LE CLIMAT SOUS LES PROJECTEURS - REGARDS SCIENTIFIQUES ET CINÉMATOGRAPHIQUES SUR LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES - POINTCULTURE
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LE CLIMAT SOUS LES PROJECTEURS Regards scientifiques et cinématographiques sur les changements climatiques utilisation normale version avec cartouche blanc en cas de fond nuisible à la lisibilité du logo version noire et blanc 2e édition – octobre 2015 1 version blanche pour fonds foncés
éditeur responsable : Tony de Vuyst PRÉFACE R emerciements à Gabriel Bortzmeyer et la revue Débordements ; Jean-Baptiste Fressoz ; Jean-Pascal van Ypersele ; Sébastien Gominet et l’Institut des Risques Majeurs Comprendre les enjeux liés aux changements climatiques est aujourd’hui essentiel. Cela doit faire partie de la culture de toute citoyenne et de tout É quipe rédactionnelle citoyen. C’est l’habitabilité même de notre planète qui est menacée, alors Frédérique Müller (PointCulture) que c’est le seul astre où l’on peut vivre sans scaphandre dans le système avec la collaboration de Daniel Bonvoisin (MediaAnimation) ; Gabriel Bortzmeyer solaire. (revue Débordements) ; Guillaume Duthoit (PointCulture) ; Jean-Baptiste Fressoz ; Jean-Pascal van Ypersele ; Yves Collard (MediaAnimation) Ce guide éclairera magnifiquement les choix de médias que les pédago- gues et citoyens intéressés pourront faire parmi les collections de Point- I llustrations Culture. Le cinéma et la télévision peuvent aider à comprendre (notons Frédérique Müller qu’ils peuvent parfois aussi accroître la confusion, quand la parole est donnée aux « semeurs de doute ».) Mais comprendre est une chose, et M ise en page agir en est une autre. Nathalie Hermelin Pour toute information Pour aller jusqu’à l’action, surtout si elle implique un changement impor- frederique.muller @ pointculture.be tant, il faut que le portefeuille soit touché, ou le cœur. Dans ce dernier cas, les médias audio-visuels ont un rôle important, car ils peuvent aider à la prise de conscience de la gravité de la situation et des possibilités Suivez-nous d’action, tout en touchant le cœur des spectateurs. Ceux-ci pourront alors sur le blog : « La collection Education à la nature et à l’environnement » : comprendre l’urgence d’agir, et en trouveront alors le courage. https://educationenvironnement.wordpress.com sur facebook : www.facebook.com/Le-climat-sous-les-projecteurs Jean-Pascal van Ypersele (@JPvanYpersele) Retrouvez nos films en prêt, nos adresses et nos activités sur www.pointculture.be Professeur de climatologie à l’UCL, ancien Vice-Président du GIEC (2008-2015) et auteur de « Une vie au cœur des turbulences climatiques » (De Boeck) D/2015/3590/2 ISBN 978-2-87147-430-2 - © PointCulture, octobre 2015 3
INTRODUCTION SOMMAIRE LES GRANDS RÉCITS, Les changements climatiques tiennent à la fois du global et du local, de l’individuel et du collectif. Ils se placent au carrefour de diverses disciplines - LES DOCUMENTAIRES : La sélection, p. 8 ; Focus : L’industrialisation, p. 11 (science, politique, philosophie, économie, etc.). Ils nous demandent de tra- - INTERVIEW de Jean-Baptiste Fressoz : L’anthropocène et le cinéma, p. 12 vailler sur deux axes : s’adapter aux changements à court et moyen termes et limiter les effets néfastes à plus long terme en diminuant dès aujourd’hui - L’écologie au cinéma, p. 22 les rejets de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Ce travail réclame de la - Interview de Gaelle Komar : La main au-dessus du cœur, p. 31 rigueur scientifique autant que la capacité à analyser les fondements de notre société et à développer des visions d’autres possibles. La manière d’aborder HISTOIRE ET MÉCANISMES DE LA MACHINE CLIMATIQUE le sujet peut donc être didactique ou sensible et c’est avec cette idée de varier les regards et les approches que cette brochure a été conçue. - LES DOCUMENTAIRES : La sélection, p. 36 ; Focus : Les conférences filmées ; Le Gulf Stream, p. 37 - Apocalypse, now et surtout, tomorrow, p. 38 Dans la perspective d’inspirer, de guider et de faciliter la réflexion ou la - Les changements climatiques dans la fiction : quelques représentations, p. 40 construction d’une séquence pédagogique, cette brochure propose une sé- - La sélection jeune public, p. 44 lection de documentaires pour mieux comprendre le fonctionnement et le dérèglement de la machine climatique mais aussi des films de fiction et des chansons pour identifier et analyser les représentations que le cinéma à la OUTILS ET TRAVAIL SCIENTIFIQUES fois véhicule et participe à construire autour des changements climatiques. - LES DOCUMENTAIRES : La sélection, p. 48 ; Focus : Gouvernance ; La série US, p. 51 - INTERVIEW de Jean-Pascal van Ypersele : Le climat à la télévision, p. 52 Qu’il soit documentaire ou de fiction, un film est l’œuvre d’un réalisateur, un - Claude Lorius, p. 60 travail d’écriture et de mise en images, un point de vue. Jamais un média au- diovisuel n’est totalement objectif ou exhaustif. Pour se documenter, mieux vaut multiplier les sources d’information, lire des articles, des livres, interroger des LE DIOXYDE DE CARBONE personnes ou des associations. Le film, lui, ouvre une porte d’entrée particulière. - LES DOCUMENTAIRES : La sélection, p. 64 ; Focus : La quête du pétrole ; Carbone et agriculture, p. 66 Il laisse une trace, un souvenir, une émotion. Il mobilise certaines représentations, - Le marché du carbone, p. 67 en crée de nouvelles, en enrichit d’autres, il tisse des liens. Les représentations sont un matériau essentiel à mobiliser dans tout apprentissage car elles posent un - Portrait d’un tueur en deux documentaires, p. 68 canevas tant cognitif qu’affectif qui permet d’organiser et d’intégrer de nouvelles - Ma voiture et moi, p. 69 informations en leur donnant un sens. Utiliser un film, ou un extrait, nous paraît donc être une pratique intéressante permettant un véritable travail de fond. Le cinéma étant ici cité en témoin mais aussi en tant que partie prenante d’une LES CONSÉQUENCES DU RÉCHAUFFEMENT GLOBAL construction collective d’une réalité environnementale complexe. - LES DOCUMENTAIRES : La sélection, p. 72 ; Focus : Inondations ; Ours polaire, p. 74 ; Paradis perdus, p. 75 - INTERVIEW de Valérie Masson-Delmotte : Regard d’expert sur le film Le Jour d’après, p. 76 Pour guider la réflexion et l’approche critique sur les productions audio- - Le climat en chansons, p. 82 visuelles, nous les avons placées sous le regard expert de scientifiques : Jean-Pascal van Ypersele (climatologue et vice-président du GIEC de 2008 à 2015) et Valerie-Masson Delmotte (paléo-climatologue et co-présidente au sein QUESTIONS DE MODÈLES du GIEC pour le groupe de travail n° 1) ; de Jean-Baptiste Fressoz (historien des - LES DOCUMENTAIRES : La sélection, p. 92 ; Focus : Le capitalisme ; Énergie, p. 95 sciences) et de spécialistes l’Éducation aux médias de Média Animation et de - Happy Feet 2, p. 96 conseillers de PointCulture. - Le zombi pour parler de consommation, p. 98 Frédérique Müller - PointCulture INDEX DES FILMS, p. 101 4 5
D ocumentaires HOME 96’ ; 2009 ; Yann Arthus-Bertrand ; PPR ; TM4051 Hymne à la planète et à son fragile équilibre en suivant un fil conducteur historique réalisé par le photographe Yann Arthus-Bertrand. Les origines de la Terre puis l´urbanisation, l´industrialisation, l´agriculture, l´utilisation et le gaspillage des énergies fossiles. En quelques décennies, l'Homme a rompu un équilibre de près de quatre milliards d'années d'évolution et met son avenir en péril. En nous offrant les images inédites de plus de cinquante pays vus du ciel et en nous faisant partager son émerveillement autant que son inquiétude, Yann Arthus-Bertrand nous convainc que nous avons tous une responsabilité à l'égard de la planète THE AGE OF STUPID tout en laissant à chacun le soin d'en tirer les leçons et d'agir : L’ÂGE DE LA STUPIDITÉ « Écoute bien cette histoire qui est la tienne et décide de ce que tu veux en faire ». Le prix à payer est lourd mais il est trop tard 92’ ; 2009 ; Franny Armstrong ; Spanner pour être pessimiste. Le film adopte un ton positif et termine sur Films ; TM0321 une note d´espoir car les solutions existent pour l´avenir mais il Docu-fiction pessimiste sur l’ur- faut agir vite. Le discours s´adresse au spectateur. Intention an- gence d’agir contre le réchauffe- noncée dès le titre Home qui laisse entendre que le spectateur ment climatique en insistant sur la est responsable de la Terre comme il est responsable de sa mai- notion de responsabilité avec Pete son. La prise de vue aérienne traduit ici une volonté de regard Postlethwaite. global sur le monde mais aussi une certaine distanciation. En 2055, c’en est fini de la civilisation. Au nord de la Norvège, au milieu des eaux, siège une tour, celle des archives UNE VÉRITÉ QUI DÉRANGE mondiales. Celles-ci abritent les œuvres AN UNCONVENIENT TRUTH d’art des musées nationaux, des cadavres d’ani- maux baignant dans du formol, des films et des 93’ ; 2006 ; Davis Guggenheim ; Paramount ; TM9021 livres numérisés. Un homme veille seul sur ces Documentaire « cri d’alarme » face au changement clima- vestiges. Pour éviter cette situation, il aurait fallu tique construit au départ de la conférence scientifique agir en 2015. L’archiviste consulte les documents filmée d’Al Gore. numérisés et s’interroge : Pourquoi n’a-t-on pas L'ancien vice-président Al Gore dresse un portrait alarmant de agi quand il était encore temps ? Le film mêle notre planète, et par là même, de notre civilisation. Il veut nous aux images d’archives, des intermèdes de fiction faire prendre conscience de l'imminence et la réalité du dan- mettant en scène l’archiviste en pleine réflexion et ger et lance un appel pressant à l'action tant que nous pou- des courtes séquences d’animations. Il pointe une vons encore limiter l’ampleur des conséquences du réchauffe- responsabilité humaine autant collective qu’indi- ment global. Le film met en scène des extraits des conférences viduelle et invite à l’action : protester, militer, agir. d'Al Gore, en alternance avec des graphiques et images illus- Le point de vue est globalement assez pessimiste trant le propos et développe un argumentaire efficace. Ce qui et conclut même sur l’idée que « peut-être nous nous donne l'impression de suivre le personnage d'Al Gore au n’étions pas dignes d’être sauvés ». cours de sa tournée de conférences, avec des séquences plus intimes relatives à la vie privée du personnage destinées tant à mettre en perspective le propos qu’à accentuer l’empathie envers le principal protagoniste. 8 9
L’INDUSTRIALISATION LE SYNDROME DU TITANIC EN IMAGES 90’ ; 2009 ; Nicolas Hulot Et Jean-Albert Lièvre ; Mandarin Cinema, Wlp, Studio 37, Mars Films & Tf1 Films Productions ; TM8251 KOYAANISQATSI & Documentaire à la première personne qui établit un lien POWAQQATSI entre crise écologique et crise économique dans un appel THE GREAT SQUEEZE, 2 X 90’ ; 1977 – 1988 ; Godfrey à retrouver du lien. Reggio ; Ire ; TW6611 SURVIVING THE HU- Nicolas Hulot décrit ici la naissance de sa prise de conscience MAN PROJECT Koyaanisqatsi, un film sans écologique à l’aide d’images de télévision qui évoquent ses pas 80’ ; 2008 ; Christophe Fauchere ; commentaire pour appréhender un successifs sur le chemin de la vocation militante. Le documen- Tiroir À Film ; TM4231 quotidien devenu très technolo- taire pose plusieurs fois cette question « Comment être serein gique de manière plus contempla- dans ce monde ? » qui constitue le cœur de son parcours, de la Documentaire de sensibilisation tive, sensible et critique à la fois. démarche du film et de son objectif de sensibilisation. Le film sur les pressions exercées par Powaqqatsi : une exploration montre de longs plans sur notre civilisation, beaux et inquiétants les activités humaines sur la douloureuse des effets que la à la fois, sur l’urbanisation, le transport, l’énergie, la pauvreté, la planète composé de nombreuses voiture, etc. La vocation est ici d’inviter à la raison et à la solida- interviews, d´images d´archives modernité a sur les pays en voie rité pour ne plus accepter la souffrance de certains et la déme- et de courts extraits de films. de développement. sure des autres. Il s’agit de notre rapport à l’environnement et Depuis 200 ans, les activi- à la vie en général : « Des villes trop loin du sol, de l’humus, de tés humaines ont amené une OUR DAILY BREAD l’humain ». Après des images parfois dures, la conclusion insiste grande partie de la planète à NOTRE PAIN QUOTIDIEN fort sur le pouvoir individuel de chacun, « pour que la force de un niveau de vie jamais égalé 92’ ; 2005 ; Nikolaus Geyrhalter ; toutes les petites musiques intimes fassent danser le monde » et dans l´histoire humaine mais ce Nikolaus Geyrhalter Filmp ; TL6431 « pour être solidaire dans l’espace et dans le temps. ». Le film développement s´est réalisé au établit un lien entre crise écologique et crise économique dans Nikolaus Geyrhalter a placé sa détriment de l´environnement. un appel à retrouver du lien. C’est donc ici l’humain qui est au caméra au cœur des plus grands Le film explore les crises écolo- centre. Le propos n’est pas toujours exempt de naïveté mais la giques et économiques causées groupes agricoles européens. Tout le dimension intime et sincère du témoignage fonctionne. par ce développement dépen- secteur est passé en revue, depuis la dant des énergies fossiles au fruiticulture dans le sud de l'Espagne sein d’un système où tous les jusqu'à l'élevage de poulets dans nos pays sont liés entre eux par des campagnes. Sans commentaire ce enjeux financiers ou alimen- film permet au spectateur de juger taires. Il est urgent de modifier du prix qu’il est prêt à payer pour son LA 11E HEURE / THE 11th HOUR certains comportements pour pain quotidien. 89’ ; 2007 ; Leila Conners Petersen ; Warner ; TM9751 adopter une vision du monde plus respectueuse des limites état des lieux de notre environnement et de certaines de ce que peut nous offrir l´en- LA MAIN AU-DESSUS DU solutions technologiques. NIVEAU DU COEUR vironnement. Recycler, réduire Produit et commenté par l'acteur Leonardo Di Caprio, le film notre consommation et notre 79’ ; 2011 ; Gaëlle Komar; Playtime met en lumière les dommages écologiques infligés à la planète. croissance pour se rapprocher Films & Wip ; TJ5521 Il propose ensuite quelques solutions, majoritairement technolo- d´une économie d´équilibre, Une observation douloureuse giques, afin d'entraîner un changement positif pour l’avenir en réduire les échelles de nos ac- du travail à la chaîne dans un alternant images d'archives et interviews de personnalités : une tions, tendre vers une agricultu- re biologique qui s´éloigne d´un abattoir belge où l’homme et cinquantaine de scientifiques, intellectuels et leaders politiques modèle industriel, etc. Voici l’animal subissent la mécanique telles que Mikhaïl Gorbatchev, Stephen Hawking, William McDo- nough ainsi que des experts en matière de conception durable. quelques pistes proposées ici du geste répétitif et morcelé du pour un nouveau modèle. rythme industriel. 10 11
I nterview Commençons par une question ouverte : est-ce qu’il y a des films vous interpellent plus que d’autres, par rapport à vos interroga- tions sur l’écologie ? L’ANTHROPOCÈNE ET LE CINÉMA Jean-Baptiste Fressoz : Récemment, j’ai été frappé par l’op- position entre Interstellar et Gravity. Le premier, que je trouve Le cinéma, art massif, art idéologique aussi, exposé dans l’Apocalypse joyeuse, soutenu assez mauvais en termes d’écologie politique, serait le parangon a valeur de témoin écologique. Mais cette par une puissante érudition, se résumerait d’une certaine tendance de la science-fiction contemporaine à fonction testimoniale s’entend doublement : ainsi : la conscience du risque industriel, loin se focaliser en priorité sur la technique, au détriment de l’en- si le cinéma, surtout sous son versant docu- d’être tardive, est apparue dès les premiers vironnement. Face à la crise environnementale, la plupart des mentaire, s’est fait parfois enregistrement jours de l’industrialisation ; les sociétés oc- scénarios n’envisagent que des solutions techno-scientifiques, du délabrement, preuve visuelle d’un cancer cidentales n’ont pas fait preuve d’aveugle- celle d’Interstellar représentant la tendance extrême puisque industriel, il témoigne aussi dans la mesure ment, simplement de calcul, en intégrant le le plan est purement et simplement de se barrer de la Terre. À où il occulte, véhicule un imaginaire encore risque au marché pour le plus grand profit aucun moment du film il n’est question d’une possible solution et toujours enfermé dans un optimisme du capitalisme. Si donc la réflexivité envi- biologique à la crise, d’un aménagement de l’écosystème – des technologique et politique que la réalité ronnementale n’est pas neuve, proclamer rotations différentes pour les récoltes, d’autres variétés de se- environnementale ne cesse de désavouer. aujourd’hui l’idée d’une conscience enfin mences –, ne serait-ce que comme hypothèse, et cette absence Cinéma-symptôme, qui demande à être lu advenue revient à faire le jeu de cette raison en dit long sur l’idéologie techniciste régissant la narration. Le à l’envers pour que s’y laisse déceler son calculatrice : ladite conscience a toujours été film est par ailleurs très agressif vis-à-vis de l’écologie politique. accointance congénitale avec tout ce qui là, et n’a rien changé au jeu des pertes et Il y a cette scène, au début, où la directrice de l’école entend n’a cessé de propulser le désastre – le capi- profits. Gloser sur les leçons de la postmo- rappeler à Matthew McConnaughey que le programme Apollo talisme. Telle est donc aussi la méthode de dernité, c’est faire preuve d’un optimisme n’a en réalité pas existé, que les Américains n’ont jamais vrai- cette série : aller interroger, outre les spécia- malvenu misant à l’excès sur une réforme ment marché sur la Lune, que tout cela ne fut que mise en scène listes des images, des savants aptes à voir des sensibilités. Co-écrit avec Christophe visant à ruiner l’URSS en l’incitant à investir excessivement dans dans les films des problèmes que nos yeux Bonneuil, L’événement Anthropocène a la « guerre des étoiles », et surtout que cette théorie du com- cinéphiles ne perçoivent que mal. Manière continué cette généalogie des pratiques plot doit s’imposer pour éviter que le rêve spatial ne donne des de croiser les regards, parce qu’il n’est rien industrielles et des discours officiels, pour illusions trompeuses aux jeunes. Ce qui signifie, en creux, qu’un de plus fertile que la rencontre de termes montrer, là encore, ce que cache ce grand pouvoir écologique aurait une politique digne d’un État totali- supposés sans rapport. ramdam de la révélation, pour critiquer aus- taire, qu’il réécrirait l’histoire comme dans 1984. Il y a tout de si l’idée que « l’homme » serait à l’origine même eu quelques articles qui se sont évertués à démontrer que du détraquement contemporain quand ne le film contenait une dose d’écologie, mais tout ce qu’on pour- C’est dans cette optique que nous sommes sont en causes que certains groupes – les rait trouver allant dans ce sens, est l’idée que l’habitabilité est allés frapper à la porte de Jean-Baptiste puissants. Recherches qui visent à repolitiser rarissime, qu’on ne peut pas s’implanter partout – morale un peu Fressoz, historien des sciences, des tech- l’histoire environnementale, pour instruire légère en regard du reste. niques et de l’environnement, pensant avec un nouveau partage des responsabilités, Gravity fournit un antidote extraordinaire au film de Nolan. Tout raison que son regard éloigné nourrirait des pour rappeler qu’une certaine raison écono- son récit tourne autour de l’impossibilité de sortir du berceau réflexions enrichies par une connaissance mique est à l’origine du désastre annoncé terrestre, alors que le voyage intergalactique à la Nolan ne fait aiguë des problématiques écologiques. Et – cela contre certains penseurs trop heureux que rejouer, sur une autre échelle, le vieux mythe américain de cela d’autant plus que ses recherches ont de voir en l’événement écologique l’occa- la Frontière. Cuarón, lui, s’emploie à montrer toute la fragilité visé à déstabiliser des certitudes dont le ci- sion de jeter par la fenêtre la vieille ques- des appareils permettant de vivre, et dans des conditions pour néma majoritaire se repaît encore massive- tion de la guerre sociale. Recherches qui le moins inconfortables, hors de l’espace terrestre. Il suffit qu’un ment : au cœur de son travail se trouve un aiguisent le regard porté sur le cinéma : ce satellite soit détruit pour que tout s’effondre. À côté de ça, il y a souci d’historiciser la « réflexivité environ- dont nous parle ici Jean-Baptiste Fressoz, la trajectoire symbolique de Sandra Bullock, infantilisée pendant nementale », pour montrer que la soi-disant c’est d’un cinéma considéré comme avatar tout le film pour ne devenir adulte qu’une fois revenue sur la « prise de conscience » dont trop de dis- des aventures de la conscience, du féti- terre ferme. Le scénario de la renaissance est souligné à l’envi (le cours nous disent qu’elle est nouvelle-née, chisme technologique aux options ouvertes câble-cordon ombilical, le parachute-placenta, etc.). La morale et donc prometteuse de changements, date par des œuvres encore discrètes mais por- finale, c’est aussi cela : à l’inverse des spatiaux enfantins, seule la en réalité de plus de deux siècles. Le constat teuses d’une vision salutaire. Terre permet à l’humanité de devenir adulte. 12 13
Un autre film qui m’a intéressé, c’est Snowpiercer, parce qu’il risée, cuisinée à la manière hollywoodienne. commence sur la faillite de la géo-ingénierie. Y est mise en On retrouve également cette tendance dans scène une catastrophe qui, loin d’être la conséquence du chan- Time out, qui plus ingénieusement s’amuse gement climatique, est celle des techniques utilisées contre ce- à scénariser une société où le temps serait lui-ci, et ce à l’heure où de plus en plus de gens, souvent aux littéralement de l’argent. intérêts bien placés, se font les défenseurs de cette stratégie. Mais j’ai le sentiment qu’au fond la figure Il s’agit d’ailleurs d’une trouvaille de Bong Joon-ho, absente de d’Iron Man n’a toujours pas été dépassée. la bande-dessinée originale, Le Transperceneige. Autrement, L’entrepreneur à succès est toujours en dans un registre plus « cinéma indépendant », il y aurait Night même temps un inventeur de génie, et le Moves, pour ce qui touche à la question du combat écologique progrès économique va main dans la main à mener aujourd’hui. Mais justement, par rapport à cette dimen- avec l’avenir technologique, selon une vi- sion militante, le film pose problème : d’une part par cette figure sion très linéaire du lien entre innovation de l’eco-warrior, teintée de survivalisme à l’américaine, d’autre et croissance économique. Et c’est bien ce part parce que cette concentration sur une poignée d’individus genre de film qui négocie le consensus ac- héroïques témoigne d’une certaine impossibilité de penser une tuel et modèle l’imaginaire du futur. Il existe écologie sociale et collective. Or, l’un des résultats de la re- une anecdote amusante à ce propos. Il y a cherche en histoire environnementale est précisément de sou- quelques mois, Lockheed Martin, l’une des ligner le caractère absolument général des oppositions contre plus grandes firmes d’armement au monde, les techniques les plus dommageables de l’anthropocène. Nul a déclaré avoir découvert le secret de la héroïsme ni prescience : simplement la volonté de préserver des fusion nucléaire réalisable à des tempéra- formes de vie jugées bonnes contre des intrusions industrielles tures relativement faibles et donc avec des et techniques évidemment nuisibles. Par exemple, à ses débuts, dispositifs légers. L’annonce allait avec tout l’automobile nuit à l’essentiel de la population pour satisfaire le dépotoir très nettement inspiré de l’image- un discours quant aux riches potentialités désir de vitesse d’une toute petite élite. Dans les années 1920, rie étatsunienne des bidonvilles d’Amérique humanitaires de la chose, puisque ce serait dans le canton des Grisons en Suisse, une dizaine de référen- du Sud. C’est là un trait aussi courant que la clé d’une énergie gratuite et illimitée. dums pour autoriser l’automobile individuelle échouent. navrant au sein du genre post-apocalyp- Mais dans les années soixante-dix, les OGM tique : le chaos environnemental n’y fait que ont été pareillement vendus comme la généraliser, en définitive, la vie quotidienne grande technologie verte qui éradiquerait Vous avez évoqué la technophilie du cinéma américain contemporain. dans les pays du Sud ; la catastrophe, c’est la faim dans le monde, et on est encore à tout bonnement le retour au sous-déve- attendre un grand film sur les ravages de J-B F. : C’est un point essentiel : l’immense majorité des films, loppement, avec toutes les visions orienta- Monsanto. Mais cette idée de la fusion, même ceux qui se veulent critiques, porte avant tout sur la tech- listes que cela suppose. Mais passons : à la d’une énergie infinie, miniature et gratuite, nique. Peut-être aussi parce que l’environnement est une chose fin du film, le héros, Matt Damon, réussit à c’est bien celle qui est à la base d’Iron plus difficile à mettre en scène, mais plus profondément, je crois, s’infiltrer chez les dominants, et tout ce qu’il Man, et on pourrait même se demander si en raison d’une affinité naturelle du cinéma, art technique s’il en trouve à faire, c’est d’offrir gracieusement Lockheed Martin n’a pas simplement fan- est, avec toutes les machines du siècle. Au fond, ce primat de ces magnifiques technologies aux miséreux tasmé son image à partir du modèle que la technique n’a rien de récent, il est là dès Metropolis sinon habitants de la planète. La dernière scène lui offrait Tony Stark, qui, avant d’être un su- même avant. montre l’arrivée d’un hôpital hyper-électro- per-héros, est un marchand d’armes. C’est nique dans un pays africain, avec de gentils un truisme désormais que de dire que la La caractéristique propre au cinéma contemporain, ce serait robots soignants des bambins faméliques. science-fiction influence les discours et les que, malgré certaines angoisses qui transpirent ici ou là quant à Tout cela est d’un tiers-mondisme de mau- pratiques technologiques, mais il faudrait l’environnement, il est en proie à un indéracinable optimisme. La vais goût. Ce qui est notable, toutefois, sur- se livrer à une analyse serrée pour observer science-fiction ne parvient pas à se départir du spectacle tech- tout depuis la crise économique de 2008, dans le détail ce genre de coïncidences. nologique. Chose très sensible dans un film pourtant à tendance c’est bien le pseudo-marxisme d’un grand Pour voir par exemple ce que l’engoue- éco-marxiste comme Elysium. Neil Blomkamp y divise la société nombre de films de science-fiction contem- ment actuel pour la géo-ingénierie doit à la en deux classes complètement opposées, sans moyen terme : porains – pensez à Hunger Games –, même science-fiction avec tous ses projets de ter- les riches vivent dans un paradis technologique séparé, hors du s’il s’agit d’une lutte des classes spectacula- raformation de Mars. sol terrestre, quand le reste du monde n’est plus qu’un vaste 14 15
C’est vrai qu’il y a une affinité élective entre américain. Et cela venait juste après les ac- va avec une revalorisation des grosses bé- le cinéma et les gros appareils industriels et cords Blum-Byrnes de 1946 qui ont libérali- canes, comme dans A bout de souffle ou machiniques du siècle, objet d’un nombre infini sé les écrans européens et rendu possible Ascenseur pour l’échafaud. de gloses. Mais au-delà de cette coïncidence une diffusion de masse des films hollywoo- historique, on s’est rarement penché, je crois, diens. Le cinéma hollywoodien a fonctionné sur le cinéma comme « art du carbone », ou comme un immense dispositif de « place- comme art énergivore par excellence. ment des produits », c’est bien connu pour Au cœur de vos travaux, il y a une historicisa- tion de la réflexivité environnementale de nos le cas de la cigarette, mais c’est également J-B F. : Ce n’est pas un hasard si le plus gros sociétés. Vous montrez, contre un discours le cas pour l’automobile. émetteur de Co2 de la planète, les Etats- aujourd’hui majoritaire qui voudrait faire Unis, est aussi en position d’hégémonie Le livre de Kristin Ross, Rouler plus vite, la- croire que la conscience du risque écolo- culturelle mondiale. Le cinéma a été, est ver plus blanc : Modernisation de la France gique est d’une apparition récente, que celle- toujours la projection culturelle et décolonisation au tournant des ci date des premiers jours de l’Anthropocène, d’un certain capitalisme, le capita- années soixante, raconte très bien dès le tournant du XVIIIè au XIXè siècle, mais lisme fossile, quand le capitalisme cette instrumentalisation du ciné- que, fondamentalement, elle n’a pas altéré agraire du XIXe siècle se projeta ma à des fins, entre autres, d’ex- les politiques pro-capitalistes, que le risque plutôt, lui, dans le roman réaliste. portation économique. On a du a finalement été intégré à l’économie plus Et c’est à ce titre que l’automo- mal à imaginer aujourd’hui ce que qu’il ne l’a réformée. Quelle serait l’histoire bile, qui est la technologie-phare pouvait représenter pour un Fran- de cette conscience au cinéma ? Est-il, de ce de l’Anthropocène, y tient un rôle çais de l’après-guerre l’abondance point de vue, la pure émanation idéologique aussi central. Le récent Drive, es- d’objets que mettaient en scène des discours que vous décortiquez, ou bien thétisant à outrance Los Angeles les films hollywoodiens. Ce qui peut-on y apercevoir les signes d’une possible et les grosses cylindrées, montre est intéressant et ce qui témoigne tangente historique ? l’inertie profonde de ce mariage. d’une modernisation déjà réflexive grands récits de la sensibilisation qui, nous Il y a évidemment un lien très fort dans les années 1950-60, c’est de J-B F. : Ça rejoint ce qu’on disait à propos de fait-on croire, serait la panacée écologique entre le mouvement – la voiture, voir à quel point le cinéma français la concentration exclusive sur la technique. par excellence. Et c’est là que je ne suis mais aussi, dès les frères Lumière, de l’époque se montrait très cri- Le cinéma, l’hollywoodien tout du moins, pas trop d’accord avec certains discours le train de la Ciotat –, le carbone tique vis-à-vis de cette excessive semble incapable de représenter le collectif d’aujourd’hui : au fond, les gens sont déjà et le cinéma. En ce sens, il serait profusion. Il y a par exemple ce en tant que tel, d’une part l’environnement, sensibilisés, en France par exemple tout le réellement l’art de l’Anthropocène, film de Robert Dhéry sorti en 1961, mais aussi la communauté réflexive. Le récit monde ou presque s’accorde sur la ques- d’une part par cette collusion ob- La Belle Américaine. Le héros y classique, en la matière, continue de tour- tion du changement climatique, des excès jective avec toutes les dépenses récupère par hasard une énorme ner autour de la figure du lanceur d’alerte productivistes, de la violence industrielle énergétiques qu’il exploite et met bagnole yankee, qui, parce qu’elle solitaire, sans trop de moyens et en conflit faite aux bêtes à viande, mais je doute que en scène, d’autre part par son n’est pas aux dimensions de son avec une grande firme omnipotente : Erin la conscience, en soi, bouleverse réellement rôle de propagation idéologique existence, la bouleverse entiè- Brockovich, seule contre tous, ou toutes les comportements. Je dirai même que tout de l’American Way of Life. Les re- rement. Le retour à la normale les déclinaisons possibles du savant génial miser sur la prise de conscience, c’est exo- cherches ne manquent pas, qui ont s’effectue par une re-socialisation et isolé qu’on trouve dans les films d’Emme- nérer et donc dépolitiser nos pratiques. montré comment le cinéma, dans l’après- de la voiture dans l’espace français : le héros, rich et Cie. C’est là une image très tradition- guerre, a été l’outil majeur d’une certaine qui avait perdu son emploi à cause d’elle, nelle, très désuète du scientifique. Comme On trouve d’ailleurs de nombreux indices naturalisation d’un cadre de vie confortable devient vendeur de glaces ambulant et s’en s’il était impossible de représenter quelque cinématographiques d’une réflexivité plus et luxueux, de l’ameublement moderne (et sert pour faire ses tournées – ce qui bien chose comme le Groupe d’experts intergou- ancienne. Ce qui me frappe, c’est à quel dépensier) du monde. Pour lutter contre le sûr représente un détournement d’usage. vernemental sur l’évolution du climat (GIEC), point il y avait des grands films écologiques communisme, Eisenhower a mis sur pied Les films de Tati, dès Jour de fête et la soit une communauté de savants mettant dans les années soixante-dix. Qu’on pense en 1953 le United States Information Agen- comparaison entre facteurs américains et des années à s’entendre sur un diagnostic, à la fin de La Planète des singes, avec la cy, dont le slogan « Telling America Story » facteurs français, appartiennent à la même à construire des preuves, à convaincre des Terre entièrement nucléarisée, ou surtout à disait bien la fonction de propagande soft veine moqueuse. Ce n’est qu’avec la Nou- collègues, etc. La conscience est encore Soleil vert. Ce dernier est adapté de Make qu’endossait le cinéma, à qui il revenait la velle Vague que l’équation s’inverse : l’hom- et toujours logée dans l’individu extraordi- Room ! Make Room ! de Harry Harrison, livre charge de produire le nouveau Grand Récit mage permanent au cinéma hollywoodien naire, alors qu’en réalité il s’agit d’emblée on ne peut plus néo-malthusien, imprégné d’un produit collectif. Cela entraîne des de tout le discours de l’époque sur le péril 16 17
démographique. Ce qui, parenthèse, relève de la pure fiction logies que la nôtre, telles que celles analysées la nature : l’exploitation minière typique du idéologique : en réalité, la démographie, si elle n’est pas sans par Philippe Descola, dans lesquelles la nature capitalisme fossile des XIXe et XXe siècles effet, reste un facteur très secondaire de la crise environnemen- est pensée comme un ensemble d’acteurs. Et, avec la firme terrienne débarquée sur Pan- tale. La majeure partie des dépenses énergétiques est le fait d’ailleurs, cette nature n’y est pas forcément dora, et la vision néolibérale en plein essor d’une minorité, et un des problèmes de la notion d’Anthropo- bonne et généreuse à l’égard des hommes actuellement d’une valorisation généralisée cène c’est qu’elle gomme cette inégalité première en insistant qui l’habitent et l’outragent. des services écosystémiques que défendent sur une responsabilité générale de « l’homme », quand ne sont les Na’vis. Le film tend évidemment vers véritablement en cause que certains groupes sociaux. la seconde option. En cela, il est assez ré- vélateur du nouvel horizon du capitalisme, Mais Fleischer a réussi à tirer le film dans une autre direction. Si Mais justement, cette figure de la nature ven- pour lequel la conservation de la nature le fantasme démographique reste présent, la question climatique geresse, individualisée comme un personnage, devient en soi une source de profit. Avatar passe au premier plan, et avec une force dans la mise en scène commence à se répandre au-delà des frontières n’est pas un grand monument écologique, qui depuis n’a guère été égalée. Le générique de début présente de l’animation. Et on se demande si ce n’est seulement une bonne promotion du capi- un génial raccourci historique de l’Anthropocène – du train à la pas là l’after-effect de la talisme vert, qui, au lieu voiture jusqu’à la transformation intégrale du paysage, pour fi- diffusion des théories de de valoriser les stocks, se nir à l’explosion démographique de New-York en 2022, avec Crutzen sur l’Anthropo- concentre sur les flux, les ses températures surélevées et sa population qui se nourrit de cène ou surtout de Love- réseaux et l’écosystème. plancton. Solution déjà très écolo ! Mais qui, montre le film, n’em- lock sur Gaia, qui défend Et que celui qui sauve les pêche pas les émeutes de la faim ; on peut peut-être voir dans l’idée d’une nature comme Na’vis soit un jeune et bel ce film une critique des impasses de certaines solutions vertes. « être vivant », donc aussi Américain blanc, même si Soleil vert est donc précurseur à plus d’un titre. Il montre aussi comme individu qui, parfois, handicapé, montre bien qu’être riche, dans l’Anthropocène, c’est avoir un environnement peut se montrer légèrement dans quelle perspective préservé, avec la technique comme rempart contre la dévastation courroucé par sa progéni- on se place : le salut éco- généralisée qui ne touche que les plus pauvres. Et puis il y a la ture humaine. Ces notions logique viendra d’une illu- scène géniale du mouroir, où l’on projette à Edward G. Robinson, ont été assez rapidement mination-rédemption des avant qu’il ne soit euthanasié, des images de la Terre d’avant le appropriées dans certains tenants du système. désastre, toutes en joliesse champêtre et en lyrisme bucolique. secteurs, est-ce que ce n’est C’est une métaphore avant l’heure de Yann Arthus-Bertrand, de pas aussi le cas au cinéma ? On voit aussi que les toute cette logique qui consiste à dérober le plus de « belles théories écologiques ir- images » possible à la planète avant qu’elle ne meurt, au lieu de J-B F. : En fait la pop riguant la production ci- tenter de sauver le navire. Il y a un côté mortuaire, étrangement science de Lovelock (et de nématographique appar- mélancolique dans ce genre d’acte photographique : les images Lynn Margulis qu’on a trop tiennent aux tendances de la verte planète, ce sont les effigies d’un mort, comme celles tendance à oublier) fut im- soft du mouvement. Je qu’on réalisait aux temps pionniers de la photographie. médiatement reprise par n’ai pas connaissance la pop culture. Dès 1985 de films ayant tenté de Soleil vert date de 1972. Avant cela, en 1965, Lyndon Johnson la BBC réalise un thriller mettre en récit les théo- avait fait un discours au Congrès où il mentionnait déjà le chan- écolo-politique, The Edge of Darkness dont ries d’Arne Næss sur la deep ecology, sauf gement climatique. La réflexivité environnementale ne date donc la dernière scène montre l’éclosion de fleurs chez Miyazaki ou, à la limite, dans La Forêt pas d’hier, ce qui infirme l’idée popularisée en 1986 par Ulrich noires, prémices de la guerre que Gaïa mène d’émeraude de Boorman. Mais, encore une Beck voulant que la conscience soit encore à venir, que le futur se contre l’humanité. Ses écrits ont donc eu un fois, cela tient aussi au fait qu’il est difficile verdira et donc que tout sera sauvé par cette responsabilisation impact très rapide, surtout en Angleterre, de figurer la nature comme acteur, sauf dans réalisée in extremis. Ce qui devrait inquiéter, c’est que, malgré d’autant plus que son idée d’une terre-orga- des scénarios de la grande catastrophe. Hé- l’ancienneté de cette dite conscience, rien n’ait vraiment bougé. nisme, nullement originale, charriait avec elle las, ou heureusement, l’Anthropocène ne trois siècles d’écrits de théologie naturelle consiste pas en cela, en un unique désastre Finalement, j’ai l’impression que là où il y a le plus d’environnement, c’est dans les films pour enfants. Peut-être parce que le cinéma d’ani- Mais récemment, le grand film sur Gaia, ponctuel. C’est un dérèglement progressif, mation peut plus facilement anthropomorphiser les animaux ou les c’est Avatar. Mon co-auteur Christophe non le grand spectacle de la fin du monde plantes. Une des grandes beautés du cinéma de Miyazaki tient à Bonneuil fait remarquer combien ce film ne laissant pour seul recours qu’un miracle cette personnalisation de la nature, qui renvoie à d’autres cosmo- oppose deux grandes formes d’usage de technologique. 18 19
Vous avez justement écrit un article rail- dans les arts littéraires et visuels ? Est-ce que la coupure épistémo-po- lant les discours sur les « leçons de la ca- litique correspond d’emblée à une coupure esthétique ? tastrophe », comme si elle était à même de J-B F. : J’ai l’impression qu’il y a eu une transformation esthétique catalyser la prise de conscience et d’infléchir des ruines après 1855, date à laquelle est publié le livre de Huzar. les politiques. Il est vrai que notre époque Les ruines existaient comme motif depuis bien longtemps, mais abonde en discours fétichisant l’apocalypse jusqu’aux romantiques elles ne servaient qu’à figurer le passé, qui, étymologiquement, est une « révélation » à rappeler le sujet contemplatif et mélancolique au souvenir du (vous soulignez d’ailleurs le fond millénariste révolu. Huzar marque un point de rupture. Il est l’un des premiers animant une telle idée de la catastrophe ré- à réfléchir sur l’avenir de la civilisation technologique et à pré- demptrice). Et le cinéma s’engouffre avec joie voir, dès le milieu du XIXe siècle, d’inévitables catastrophes, qui, dans cette voie où il trouve la manne d’un certes, ne sont pas celles auxquelles nous sommes confrontés grand spectacle renouvelé. Mais quelle serait aujourd’hui (par exemple, il se demande si à force de creuser l’alternative esthétique à cette fascination les sols pour en extraire du charbon on ne va pas finir par dé- pour le désastre terminal ? séquilibrer l’axe de la terre), mais témoignent déjà d’un certain J-B F. : Effectivement, le catastrophisme esprit de « futur au carré ». Les ruines, du coup, changent de semble dominer la scène cinématogra- sens : elles deviennent signes d’un probable avenir plutôt que phique. Mais je crois que, du point de vue du passé. Juste après la publication de La Fin du monde par la écologique, le post-apo présente plus d’in- science, qui à l’époque a eu un grand retentissement, on voit térêt que le genre apocalyptique en soi, qui apparaître plein de petites nouvelles, qui ont été complètement d’ailleurs est apparu plus tardivement. S’y oubliées : Jospeh Méry, Les Ruines de Paris, 1856 ; Alfred Bon- déploie un imaginaire cher à certains dé- nardot, Archéopolis, 1858 ; Hyppolite Mettais, L’an 5865 ou Paris croissants, comme dans Mad Max : la pénu- dans quatre mille ans, 1865 ; Eugène Mouton, La fin du monde, rie de pétrole, c’est-à-dire aussi le déclin des 1872 ; ou encore Alfred Franklin, Les ruines de Paris en 4875, pratiques au cœur de l’Anthropocène, c’est documents officiels et inédits, 1875. Elles mettent en scène la Or depuis les années soixante-dix, l’une des le retour en Barbarie, à la simplicité rustique. visite de civilisations barbares dans les ruines de grandes villes artères principales de l’Anthropocène, ce sont détruites par des catastrophes renvoyant à des causalités huza- Là encore, j’ai le sentiment que le cinéma est les flux entre États-Unis et Moyen-Orient : ex- riennes. Dans Archéopolis, par exemple, l’auteur explique que comme forcé de prendre cette voie apoca- portation d’armes et importation de pétrole. la multiplication des fils télégraphiques et des chemins de fer lyptique, parce qu’il ne dispose tout simple- Après le choc pétrolier, une des manières de détraque l’électricité du globe et donc le climat. Les notes pré- ment pas des ressources esthétiques propres solvabiliser les États-Unis fut de miser sur l’in- paratoires de Bouvard et Pécuchet ont révélé que Flaubert avait à lui permettre de figurer une catastrophe dustrie de l’armement, dont on sait d’ailleurs prévu de consacrer le dernier chapitre du livre à la fin des temps slow-motion bien plus proche de la réalité de combien elle pollue. Le film d’Hubert Sauper et à la crise de la science, en mettant Huzar en bonne place. l’Anthropocène. En plus des leviers idéolo- parle d’autres échanges, dans d’autres zones, Une célèbre gravure de Gustave Doré montre un néozélandais giques liés aux investissements massifs, qui le mais, en tant que microcosme, il a aussi va- contemplant les ruines de l’ombre. Enfin, un bref récit de Jules font passer du côté du Capital, et du naturel leur de microscope, et rappelle que l’Anthro- Verne, « L’éternel Adam », dont on ne sait pas si c’est vraiment lui besoin de spectacularisation, il y a l’impos- pocène repose aussi sinon avant tout sur des ou bien son fils qui l’a écrit, raconte l’histoire d’un savant du futur sibilité formelle, pour une fiction, de mettre inégalités économiques mondiales. découvrant les vestiges de notre civilisation technologique. Le en scène un désastre durable. On attend post-apo, dès sa naissance au milieu du XIXe siècle, a donc déjà encore un réalisateur capable de faire un film une origine écologique, et ce sont bien ces œuvres qui repré- anthropocènique plutôt qu’apocalyptique. Vous avez réédité les textes d’Eugène Huzar, sentent l’archéologie du spectacle hollywoodien. Ce à quoi peut Mais il y a déjà plein de petits bouts, notam- La Fin du monde par la science, et servir l’histoire, en matière d’écologie, c’est rappeler l’ancienne- ment dans le documentaire. Le Cauchemar notamment té d’un souci, d’une préoccupation. Cela pour montrer qu’ils ne de Darwin, qui scénarise parfaitement le travaillé sur les répercussions littéraires de son œuvre, sur la manière dont ses visions et an- déclenchent pas automatiquement de stratégies de sauvetage. thème de l’échange écologique inégal, va goisses ont été traduites dans un nouveau genre dans cette direction, et dans ce sens on peut de récit, qui serait une des origines du post-apo dire qu’il a une tonalité anthropocènique. Ce contemporain. Quelle histoire pourrait-on faire, Entretien réalisé à Paris le 7 mars 2015 par Gabriel Bortzmeyer qu’il montre, c’est des gens échangeant des en amont du cinéma, de la sensibilité écologique pour la revue Débordements. armes contre du poisson. 20 21
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