploraient des pertes et des blessures. Les séismes étaient fréquents et tous semblaient s’en accommoder. Peu à peu notre pédopsychiatre comprit que le sol qui le portait était l’objet de complexes frictions de plaques tectoniques. Il éprouva aussi le sens premier du mot insula et se sentit isolé, coupé de ses repères par cette mer des caraïbes, si envoûtante, si enveloppante et pourtant si persécutrice, à l’instar d’une mère intrusive, séduisante, omniprésente, toute- puissante et mangeuse de pères. Il mit un certain temps à comprendre que Karukera vivait les mêmes mouvements telluriques qui animent le quotidien de la périnatalité partout ailleurs, mais, sous son climat, ils étaient découplés par l’isolement et par l’impossibilité de fuir, pétrifiés par le salpêtre, figés par l’immobilisme administratif. L’isolement avait crée sa propre mythologie. Cette pensée le consola et l’emplit d’espoirs. Il n’y avait donc point de fatalité. Les rencontres signifiantes Refugié dans ses pensées intérieures, notre pédopsychiatre se rappela que ses maîtres et sa pratique clinique lui avaient appris que les rencontres signifiantes pouvaient s’opposer à la répétition du malheur. C’est que ses objets internes avaient résisté aux épreuves des vents et * Chef de Clinique Assistant, Service de pédopsychiatrie de l’Hôpital Necker Enfants Malades (Paris), Université René Descartes (Paris V). 1 Nom taïno de la Guadeloupe : île aux belles eaux.
2 des séismes. La première rencontre signifiante fut celle de la granmoun2 du peuple pédopsychiatrique. Elle lui raconta l’histoire de Karukera et sa parole de sage élabora les malédictions et les légendes. Par son truchement, le pédopsychiatre fit sa deuxième rencontre signifiante, celle du chef du peuple pédiatrique. Leurs vues convergeaient vers un idéal de pluralité, de transversalité et d’éthique dans le pays périnatal. La troisième rencontre signifiante, celle du gardien du sanctuaire universitaire et chef du peuple de la maternité, fut plus complexe. Il fallut qu’il survécût à l’épreuve de la clinique et qu’il démontrât que la réflexion institutionnelle pouvait conjurer les séismes et apaiser les vents mauvais. Le pédopsychiatre n’était plus isolé et il put dire nous lorsqu’il parlait de périnatalité aux Sibylles et aux Pythies administratives. Sous ces auspices, les différents peuples de la périnatalité purent commencer à se rassoir ensemble pour penser la clinique qu’ils partageaient. Il s’agissait d’analyse de pratiques, autour de cas cliniques transversaux, ayant transité par les différents territoires périnataux. Une aventure semblable avait déjà été tentée par d’autres ancêtres. Toutes les cases en portaient les débris, laissés par la puissance déchaînée du désinvestissement et de la chronicité. Voyant se lever les vents de la résistance institutionnelle et entendant le grondement, forcement sourd, des failles tectoniques, les alliés de la périnatalité durent poser clairement le cadre de ces rencontres, elles aussi très signifiantes : point de ripaille ordalique, point de totem, point de tabou, point de crucifixion, point de sacralisation. Ils en appelèrent au tissage d’un récit conjoint et à la construction d’un chant polyphonique autour de la rencontre des parents et des bébés, des patients et des soignants, et des soignants entre eux. Il s’agit moins de faire taire le volcan que de permettre un écoulement continu, rythmé et constructif de la lave institutionnelle, il fut moins question d’apprivoiser le vent que de comprendre les raisons de sa force et le sens de son souffle. Les peuples de la périnatalité se sentirent confortés par cette réflexion commune. De ce fait, les mouvements telluriques suivirent une dynamique constructive et certains, parmi eux notre pédopsychiatre, crurent que l’œil du cyclone3 s’était enfin posé sur Karukera. Le retour de la fée formation La légende courait que la fée formation s’était enfui de Karukera, toute courroucée. Les sages dirent qu’elle ne put souffrir que certains eurent voulu l’attacher à leur case, la ravir aux autres, alors que ses feux doivent briller pour tous. Le pédopsychiatre comprit mieux les réticences à la convoquer. Personne ne voulait l’appeler en son nom, de peur de recevoir sa foudre ou pire encore, craignant que l’appel se perde dans le vide. Le pédopsychiatre savait que sans les bonnes grâces de la fée formation, l’analyse de pratiques pouvait tomber de son propre poids, comme un corossol4 trop mûr tombe de son arbre. C’est alors que les alliés de la périnatalité, réunis en conseil, rédigèrent un projet commun de formation qu’ils proposèrent à leurs semblables et soumirent aux Pythies administratives. Ainsi, la fée voulut sourire à 2 Granmoun, terme créole dont la traduction immédiate est personne âgée et qui, par l’effet de transformations métonymiques, fait référence à une personne sage. 3 M. Bydlowski, « Le travail psychanalytique en maternité. L’œil du cyclone », in La dette de vie, Itinéraire psychanalytique de la maternité, PUF, Collection le fil rouge, Paris, 2002. 4 Fruit des Amériques, dont la chute est proverbiale.
3 Karukera et amena M. Bydlowski, hiérophante de la périnatalité. A cette rencontre tous les peuples furent conviés, aussi les non-hospitaliers, notamment ces nomades de la PMI qui traversaient tous les méandres de l’île, apportant leurs bons soins partout et conjurant l’isolement. Les peuples apportèrent leurs cas cliniques transversaux et partagèrent des concepts que la lave et les cyclones avaient malmenés. Cet échange raviva la flamme de l’éthique, de la pluridisciplinarité, de la prise en compte de la continuité entre le pré et le postnatal et de la prévention des troubles précoces du développement. La sorcière prédiction et le spectre du déterminisme linaire furent bannis de Karukera. Mais la clinique suscite toujours des mauvais esprits, qui se lèvent des failles entre les institutions et à l’intérieur de chaque service, qui créent des point aveugles par l’usure des dispositifs et qui empiètent sur la capacité de penser et de penser ensemble des peuples de la périnatalité. C’est dire le grand besoin de faire un bain démarré5, véritable toilette institutionnelle à assumer régulièrement. Le retour de la fée enseignement Tout le monde le sait, la fée formation a une sœur jumelle, la fée enseignement. Et comme Castor et Pollux, autres jumeaux célèbres, elles aiment aller partout ensemble. L’une s’installe où l’autre siège. Ce que l’une éclaire, l’autre le construit. Ce que l’une énonce, l’autre l’élabore, véritable tissage collectif du tissu institutionnel. Ainsi, les alliés de la périnatalité convoquèrent la fée enseignement par la création d’un Diplôme d’Université de Prévention, Dépistage et Soins des Troubles Précoces du Développement et pour l’occasion, le gardien du sanctuaire universitaire officia au cours de la cérémonie. L’enjeu était de taille, le partage d’un socle théorique et clinique commun permettant à tous les peuples de la périnatalité de comprendre le rôle et les compétences de l’autre, de porter un regard global sur les dyades et les triades et enfin, de redéfinir le rôle de chacun à l’intérieur d’un réseau. Tous les peuples y participèrent, apportant leur culture, leur savoir-faire et aussi leurs doutes et questionnements. Bien entendu, les querelles du passé voulurent s’inviter, mais diluées dans la construction institutionnelle, elles perdirent leur superbe. Cette alchimie délicate nécessita également un savant dosage d’ambassadeurs de l’autre côté de la mer. C’est que le tiers avait été avalé par la mer des Caraïbes, balayé par les cyclones et recouvert de lave institutionnelle. Ainsi, la formation et l’enseignement portaient la promesse d’une tiercéité retrouvée, au pays périnatal, dans la clinique quotidienne et à l’intérieur de chaque case. Le pédopsychiatre sollicita pour cette première le concours de ceux qui l’avaient formé. Ainsi, Gérard Schmit, Monique Bydlowski et Bernard Golse vinrent participer aussi bien à la formation et qu’à l’enseignement. C’est ainsi que la fonction paternelle et la bisexualité psychique sortirent de la grotte ou elles s’étaient réfugiées, et en peu engourdies se mirent à aider à penser et à panser la discontinuité, les clivages et même la persécution, cette faiseuse de cyclones, qui venait souvent faire du boucan dans les cases. 5 Cérémonie de purification effectuée le jour de l’an au bord d’une plage, où le corps est offert aux vagues par sept fois et frotté avec des herbes et des queues de morue.
4 Un nouveau souffle Le paysage périnatal se mit à changer. L’herbe poussait sur la lave et le vent ne fut plus une menace, mais un instrument de communication. Le sol semblait se stabiliser. Les pédiatres vinrent consulter chez les pédopsychiatres, qui firent partie de la vie institutionnelle de la maternité et de la réanimation néonatale. Le CAMSP6 du CHU de Pointe-à-pitre devint le quatre-chemins7 où les rencontres pouvaient se faire et la pensée pouvait circuler, librement. La PMI allait partout. Les peuples de la périnatalité invitèrent d’autres ambassadeurs de l’autre côté de la mer. Laurence Vaivre-Douret, Pierre Delion et Louis Vallée vinrent après les premières accalmies. Ce fut le tour de Véronique Abadie et d’Amina Yamgnane. Le travail institutionnel, la formation et l’enseignement changeaient les mentalités et apportaient un nouveau souffle. Néanmoins, les peuples de la périnatalité sentaient qu’il manquait quelque chose. Les forces de la nature humaine avaient déjà ravagé le pays. Chacun savait que les liens et les dispositifs étaient fragiles et demandaient à être soignés. Cette fragilité était ressentie avec plus intensité dans l’intervalle entre deux séances de formation/enseignement. C’est alors qu’un vent inattendu, de l’autre côté de la mer, vint souffler des idées nouvelles. Les alliés de la périnatalité partagèrent leurs sentiments avec Bernard Golse, de passage à Karukera en 2004. Quelle ne fut pas leur surprise lorsqu’il signifia que, confrontés à des questions et à des besoins similaires, les peuples périnataux de l’autre côté de la mer avaient éprouvé les mêmes sentiments et qu’il était probable qu’à l’échelle de la planète, les peuples de toutes les périnatalités devaient en faire autant. A Karukera l’on redoutait les cyclones, les tremblements de terre, ailleurs, l’on craignait la neige qui isole, le gel qui rend chronique ou le désert qui assèche la créativité. Partout, s’entendre avec le voisin relève de l’exploit, de la merveille et du mystère. Le pas que l’on esquisse vers l’Autre peut porter en lui l’ombre de l’intrusion, de la persécution, du non-accueil. S’exposer au regard de l’Autre comporte le double risque de montrer sa pratique et d’être vu dans ses fragilités. Aussi, les peuples de toutes les périnatalités semblent être très territoriaux, comme le crabe, qui pour ne pas lâcher son rocher termine dans le matété8. Au fait des vertus et des limites des fées formation et enseignement, Bernard Golse évoqua une autre fée qui avait un drôle de nom et était d’une nature inconnue : ce ne fut pas sans inquiétude que les peuples de périnatalité entendirent parler de l’association WAIMH francophone, qu’il avait fondée antan lontan9 avec Serge Lebovici, un grand ancêtre des pédopsychiatres. 6 En 2005, sous la chefferie du Dr. D. Ducosson, le CAMSP du Service de Pédopsychiatrie du CHU de Pointe-à- Pitre, comptait 120 enfants de moins de 2 ans dans sa file active, pour lesquels 700 actes avaient été réalisés. 7 Carrefour, lieu grandement connoté de la culture créole. Par la confluence des chemins, le quatre-chemins est le lieu où les rencontres se font et la destinée se joue. 8 Délicieux plat créole, à base de crabe, que l’on mange en famille, à pâques sur la plage. 9 Antan lontan, belle formulation créole pour signifier un passé lointain.
5 La naissance de la WAIMH Guadeloupe La surprise passée, les alliés de la périnatalité guadeloupéenne se mirent à kalkilé10 ses paroles. Une association WAIMH Guadeloupe pouvait fédérer les ressources locales et garder vivantes, au quotidien, la pensée et l’éthique. Elle pouvait être cette case commune à tous les peuples de la périnatalité, qui accueille leurs préoccupations et besoins propres. Enracinée en Guadeloupe, elle était un refuge pour envisager des passages vers l’autre côté de la mère. Elle constituait une passerelle sur l’Océan Atlantique, espace où la tiercéité, la fonction paternelle et la bisexualité psychique furent restaurées pour tous les peuples. Ainsi, émergea un bureau qui, en véritable poteau mitan11, définit ses statuts et trouva le juste milieu avec la WAIMH francophone. Comme partout ailleurs, la dialectique entre identité propre et appartenance à un groupe fut abordée : le lien qui construit peut aussi aliéner, aspect imparfait et foncièrement créateur chez l’humain. Comme partout, la réflexion autour du paiement fut riche. La gestation de la WAIMH Guadeloupe dura un an, temps nécessaire à la constitution d’une institution possédant plusieurs parents et plusieurs parrains et marraines. L’association WAIMH Guadeloupe proposa un voyage vers un espace transitionnel retrouvé où les peuples de la périnatalité pouvaient éprouver la malléabilité des objets scientifiques et institutionnels, partager une clinique commune et préserver la continuité de la pensée et de la tiercéité. Dany Ducosson, granmoun de la pédopsychiatrie présida le bureau, secondée par Henri Bataille, chef du peuple pédiatrique. Les rencontres bimensuelles de la WAIMH Guadeloupe devinrent proverbiales et, couplées à la formation et à l’enseignement, rythmèrent la vie de la périnatalité de Karukera. Partir n’est pas trahir Quatre ans s’étaient écoulés depuis l’arrivée du pédopsychiatre à Karukera. Il dû repartir de l’autre côté de la mer, pour une nouvelle tranche de vie. C’est que lui-même n’avait pas fini de se construire. A karukera, on savait dans toutes les cases que ces nomades venus de l’autre côté de la mer terminaient par s’en aller. Les ancêtres disaient bien qu’il ne fallait pas s’y attacher. C’est qu’à Karukera, la permanence de l’objet, la présence et l’absence, la constitution de l’objet interne institutionnel ont souffert de toutes les intempéries et de toutes des forces de la nature humaine. Les mauvais augures prédirent l’érosion de la WAIMH Guadeloupe, la désagrégation de la formation et de l’enseignement et la fin de l’analyse de pratiques. L’humanité ayant peu changé depuis Aristote, ce qui lui est naturel est le clivage, l’identification projective, le déploiement de la haine. Le lien, la construction, le partage, la réflexion, l’élaboration impliquent un surplus de travail, une action psychique rendant primaire ce qui est archaïque et secondarisant ce qui est primaire. Etait-il possible de conjuguer le verbe partir sans le décliner en trahison et abandon ? Après tout, les ambassadeurs de l’autre côté de la mer continuaient d’assurer leurs passages 10 Kalkilé, terme créole dont la traduction immédiate est calculer et qui, par l’effet de transformations métonymiques devient penser, soupeser et réfléchir. 11 Terme emprunt à l’architecture, infiltré par la créolité, définissant le pilier qui soutient la case traditionnelle.
6 tous les ans par Karukera. Allers et retours, réguliers, pleins de retrouvailles, d’invariants et de découvertes mutuelles, de nouveautés et d’enrichissements réciproques, c’était ce mouvement spiralé qui se dessinait depuis déjà quelques années et qui construisait le paysage périnatal. Ainsi, le pédopsychiatre pouvait devenir un ambassadeur, de Karukera et vers Karukera, enfant du pays et d’ailleurs, intime et tiers, ami et collègue. De cette manière, les alliés de la périnatalité de Karukera rejoignirent les alliés de la périnatalité francophone, purent composer autrement avec l’insularité, animèrent la vie scientifique, institutionnelle et culturelle avec la vitalité d’un oiseau foufou12 et éprouvèrent dans leur quotidien l’ivresse et la liberté des embruns marins. Comme un conteur créole, le pédopsychiatre put faire son récit une fois les effets du décollage13 passés, le temps que sa réflexion décantât l’émerveillement et la nostalgie, le temps aussi qu’il continuât de grandir de l’autre côté de la mer. Et comme un conteur créole, à la fin de son récit il lança un Yé-krik, avec l’espoir que les lecteurs des deux côtés de la mer lui répondissent Yé-krak14. 12 Le colibri, travailleur infatigable pour l’imaginaire créole. 13 Premier rhum matinal, permettant d’envisager la journée. 14 Formules par lesquelles le conteur créole signe avec son public le pacte de réception du récit. Il lance un Yé- krik pour s’entendre répondre un Yé-Krak.
Vous pouvez aussi lire