Le commun eau territorialisé : dynamique de construction et politisation Eclairages à partir de cas au Burkina Faso et en Indonésie
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Flux n° 124-125 Avril – Septembre 2021 pp. 116-131 Le commun eau territorialisé : dynamique de construction et politisation Eclairages à partir de cas au Burkina Faso et en Indonésie Catherine Baron Muriel Maillefert La littérature sur les communs s’est diversifiée depuis les tra- potable pour tous et ceux de protection des ressources en eau vaux d’Ostrom et de l’Ecole de Bloomington, notamment suite est rarement explicitée. Cette déconnexion entre ces dimen- à l’attribution du prix de la banque de Suède en 2009 qui leur sions du commun (urbain/rural et ressource/service) nous paraît a donné une grande visibilité. Portant à l’origine sur les res- être le signe d’un besoin de renouvellement de l’analyse de sources dites « naturelles » (notamment l’eau), cette littérature l’eau comme commun. concerne désormais des champs aussi divers que l’économie Notre objectif n’est pas d’analyser un commun observé sociale et solidaire, les communs urbains, la connaissance, (l’eau comme ressource ou comme service), mais de propo- avec une distinction entre communs matériels et immatériels ser une déconstruction, puis une reconstruction analytique du (Coriat, 2013 ; Buchs et alii, 2019). Ainsi, au terme « biens commun à partir de cas spécifiques dans des territoires situés communs » ont été associés ceux de communs, commun, au Burkina Faso et en Indonésie. etc… dont il conviendra de spécifier les différences. Dans un premier temps, nous montrons qu’il existe plu- Dans le domaine de l’eau, certains travaux sur les communs sieurs lectures analytiques du commun eau : il peut être consi- sont ciblés sur la gouvernance des ressources et des infrastruc- déré comme un élément exogène (une ressource déjà là), un tures hydrauliques (barrages, périmètres irrigués), en se référant construit social ou un processus. De notre point de vue, la dif- souvent aux travaux fondateurs d’Ostrom. Par ailleurs, peu de férence entre ces conceptions renvoie à des façons particulières travaux ont abordé les services d’eau potable comme com- de mobiliser la dimension politique du commun, parfois « ou- muns, ou alors ils le font du point de vue de leur gestion ou bliée » dans l’analyse. Cette dimension a été intégrée à part en- de leur coproduction : ils discutent une « troisième voie » qui tière dans les travaux de Dardot et Laval (2017) où le commun serait une alternative aux échecs de la gestion publique centrali- est un principe politique de réorganisation de la société. Nous sée ou de la gestion déléguée au privé. Mais les chercheurs dont revisitons cette approche en rattachant la dimension politique les travaux portent sur les ressources en eau citent rarement à la question des valeurs. Nous qualifions d’endogènes les va- ceux qui analysent la gouvernance des services, et inversement. leurs qui sont « encastrées » (Granovetter, 1985) dans des rap- Cette déconnexion ressource-service s’accompagne sou- ports sociaux, dans un territoire, et d’exogènes celles qui sont vent d’une dissociation spatiale entre territoires rural et urbain déconnectées de la société dans laquelle elles s’insèrent (par (Hommes et alii, 2019). Or, des conflits identifiés en milieu ru- exemple celles véhiculées par des modèles voyageurs, Olivier ral sont parfois liés à des enjeux de répartition des ressources de Sardan, 2021). Pour construire notre argumentaire, nous en eau pour approvisionner les grandes villes. La question de la identifions tout d’abord les composantes du commun (la gou- hiérarchisation entre des critères d’équité dans l’accès à l’eau vernance, les usages et les infrastructures), puis nous montrons 116 Réseaux, territoires, communs
Baron, Maillefert – Le commun eau territorialisé : dynamique de construction et politisation leur articulation dans une perspective dynamique. La référence d’excluabilité et de rivalité, reprises par Ostrom, ou d’Hardin aux valeurs permet enfin de comprendre les représentations en termes de rareté et d’appropriation (Samuelson, 1954 ; autour du commun territorialisé. Hardin, 1968 ; Ostrom 1990). Ces approches ont structuré les débats sur les catégories économiques considérées comme Ce processus est interrogé, dans un second temps, à par- pertinentes pour une analyse des communs : l’accès, les droits tir d’une entrée par les conflits au regard de deux terrains, au de propriété, la gouvernance et la régulation. Elles sont le point Burkina Faso et en Indonésie. Ces conflits traduisent des mo- de départ de la plupart des travaux sur les communs qu’ils éma- ments d’incohérence entre différentes représentations (1) du nent d’économistes, de géographes, voire d’anthropologues commun que nous associons à des enjeux de valeurs. Les (Mosse, 2008). Ceci peut donner l’impression d’une domina- terrains illustrent donc des configurations contrastées de dé- tion des catégories économiques, y compris dans la critique connexion (entre ressource/service, urbain/rural), et donc des formulée par Ostrom sur les travaux d’Hardin (2). conflits de valeur autour de la représentation du commun. La plupart des commentateurs du débat Ostrom/Hardin Du commun comme donné, construit considèrent comme actées la dichotomie des formes de gestion u processus : l’enjeu de la politisation entre État et marché, et la gestion commune comme troisième voie. Ils n’interrogent pas le fondement paradigmatique de ces La littérature sur les communs, très prolifique, touche des do- modèles qui repose sur une vision économique (qu’on peut maines hétérogènes (ressources matérielles ou immatérielles, qualifier de « standard ») des biens et du commun (Dardot, dispositifs de gestion, analyses spatialisées comme dans le cas Laval, 2017). Des auteurs, dans le champ de la socio-écono- de communs urbains) sans que le terme « commun » ne soit mie, introduisent pourtant une dimension critique en souli- systématiquement discuté. gnant les difficultés de l’approche standard à intégrer à part Le but de notre revue de littérature n’est pas de revenir sur entière la dimension sociale (3), notamment dans le domaine cette hétérogénéité, ni même de faire une lecture critique de de l’eau. Ces travaux critiques font écho à ceux de la géogra- telle ou telle vision du commun que d’autres ont réalisée. En phie sociale de l’eau et à certaines approches des services en effet, les approches critiques francophones qui nous intéressent réseau qui insistent sur la construction sociale et territoriale des ici sont nombreuses (Baron, Petit, Romagny, 2011 ; Allaire, formes de gestion de l’eau en commun. 2013 ; Chanteau, Labrousse, 2013 ; Dardot, Laval, 2015 ; La critique sociale du paradigme Buchs et alii, 2019). Notre contribution porte plutôt sur les de Samuelson de l’eau comme bien enjeux de compréhension de la notion de commun pour la Les travaux de socio-économie (4) proposent, à la différence de mettre en perspective avec différents cadres institutionnalistes, ceux en géographie sociale, des contributions essentiellement en partie liés aux travaux d’Ostrom. Nous montrerons que théoriques et analytiques. Ils interrogent la place du social cette pensée mobilise une pluralité d’approches, notamment dans l’analyse des phénomènes économiques que l’approche en économie et en géographie, mais qu’elle reste ancrée dans économique standard considère comme exogène. La so- le cadre prédominant de l’analyse économique. Elle enferme cio-économie endogénéise le social en le considérant comme le regard dans une vision instrumentale du commun, écrasant un construit (Caillé, 1986 ; Steiner, Vatin, 2013). Dans le do- sa dimension politique. Notre cheminement théorique et ana- maine de l’eau, Harribey (2011) insiste sur l’importance de la lytique nous permettra de comprendre l’enjeu de la politisation construction sociale du statut de la ressource : « Finalement, le du commun et nous amènera à proposer une grille de lecture statut de l’eau ne tient pas à sa qualité soit d’être une ressource du commun fondée sur trois dimensions territorialisées (la gou- naturelle, soit d’être rare, mais il tient à la construction sociale vernance, les usages et les infrastructures). autour d’elle » (Harribey, 2011 : 37). De la lecture économique des communs Si ces courants de la socio-économie enrichissent les ap- à sa construction sociale et territoriale : proches sur les communs, ils ne mettent pas au centre de leur une première forme de politisation discussion la question du processus de construction du com- À l’origine de la définition des communs, on trouve des ca- mun qui pourtant constitue un élément fondamental de la tégories économiques comme celles de Samuelson en termes compréhension du commun. Cette construction sociale est Réseaux, territoires, communs 117
Flux n° 124-125 Avril – Septembre 2021 ainsi référée à des valeurs situées en amont ou à l’extérieur du l’eau d’irrigation (Sabatier, Ruf, 1992 ; Aubriot, 2020) a montré modèle (par exemple, le statut du bien en référence à l’univers l’efficacité de formes de gouvernance dites « traditionnelles », marchand, ou les formes d’échanges montrant des effets de fondées sur des règles de gestion communautaire, considérées marchandisation de biens non marchands, etc.). Ces valeurs, comme relevant du commun. Dans le contexte des réformes qui sont donc « exogènes » au sens où nous l’entendons, vont du secteur de l’eau et des grands projets d’infrastructures hy- par exemple fonder un régime d’appropriation, d’usage ou drauliques, ces travaux analysent la manière dont ces modes d’échange des ressources. de gestion locaux ont été déstructurés. Cette « troisième voie », entre État et Marché, a été marginalisée dans le contexte de Bien que s’inscrivant dans la critique de l’économie stan- la prégnance de visions de l’eau comme bien économique, dard (Bidet, Jany-Catrice, Vatin, 2015), la socio-économie reste visions véhiculées par des modèles internationaux comme la dominée par des catégories et grilles de lecture de l’économie. Gestion Intégrée des Ressources en Eau (GIRE) (Molle, 2012). Ces catégories formatent la mise en politique de l’économique. La socio-économie analyse en effet les processus de création Dans le champ urbain, la thématique des services (eau, de richesse, de répartition et de consommation, ainsi que les assainissement, déchets, énergie) dans les Suds est abordée normes de régulation du point de vue des rapports sociaux qui à partir de grilles de lecture qui mettent la focale sur la gou- les constituent. Les rapports économiques sont encastrés dans vernance et les jeux d’acteurs, ainsi que sur la gestion d’in- des rapports sociaux. Ainsi, politiser l’économie, dans la so- frastructures dans un contexte mondialisé. Divers travaux ont cio-économie, cela signifie s’inscrire contre la naturalisation discuté leur impact sur la fragmentation urbaine (Jaglin, 2005). des concepts économiques caractéristiques de la théorie stan- Les formes d’organisation et de gestion des services d’eau ont dard (5). longtemps été caractérisées à partir de trois critères, la centrali- Il s’agit donc d’une approche du social comme construit té de la fourniture, la gestion en monopole public et une gou- qui constitue un premier décentrement du regard sur la politisa- vernance tutélaire autour de réseaux centralisés soumis à des tion, sans toutefois y inclure toutes les dimensions qui nous pa- critères socio-techniques d’efficacité (Coutard, 2010, Jaglin, raissent centrales dans notre vision du commun, en particulier 2005). Ce modèle centralisé a été disqualifié dans les années les dimensions processuelles, les valeurs et la question spatiale. 1990, en pointant son inefficacité (mauvais entretien des ré- seaux et pertes, corruption etc.), au profit de la diffusion du Du construit social au construit territorial modèle de partenariats publics privés (PPP). La délégation à À la différence des approches socio-économiques, rares sont de petits opérateurs privés a aussi été préconisée dans le cas les travaux en géographie sociale qui discutent et remettent de mini-réseaux décentralisés dans des villes où le réseau ne en cause les fondements théoriques et épistémologiques des pouvait pas desservir les périphéries urbaines précaires (Jaglin, communs, considérant probablement qu’ils relèvent essentiel- Zérah, 2010). Cela a donné lieu à une vaste littérature critique lement de l’économique. Ces travaux abordent les communs à (McDonald, Ruiters, 2012) avec des références au droit à l’eau, partir d’un enjeu plus large, spatial et social, et sont centrés sur mais plus rarement à la notion de communs (Bakker, 2007). De les questions de gouvernance. leur côté, les travaux sur la coproduction des services d’eau im- Dans le domaine de l’eau, un clivage existe entre les tra- pliquant des collectifs urbains auto-organisés utilisent la littéra- vaux de géographes qui portent sur la gouvernance des res- ture sur les communs (de Gouvello, 2019 ; Le Gouill, Poupeau, sources en eau et ceux sur les services d’eau. Certains auteurs 2020), mais sans mettre en débat ce lien entre coproduction et tentent néanmoins d’analyser la connexion entre ces champs, commun (Ranzato, Moretto, 2018). Ainsi, la problématique des en mobilisant parfois la littérature sur les communs (Barraqué, communs a certes donné lieu à des recherches récentes sur les 2018 ; Valette, Baron, 2020). services urbains, mais elle n’a pas été vraiment mobilisée pour interpréter les conflits de valeurs qui renvoient, eux, à ce que Des travaux en géographie ont documenté, à partir de nom- nous appelons la politisation du commun. breuses études de cas, la diversité des formes de gouvernance des ressources en eau en milieu rural dans les Suds. Ils ont Les travaux d’Ostrom apportent, de ce point de vue, une mobilisé, de façon plus ou moins explicite et critique, les ap- contribution spécifique permettant une première analyse de la proches sur les communs. Le courant de la Gestion sociale de politisation du commun. 118 Réseaux, territoires, communs
Baron, Maillefert – Le commun eau territorialisé : dynamique de construction et politisation Le commun comme processus : permis d’introduire les enjeux de politisation qui relèvent néan- vers la compréhension de la question moins d’une vision « instrumentale » de la politisation. Celle- de la politisation ci met l’accent sur la recherche de règles de gouvernance du Parler de politisation, dans une approche d’économie critique, commun sans interroger le cadre de construction des valeurs nous conduit à retenir une démarche institutionnaliste qui ac- qui sous-tendent l’action collective. corde une grande importance aux conflits, règles et régulations. Pour dépasser cette vision instrumentale, nous proposons Ostrom s’inscrit dans un courant particulier de l’institution- de changer le regard sur le commun et de l’aborder comme un nalisme (le néo-institutionnalisme) qui s’intéresse aux enjeux de processus, en considérant le secteur de l’eau (ressources, ser- coordination, c’est-à-dire aux dispositifs institutionnels permet- vice). La revue de la littérature conduit à identifier trois compo- tant d’assurer le bon fonctionnement des organisations humaines santes interdépendantes du commun eau : la gouvernance, les formelles ou informelles. Ce courant n’interroge pas, à l’inverse usages et les infrastructures que nous présentons tout d’abord de la pensée institutionnaliste dite historique (Commons, 1934), (analyse statique du commun). L’idée de processus renvoie en- les normes et valeurs fondatrices des institutions déployées à dif- suite à l’analyse de l’articulation entre ces trois composantes et férents niveaux de légitimation (6). Néanmoins, Ostrom opère son évolution (dynamique). Ceci permet enfin de comprendre un saut conceptuel par rapport à l’économie standard, en consi- la cohérence du processus de construction du commun fondée dérant les biens communs comme des ressources dont il faut or- sur les valeurs et la finalité qui guident l’action collective. ganiser les usages. Elle s’intéresse au processus de construction Les trois composantes du commun eau de ces communs que G. Allaire analyse comme « des éléments et leur articulation liés à des ordres institutionnels de règles » (Allaire, 2013). Le mo- L’eau comme commun territorialisé est structuré autour de trois dèle Institutional Analysis and Development (IAD), par exemple, composantes : la gouvernance, les usages et les infrastructures détermine le contexte de construction des règles et propose une qui présentent une articulation complexe (schéma 1). action de changement des règles appelée changement institu- L’eau est une ressource vitale dont il faut organiser les usages tionnel (McGinnis, Ostrom, 2014). On est bien dans le proces- à l’échelle d’un groupe social : cette organisation passe par les sus et la dynamique, et dans une vision politique à travers la modes d’accès, la répartition des flux, le financement des in- compréhension du mécanisme de changement des règles. vestissements ou des coûts d’accès. Ces usages peuvent donner Mais cette vision politique reste instrumentale. Les règles lieu à des conflits d’usage tels qu’étudiés classiquement dans s’adaptent à des contextes ou des conflits (Ostrom, 1990 ; 1992) la littérature mais aussi à des conflits sur les valeurs qui condi- (7). L’adaptation s’opère par les acteurs qui ajustent leur compor- tionnent ces usages, comme nous le montrerons dans nos deux tement à la nouvelle situation créée par un conflit. Cette capa- terrains. Par ailleurs, les infrastructures matérielles permettent cité d’ajustement repose sur des propriétés d’homogénéité des la circulation du flux, structurent des territoires et marquent les comportements, comme l’homogénéité des préférences ou la paysages. Nous distinguons les infrastructures matérielles (fo- confiance qui vont structurer la forme de la gouvernance (Bravo, rages, réseaux, barrage) du dispositif socio-technique, média- Marelli, 2008). Cette homogénéité des comportements suppose teur entre rural-urbain, ressources-services, que nous qualifions que les valeurs qui guident l’action sont partagées par les acteurs. « d’équipement médiateur » (schéma 2 ci-dessous). Le commun est donc bien un processus, mais il s’inscrit Pour autant, l’eau ne peut être mise à disposition d’un terri- dans un cadre pré-défini, qu’il s’agisse d’une société en milieu toire sans une construction des règles de gouvernance : la gou- rural (cas du Népal ou de Bali, Ostrom, Basurto, 2013) ou ur- vernance est mobilisée pour résoudre les conflits, s’accorder bain (cas des déchets, Cavé, 2018). Parler de cadre prédéfini sur des règles ou organiser le monitoring (Ostrom, 1990). Ces signifie que ni la finalité de l’action collective, ni les valeurs du règles s’inscrivent dans des contextes historiques et institution- collectif ne sont interrogées. nels spécifiques et vont permettre, encadrer et limiter l’action collective (Commons, 1934). Nous avons tenté, dans ce point, de déconstruire la notion de commun, à partir des visions économiques dominantes. Ces trois composantes structurent le commun eau à la La référence à Ostrom et à la pensée critique en économie a fois en milieu rural et urbain. Par exemple, dans les espaces Réseaux, territoires, communs 119
Flux n° 124-125 Avril – Septembre 2021 Schéma 1 : Composantes du commun eau Réalisé par Auteures et P. Texier, 2021 ruraux, l’usage et la répartition de l’eau d’irrigation s’appuient Si l’on considère la dynamique (schéma 1), deux types sur des dispositifs organisationnels et institutionnels, mais aussi d’articulation entre ces trois composantes doivent être matériels (canaux d’irrigation dont l’organisation et la gestion distingués. mobilisent un ensemble de règles héritées). En milieu urbain, le Le premier renvoie aux relations entre les composantes que service d’eau en réseau nécessite à la fois des infrastructures et l’on appellera relations de médiation (flèches doubles du sché- une régulation des accès (Coutard, 2010). La connexion entre ma 1). Les composantes « usages » et « infrastructures » sont les territoires (urbain, rural) est assurée par les équipements (la reliées par l’accès (permis par les infrastructures) et par les at- matérialité) et l’ingénierie spatiale qui s’y déploie. tentes qui sont fonction de l’usage que les individus souhaitent Ces trois composantes nous semblent pouvoir constituer le faire des infrastructures. Les usages génèrent des conflits qui socle de la grille de lecture du commun eau qu’il s’agisse de la sont régulés par des modes de gouvernance. Les infrastructures ressource ou du service. Mais cette vision statique ne permet sont socialement construites par les règles de gouvernance pas de relier le commun au projet politique qui le fonde d’où le et des choix politiques, mais ces dernières constituent une recours à une vision dynamique. contrainte (notamment matérielle). 120 Réseaux, territoires, communs
Baron, Maillefert – Le commun eau territorialisé : dynamique de construction et politisation Le second rend compte du lien fonctionnel entre les trois Néanmoins, les économistes font aussi référence à la no- composantes (flèches centripètes du schéma 1) qui vont des tion de « bien commun », parfois confondue avec le terme de composantes au commun eau territorialisé. La composante « commun ». Cette appellation situe la pensée dans un registre « infrastructures » renvoie à l’organisation du prélèvement, du normatif qui s’inscrit dans le champ du choix social (8). Cette traitement et de la distribution de l’eau du point de vue so- distinction entre vision positive et normative, bien que consen- cio-technique. La composante « usages » permet d’analyser les suelle en économie, est rarement mobilisée dans les débats sur principes de répartition de l’eau disponible en fonction de sa le(s) commun(s). quantité et de sa qualité, selon la diversité des usages (domes- Aux deux formes de valeur précédemment mentionnées tique, irrigation, industriel, etc.). Enfin, la composante « gou- (valeur d’usage et valeur d’échange), Dardot et Laval ajoutent vernance » concerne les modalités de la coordination entre les une valeur éthique qui renvoie non pas aux biens, mais aux parties prenantes (publiques, privées, associatives) afin d’assu- personnes et aux droits humains. On change alors de cadre rer l’équité dans l’accès et la préservation de la ressource. d’analyse : le commun est référé à un registre de légitimité po- Dans une perspective idéal-typique, une articulation cohé- litique. Il est institué par un processus de choix politique ; la rente entre les trois composantes permettrait de comprendre le société fait le choix de ce qui relèvera du commun ou non. processus de construction du commun eau territorialisé. La discussion ouverte par Dardot et Laval fait écho à une Notre grille de lecture donne ainsi des clés pour appréhen- différenciation du statut des institutions en économie qui se re- der, sous un angle original, la connexion entre ressources (pré- flète dans les deux manières de voir le commun. Une première servation), services (production et distribution, équité) d’eau et vision, instrumentale, renvoie à un principe de gestion sans ré- logiques spatiales. Il en découle une conception du territoire férence à des principes normatifs supérieurs : le commun est un au-delà de la scission traditionnelle entre urbain et rural. simple dispositif de règles. Une seconde acception, à laquelle adhèrent Dardot et Laval, voit le commun comme institué par un Cependant, la réalité observée montre plutôt des incohé- principe politique : par exemple un choix légitimé par un vote. rences qui se manifestent à travers des conflits. Ces derniers sont révélateurs d’incohérences dans les représentations et les usages Ce principe général d’institution du commun s’accompagne du commun. Ils constituent, selon nous, les manifestations de d’une proposition de différenciation d’échelles de légitimité du points de rupture au cours du processus de construction du commun. À l’échelle de la société, la plus élevée, on est dans le commun. Nous n’analysons donc pas les conflits comme des registre de l’institué. À une échelle plus opérationnelle, le com- conflits d’usage, mais comme des marqueurs de rupture dans la mun peut être institutionnalisé (par des dispositifs institution- représentation du commun qui signale un conflit plus profond nels incarnés dans des politiques publiques), mais il n’est pas autour des valeurs portées par le commun. En ce sens, le conflit institué. Il s’inscrit dans un registre de légitimité « inférieur ». révèle la nature du commun et les valeurs sous-jacentes. Notre approche se situe plutôt à une échelle opérationnelle, Les valeurs : concept clé de l’analyse du commun celle du projet, qui correspond donc à ce registre de légitimité. La notion de commun repose le plus souvent sur une vision Les institutions reflètent, à cette échelle, des choix politiques et économique, mais elle doit être élargie au champ du politique les valeurs qui y sont associées. pour comprendre le processus. Nous mobilisons les travaux de Pour comprendre la dynamique du commun, on a alors Dardot et Laval (2015, 2017) car ils partent du point de vue besoin de s’interroger sur l’origine des valeurs (marchandes, économique sur les communs pour resituer progressivement la d’usage, éthiques) sur lesquelles s’appuient les représentations discussion dans le champ du politique et des valeurs. du commun. Les représentations s’incarnant dans l’action, ceci Dans leur approche du commun, Dardot et Laval font une nous conduit à nous demander si l’action collective « organisa- distinction entre perspectives normative et positive du com- trice » est définie par rapport à des valeurs déjà là (valeurs exo- mun. Employer le terme « commun » fait référence à une ap- gènes, non interrogées) ou des valeurs à construire au cours du proche positive. Dans ce cas, l’interrogation porte sur une or- processus (valeurs endogènes). Ces valeurs dites « endogènes » ganisation sociale spécifique (marchande ou non marchande), prennent en compte l’historicité ou l’identité du groupe, et sont associée à des objets qualifiés alors de commun. encastrées dans le territoire. Réseaux, territoires, communs 121
Flux n° 124-125 Avril – Septembre 2021 L’action collective (qui relève de l’intention) se décline de conflits nous permet de nous inscrire dans une vision dy- concrètement sous forme de projets qui se définissent par rap- namique (point 1). Nous repérons alors les incohérences dans port à la finalité et aux valeurs. La finalité peut être endogène le processus de construction du commun en soulignant des (c’est-à-dire définie par le groupe) ou exogène (c’est-à-dire im- conflits de valeurs qui l’entravent. La dimension politique du portée de l’extérieur du groupe). On peut prendre l’exemple commun est mise en évidence à partir d’une discussion sur les d’un projet de fourniture d’eau potable qui aurait pour finali- valeurs endogènes et exogènes qui structurent les territoires de té d’approvisionner des quartiers urbains selon des critères de l’eau ; elle renvoie à la notion de commun territorialisé que solvabilité définis par un bailleur. Les valeurs de référence sont nous avons retenue (point 2). Ainsi, l’originalité de notre ap- celles de la rentabilité économique et de l’efficacité technique proche réside dans la compréhension de la construction d’un définis dans un cadre international d’où le qualificatif d’exo- commun territorialisé, sans s’attacher à l’étude précise des ac- gène à la fois pour la finalité et les valeurs. teurs et de leurs représentations. Finalité et valeurs peuvent relever de registres (endogène, Des dimensions constitutives du commun contrastées exogène) différents. Par exemple, dans le cas de co-construc- tion d’un projet, la finalité est endogène. Néanmoins, les valeurs Au Burkina Faso, notre terrain d’étude (9) est le sous-bassin de portées par l’action collective peuvent, elles, être exogènes (par Ziga dans le bassin du Nakanbé, sur le plateau central, en terri- exemple définies par le marché) ou endogènes (par exemple dé- toire mossi (10). Dans cette région, les ressources en eaux sou- finies par le collectif qui agit). Dans le cas d’un projet local d’ir- terraines et de surface sont soumises aux aléas climatiques. Ce rigation, le projet peut être conçu et co-construit suivant des be- territoire est structuré par le barrage de Ziga qui approvisionne soins et enjeux définis par les acteurs locaux (finalité endogène). la capitale, Ouagadougou (environ trois millions d’habitants), La mise en place de comités de gestion peut renvoyer à des située à 40 kms, d’où une forte pression sur les ressources en normes fixées en dehors du groupe (critère de formalisation par eau. La zone comprend aussi des villes secondaires, des vil- écrit de comptes rendus d’assemblées par exemple) traduisant lages et des activités économiques (maraichage, exploitations des valeurs exogènes ; elle peut au contraire s’appuyer sur des minières). Bon nombre de ces activités engendrent une pollu- normes définies à l’échelle du groupe (délibération collective tion des ressources. sans formalisation écrite) ce qui reflète des valeurs endogènes. En Indonésie, nous avons identifié la région du Klaten (île Pour révéler les valeurs sur lesquelles se fonde le commun, de Java) (11) car elle est considérée comme l’un des greniers à leur nature (exogène/endogène) et les finalités de l’action (exo- riz d’Indonésie, les paysans pratiquant trois récoltes par an dans gène/endogène), une observation des conflits est pertinente sur les périmètres irrigués (Lidon et alii, 2016). Cette politique d’in- le plan méthodologique. Nous cherchons ainsi à aller au-delà tensification agricole a été qualifiée de réussite (Maurer, 1990), d’analyses qui mettent uniquement la focale sur l’usage dans la mais elle va de pair avec une surexploitation et une pollution mesure où un conflit d’usage n’est pas nécessairement l’expres- des ressources en eau. Ainsi, malgré une pluviométrie impor- sion d’un conflit de valeurs. tante, des problèmes de disponibilité de la ressource pour l’irri- gation ont émergé dans les années 1990. Parallèlement, Aqua, Notre analyse est mise à l’épreuve dans le cadre de deux filiale de Danone et principal fournisseur d’eau en bouteille études de cas aux contextes et enjeux contrastés. dans le pays, a installé son usine dans le Klaten en 1999 et pompe l’eau à partir d’un forage profond. Par ailleurs, un canal la construction territoriale du commun : avait été érigé dès 1920 pour relier le bassin du Klaten et la ville les cas du barrage de ziga (burkina-faso) de Solo (Province Centre Java, 500 000 habitants). et de l’exploitation de l’eau potable Des modèles internationaux de gouvernance dans le bassin du klaten (indonésie) de l’eau porteurs de valeurs exogènes Afin d’incarner cette construction procédurale du commun Ces deux terrains présentent, chacun, des caractéristiques sin- eau, nous présentons deux terrains, en Indonésie (Java) et au gulières, mais ils sont tous les deux modelés par des enjeux Burkina Faso. Après avoir présenté les trois dimensions du d’eau qui interrogent les valeurs et les représentations qui les commun eau pour chacun des terrains, la mise en évidence fondent. 122 Réseaux, territoires, communs
Baron, Maillefert – Le commun eau territorialisé : dynamique de construction et politisation À l’échelle internationale, le secteur de l’eau a été particu- légitimer une vision partagée du commun (comme ceux de lièrement marqué par des réformes fondées sur des valeurs « im- participation, concertation, valorisation des échelles locales), portées », exogènes. Le Burkina Faso, pays sous régime d’aide, ils reposent pourtant sur des valeurs se référant à des normes a mis en place de nombreuses réformes financées par les bail- exogènes pour les populations locales (bassin versant, politique leurs (Banque Mondiale, Agence Française de Développement, de responsabilité sociale d’une entreprise privée, etc.). Cette Coopérations suédoise et danoise). L’Indonésie, pays émergent, dissonance entre des univers de référence incompatibles ne a bénéficié de prêts dont un de la Banque mondiale (12) lui permet pas la construction d’une vision partagée. La protection imposant la refonte du secteur et une nouvelle loi sur l’eau de la ressource, objectif consensuel de la politique publique, (Hadipuro 2010 ; Valette, Baron, 2020). ne peut donc être assurée. Ces réformes ont touché, de manière différenciée et décon- Notre grille de lecture nous permet d’identifier plus préci- nectée, le secteur de l’eau potable d’un côté, et celui des res- sément les conflits de valeurs sous-jacents à ces modèles. sources en eau de l’autre. Une analyse comparative de nos deux terrains Dans le domaine des services urbains d’eau potable, un à partir des trois composantes du commun discours critique sur l’inefficacité de la gestion publique a servi Nos deux terrains se rapportent à des enjeux d’eau différents. de justification à la diffusion, dans les années 1990, du modèle Dans le Klaten (Indonésie), l’enjeu porte sur la quantité d’eau de délégation de la gestion des services d’eau à des opérateurs à fournir afin d’assurer une production agricole à forts rende- privés (partenariats public-privé, PPP). Le Burkina Faso a refu- ments, mais aussi sur l’approvisionnement d’une partie de la sé ce modèle dans le cas de l’approvisionnement des grandes ville de Solo. La bonne qualité des eaux souterraines a incité villes, assuré par une entreprise publique (l’ONEA, Baron, une entreprise, Aqua, à y implanter son usine afin d’utiliser les 2014) avec l’argument que les valeurs du modèle PPP étaient sources pour produire l’eau en bouteille (13). Dans le sous-bas- contraires à celles du service public. Il l’a néanmoins adopté sin de Ziga (Burkina Faso), l’enjeu porte sur l’approvisionne- pour les autres villes qui peuvent déléguer la gestion à de petits ment en eau de la capitale à partir d’un barrage. Mais l’installa- opérateurs privés, sans que les autorités publiques ne perdent tion des agriculteurs sur les berges du barrage a engendré une pour autant leur fonction de régulation. L’Indonésie a fait le pollution de l’eau qui impacte l’équilibre financier de l’entre- choix de retenir ce modèle de PPP dans plusieurs villes, avec prise publique (augmentation des coûts de traitement). le cas emblématique de Jakarta (Bakker, Kooy, 2011) où ce PPP La matérialité du commun eau, dans chaque cas, renvoie a été remis en cause par l’État sous pression des militants de la à des dispositifs socio-techniques, inscrits dans une histoire société civile. Ces derniers contestaient une vision marchande singulière et marqueurs d’une continuité entre rural et urbain, de l’eau et défendaient une vision de l’eau comme « bien so- entre ressources et services d’eau. Une partie de la ville de cial » en conformité avec la Constitution (Lobina, Weghmann, Solo est approvisionnée par des eaux de source volcaniques Marwa, 2019 ; Valette, Baron, 2020). via un canal (construit en 1920, période de la colonisation Pour ce qui concerne les ressources, le modèle de Gestion hollandaise). La mise en eau du barrage de Ziga au début des Intégrée des Ressources en Eau (GIRE), conçu lui aussi dans années 2000 et la canalisation principale qui relie le barrage les arènes internationales dans les années 1990, a été diffu- à Ouagadougou ont permis de connecter deux territoires dis- sé dans les Suds, le Burkina Faso étant présenté comme une sociés jusque-là, un à vocation rurale et une aire urbaine qui fait face à des ruptures de service, notamment en saison sèche. « success story » (Baron, Siri, Belbéoc’h, 2018). De nombreux Dans les deux terrains, des forages permettent aux agriculteurs, travaux ont montré le décalage entre le modèle de GIRE et sa mais aussi aux opérateurs publics et à Aqua de couvrir leurs mise en œuvre (Molle, 2008 ; Mehta, Movik, 2014), en dis- besoins en eau. cutant les principes qui le fondent, à savoir la participation de tous les acteurs, et en particulier des femmes, la qualification La diversité des usages caractérise les deux territoires. Dans de l’eau comme bien économique et le bassin versant comme le sous-bassin de Ziga, l’eau potable étant la vocation unique échelle de gestion pertinente (Petit, Baron, 2009). La GIRE pro- du barrage, des compensations ont été octroyées aux agricul- meut une approche consensuelle visant à éviter ou résoudre teurs (aides financières et retenues d’eau, aujourd’hui assé- les conflits d’usage. Si certains principes de la GIRE pouvaient chées). L’exploitation des eaux souterraines à partir de forages Réseaux, territoires, communs 123
Flux n° 124-125 Avril – Septembre 2021 et l’installation illégale des maraichers le long des berges du sont, de notre point de vue, la manifestation concrète d’une barrage assurent les usages à vocation agricole. Dans le Klaten, déconnexion entre ressources et services d’eau, entre urbain les usages de l’eau sont à la fois pour l’eau agricole des pé- et rural, qui ne permet pas de penser l’eau comme commun rimètres irrigués, et pour l’eau potable à destination de Solo, territorialisé. des villages du bassin et pour la production d’eau en bouteille. Sur chaque terrain, le conflit et, par conséquent, les formes Aqua, en cohérence avec la politique de Responsabilité Sociale d’incohérence sont singulières. Au Burkina Faso, il est média- et Environnementale (RSE) de Danone, finance des actions de tisé par une infrastructure, le barrage, et oppose les acteurs développement local (tourisme nautique, protection de la bio- institutionnels de la GIRE et l’ONEA à des maraîchers, pour diversité). Parallèlement, on observe dans les deux terrains des préserver la qualité de l’eau afin d’approvisionner la capitale. usages de l’eau à des fins rituelles et symboliques. Ils sont le En Indonésie, il oppose une entreprise privée (produisant de reflet de pratiques locales encastrées dans les territoires. l’eau en bouteille) à des agriculteurs appuyés par des militants Si l’on considère la gouvernance, dans le cas du sous-bas- et à un opérateur public avec un enjeu de disponibilité d’eau sin de Ziga, l’Agence de l’eau du Nakanbé est supposée être en quantité suffisante pour des usagers urbains et ruraux. l’acteur clé dans le sens où c’est elle qui assure la mise en Le barrage de Ziga : un conflit autour du mode œuvre des règles GIRE (Baron, Siri, Belbéoc’h, 2018). Une de d’approvisionnement de la capitale ses missions est la constitution de Comités Locaux de l’Eau Le barrage doit permettre, en accord avec les règles GIRE, (CLE), instances de concertation regroupant l’ensemble des d’assurer un partage équitable entre une pluralité d’usages et usagers. Mais cela a conduit à une marginalisation des associa- la protection de la ressource. Cependant, le gouvernement tions locales, « communautaires ». Cependant, l’approvision- a privilégié une hiérarchisation des usages, l’eau du barrage nement en eau de la capitale étant considéré comme un enjeu étant destinée exclusivement à l’eau potable pour la capitale. majeur, l’ONEA, l’entreprise publique d’eau, apparaît comme La canalisation qui relie le barrage à la capitale aurait pu jouer le véritable acteur clé qui oriente les décisions en matière de un rôle de médiateur en connectant des territoires (urbains, ru- gestion des ressources. raux) dissociés jusqu’alors. Or, dans la réalité, la canalisation Dans le Klaten, la décentralisation (années 2000) a renforcé est un dispositif technique reliant un pôle (barrage) à un autre le pouvoir des gouvernements locaux (villes et départements) (Ouagadougou). Le dispositif technique n’est pas encastré dans qui peuvent lever des taxes sur les ressources naturelles et les un territoire ; il le traverse. Les populations riveraines sont dé- services d’eau. Ces changements institutionnels ont conduit à possédées des ressources qui proviennent pourtant de leur ter- la constitution de nouvelles associations, entrainant une perte ritoire, ce qui a engendré des conflits. de pouvoir des structures locales (Laur, 2019). Par ailleurs, le Dans le cadre de la GIRE, une bande de servitude maté- PDAM Solo, compagnie semi-publique des eaux historique- rialisée par des balises et déclarée « zone d’utilité publique », ment implantée dans le Klaten, approvisionne la ville et les a été délimitée autour du barrage. Au motif de la préservation populations de la région. Mais le manque de confiance des de la qualité de l’eau, les installations et activités agricoles ont consommateurs dans la qualité de l’eau du PDAM explique été interdites. Dans les textes, la procédure de délimitation la forte demande d’eau en bouteille produite notamment par doit suivre une démarche participative et inclusive des popula- Aqua qui structure la gouvernance par les divers dispositifs RSE tions, et être sanctionnée par un arrêté. Or ces deux principes qu’elle a financés. n’ont pas été respectés et les populations locales contestent ce dispositif en s’installant sur les berges pour les cultiver. La po- Des conflits aux valeurs : vers une compréhension des enjeux de politisation du commun eau lice de l’eau intervient systématiquement, mais les maraîchers reviennent. Le processus de construction du commun se caractérise par des relations complexes entre les trois composantes. Cette com- Ces conflits traduisent la confrontation de valeurs et de fi- plexité peut être appréhendée à partir de l’analyse de conflits nalités divergentes qui nuit à la représentation d’un commun qui pointent des ruptures au cours du processus de construc- eau territorialisé. En effet, deux visions antagonistes du terri- tion du commun. Ils traduisent des éléments d’incohérence qui toire prévalent. Le territoire pertinent de gestion de l’eau de 124 Réseaux, territoires, communs
Baron, Maillefert – Le commun eau territorialisé : dynamique de construction et politisation la GIRE est le bassin versant qui s’oppose aux représentations Afin d’apaiser les conflits, Aqua a financé des activités de du territoire « encastré » des populations locales. De plus, la protection des ressources dans le cadre d’une politique RSE et vision technique de la GIRE est matérialisée par des bornes qui a soutenu financièrement des organisations paysannes locales. délimitent la bande de servitude et manifestent une logique Elle a également organisé des lieux de concertation (création d’exclusion fondée sur la domination de normes étatiques. Elle du Pusur Institute), en cohérence avec les principes participatifs entre en contradiction avec une vision symbolique et sacrée de de la GIRE. Cette stratégie s’inscrit dans une approche managé- l’eau et de la terre, composantes indissociables d’un système riale et instrumentale de la conflictualité avec pour objectif de hydro-social (Linton, Budds, 2014). Ce sont les autels d’eau, dédouaner l’entreprise et de désamorcer les débats possibles en matérialisation de cette vision sacrée, qui organisent le terri- matière de gestion des ressources. Il en a résulté une margina- toire. Ils renvoient à des systèmes complexes de savoirs, pra- lisation de la « voix » des paysans, des autorités villageoises et tiques et représentations (Baron, Siri, Belbéoc’h, 2018). Dans des militants de la société civile. ces territoires de l’eau, la gestion coutumière est aujourd’hui Pour autant, la fin du conflit ouvert n’est pas synonyme encore assurée par le chef de terre (14). Or ces autorités n’ont de construction d’un commun eau territorialisé car les valeurs pas été intégrées dans les structures de la GIRE (comités locaux exogènes portées par Aqua (et donc sa maison-mère) ainsi de l’eau). Pourtant, les acteurs institutionnels font appel à eux, que par la GIRE entrent en dissonance avec celles des popu- de manière informelle, comme médiateurs lorsque des conflits lations locales. En effet, la gestion des périmètres irrigués, la éclatent. Tout en acceptant de jouer ce rôle de médiateur, ces maintenance, la régulation des conflits s’opéraient à l’échelle autorités contestent certaines règles de la GIRE (police de l’eau) du village, et non du bassin versant, avec un acteur central, le et incitent implicitement les maraîchers à maintenir leur pré- ulu-ulu (15) (Laur, 2019) qui a été remplacé par les associations sence sur les berges. d’irrigants (P3A) (16). Cette fonction, bien qu’officiellement Le conflit traduit finalement une dissonance entre des va- supprimée, s’est maintenue dans les faits. Ainsi, les nouvelles leurs portées par un dispositif international qui repose sur des structures de gouvernance illustrent la formulation de règles valeurs exogènes (par exemple l’eau comme un bien), et un conçues dans d’autres arènes, de façon exogène, mais les système de valeurs endogènes, lui aussi traversé par des contra- règles endogènes perdurent et se sont adaptées. dictions. Or, pour penser la construction d’un commun eau Les conflits de valeurs renvoient aussi à l’opposition entre territorialisé, une cohérence entre ces valeurs serait nécessaire. une ressource eau produite et valorisée sur le plan écono- L’action collective organisée par l’usine Aqua mique (tourisme, eau en bouteille, etc.) et des représentations dans le Klaten : Conflits sur le mode d’exploitation de l’eau qui s’inscrivent dans une vision locale, encastrée et de distribution de l’eau dans un territoire et un système de valeurs, en lien avec le Constatant un manque d’eau pour leurs exploitations agricoles, Pancasila, principe philosophique fondateur de la société les maraîchers du Klaten ont accusé l’entreprise Aqua d’être res- indonésienne. ponsable des pénuries d’eau en aval, d’où de violents conflits La fin d’un conflit ouvert ne signifie donc pas un consensus (années 2000). Le cas du Klaten est devenu emblématique des sur les valeurs diffusées par Aqua. luttes pour le droit à l’eau, avec le soutien d’ONG internatio- nales, d’associations militantes nationales et d’associations lo- Le schéma 2 ci-dessous synthétise notre vision du com- cales. Face à cette tension qui nuisait à son image, l’entreprise a mun comme processus, fondée sur une reconnexion entre res- commandé une étude hydrogéologique au CIRAD. Cette étude sources et services d’une part, et rural et urbain d’autre part. (Lidon et alii, 2016) conclut qu’Aqua n’utilise pas les eaux de Il constitue une synthèse analytique des deux études de cas surface mobilisées par les agriculteurs, mais pompe les eaux afin de monter en généralité et d’identifier, visuellement, les souterraines via des forages artésiens. Elle souligne par ailleurs éléments de reconnexion. des dysfonctionnements indépendants de l’entreprise : mauvais Ce schéma permet une étude comparative des deux études entretien des infrastructures et pertes d’eau ; non-respect des de cas à partir des composantes du commun et confirme leur règles de partage ; corruption ; accroissement des surfaces pour caractère structurant pour définir le commun eau territorialisé la riziculture. dans des contextes contrastés. Réseaux, territoires, communs 125
Vous pouvez aussi lire