La pique, la plume et le coeur - Des liens entre mémoire, historiographie et politique - Presses Universitaires de ...
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Introduction La pique, la plume et le cœur Des liens entre mémoire, historiographie et politique Anne de Mathan « C’est quelque chose de grand que la puissance de la mémoire. Une sorte d’horreur me glace, ô mon Dieu, quand je pénètre dans cette multiplicité profonde, infinie ! Et cela, c’est mon esprit ; et cela, c’est moi-même. Que suis-je donc, ô mon Dieu ? quelle nature suis-je ? Variété vivante, puissante immensité ! Et voilà que je cours par les champs de ma mémoire ; et je visite ces antres, ces cavernes innombrables, peuplées à l’infini d’innombrables espèces, qui habitent par image, ISBN 978-2-7535-7702-2 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr comme les corps ; par elles-mêmes, comme les sciences ; par je ne sais quelles notions, quels signes, comme les affections morales qui, n’opprimant plus l’esprit, restent néanmoins captives de la mémoire, quoique rien ne soit dans la mémoire qui ne soit dans l’esprit. Je vais, je cours, je vole çà et là, et pénètre partout, aussi avant que possible, et de limites, nulle part ! Tant est vaste l’empire de ma mémoire ! Tant est profonde la vie de l’homme vivant de la vie mortelle » (saint Augustin, Les Confessions, chap. xvii). Dans ces Confessions, saint Augustin évoque magnifiquement le rapport des humains à leur mémoire et le plaisir que ceux-ci peuvent éprouver en partant à l’explo- ration de cette intimité. Sujet d’étonnement par ses performances tant que par les Mémoires de la Révolution française – Anne de Mathan (dir.) tours et détours de son fonctionnement quotidien, la mémoire est au cœur de nos existences, même si elle n’est pas l’apanage de la seule humanité. La recherche scienti- fique en sciences humaines, sociales et dures, montre que la mémoire qui désigne à la fois les activités de remémoration et les contenus de cette remembrance, et se trouve au fondement de l’ipséité des personnes, l’identité des groupes et l’adaptation des conduites, est un phénomène infiniment complexe. Sa machinerie biologique échappe encore à une connaissance totale, malgré les avancées les plus récentes en neuros- ciences qui prouvent que le cerveau ne stocke pas en un lieu spécifique des images cérébrales inertes 1. Les cinq types de mémoire – la mémoire opératoire à très court terme ; la mémoire sémantique qui est celle de la connaissance ; la mémoire épisodique des temporalités proches ; la mémoire procédurale qui est celle des automatismes et, enfin, la mémoire perceptive liée aux modalités sensorielles propres à chaque individu 1. Des publications transdisciplinaires proposent des regards croisés en philosophie et neurosciences, comme Francis Eustache, Jean-Gabriel Ganascia, Robert Jaffard, Denis Péchanski et Bernard Stiegler, Mémoire et oubli, Paris, Le Pommier, 2014. Pour une présentation des travaux des chercheurs de l’UMR-S 1077 INSERM- EPHE-UNICAEN Neuropsychologie et neuro-anatomie fonctionnelle de la mémoire humaine : Francis Eustache et Béatrice Desgranges, Les chemins de la mémoire, Paris, Le Pommier, 2010. 7
ANNE DE MATHAN – fonctionnent en effet en réseaux par échanges électriques entre les synapses de régions variables du cerveau. Divers facteurs tels que le sommeil, l’activité physique, mais aussi l’environnement social et culturel, conditionnent les processus de la mémoire. Celle-ci peut résulter une démarche plus ou moins délibérée ou spontanée, et produire des résultats plus ou moins précis. L’oubli apparaît moins comme le symptôme d’un échec, d’une faillite ou d’une menace sauf en cas de pathologique biologique et/ou psychologique, mais plutôt comme une condition de possibilité de la mémoire, un élément vital d’existence et de liberté 2. La mémoire est un phénomène individuel et social, puisque l’individu qui se souvient ne peut le faire que parce que son existence s’épanouit dans des cadres familiaux et sociaux qui favorisent ce type de relations avec l’altérité au mode passé. Cette sorte particulière des activités humaines – qui existe, quoique sous des formes un peu différentes, chez les animaux, lesquels sont des sujets sensibles, aux capacités mémorielles variables selon les espèces – concerne à la fois les sphères du public et du privé : elle peut s’exercer dans l’intimité la plus personnelle, ou advenir dans des commémorations publiques très larges et médiatisées générant des sentiments d’appartenance collective ; elle peut concerner des individus ou des groupes, transmettre des traditions, des figures positives ou négatives, de hauts faits comme des vilenies, des objets et des lieux. La mémoire entretient encore un commerce particulier avec la vérité : elle peut être exacte, enjolivée, noircie ou inventée ; elle peut être consensuelle ou discutée. Elle a aussi à voir avec les modalités de l’insertion sociale, capable qu’elle est d’émanciper ou d’enfermer. Elle entretient enfin un lien étroit avec ISBN 978-2-7535-7702-2 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr l’histoire. Mémoire vive, car triste legs laissé aux victimes d’oppression ou de violences individuelles ou collectives, ou encore patrimoine de l’orgueil généalogique, outil de domination de groupes familiaux puissants ou de castes sociales dirigeantes dont elle contribue à perpétuer les privilèges, produit d’un intérêt politique, social ou commer- cial, elle est souvent opposée à l’histoire. Elle désigne en effet un rapport affectif au cœur des constructions identitaires individuelles et collectives, dont l’énonciation et la reconnaissance peuvent s’avérer enjeux de souffrance ou de plaisir, d’assujettissement ou de libération. L’histoire, champ disciplinaire défini par des procédures scientifiques, dit en revanche établir un discours savant aux protocoles précis tels que l’exhaustivité Mémoires de la Révolution française – Anne de Mathan (dir.) de la documentation, le croisement et la critique des sources. La fiabilité de cette mise en récit du passé réside dans son caractère vérifiable et référencé, et dans un usage réflexif de la critique historiographique. Si la mémoire, à la fois capacité naturelle et activité sociale, est aussi ancienne que l’espèce humaine, l’histoire naît avec la naissance de l’écriture qui permet la conser- vation de l’information autour du ve siècle avant notre ère, du projet d’éterniser la mémoire pour retenir la connaissance les temps révolus. Ainsi Hérodote de Thourioï présente dans la première phrase de son Enquête « ses recherches, pour empêcher que ce qu’ont fait les hommes, avec le temps, ne s’efface de la mémoire, et que de grands et merveilleux exploits, accomplis tant par les barbares que par les Grecs, ne cessent d’être renommés ; en particulier, ce qui fut cause que Grecs et barbares entrèrent en guerre les uns contre les autres 3 ». L’imaginaire mythologique distingue ces deux formes du rapport au passé : si la muse de l’histoire, Clio, est fille de Mnémosyne, la 2. Voir la nouvelle de Luis Borgès, Funès ou la mémoire, Œuvres complètes (1993), Paris, Gallimard, 2010, p. 510-517, mais surtout Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000. 3. Hérodote, Histoires, trad. Philippe Legrand, Paris, Belles Lettres, 2003. 8
INTRODUCTION divinité de la mémoire – une titanide qui invente le langage et donne naissance aux neuf muses, fruits de ses neuf nuits passées avec Zeus – la première gagne progressive- ment son autonomie vis-à-vis de la seconde. Elle s’en éloigne par le souci d’embrasser une temporalité plus large que les quelques générations dont une mémoire d’homme peut conserver le souvenir. L’histoire n’est pas pour autant le passé. Différente de l’Histoire, « terme par lequel on a pris l’habitude de désigner le mouvement général des sociétés 4 », elle est une création, la construction d’un récit sur le passé à partir de l’interprétation des traces laissées par ce passé. Ce processus est dynamique, parce qu’il suppose la collecte de l’information, l’analyse de celle-ci selon des procédures peu à peu clarifiées par la communauté scientifique des historiens qui se reconnaissent et sont reconnus comme tels dans leurs sociétés. Elle suppose l’érudition, mais le rapport entretenu avec les histoires produites dans le passé n’est pas celui de la servi- lité. Les historiens n’ont pas à répéter, ni révérer, mais – dans le respect élémentaire des règles de civilité à l’égard des membres passés et présents de la communauté des historiens – il leur faut innover, inventer, faire preuve d’imagination, pour apporter de la nouveauté dans les sources, les méthodes, à un récit du passé qui « vise à comprendre ce qu’il a été et donc ce qu’il est devenu 5 ». L’histoire – mise en intrigue du passé par des historiens reconnus comme tels – et la mémoire – universellement partagée entre tous les hommes et tous les groupes sociaux, en des pratiques qui reflètent leurs structures – sont deux modes différents d’actuali- sation du passé dans le présent et d’information du présent par le passé. Elles entre- ISBN 978-2-7535-7702-2 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr tiennent toutefois un certain commerce, ne serait-ce que parce qu’elles visent un même objet, à savoir ce qui est révolu 6. L’histoire, telle qu’elle est produite par les historiens, a pour vocation de devenir de la mémoire pour les élèves et les étudiants qui auront à l’apprendre, afin de la connaître et d’apprendre éventuellement à la faire. La mémoire, vécue ou transmise, peut aussi devenir de l’histoire si les historiens la soumettent, comme leurs autres objets, à leurs protocoles habituels de documentation – croisement de sources, contextualisation, analyse critique et comparaison érudite – qu’ils s’intéressent à des questions telles que le souvenir de la mémoire laissée par la révolte des Camisards dans le Languedoc au début du xviiie siècle, la Révolution française en Vendée, ou Mémoires de la Révolution française – Anne de Mathan (dir.) encore les représentations contrastées qui entourent certains personnages ou aspects de la Révolution française 7. La manière dont la mémoire est célébrée en pratique 8, initiée par 4. Henri Rousso, Face au passé. Essais sur la mémoire contemporaine, Paris, Belin, 2016, p. 12. 5. Ibid., p. 12-13. 6. Jacques Revel, « Histoire versus mémoire aujourd’hui en France », French Politics, Culture and Society, no 18 ; 2000-1, p. 1-12. 7. Philippe Joutard, La légende des Camisards. Une sensibilité au passé, Paris, Gallimard, NRF, 1977, et Ces voix qui nous viennent du passé, Paris, Hachette, 1983 ; Jean-Clément Martin, La Vendée de la Mémoire, 1800-1980, Paris, Éditions du Seuil, 1989 ; Une région nommée Vendée, entre politique et mémoire, xviiie-xxe siècle, La Crèche, Geste, 1996 ; « La Vendée, région-mémoire », in Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984, t. I, p. 519-534 ; « Histoire, mémoire et oubli. Pour un autre régime d’historicité », RHMC, no 47, t. IV, octobre- novembre 2000, p. 783-804 ; La Vendée et la Révolution : accepter à mémoire pour écrire l’histoire, Paris, Perrin, 2007 ; Michel Biard, Collot d’Herbois. Légendes noires et Révolution, Lyon, PUL, 1995 ; Guillaume Mazeau, Le bain de l’histoire : Charlotte Corday et l’attentat contre Marat, 1793-2009, Seyssel, Champ Vallon, 2009 ; Marc Bélissa et Yannick Bosc, Robespierre. La fabrication d’un mythe. Paris, Ellipses, 2013 ; Jean-Clément Martin, Robespierre. La fabrication d’un monstre, Paris, Perrin, 2016 ; Annie Duprat (dir.), Révolutions et mythes identitaires. Mots, violences, mémoire, Paris, Nouveau Monde, 2009. 8. Mona Ozouf, La fête révolutionnaire, Paris, Gallimard, 1976 ; Rosemonde Sanson, Les 14 juillet, 1789-1795. Fête et conscience nationale, Paris, Flammarion, 1976 ; Pascal Ory, Une nation pour mémoire. 1889, 1839, 1989, trois jubilés révolutionnaires, Paris, Presses de la FNSP, 1992. 9
ANNE DE MATHAN le volontarisme étatique 9, ou modelée par un enseignement de l’histoire pouvant servir à la fabrique d’un roman national 10, peut elle-même faire l’objet de travaux à la croisée de l’histoire politique et culturelle. Les historiens, spécialistes du passé, mais inscrits dans le présent de leurs ancrages sociaux et académiques, ont enfin une mémoire disciplinaire de leurs pratiques épistémologiques et herméneutiques qui peut elle-même devenir de l’his- toire – l’histoire de l’histoire, c’est-à-dire l’historiographie 11 – par le regard réflexif qu’ils peuvent tourner sur leurs propres activités afin d’élucider la manière dont les conditions de production de leur exercice professionnel et leur insertion sociale déterminent l’his- toire qu’ils produisent 12. Au crépuscule d’une belle carrière, il arrive aussi qu’ils s’essayent à la publication de Mémoires 13. Les représentations du passé constituant un des éléments de la fabrique des identités 14, il peut enfin être tentant pour des entrepreneurs de cause 15 – qu’elles soient politiques, communautaires, voire commerciales – d’intervenir dans la chaîne de production de la mémoire, afin de l’entretenir parfois presque religieusement, ce qui empêche l’oubli en grevant les capacités à la projection dans un ailleurs ou à la production de l’avenir 16. Il peut aussi s’agir de la brouiller pour la réorienter 17, mais aussi de l’occulter pour en affaiblir les porteurs, et encore de la dresser contre d’autres mémoires venues d’identités concurrentes ou de projets antagonistes 18, ou même de l’inventer pour fonder et nourrir des traditions factices 19. Ainsi l’intérêt et la politique ne sont-ils souvent pas loin de la mémoire, voire de l’histoire. L’ouverture d’une démarche d’histoire de la mémoire suppose donc un préliminaire réflexif de clarification à cet égard. ISBN 978-2-7535-7702-2 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr 9. Johann Michel, Gouverner les mémoires, Les politiques mémorielles en France, Paris, PUF, 2010 ; Sarah Gensburger, Les justes de France. Politiques publiques de la mémoire, Paris, Presses de la FNSP, 2010 ; Sébastien Ledoux, Le devoir de mémoire. Une formule et son histoire, Paris, CNRS Éditions, 2016 ; Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc, À quoi servent les politiques de mémoire ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2017. 10. Suzanne Citron, Le mythe national. L’histoire de France en question (1987), Paris, Éditions de l’Atelier, 2017 ; Corinne Bonafoux, Laurence de Cock-Pierrepont et Benoît Falaize, Mémoires et histoire à l’École de la République. Quels enjeux ?, Paris, Armand Colin, 2007 ; Laurence de Cock et Emmanuelle Picard, La fabrique scolaire de l’histoire. Illusions et désillusions du roman national, Marseille, Agone, 2012 ; Jean-Noël Jeanneney, Le récit national. Une querelle française, Paris, Fayard, 2017. 11. Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies, t. I : Concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010, p. 79-85. Mémoires de la Révolution française – Anne de Mathan (dir.) 12. Pierre Nora (dir.), Essais d’ego-histoires, Paris, Gallimard, 1987 ; Pierre Nora et Patrick Boucheron, Maurice Agulhon. Mes ego-histoire, Paris, Gallimard, 2015. 13. Claude Mazauric, Au bord de l’abîme, Paris, Arcane 17, 2016 ; Michel Vovelle, La bataille du Bicentenaire de la Révolution française, Paris, La Découverte, 2017. 14. La vivacité des réactions suscitées par les choix effectués dans Patrick Boucheron (dir.), Histoire mondiale de la France, Paris, Éditions du Seuil, 2017, en est l’illustration. 15. Erik Neveu, « L’approche constructiviste des “problèmes publics”. Un aperçu des travaux anglo-saxons », Études de communication, no 22, 1999, p. 41-58 ; Sociologie politique des problèmes publics, Paris, Armand Colin, 2015. 16. Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire et l’oubli, op. cit. ; François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Éditions du Seuil, 2003 ; Henry Rousso et Éric Conan, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 2013. 17. Laurence de Cock, Fanny Madeline, Nicolas Offenstadt et Sophie Wahnich, Comment Nicolas Sarkozy écrit-il l’histoire de France, Marseille, Agone, 2008. 18. François Hartog et Jacques Revel (dir.), Les usages politiques du passé, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001 ; « Les usages publics du passé en temps de présentisme », Sociologies pratiques, no 29, 2014/2, p. 11-17 ; Claire Andrieu, Marie-Claire Lavabre et Danielle Tartakowsky, Politiques du passé. Usages politiques du passé dans la France contemporaine, Aix-en-Provence, PUP, 2006 ; Maryline Crivello, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt, Concurrences des passés. Usages politiques du passé dans la France contemporaine, Aix-en-Provence, PUP, 2006. Isabelle Veyrat-Masson et Pascal Blanchard, Les guerres de mémoire. Enjeux politiques, controverses historiques, stratégies médiatiques, Paris, La Découverte, 2008. 19. Eric Hobsbawm, « Inventer des traditions », Enquête, 1995-2, p. 171-189 ; Eric Hobsbawm et Terence Ranger, The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, et L’invention de la tradition, trad. Christine Vivier, Paris, Éditions Amsterdam, 2006. 10
INTRODUCTION Les flux entre mémoire, histoire et politique pulsent à des rythmes différents dans l’organisme de la vie politique et intellectuelle française, selon les circonstances et les époques. Aux lendemains de la séquence 1789-1815 et pendant une bonne partie du xixe siècle, la mémoire de la Révolution française se montre non seulement discontinue 20, apparaissant et disparaissant par alternances d’éclipses et d’éruptions, mais en outre hémiplégique, car scrutée seulement par quartiers, face sombre ou éclairée. La restauration de la royauté sous les règnes des frères cadets de Louis XVI pratique une damnatio memoriae à l’encontre de certains révolutionnaires, par l’exil infligé à plus de 200 Conventionnels régicides 21, ou l’interdiction pour ces derniers de l’éloge funèbre, comme Antonelle, chevalier sous l’ancien régime, député jacobin à la Législative, juré du tribunal révolutionnaire de Paris en l’an II, acteur de la conjuration des Égaux avec Gracchus Babeuf 22. Cette monarchie en quête de légitimation construit en revanche les cadres – en forme de bois de guillotine – d’une mémoire victimaire, célébrant les martyrs de la Révolution, notamment par l’obligation légale du deuil expiatoire et perpétuel de Louis XVI avec la loi du 19 janvier 1816. Si les entrepre- neurs de mémoire contre-révolutionnaire – clergé intransigeant et députés ultras – ont de beaux jours devant eux et contribuent à façonner un imaginaire 23 réactionnaire, la transmission familiale de la mémoire de la Révolution française par les survivants, les veuves, les fils et filles, les frères et sœurs de victimes, ne véhicule pas systéma- tiquement une image négative. C’est ce que montre l’exemple de Claire de Duras, fille d’Armand-Guy Coëtnempren, comte de Kersaint et vice-amiral de France sous ISBN 978-2-7535-7702-2 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr l’ancien régime, député girondin à la Législative et à la Convention, guillotiné le 4 décembre 1793 pour un fédéralisme tout à fait imaginaire 24. Âgée de 16 ans lors de l’exécution paternelle, la jeune fille émigre avec sa mère aux États-Unis, en Suisse puis en Angleterre où elle épouse le ci-devant et fortuné comte de Durfort. Le couple rentre en France sous la Restauration et s’établit en Touraine où il achète le château d’Ussé. Les courts et délicats romans que cette amie de Chateaubriand publie dans les années 1820 – Ourika, Édouard, et Olivier ou le secret 25 – consistent en une condamnation des préjugés sociaux hérités de l’ancien régime quant à la couleur de la peau, la liberté féminine ou le commerce amoureux entre noblesse et roture, et témoignent, malgré Mémoires de la Révolution française – Anne de Mathan (dir.) un environnement social et culturel où le souvenir de la Révolution française était peu goûté, d’une forme de fidélité aux principes éclairés de liberté et d’égalité entre les êtres, et au progressisme des girondins. 20. Emmanuel Fureix, « Une transmission discontinue. Présences sensibles de la Révolution française, de la Restauration aux années 1830 », in Sophie Wahnich (dir.), Histoire d’un trésor perdu. La transmission de l’événement révolutionnaire, 1789-2012, Paris, Les Prairies ordinaires, 2013, p. 149-194. 21. Sergio Luzzatto, « Un futur au passé. La Révolution dans les Mémoires des Conventionnels », Annales historiques de la Révolution française, no 278, 1989-1, p. 455-475 ; Mémoire de la Terreur. Vieux Montagnards et jeunes Républicains au xixe siècle, Lyon, PUL, 1991 ; Michel Biard, Hervé Leuwers et Philippe Bourdin, Déportations et exils des Conventionnels, Paris, SER, 2018. 22. Pierre Serna, Antonelle, aristocrate révolutionnaire, Arles, Actes Sud, 2017 (1996). 23. Florence Lotterie, Sophie Lucet et Olivier Ritz organisent depuis 2016 un séminaire intitulé Imaginaires de la Révolution de 1789 à aujourd’hui, à l’université Paris 7-Diderot. 24. Anne de Mathan, « Le vice-amiral comte Armand de Kersaint, député girondin à la Convention : mutant social ou figure ordinaire en Révolution ? », in Éric Francalanza (dir.), De la Révolution à la Restauration, Claire de Duras (Brest 1777, Nice 1828), une femme de lettres et de pouvoir, Brest, 27 et 28 novembre 2014, à paraître. 25. Claire de Duras, Ourika. Édouard. Olivier ou le secret, éd. Bénédicte Diethelm, préface de Marc Fumaroli, Paris, Folio, 2007. 11
ANNE DE MATHAN Le passé proche de la Révolution française suscite de la part des survivants et descen- dants une appétence manifeste qui se marque à la fois dans la rédaction d’un grand nombre de mémoires 26, mais aussi dans le succès éditorial de collections telles que celle de Barrière et Berville 27, ou celle des frères Baudouin, au point que Pierre Nora a pu parler de « déluge » de mémoires 28. Les mémorialistes écrivent souvent pour revivre une époque haute en couleurs où ils pensent avoir inscrit leur trace dans l’histoire, et décrire leur sentiment de « protagonisme 29 ». Ils entendent publier leur témoignage, réparer leur image publique, poursuivre les combats d’une Révolution qui n’est pas terminée, ou fournir des matériaux à l’histoire, sans prétendre produire de l’histoire 30. Les éditeurs Barrière et Berville contribuent, par l’éclectisme de leur catalogue, au débat sur le sens de l’événement révolutionnaire et à la transformation de ces mémoires affrontées en histoire. Leur profession d’apolitisme est une position idéologique par l’équivalence accordée à ces discours concurrents d’interprétation de l’événement, et cette dépolitisation dit la méfiance éprouvée face à l’utopie politique en général et au processus révolutionnaire en particulier. Toute une grammaire symbolique d’idéaux, de signes, de systèmes interprétatifs qui réapparaissent de loin en loin dans les explosions révolutionnaires du xixe siècle, montre enfin que cette mémoire demeure vivante et active, par-delà des moments de latence, avant que les IIIe, IVe et Ve Républiques ne recyclent ces provisions institutionnelles, sémantiques et iconographiques dans leurs magasins référentiels en perpétuel réagencement. Les recherches sur la mémoire s’inscrivent aussi irrégulièrement dans l’histoire. ISBN 978-2-7535-7702-2 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr Aux tournants des xixe et xxe siècles, le philosophe Henri Bergson ouvre des interro- gations pionnières sur les rapports, dans la complexe machine humaine, entre Matière et mémoire 31. L’ambition proustienne tend à embrasser la totalité du temps vécu afin de trouver la clé d’une vie qui trouve son sens dans la vocation littéraire 32. Freud postule l’existence d’une mémoire propre à l’inconscient, qui cherche des occasions de passer en contrebande la frontière du contrôle conscient et de contourner le refoulement éventuel. Il montre que la cure analytique prépare l’opération cathartique qui rend 26. Natalie Petiteau, Écrire la mémoire. Les mémorialistes de la Révolution et de l’Empire, Paris, Les Indes savantes, 2012. Mémoires de la Révolution française – Anne de Mathan (dir.) 27. Anna Karla, « Éditer la Révolution sous la Restauration : la collection “Barrière et Berville” », in Sophie Wahnich (dir.), Histoire d’un trésor perdu, op. cit., p. 129-146 ; Revolution als Zeitgeschichte. Die «Collection des Mémoires relatifs à la Révolution française» (1820-1830) zwischen Geschichtsmarkt, Ereigniserzählung und Restaurationskonsens, thèse en codir. Wolfgang Hardtwig (université Humboldt, Berlin) et Michael Werner (EHESS), 2013 ; « Mémoire et mémoires de terreur », in Michel Biard et Hervé Leuwers (dir.), Visages de la Terreur. L’exception politique de l’an II, Paris, Armand Colin, 2014, p. 211-221. 28. Pierre Nora, « Les mémoires d’État, de Commynes à De Gaulle », in Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, t. I : La Nation, Paris, Gallimard, 1986, p. 357. 29. Haïm Burstin, « Le “protagonisme” comme facteur d’amplification de l’événement : le cas de la Révolution française », in L’événement, Aix-en-Provence, PUP, 1986, p. 65-75 ; « La biographie en mode mineur : les acteurs de Varennes, ou le “protagonisme” révolutionnaire », RHMC, no 57, 2010-1, p. 7-24 ; Révolutionnaires. Pour une anthropologie politique de la Révolution Française, Paris, Vendémiaire, 2013 ; Quentin Deluermoz et Boris Gobille (dir.), Politix, no 112 : Protagonisme et crises politiques, 2015, et particulièrement, leur introduction, « Protagonisme et crises politiques. Individus “ordinaires” et politisations “extraordinaires” », p. 9-29 ; ainsi que le débat sur « Protagonisme et crises politiques : histoire et sciences sociales. Retours sur la Révolution Française et février-juin 1848 » avec Haïm Burstin, Ivan Ermakoff, William H. Sewell et Timothy Tackett, p. 131-165. 30. Anne de Mathan, Histoires de Terreur. Les mémoires d’Armand Cholet et Honoré Riouffe, Paris, Honoré Champion, 2014. 31. Henri Bergson, Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit, Paris, Félix Alcan, 1898. 32. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu : du côté de chez Swann, Paris, Grasset, 1913 ; À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, coll. « NRF», 1918 ; Le côté de Guermantes, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1921-1922 ; Sodome et Gomorrhe, Paris, Gallimard, coll. « NRF», 1922-1923 ; Albertine disparue, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1925 ; Le temps retrouvé, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1927. 12
INTRODUCTION accessible à la conscience l’existence et les objets de cette mémoire ignorée, et libère de son activité délétère 33. Le sociologue Maurice Halbwachs pose la dimension sociale de la mémoire, et construit le concept de mémoire collective 34. Ces éclaireurs paraissent dans un premier temps peu suivis, même si Marc Bloch prête une grande attention aux phénomènes de la mémoire dans Les rois thaumaturges 35. Dans les années cinquante, des chantiers novateurs sont ouverts par le recours de l’histoire à de nouvelles sources, tels que l’Oral History par les universités de Berkeley, Columbia et Los Angeles, ou la collecte de récits de vies ouvrières à Essex en Grande-Bretagne. En France, Philippe Joutard commence à l’été 1967 son enquête sur la tradition orale laissée dans les Cévennes par la guerre des Camisards au début du xviiie siècle sous le règne finissant de Louis XIV 36. Ce sont les témoignages sur l’indicible génocidaire durant la Seconde Guerre mondiale qui placent la mémoire au cœur des sociétés contemporaines 37. Les historiens se montrent d’abord réticents face à ces sources nouvelles, soulevant des difficultés méthodologiques et éthiques inédites. Quelques numéros spéciaux paraissent dans des revues spécialisées, tels que « Tragédie de la déportation (1940-1945). Témoignages des survivants des camps de concentra- tion allemands » dans le Bulletin de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie de l’enseignement public en mars 1955, ou l’article de François Delpech sur « la persécu- tion nazie et l’attitude de Vichy », en mai-juin 1979 dans la même revue. Puis les histo- riens dépassent leurs préventions à l’égard de ces témoignages aussi difficiles à formuler qu’à recevoir et soumettre au crible de la critique méthodique. Ils s’emparent de ces mines documentaires, comme le montre la soutenance de la thèse d’Olga Wormser- ISBN 978-2-7535-7702-2 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr Migot, Essai sur les sources de l’histoire concentrationnaire nazie 38, bien qu’aujourd’hui corrigée, et modifient la lecture de cette période à la suite de la traduction en français en 1973 du livre de Robert Paxton, Vichy France: Old Guard and New Order. Le feuil- leton télévisuel américain Holocauste, réalisé par Marvin Chomsky en 1978, narrant la destinée d’une famille de la bourgeoisie juive allemande durant la Seconde Guerre mondiale, dans lequel bien des survivants ne reconnaissent pas leur histoire, encourage le besoin de témoigner et de conserver ces dépositions. Le programme de l’université de Yale – Fortunoff Video Archive for Holocaust Testimonies – inaugure la collecte de la Mémoires de la Révolution française – Anne de Mathan (dir.) parole des rescapés, recueillant 3 600 témoignages sur 10 000 heures d’enregistrement. Aucun historien ne figure dans l’équipe d’origine, mais Annette Wiervorka, alors doctorante en histoire contemporaine, fonde l’Association Témoignages pour mémoire avec la psychologue Régine Wainstrater pour relayer cette entreprise en France 39. Le cinéaste Claude Lanzmann, acceptant l’irreprésentabilité du génocide, réhabilite 33. Sigmund Freud, La naissance de la psychanalyse. Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1902, trad. Anne Berman, Paris, PUF, 2009 (1969) ; Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 2004 (1901) ; L’interprétation des rêves, trad. Ignace Meyerson, Paris, PUF, 1967 (1900) ; Cinq leçons sur la psychanalyse, trad. Yves Le Lay et Samuel Jankélévitch, Paris, Payot, 2004 (1910). Élisabeth Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France, Paris, Fayard, 2 vol., 1994, et Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre, Paris, Éditions du Seuil, 2014. 34. Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Alcan, 1925 ; La Mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997 (1950). 35. Marc Bloch, Écrits de guerre, 1914-1918, éd Étienne Bloch, introduction Stéphane Audouin-Rouzeau, Paris, Armand Colin, 1997 ; Les rois thaumaturges. Études sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, Strasbourg/Paris, Istra, 1924. 36. Philippe Joutard, La légende des Camisards, op. cit. 37. Annette Wierworka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Paris, Hachette, 2003 (1991). 38. Olga Wormser-Migot, Essai sur les sources de l’histoire concentrationnaire nazie, Lyon, INRP, 1972. 39. Voir Annette Wieviorka, L’ère du témoin, Paris, Hachette, 2002, et Régine Waintrater, Sortir du génocide pour réapprendre à vivre, Paris, Payot, 2003. 13
ANNE DE MATHAN la voix comme seule voie capable de rendre compte de l’horreur concentrationnaire, et présente un grand nombre d’entretiens au cœur de son film documentaire Shoah (1985). La Fondation des archives de l’histoire audiovisuelle de la Shoah, financée par la levée de fonds menée par l’équipe du cinéaste Steven Spielberg et destinée à la documentation du film La Liste de Schindler (1993), opère un changement d’échelle de la collecte, en rassemblant plus de 50 000 témoignages accessibles dans les musées et mémoriaux de la Shoah. La constitution de ces collections inaugure une véritable « révolution mémorielle 40 » libérant la mémoire en des proportions telles que, hier indicible et inaudible, car relevant d’une insoutenable barbarie, la mémoire a été spectaculairement revalorisée. D’abord source à passer nécessairement au crible de la critique des historiens – en une opération pas toujours aisée tant elle peut concerner des affects ou des trauma- tismes inscrits au plus profond de l’intimité des dépositaires, et mettre en difficulté les historiens par la quasi-impossibilité de l’épreuve du doute et de la vérification, ou par les résonnances personnelles que suscitent ces mémoires dans leurs sensibilités – elle suscite bientôt un fort engouement pour elle-même. Cette mode de la mémoire se manifeste par la vogue de récits de vie d’autre- fois en littérature 41, par l’intérêt porté aux cultures populaires 42 en histoire dans les années 1970, par le développement de l’anthropologie historique et de l’ethnohistoire à la recherche des mémoires collectives, ou encore la recherche individuelle des racines par la généalogie 43 mais aussi par les politiques publiques de patrimonialisation du passé et l’inflation commémorative, par l’exploitation commerciale dans l’industrie ISBN 978-2-7535-7702-2 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr du loisir 44, les « marronniers » passéistes des numéros spéciaux dans la presse écrite, la mode du « retro », puis du « vintage » dans l’habillement et la décoration intérieure, l’argument commercial de l’antan dans le grand commerce alimentaire, à l’instar du yaourt « La Laitière » vendu à partir de 1973 sous l’argument du tableau éponyme peint par Vermeer en 1658. Les usages politiques et commerciaux de la mémoire qui contribuent à fabriquer des identités régionalistes 45 ou communauristes, ne vont pas sans susciter questionnements et résistances 46, quand ils aboutissent à des guerres de mémoire 47 et à des injonc- Mémoires de la Révolution française – Anne de Mathan (dir.) tions légales à travers des lois mémorielles qui édictent un devoir de mémoire court- circuitant les processus critiques et érudits de l’histoire 48. Ces politiques mémorielles 40. Patrick-Michel Noël, « Entre histoire de la mémoire et mémoire de l’histoire : esquisse de la réponse épistémo- logique des historiens au défi mémoriel en France », Conserveries mémorielles. Revue transdisciplinaire, 2011-9 : Les représentations du passé : entre mémoire et histoire, [https://cm.revues.org/820]. 41. Pierre-Jakez Hélias, Le cheval d’orgueil, Paris, Plon, coll. « Terre humaine », 1975 ; Serge Grafteaux, Mémée Santerre, une vie, Paris, Éditions du Jour, 1975. 42. Dominique Pasquier, « La “culture populaire” à l’épreuve des débats sociologiques », Hermès. La Revue, no 42 : « Peuple, populaire, populisme », 2005/2, p. 60-69. 43. Isabelle Luciani et Valérie Pietri (dir.), L’incorporation des ancêtres. Généalogie, construction du présent du Moyen Âge à nos jours, Aix-en-Provence, PUP, 2016. 44. Jean-Clément Martin et Charles Suaud, Le Puy du Fou, en Vendée. L’histoire mise en scène, Paris, L’Harmattan, 1996. 45. Jean-François Bayart, L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996 ; Laurent Le Gall et Jean-François Simon (coord.), « La Bretagne par intérêt », Ethnologie française, no 42, 2012-4 : « Modernités à l’imparfait », p. 771-786. 46. Philippe Joutard, « La tyrannie de la mémoire », L’Histoire, no 221, 1998, p. 98 ; Régine Robin, La mémoire saturée, Paris, Stock, 2003. 47. Isabelle Veyrat-Masson et Pascal Blanchard, Les guerres de mémoire, op. cit. 48. Lois Gayssot pénalisant la contestation des crimes contre l’humanité (13 juillet 1990) et Taubira reconnaissant la traite et l’esclavage comme crime contre l’humanité (21 mai 2001). Cf. Johann Michel, Gouverner les mémoires, op. cit. 14
INTRODUCTION révèlent l’impuissance de l’action politique dans le présent et la difficulté de la projec- tion dans l’avenir 49, et visent à restaurer le sentiment d’appartenance à la communauté nationale par le partage d’une mémoire commune au travers d’un roman national, sans rapport avec une histoire plus complexe, conflictuelle, hybride et bigarrée que les vendeurs de prêt-à-voter ne paraissent parfois le souhaiter. Ce « mnémotropisme massif et impérieux 50 » bat en brèche la crédibilité des historiens dont le discours se trouve concurrencé par des témoins qui donneraient à voir une réalité plus vraie, car intimement vécue, en même temps que se diffuse la défiance vis-à-vis de l’histoire dite « savante » qui désincarnerait le passé, et que se généralise l’indifférenciation à la crédibilité des énoncés. Cette compulsion mémorielle ébranle la fonction sociale des historiens, régisseurs du temps, dont la mission consistait à permettre l’inscription du passé dans le présent et à jeter un pont vers l’avenir 51. Elle inaugure un nouveau régime d’historicité, en rupture avec la prégnance de la catégorie du futur comme horizon du progrès dans les cadres de la pensée occidentale. Ce « présentisme » diagnostiqué par François Hartog soumet, par l’économie médiatique et la tyrannie des réseaux sociaux, le présent à une historicisation instantanée qui le rend passé sans être vraiment vécu 52 tandis que le passé est perpétuellement reconduit par une mémoire affective, sans tri ni critique, qui encombre et asphyxie 53. Ce passé mou, sans forme ni signification, procède par sédimentation, accumulant d’anxiogènes sables mouvants qui retiennent l’écou- lement du temps, empêchent la jouissance du présent et la projection dans un futur qui connaît la crise et qui, par la faillite de l’action politique, n’apparaît plus désirable. ISBN 978-2-7535-7702-2 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr Des historiens ont voulu réagir au défi mémoriel en explorant deux voies majeures afin de relégitimer leurs pratiques professionnelles. Réaffirmant l’histoire comme discours d’autorité sur le passé, de nouvelles structures ont été organisées, comme l’Institut d’histoire du temps présent fondé en 1978 et dirigé par François Bédarida, et un nouveau chantier de recherche a été lancé, celui de l’histoire de la mémoire. Jacques Le Goff 54 a ainsi montré à propos de la mémoire, ancestrale pratique d’enco- dage d’un savoir par la stéréotypie, la possibilité de ses usages politiques et religieux, à travers le culte impérial, mais aussi la définition d’une orthodoxie et d’une liturgie Mémoires de la Révolution française – Anne de Mathan (dir.) catholiques. Après des siècles d’itération mnémonique durant le Moyen Âge dans le rapport aux morts, à la religion, aux puissants, voire au savoir, la découverte de l’imprimerie marque un tournant majeur dans l’histoire de la mémoire qui s’exter- nalise et démocratise l’accès au savoir – révolution qui n’est sans doute que petite monnaie face au partage des stocks infinis que représente internet pour les hommes augmentés du xxie siècle – et encourage les aptitudes intellectuelles critiques et créatrices. La mémoire des morts s’étiole dans les pratiques religieuses et culturelles du xviiie siècle 55. La Révolution française fonde un nouveau référentiel de sacralité 56 et utilise la commémoration dans une pédagogie civique destinée à fabriquer une 49. Sébastien Ledoux, Le devoir de mémoire, op. cit. 50. Joël Candau, Anthropologie de la mémoire, Paris, Armand Colin, 2005. 51. François Bédarida, « L’historien, régisseur du temps ? Savoir et responsabilité », Revue historique, no 122, 1998/1, p. 3-24. 52. François Hartog, Régimes d’historicité, op. cit. 53. Régine Robin, La mémoire saturée, op. cit. 54. Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1988 (1986). 55. Michel Vovelle, Piété baroque et déchristianisation. Les attitudes devant la mort en Provence au xviiie siècle, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Folio Histoire », 1978 (Paris, Plon, 1973). 56. Emmanuel Fureix (dir.), Iconoclasme et Révolutions : de 1789 à nos jours, Seyssel, Champ Vallon, 2014. 15
ANNE DE MATHAN mémoire nationale 57 honorant de grands hommes tels Voltaire et Rousseau, célébrant des anniversaires fondateurs comme le 14 Juillet, ou des idéaux tels que la vertu ou le travail associés aux jours complémentaires du calendrier républicain 58. Le choix des célébrations révèle en négatif des impensés mémoriels et des trous noirs occul- tant des événements impossibles à rappeler, quoique pour des raisons différentes : le 21 janvier 1793 ou l’exécution de Capet 59, soit l’utilisation en démocratie de la peine capitale pour des raisons politiques, et l’un de ces choix qui rendent la pénalisation de l’opposition politique possible ; le 2 juin 1793 et l’arrestation des girondins 60, soit le premier coup d’État de la démocratie représentative contre elle-même 61, et le 9 thermi- dor an II, seconde amputation parlementaire et la chute de Robespierre 62 – deux événements qui provoquent le renforcement de l’exécutif et font le lit du césarisme 63. Le romantique xixe siècle retrouve le goût de la mémoire et du commerce des morts visités au cimetière où la pierre tombale et l’inscription funéraire classent le défunt. La manie commémorative s’inscrit à droite de l’échiquier politique, et la France catho- lique et conservatrice initie l’hommage à Jeanne d’Arc au xixe siècle. Les monuments aux morts édifiés au cimetière ou sur la place publique, selon la couleur politique des municipalités, aident à faire le deuil des victimes de la Première Guerre mondiale 64. Les pratiques photographiques se démocratisent et représentent la famille dans le continuum du temps qui passe, avec ses grands événements et ses rites d’intégration ou d’exclusion signalés par la présence ou non dans le cadre de l’image 65. Les femmes tiennent un rôle central dans les usages ordinaires de cette mémoire familiale, même après les bouleversements induits par les pratiques numériques contemporaines sur ISBN 978-2-7535-7702-2 — Presses universitaires de Rennes, 2019, www.pur-editions.fr l’inflation, la circulation et la réception des images comme supports d’une mémoire médiatisée, et les femmes constituent aussi des acteurs privilégiés des démarches mémorielles contemporaines 66. Après la Seconde Guerre mondiale, la fonction sociale de l’histoire est célébrée qui, en tenant à distance la charge émotionnelle de l’événe- ment vécu, lutte contre le trop peu de mémoire et les effets mortifères des amnésies collectives, mais aussi contre le trop de mémoire qui empêche de regarder devant, de créer un intervalle où le passé – informé – peut passer, pour permettre la projection dans l’avenir 67. Pour le philosophe Paul Ricœur, l’histoire permet à la mémoire, grâce Mémoires de la Révolution française – Anne de Mathan (dir.) à la connaissance scientifique des faits, de s’apaiser par le pardon des offenses 68, en 57. Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon. Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1996. 58. Mona Ozouf, La fête révolutionnaire, op. cit., et Rosemonde Sanson, Les 14 juillet (1789-1795), op. cit. 59. Albert Soboul, Le Procès de Louis XVI, Paris, Julliard, 1966. 60. Anne de Mathan, Le fédéralisme girondin. Histoire d’un mythe national, mémoire inédit de recherche d’un dossier d’HDR sous la garantie de Pierre Serna – L’autre République. Une histoire des girondins et du fédéralisme depuis la Révolution française –, université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2017. 61. Mette Harder, « “Elle n’a pas même épargné ses membres !” Les épurations de la Convention nationale entre 1793 et 1795 », AHRF, 2015-2, p. 77-105. 62. Françoise Brunel, 1794. Thermidor, La chute de Robespierre, Bruxelles, Complexe, 1989. 63. Pierre Serna, La république des girouettes. 1789-1815 et au-delà. Une anomalie politique : la France de l’extrême centre, Seyssel, Champ Vallon, 2005. 64. Annette Becker, Les monuments aux morts, op. cit. 65. Pierre Bourdieu, Un art moyen. Essai des usages sociaux sur la photographie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1965 ; Manuel Boutet, « Relire un art moyen de Pierre Bourdieu au regard de trente ans de travaux sur les usages », Réseaux. Communication, technologie, société, no 155, 2009/3, p. 179-214. 66. Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc, À quoi servent les politiques de mémoire ?, op. cit. 67. Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy, op. cit. ; La hantise du passé, Paris, Textuel, 1998 ; Vichy. L’Événement, la mémoire et l’histoire, Paris, Gallimard, 2001 ; Face au passé, op. cit. 68. Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire et l’oubli, op. cit. 16
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